LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 18 octobre 2017
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 17, pour étudier les affaires étrangères et le commerce international en général et pour procéder à l’examen d’un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
La présidente : Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit cet après-midi pour continuer d’examiner les questions qui peuvent survenir relativement aux relations étrangères et au commerce international en général.
Dans le cadre de ce mandat, le comité a invité ses prochains témoins à présenter un exposé sur les courants géopolitiques et les acteurs clés de l’Asie et sur l’incidence que ces courants et ces acteurs pourraient avoir sur les liens et les intérêts du Canada dans cette région. Les questions à l’ordre du jour touchent principalement les sous-régions du Sud,, du Sud-Est et de l’Est de l’Asie. Le comité s’intéresse aussi de façon particulière aux priorités commerciales et de politique étrangère de puissances régionales telles que la Russie, la Chine et l’Inde.
Plus tôt au cours du présent mois, le comité a entendu les témoignages de fonctionnaires du gouvernement à ce sujet. Aujourd’hui, nous sommes heureux d’avoir deux spécialistes, deux personnes que plusieurs membres du comité et moi connaissons déjà. Nous leur avons donné beaucoup de latitude pour les sujets. Je crois que personne d’autre n’est aussi qualifié qu’eux pour nous parler de cela.
Depuis Vancouver, en vidéoconférence, nous entendrons M. Paul Evans, qui est professeur à l’Institut de recherches asiatiques et au Liu Institute for Global Issues de l’Université de la Colombie-Britannique. Ici, à Ottawa, nous recevons M. Brian Job, qui est professeur au Département de science politique et au Liu Institute for Global Issues de l’Université de la Colombie-Britannique. Merci à vous deux d’avoir accepté de vous plier à notre vaste mandat en nous préparant des exposés sur certains aspects géopolitiques de cette région, exposés qui ne manqueront pas de nous aider dans notre étude.
Je signale à nos deux témoins — je sais que vous avez déjà témoigné devant nous — que nous avons fait circuler des notices biographiques à votre sujet, et que nous aimerions garder votre précieux temps pour les exposés et les questions subséquentes. Soyez les bienvenus au comité. Nous allons demander au professeur Job de commencer.
Brian Job, professeur, Département de science politique et Liu Institute for Global Issues, Université de la Colombie-Britannique, à titre individuel : Honorables sénateurs, bonjour. Je remercie le comité de m’avoir invité à présenter quelque chose sur l’importance névralgique, pour le Canada et les Canadiens, de composer avec les réalités de l’Asie. Comme vous l’avez fait remarquer, madame la présidente, c’est la troisième fois que je témoigne devant ce comité.
Avant de commencer, je veux saluer le sénateur Yuen Pau Woo et souligner à quel point il a été agréable de travailler avec lui lorsqu’il dirigeait la Fondation Asie Pacifique du Canada.
Le court article qui a été distribué porte sur la crise actuelle concernant la Corée du Nord. Durant mon exposé, les allusions que je ferai à la Corée du Nord s’inscriront dans le contexte plus large qu’a délimité la présidente du comité, c’est-à-dire celui des changements régionaux et globaux qui se produisent en Asie et qui ont une incidence sur le Canada.
Je vais donner un titre à mes observations de cet après-midi : « Transition et transformation des pouvoirs : positionner le Canada vis-à-vis de l’Asie moderne. »
Mon exposé aborde quatre questions. Premièrement, il convient de reconnaître qu’en Asie, les relations fondamentales fonctionnelles entre l’économie et la sécurité ont changé. Deuxièmement, il est aussi important de reconnaître que des transitions de pouvoir sont en train de s’opérer tant sur le plan régional qu’à l’échelle internationale. La caractérisation stéréotypée de la transition du pouvoir des États-Unis à la Chine ne rend pas justice au portrait d’ensemble. Troisièmement, le pouvoir, l’influence et la sécurité doivent être compris dans une optique plus large que la seule capacité militaire. En quelque sorte, c’est là la nature même de la transformation du pouvoir. Le quatrième élément, c’est que le Canada doit se repositionner à la lumière de ces changements, de ces transitions et de ces transformations. Je vais donc suivre ce plan.
Premier point. Le « miracle » asiatique — appelons-le comme ça — qui s’est produit après la Deuxième Guerre mondiale avec la revitalisation du Japon, le développement de l’Asie du Sud-Est et l’ascension économique de la Chine est attribuable à la relation complémentaire — la synchronie — qui s’est jouée entre l’économie et la sécurité dans cette région. De façon plus simple, disons que les États-Unis fournissaient les deux. Grâce à son système d’alliances et sa supériorité navale, Washington a pu asseoir sa domination économique et militaire, et ainsi garantir la stabilité de la région. Les États-Unis ont appuyé le système financier mondial établi par les accords de Bretton Woods et ont fourni les fondements de la marchéisation des économies asiatiques, tant à son avantage qu’à celui de ces pays. Sauf que cette complémentarité fondamentale entre l’économie et la sécurité est devenue dysfonctionnelle.
Sur le plan économique, les États-Unis ne sont plus capables de gérer à eux seuls le commerce et les finances du monde. C’est quelque chose qui est de plus en plus évident depuis la crise de 2008. On n’a qu’à regarder les effets de la globalisation sur les économies avancées et l’émergence de la Chine comme puissance économique mondiale. Sur le plan de la sécurité, l’immense capacité physique des États-Unis fait qu’elle tient toujours le haut du pavé, mais l’architecture politique de la sécurité dans cette région est en train de changer radicalement.
En effet, le centre de gravité s’est déplacé sur le continent asiatique, où la Chine a étendu et continue d’étendre son influence en matière de sécurité et d’économie. Sur le plan économique, on n’a qu’à penser à l’initiative de la Nouvelle route de la soie — à laquelle les États-Unis ne participent pas, ni aucun autre pays occidental —, qui, dans les faits, est gigantesque en comparaison de ce qu’a demandé le plan Marshall.
Le deuxième point est la transition du pouvoir, ou plutôt les transitions de pouvoir qui sont une caractéristique de la dynamique asiatique actuelle. De nombreuses transitions de pouvoir sont en cours, c’est-à-dire cette situation où la domination d’un joueur donné est remise en question par un ou plusieurs autres. À l’heure actuelle, dans une optique classique, c’est la transition de pouvoir des États-Unis à la Chine qui retient toute l’attention. Il s’agit d’une situation qui fait intervenir un prétendant et une puissance qui souhaite maintenir sa place, avec le risque possible que l’un ou l’autre prenne les devants militairement afin d’évincer son concurrent ou de garder sa place au sommet.
Certains analystes conservateurs, surtout aux États-Unis, perçoivent la Chine comme une puissance agressive qui menace la stabilité de la région. D’autres, dont des analystes chinois, croient que la Chine est en train de s’élever d’elle-même au rang de puissance mondiale, et qu’elle cherche à restaurer ce qu’elle estime être sa sphère d’influence légitime. Historiquement, de telles transitions ont donné une variété de résultats. Beaucoup ont mené à des conflits, mais d’autres se sont faites pacifiquement, comme cela a été le cas après la Première Guerre mondiale lorsque les États-Unis ont pris la place de la Grande-Bretagne. Je crois qu’il ne serait pas très utile de tirer une conclusion particulière sur l’issue de cette dynamique.
Habituellement, la transition de pouvoir est mesurée à l’aune des capacités militaires, des budgets de la défense, et cetera. On utilise la langue et les attributs traditionnels de la sécurité militaire. Cependant, pour comprendre les transitions de pouvoir en cours, il faut aller au-delà des simples projections militaires. Il faut les percevoir dans un cadre plus vaste que le cadre régional, et tenir compte de leurs paramètres systémiques et mondiaux. Par exemple, la transition est en train de transformer la Chine en une puissance mondiale et d’en faire une force au sein de la gouvernance mondiale, comme cela est illustré par son engagement à l’égard des changements climatiques et par le leadership qu’elle exerce dans bien d’autres domaines.
L’actuelle crise nord-coréenne doit aussi être perçue comme faisant partie d’une transition de pouvoir. Si un conflit éclate, le cadre de sécurité de l’Asie du Nord-Est devra être reconstruit en entier. S’il n’y a pas de conflit et que nous nous retrouvons à coexister avec une Corée du Nord nucléarisée, la conjoncture mettra en évidence l’échec des politiques de dissuasion des États-Unis. En outre, le rôle joué par les États-Unis s’en trouvera diminué et celui de la Chine deviendra déterminant.
Troisièmement point. Il faut envisager le pouvoir en fonction de ses aspects plus larges et plus complexes et non seulement sous l’angle restreint de la capacité militaire. Pour englober et comprendre ces autres dimensions qu’il faut désormais prendre en considération, je parle de « transformation du pouvoir ». Désormais, la caractérisation de l’étendue du pouvoir d’un État doit tenir compte de sa capacité à contrôler l’information, à propager son programme politique, social et culturel — que beaucoup appellent le « pouvoir discret » des États —, à être au fait de la puissance des technologies numériques, cybernétiques et spatiales et des menaces connexes, et à gérer les forces des nationalismes et des extrémismes.
Par conséquent, la sécurité doit, elle aussi, être comprise de façon plus large. La paix et la stabilité dépendent du maintien de la croissance économique et de la sérénité des populations. Il faut comprendre que la politique étrangère de tous les États asiatiques est assujettie à la propriété que ces gouvernements accordent à la satisfaction des attentes de leurs populations respectives et au maintien de leur bien-être. La sécurité humaine de ces populations dépend entre autres choses de la gestion des catastrophes naturelles, du contrôle des maladies et de l’avancement des mesures de protection environnementale, qui sont tous des aspects de la préservation de la sécurité de l’État.
Passons maintenant au quatrième point. L’engagement du Canada auprès des états asiatiques doit tenir compte de ces transitions de pouvoir et de cette transformation du pouvoir. Nous devons nous réaligner en fonction de nos intérêts et de notre avantage comparatif à l’égard de diverses composantes du pouvoir et de l’influence. Nous ne pouvons pas aspirer à jouer un rôle militaire en Asie. De plus, une simple approche transactionnelle axée sur le commerce et les gains économiques à court terme ne permettra pas de reconstruire les relations dont le Canada a besoin pour être et rester un acteur pertinent tant dans un contexte régional que sur le plan international.
Le Canada doit se doter d’une stratégie pour l’Asie, d’une stratégie qui lui permettra de restaurer la perception qu’il est un joueur pertinent et engagé. Il est navrant de constater que, de façon générale, on ne nous perçoit plus de cette façon. Il faut attribuer cela à de la négligence, au fait que nous n’avons pas tenu de rôle actif dans les institutions régionales et que nous y avons réduit le financement et les ressources humaines. Il s’agit ici de faire intervenir à la fois le réseau officiel et les réseaux non officiels.
Je suis d’avis qu’Ottawa doit mettre l’accent sur un réengagement proactif au sein des institutions régionales de l’Asie-Pacifique, c’est-à-dire le Sommet de l’Asie de l’Est, la Réunion des ministres de la Défense de l’ANASE — que l’on appelle aussi AMM+ —, le Forum régional de l’ANASE et d’autres.
Deuxièmement, il faut reconnaître que les États asiatiques, surtout la Chine, sont désormais des acteurs sur la scène mondiale, ce qui signifie que nous devons interagir avec eux au sein de forums mondiaux et dans d’autres régions du monde, notamment en Afrique.
Troisièmement, nous devons nous concentrer sur nos avantages comparatifs qui incluent, entre autres, nos avantages dans la technologie des communications, dans la durabilité, dans l’éducation et dans les relations multiculturelles.
Quatrièmement, nous devons acquérir et maintenir un savoir approfondi sur l’Asie et les relations Canada-Asie, ainsi que sur le rôle des communautés asiatiques au Canada. Ce qui était autrefois une relation dynamique et positive impliquant des experts, des universitaires, le ministère de la Défense puis les affaires étrangères a été considérablement érodée. Il est quand même intéressant de noter que la Défense nationale a cherché à renverser la vapeur en affectant 3 millions de dollars par année à la reconstruction de ces réseaux, notamment pour former et soutenir la relève. Affaires mondiales Canada devrait en prendre de la graine et s’engager à contribuer et à participer à cette initiative.
Enfin, pour le temps qu’il reste, je vais tenter de répondre à la question suivante : comment le Canada doit-il envisager la Corée du Nord? Tout d’abord, nous devons maintenir nos modestes lignes de communication. Nous en avons, et j’en veux pour preuve la libération réussie du pasteur Lim. Nous devons être à l’affût de toutes les voies par lesquelles l’information peut circuler, notamment avec Pyongyang.
Deuxièmement, nous devons maintenir nos programmes d’aide humanitaire afin de montrer que nous sommes attentifs aux besoins de sécurité humaine de la population de ce pays.
Troisièmement, nous devrions chercher à soutenir et à bonifier autant que faire se peut les initiatives des ONG et les initiatives de personne à personne en cours.
Quatrièmement, nous devrions envisager de nous engager avec des partenaires régionaux et internationaux à l’ONU, en particulier avec d’autres « puissances moyennes » comme l’Australie et les États scandinaves qui ont déjà commencé à agir sur ces fronts.
À plus long terme, sans faiblir sur les aspects que je viens de mentionner, nous devons amorcer le dialogue et examiner la perspective d’un futur ordre régional, d’un ordre qui cherchera à stabiliser la péninsule coréenne et à intégrer le Nord, par quelque forum que ce soit, aux systèmes commerciaux et financiers régionaux et mondiaux.
Dernière note : personne ne peut ignorer la possibilité que la crise nord-coréenne tourne mal, c’est-à-dire la possibilité qu’un conflit éclate. Toute attaque contre un centre civil se traduira par une crise humanitaire à laquelle nous ne pourrons réagir que par une réponse internationale coordonnée. Ottawa doit maintenant évaluer comment le pays pourra réagir à une crise multidimensionnelle d’une ampleur qui risque de dépasser tout ce que nous avons vu récemment en matière de catastrophe naturelle ou de crise humanitaire.
Merci.
La présidente : Merci. Nous allons maintenant écouter le professeur Evans.
Paul Evans, professeur, Institut de recherches asiatiques et Liu Institute for Global Issues, Université de la Colombie-Britannique, à titre individuel : Merci, madame la sénatrice. J’espère que vous m’entendez bien. Je suis à Vancouver et la ville est en train de recevoir sa plus grosse averse de l’année. C’est le déluge.
Je suis reconnaissant de cette occasion que vous me donnez de m’adresser à vous, malgré le court préavis. Je m’excuse de ne pas avoir un texte écrit, mais je peux vous en fournir un plus tard, si vous croyez que cela pourra vous être utile.
Vous abordez un très large éventail de questions de sécurité qui sont essentielles pour bonifier notre influence économique de l’autre côté du Pacifique. J’espère que ceci est un pas vers la formulation d’une stratégie asiatique de bonne tenue pour asseoir notre influence en Asie. Nous avons besoin d’une telle stratégie.
Je suis d’accord avec le portrait global présenté par mon collègue Brian Job, qui, depuis 25 ans, s’est beaucoup intéressé aux questions de sécurité en Asie du Nord-Est. Permettez-moi de prendre le relais et de mettre l’accent sur l’idée d’une transition stratégique, sur ce que cela signifie pour le Canada, sur les perspectives qui, je le crois, s’offrent aux Canadiens avec la montée d’une Chine « mondiale » et sur la façon dont nous devons réagir à cela.
Tout d’abord, en ce qui concerne la transition stratégique, comme Brian l’a fait remarquer, nous ne sommes pas dans une période de « business as usual ». Le retour de l’Asie en tant que force majeure dans les affaires mondiales est on ne peut plus concret. Chose importante à souligner, il s’agit de la quatrième poussée de croissance de la Chine et cette fois, ce n’est pas seulement à l’échelle régionale. Les décisions des dirigeants, des citoyens, des entreprises et des consommateurs chinois ont un impact mondial. Pendant que nous discutons ici, le 19e congrès national du Parti communiste chinois bat son plein. Ces discussions qui se tiennent à Pékin pourraient marquer le début d’un nombre considérable de changements en Chine même, oui, mais aussi dans la façon dont la Chine interagira avec les autres intervenants de la région et du monde.
Les questions sur le rôle de la Chine dans le monde et sur la possibilité que ce pays devienne un acteur responsable dans le système international avaient du sens il y a une dizaine d’années, mais elles semblent aujourd’hui hors de propos. La Chine est déjà un acteur majeur dans les institutions existantes et elle devient très habile pour aider à en créer de nouvelles de proportions pharaoniques. Comme Brian Job l’a mentionné, l’initiative de la Nouvelle route de la soie représente pour la Chine des investissements et une collaboration au moins 10 fois plus importants que ce qui s’est fait pour l’Europe, il y a 60 ans, avec le plan Marshall. Non, ce ne sont pas « les affaires comme d’habitude ». Il s’agit plutôt d’une structure internationale qui va changer la donne, une structure dont la Chine est le centre.
En ce qui concerne les questions internationales, la Chine n’est pas qu’un joueur important, mais bien un meneur dans plusieurs domaines, dont les changements climatiques, la lutte contre les maladies, les systèmes financiers et son rôle au G20, et le maintien de la paix, dont je vais parler plus tard. Sous la gouverne de Xi Jinping, la Chine se positionne comme défenseur des institutions et de certains des principes auxquels l’Amérique de M. Trump a renoncé.
Sur la scène régionale, la Chine est devenue le principal partenaire commercial de presque tous les pays d’Asie. Elle est au centre de l’économie régionale, mais en même temps, elle s’affirme de plus en plus en pressant ses voisins sur les questions territoriales, diplomatiques et de sécurité. La montée de la Chine secoue les assises de l’économie, de la diplomatie et de la sécurité de cette région du monde.
Ce qui ébranle encore plus ces assises, ce sont les approches adoptées par le président Trump. Au cours de la dernière année, j’ai visité huit pays asiatiques afin de connaître leur réaction à l’initiative America First de M. Trump. Je crois qu’il est juste de dire qu’aux yeux des amis comme des ennemis, les États-Unis sont maintenant considérés comme étant imprévisibles et indignes de confiance, même lorsque ces pays visent à protéger leurs relations bilatérales avec Washington. La question qu’ils se posent est la suivante : pouvons-nous maintenir un ordre mondial multilatéral sans la présence de la Chine comme pilier central, à un moment où les États-Unis semblent s’éloigner à reculons de l’ordre mondial qu’ils ont eux-mêmes aidé à créer?
Pour centrer la discussion, j’aimerais m’appuyer sur un sondage d’opinion publique sur les attitudes des Canadiens envers la Chine, sondage que nous avons rendu public hier seulement. Il s’agit d’une vaste enquête réalisée auprès de 1 500 Canadiens et assortie de 60 questions qui dressent un portrait intéressant de la façon dont les Canadiens réagissent aux grands virages dont M. Job vient de parler, et je crois d’ailleurs qu’il a bien décrit la situation.
Les résultats du sondage brossent un tableau axé sur le pragmatisme — la volonté de resserrer les relations économiques et les partenariats avec la Chine afin de s’attaquer aux enjeux mondiaux liés à l’environnement, à la lutte contre le terrorisme et au maintien de la paix. En même temps, au Canada, on observe une inquiétude grandissante envers les rôles régionaux de la Chine et son potentiel militaire. Ce qui nous a paru le plus intéressant, ce sont les nouvelles préoccupations à l’égard de la présence et de l’influence croissantes de la Chine au Canada. Dans le contexte des relations avec la Chine, les questions de sécurité portent sur ce qui se passe non seulement à l’étranger, mais aussi à l’intérieur même du Canada.
Permettez-moi de vous présenter cinq constats qui pourraient intéresser le comité. Tout d’abord, presque 70 p. 100 des gens appuient maintenant la négociation d’un accord de libre-échange avec la Chine. Les enjeux liés aux investissements directs étrangers sont compliqués, et il y a plus de résistance à cet égard, mais dans le cadre d’expériences de contrôle, nous avons découvert que si les gens obtiennent plus de renseignements sur le niveau des investissements étrangers chinois et les mesures de protection en vigueur, ils n’ont presque plus de réticence au sujet de l’augmentation des investissements chinois au pays ou, à tout le moins, leur niveau d’inquiétude est semblable à ce que nous éprouvons à l’égard des investissements français, japonais ou même américains.
Deuxième constat : les attitudes envers les États-Unis et les dirigeants américains ne sont que légèrement plus favorables que celles envers la Chine. L’ampleur des sentiments positifs des Canadiens à l’égard de l’actuel gouvernement américain est un facteur important. Dans plusieurs cas, la Chine est perçue comme étant un joueur mondial plus responsable, notamment en ce qui concerne le maintien de la paix, la stabilité, la prévisibilité et l’intervention dans la lutte contre les changements climatiques et la protection de l’environnement. Il s’agit d’un changement considérable par rapport aux résultats obtenus il y a cinq ans dans le cadre de ces études.
Le troisième point concerne les droits de la personne, qui demeurent un sujet de préoccupation important pour les Canadiens. Il est toutefois intéressant de noter que cette question se classe maintenant au quatrième rang parmi les préférences de la population quant aux dossiers sur lesquels le gouvernement canadien devrait se concentrer. Les trois grandes priorités sont le renforcement des liens économiques, l’établissement d’un partenariat avec la Chine pour régler des enjeux mondiaux et la protection des valeurs et des institutions canadiennes au pays — les trois étant loin devant la promotion des droits de la personne et de la démocratie en Chine. Ce qui ressort des réponses données à une série de questions secondaires, c’est l’idée que le commerce et les accords commerciaux constituent la meilleure façon de promouvoir les droits de la personne; il ne s’agit plus de choisir entre le commerce et les droits de la personne. C’est un tournant dans la pensée canadienne en la matière.
Quatrièmement, les gens s’inquiètent de plus en plus de la présence de la Chine au Canada. Ses principales dimensions sont l’accessibilité à la propriété immobilière, les menaces pour les emplois, les cyberattaques et l’espionnage. Toutefois, nous avons constaté une vive inquiétude, quoique diffuse, à l’égard des atteintes aux valeurs canadiennes et à notre mode de vie. La Chine est à nos portes, et les Canadiens sont préoccupés par certains éléments de cette présence.
Enfin, même si les Canadiens s’inquiètent de certains comportements de la Chine à l’égard de ses voisins asiatiques, ils s’opposent fermement à l’idée d’accroître les dépenses en matière de défense pour contrer la montée de la Chine. Seul un nombre restreint de Canadiens seraient favorables à un soutien militaire canadien aux États-Unis en cas d’un conflit militaire avec la Chine, ce qui laisse entrevoir un rôle très différent pour le Canada en sa qualité d’allié des États-Unis, du moins dans les rapports avec la Chine.
Permettez-moi de conclure en présentant trois idées sur la façon de positionner le Canada, idées qui s’appuient sur ce que M. Job a mentionné. Nous avons besoin d’une stratégie pour l’Asie, et la Chine devra en être un élément central. Il faudra aller au-delà d’une stratégie commerciale et se repositionner, comme M. Job l’a dit, en vue de jouer un rôle engagé à titre de puissance moyenne dans ce paysage géopolitique en mutation. Nous ne pouvons pas nous contenter d’être de simples spectateurs. Il est vrai que nous ne pouvons pas exercer une influence profonde sur les principaux résultats, mais nous pouvons jouer un rôle de médiation pour permettre une transition de pouvoir comme nous l’espérons, afin d’instaurer un système fondé sur des règles, tout en reconnaissant que les règles particulières changeront en fonction des nouvelles valeurs politiques et militaires. Nous devons également écouter la Chine, au lieu d’essayer de la contraindre.
En deuxième lieu, nous devons nous efforcer de comprendre les nouvelles tendances liées à la présence et à l’influence de la Chine à l’intérieur de nos frontières et d’y réagir en conséquence. Il s’agit d’une question délicate qui peut prêter au sensationnalisme et être singularisée. La présence croissante de la Chine au Canada s’inscrit dans l’approfondissement de nos relations, mais nous devons surveiller cet aspect de très près et, dans certains cas, intervenir pour protéger les valeurs et les intérêts canadiens ici, au pays.
En dernier lieu, permettez-moi de parler un instant de l’intérêt commun pour le maintien de la paix. Nous envisageons une nouvelle série d’activités officieuses avec la Chine au sujet de ses expériences alors qu’elle entre dans le monde des opérations de maintien de la paix sous l’égide des Nations Unies, en tant que principal contributeur parmi les cinq membres permanents et comme intervenant de première ligne dans certaines des opérations les plus difficiles des Nations Unies, en particulier au Mali et au Soudan du Sud.
Lors d’une visite effectuée récemment en Chine, dans le cadre de laquelle j’ai eu l’occasion de parler avec un certain nombre d’officiers militaires chinois, à la retraite ou en service, la personne qui les intéressait le plus était Roméo Dallaire. Ils me posaient des questions sur l’ex-sénateur et ancien lieutenant-général Dallaire en raison de son intervention de première ligne et de son expérience pour ce qui est de traiter des questions très difficiles liées à la protection des civils et de nos propres militaires. La Chine se trouve maintenant aux premières lignes de bon nombre de ces opérations difficiles, et elle est à la recherche d’idées et de partenariats pour déterminer comment elle peut jouer un rôle plus responsable dans le domaine de la protection des civils. À mon avis, s’il y a un domaine où nous pouvons engager rapidement un dialogue avec les Chinois — ce qu’ils appellent une conversation mutuellement bénéfique ou, comme le diraient nos amis américains, une conversation gagnante à coup sûr —, c’est celui du maintien de la paix.
Un dernier mot : nous devons établir des partenariats avec la Chine, dans la mesure du possible, et je crois que la population canadienne appuie de plus en plus cette idée pour des raisons très pragmatiques, mais nous devons faire de notre mieux pour nous protéger, car cette voie n’est pas sans embûches.
Merci beaucoup.
La présidente : Je remercie nos deux témoins d’aujourd’hui. Vous avez abordé beaucoup de sujets. Nous n’attendions rien de moins de votre part, à en juger par vos comparutions précédentes devant notre comité. Passons maintenant à la période des questions.
Le sénateur Woo : Merci, messieurs Job et Evans, de nous avoir fait des exposés très réfléchis, pertinents et détaillés. J’ai une question à poser à chacun de vous.
La première s’adresse à M. Job et porte sur la transition de pouvoir. Je veux surtout savoir ce que vous prévoyez comme dénouement. Où la transition nous mènera-t-elle? Je sais qu’il n’y aura jamais de système permanent entièrement stable, mais à supposer que ce soit possible à l’issue d’une transition de pouvoir, de quoi cela aurait-il l’air?
En outre, je connais bien des gens, particulièrement des personnes qu’on pourrait qualifier de faucons conservateurs, qui espèrent que la transition de pouvoir échouera. Il n’est peut-être pas certain qu’une telle transition s’effectuera. Pourriez-vous alors nous expliquer de quoi aurait l’air un échec de la transition de pouvoir? Devrions-nous souhaiter ou non une transition de pouvoir? Ces questions s’adressent à M. Job.
Monsieur Evans, vous avez fait allusion à l’impression de « menace diffuse » que certains Canadiens ressentent à propos de la présence de la Chine dans leur propre pays. Vous n’avez pas dit grand-chose à ce sujet, mais vous avez précisé qu’il faut, à l’occasion, intervenir à cet égard afin de protéger les valeurs canadiennes. Voilà des propos quelque peu énigmatiques qui aiguisent la curiosité. Je me demande donc si vous pourriez nous en dire davantage à ce sujet.
M. Job : Je n’attendais rien de moins qu’une question ardue.
Souvent, lorsqu’il est question de transition de pouvoir, on fait part de ses préoccupations et fait référence à l’histoire, ce qui laisse entendre qu’on est en présence d’une puissance dominante qui cherche à empêcher un rival émergent de s’imposer. Il est intéressant que la discussion que nous avons aujourd’hui sur la transition de pouvoir à propos de la Chine et des États-Unis porte souvent sur le concept voulant que ce soit la Chine qui pose peut-être des gestes précipités.
Pour ce qui est de dire où la transition de pouvoir nous mènera, commençons par voir où tout a commencé. Les États-Unis dominaient complètement le domaine maritime et avaient établi un réseau d’alliances leur permettant aisément de gérer les menaces perçues dans la région. Ce réseau s’est instauré pendant que la Chine se faisait discrète. Nous observons actuellement une évolution quant à ces trois dimensions. Inutile de dire que la Chine s’affirme. Les Chinois diraient qu’ils s’affirment de nouveau, et cette tendance se maintiendra. Je ne considère certainement pas que cela débouchera inévitablement sur un conflit.
La domination des États-Unis dans le domaine maritime est, dans un certain sens, encore complète, mais d’un autre côté, elle s’érode, car essentiellement, si on observe ce qu’il se passe en Asie du Sud-Est, on constate que la Chine commence à jouer un rôle subtil et soigneusement étudié, gagnant accès à des territoires et concluant des accords bilatéraux qui favorisent ses intérêts.
Le réseau d’alliances en étoile commence à être ébranlé, ce qui préoccupe la Corée du Sud et le Japon, en ce qui concerne particulièrement la possibilité de garantie de sécurité offerte par les États-Unis. Voilà où la crise nord-coréenne entre vraiment en jeu, car peu importe la direction qu’elle prendra, elle aura une incidence substantielle sur la transition de pouvoir.
De quoi aurait l’air un échec de la transition? Tout dépend de la position que l’on occupe. Mon idée d’une transition de pouvoir ratée est un conflit majeur, peu importe qui l’emporte. Si pareille situation se produisait et que les États-Unis jugeaient qu’ils sortent dominants du conflit, son gouvernement considérerait qu’il s’agit d’une victoire.
La Chine est moins portée vers la précipitation, préférant éviter les conflits et regardant simplement progresser les modifications graduelles qu’elle a déjà apportées jusqu’à ce que, soyons francs, les changements soient inévitables. Une partie des changements sont déjà bien en route, sénateur, et, comme je l’ai souligné dans mon exposé, c’est maintenant sur le continent que s’opère le mouvement vers le centre de gravité de la sécurité en Asie. Si vous observez l’influence de la Chine en Asie du Sud-Est continentale, en Asie centrale et, dans une certaine mesure, en Asie du Sud-Ouest, dans toutes ces régions, les Chinois se sont employés à établir des positions dominantes dans certains cas et, dans d’autres, à exercer certainement une influence substantielle, une influence plus grande que celle des États-Unis.
M. Evans : Merci, sénateur Woo, de soulever une question dont nous allons devoir discuter davantage dans les mois à venir afin de mieux la comprendre.
Dans plusieurs pays, dont Singapour, la Nouvelle-Zélande et l’Australie, on a observé récemment une montée fulgurante des préoccupations quant aux tentatives d’influence politique à l’intérieur du pays.
Au Canada, quand nous avons sondé la population, les préoccupations étaient plus de nature économique; nous avons toutefois eu également l’impression qu’on s’interrogeait à propos de certaines pratiques du gouvernement de la Chine et de ses représentants au pays au sujet de ce qu’ils tentaient de faire pour influencer la manière générale de penser des Canadiens.
C’est très différent. Il existe une différence considérable par rapport au fait de tenter d’influencer un pays; de nombreux pays le font. Nous tentons régulièrement d’influencer les États-Unis, et ces derniers nous rendent la pareille. Nous pouvons essayer d’obtenir les résultats souhaités de bien des manières.
À l’occasion, il y a de l’ingérence, parfois à propos de fugitifs et de leur retour, ce qui est source de préoccupation. Il arrive également que des citoyens canadiens soient harcelés ici et en Chine en raison de leurs positions quant à diverses questions politiques.
L’influence est légitime; nous devons la surveiller et en tenir compte. Par contre, l’ingérence ne l’est pas. À mon avis, cela constitue moins un problème au Canada que dans bien d’autres pays. Nous devons toutefois surveiller attentivement la question en raison de l’anxiété qu’elle suscite. L’augmentation de nos interactions avec la Chine apportera toutes sortes de nouvelles complications et de questions complexes que nous allons devoir résoudre.
Nous allons tous devoir observer le congrès du parti actuellement en cours pour voir ce que le gouvernement décidera à propos de la question de la nation chinoise et de l’ampleur de l’évolution de ses relations avec ses ressortissants et d’autres personnes en vue d’adopter une nouvelle forme de patriotisme et de connexions. Cela ne signifie pas que les Canadiens seront d’accord avec ce que le gouvernement de Xi Jinping décidera de faire, mais au moyen d’un processus mondial, la Chine tente de devenir plus active et plus influente dans les pays où ses ressortissants sont établis et sur lesquels son économie est fondée.
La sénatrice Bovey : C’est un sujet fort intéressant. Je vous remercie de ces observations éclairées.
Monsieur Job, vous avez parlé du pouvoir discret, évoquant les préoccupations culturelles et sociales quand vous avez indiqué que la transition de l’influence du pouvoir ne se limitait pas à la sphère militaire; vous avez également parlé de l’éducation. Je me demande si vous pouviez nous en dire davantage sur le pouvoir discret alors que nous assistons à la transition mondiale du pouvoir. J’aimerais beaucoup savoir ce que vous pensez du lien qui existe avec la protection des civils et le rôle de maintien de la paix. Je voudrais savoir ce que vous pensez tous les deux de la question.
M. Job : Le concept de pouvoir discret a vu le jour il y a une vingtaine d’années, étant alors considéré comme la contrepartie ou l’autre côté de la médaille des démarches d’un État visant à favoriser ses intérêts de manières militaires non traditionnelles. Il est évident, si on y pense, que ce spectre s’est élargi. On considère que les États-Unis ont certainement un pouvoir discret substantiel. L’évaluation de la mesure dans laquelle un pays dispose ou non d’un pouvoir discret est d’ailleurs devenue un exercice intéressant parmi les universitaires.
Je formulerais toutefois deux remarques à ce sujet. D’abord, nous n’allons pas favoriser nos intérêts en Asie ou ailleurs grâce à nos contributions militaires précises ou remarquables. Nous aurons une présence pertinente dans certains pays, mais ce n’est pas ce qui fera la renommée du Canada.
Quand d’autres pays examinent le Canada, que voient-ils et que cherchent-ils à imiter? Ils tentent d’imiter une société culturellement diversifiée, qui a géré très efficacement les tensions multiculturelles et qui dispose de technologies avancées dans les domaines des communications, de la santé et de l’éducation. Voilà les ressources dont ils voudraient bénéficier s’ils pouvaient les attirer chez eux et entrer en relation avec nous.
D’un autre côté, certains pays, particulièrement en Asie, jouent à long terme. La partie est donc longue et exige l’établissement d’une compréhension culturelle et de relations sociales allant au-delà de l’accord commercial de demain ou de la vente d’hier.
Vous avez posé une question sur la protection des civils et le maintien de la paix. Les pays participent au maintien de la paix, comme le Canada l’a fait, pour des intérêts nationaux, et c’est en grande partie une affaire de pouvoir discret. Le Canada est un gardien de la paix traditionnel, et il importe de dire « gardien de la paix traditionnel ». Nous avons agi pour des motifs qui ont cultivé la réputation du Canada à l’étranger comme aucune autre mesure n’aurait pu le faire.
Les activités de maintien de la paix d’aujourd’hui ne sont toutefois pas celles d’hier. Il s’agit aujourd’hui d’opérations complexes qui font presque toujours intervenir une force militaire dans des sociétés qui ne connaissent plus la paix ou à des endroits où il faut instaurer la paix. Dans ce contexte, on se retrouve devant un véritable dilemme entre la poigne de fer et le gant de velours. Le gouvernement du Canada actuel se trouve ainsi devant une sorte de dilemme à la veille du sommet sur le maintien de la paix qui se tiendra en novembre.
La protection des civils est importante et fait partie de pratiquement toutes les missions actuelles des Nations Unies. D’une certaine manière, cependant, il s’agit là d’un mandat impossible. En effet, il est difficile de voir comment des unités de maintien de la paix de quelques dizaines de milliers de soldats peuvent protéger efficacement une population civile dans des pays aussi vastes que la République démocratique du Congo, le Soudan du Sud ou, à divers moments, la Somalie et d’autres régions. Nous avons déployé des efforts colossaux à cet égard, essuyant toutefois quelques échecs, notamment en Somalie.
Ce qui est intéressant à propos de l’initiative dont Paul Evans a traité concernant les Chinois, c’est que ces derniers s’intéressent à nos expériences dans des pays comme l’Afghanistan. Ils considèrent que la relation entre civils et militaires que nous avons établie dans des villes comme Kandahar constitue une manière efficace ou favorable de gérer la situation. Voilà la réponse à votre question sur la protection des civiles. Ce n’est pas facile.
La question de la différence entre les hommes et les femmes est également intéressante, car on a de plus en plus l’impression que les femmes non seulement jouent un rôle à part entière dans l’armée, mais sont également vues et abordées de manières très différentes et avec une efficacité différente par les populations civiles par rapport à leurs homologues masculins. Le ministère de la Défense nationale du Canada en est certainement conscient et cherche à tirer parti de la situation. Ce facteur joue également un rôle dans la protection des civils.
La sénatrice Bovey : Monsieur Evans, souhaitez-vous ajouter quelque chose?
M. Evans : Sénatrice, peut-être pourrais-je répondre à votre question sur l’éducation. Lorsque nous avons interrogé les Canadiens, nous avons observé un vif intérêt quant au renforcement des partenariats, mais aussi à l’égard des échanges dans le domaine de l’éducation et d’autres initiatives avec les Chinois. L’intérêt est substantiel à ce sujet, mais curieusement, on constate aussi une forte réticence à laisser les universités chinoises ouvrir des établissements au Canada. Or, cela fait partie de la prochaine vague de démarches de la Chine en vue d’établir des liens avec le domaine de l’éducation supérieure. Elle ouvre des campus. Ce ne sont pas que les universités étrangères qui ouvrent des campus en Chine, mais la Chine elle-même qui en ouvre à l’étranger. C’est un domaine très prometteur, dans lequel nous excellons. Nous voudrions que les échanges soient équitables. La question n’est pas sans présenter quelques défis, notamment au chapitre de la liberté universitaire, du contenu des programmes d’enseignement et de la manière dont ils sont enseignés, car la Chine peut avoir des visées très différentes des nôtres.
Je pense que nous devons avoir ces discussions difficiles, mais importantes avec nos collègues chinois, non pas parce qu’il s’agit d’un système complètement ouvert qui a deux orientations, mais parce que nous adhérons à certaines valeurs universitaires que nous devons protéger. En Australie, la question est devenue l’objet d’un important débat. Je ne pense pas que le débat aura autant d’envergure ici parce que nos établissements ont déployé de bien plus grands efforts pour intégrer les étudiants de la Chine et d’autres pays d’Asie dans nos universités, mais cela se fait sous la surface. Le rôle des étudiants et des associations étudiantes et la manière dont nous composons avec les différences de valeur constituent un sujet à propos duquel le rôle de puissance moyenne que nous jouons afin d’établir certaines règles et de tenir un bon dialogue — évitant de dire exactement aux Chinois ce qu’il convient de faire, mais cherchant à déterminer comment nous pouvons fusionner deux systèmes complètement différents — pose un défi de taille à tous les éducateurs.
Le sénateur Marwah : Merci, messieurs Job et Evans, de ces observations fort instructives qui donnent à réfléchir.
Vous avez longuement parlé de la Chine, de ce que vous appelez la « transition ou la transformation de pouvoir », et du besoin d’adopter une stratégie concernant ce pays. Pourriez-vous traiter brièvement d’une transition similaire qui se déroule en Inde, bien que ce soit à moindre échelle et à un rythme plus lent? Cette transition est en cours. Comment prévoyez-vous que les choses se passeront entre deux grands acteurs régionaux qui sont en concurrence et, bien souvent, en conflit? L’Inde a principalement mis l’accent sur des questions nationales et continue de le faire, mais elle a de plus en plus d’ambitions internationales à mesure qu’elle se tourne vers l’extérieur de ses frontières. Tôt ou tard, cela provoquera un conflit dans la région. J’aimerais que vous me donniez tous les deux votre opinion à ce sujet.
M. Job : Vous connaissez probablement mieux la question que moi, mais j’ai quelques brèves réflexions à formuler à ce propos.
Si on examine la situation d’un simple point de vue géostratégique et tient compte de la géographie, on constate que l’Inde occupe une position clé, et ce, en raison des frontières terrestres, bien entendu, mais aussi des océans. Ce qui est intéressant du point de vue des acteurs extérieurs, c’est que la Chine accroît ses efforts pour établir son influence maritime. Concurremment avec l’initiative « Une ceinture, une route » et avec ce que les observateurs considèrent comme le renforcement de ses capacités navales, ce pays est certainement en train d’élargir sa sphère d’influence dans la région. Il est fort remarquable de voir que les Chinois ont maintenant établi une base militaire à Djibouti, ce qui doit considérablement inquiéter le gouvernement indien.
La relation entre l’Inde et la Chine a toujours été tendue, du moins dans le sens étroit des frontières. On a l’impression que cette tension frontalière a augmenté récemment. Il n’empêche que ces deux pays se tournent l’un vers l’autre à la recherche d’un avantage économique complémentaire substantiel. Par exemple, les Chinois mettent de l’avant des projets d’infrastructure, et les Chinois et les Indiens étudient leurs marchés.
Pour tempérer rapidement mes propos, je pense qu’une dynamique de nature géostratégique entre en jeu, l’objectif consistant à élargir ou, dans le cas de la Chine, à protéger sa sphère d’influence. Je considère toutefois aussi que la dynamique économique qui intervient à bien des égards se révélera plus profonde.
M. Evans : Je tiens à ce que vous sachiez que ce n’est pas tout le monde qui partage cet avis à l’Université de Colombie-Britannique. Permettez-moi d’adopter une position légèrement différente de celle de M. Job. Je pense qu’il a raison de mettre l’accent sur la complémentarité et les possibilités économiques en général, dont certaines commencent à se concrétiser. Les facteurs géoéconomiques et certains intérêts communs possibles à l’égard de ce qu’il se passe en Asie centrale et en Afghanistan sont de bon augure.
En outre, la Chine et l’Inde ont de nombreux différends, en ce qui concerne notamment les frontières, le Tibet et le dalaï-lama et tout un éventail de problèmes, mais dans l’ensemble, elles les gèrent fort bien depuis longtemps. Malgré quelques accrochages à la frontière, ces pays ont trouvé des moyens d’éviter de graves conflits ouverts.
Ce que je trouve intéressant à propos de l’Inde et de la Chine, c’est le fait que les échanges que nous avions il y a deux ans ne sont pas les mêmes que ceux que nous avons aujourd’hui avec le nouveau président; l’équation géopolitique a changé. Les efforts visant à renforcer l’accord entre les États-Unis et l’Inde en vue de freiner la Chine ou au moins d’en limiter l’influence, s’étiolent. L’Inde agit de manière de plus en plus indépendante. Il est fascinant d’observer l’accroissement de ses capacités militaires et navales. Cela fait partie de la nouvelle réalité multipolaire de l’Asie.
Mais ce qui change, c’est que l’Inde évite encore l’idée d’une alliance avec les États-Unis, par manque de confiance. L’arrivée de M. Trump au pouvoir l’an dernier a entraîné un basculement brutal partout dans le monde, à partir du Japon qui, pour la première fois de mon vivant, tient une discussion sérieuse sur la signification de la nucléarisation et de la capacité de se doter d’armes nucléaires, jusqu’à la Corée du Sud. Ces réactions découlent de l’instabilité du monde géopolitique et de l’incertitude face aux États-Unis. Je crois qu’il faudra redoubler d’efforts pour renforcer les institutions, là où les États-Unis ne seront plus le principal acteur. D’ailleurs, ils pourraient même ne plus être un acteur important, sauf peut-être en ce qui concerne leurs capacités militaires. On compte sur la relation entre l’Inde et la Chine, de même que sur l’influence que peuvent exercer le Canada et d’autres puissances moyennes, pour établir des institutions qui permettront de gérer un monde multipolaire où les États-Unis n’occupent pas le premier rang.
Le sénateur Gold : Je vous remercie pour vos brillants exposés.
Compte tenu du retrait des États-Unis, des transformations dont vous avez parlé et de la montée de la Chine, comment entrevoyez-vous l’avenir des valeurs démocratiques que ceux d’entre nous qui ont grandi dans les années 1950 et 1960 tenaient pour acquises, des valeurs qui, à bien des égards, ont accompagné le plan Marshall et les progrès de l’après-guerre, alors que nous étions satisfaits et reconnaissants envers la démocratisation de l’Allemagne et du Japon? Au risque de vous demander de consulter votre boule de cristal, quel est l’avenir des valeurs démocratiques qui nous tiennent tant à cœur ici au Canada, dans le contexte de ces transformations?
M. Job : Étant donné que Paul a abordé ces questions dans sa déclaration, je vais lui laisser prendre la parole en premier.
M. Evans : Monsieur le sénateur, je pense que la démocratie libérale est menacée. La démocratie est en difficulté dans diverses régions du monde, particulièrement chez nos voisins du Sud. Les valeurs et les institutions que les Américains auraient dû préserver et défendre, autant à l’échelle internationale qu’internationale, sont ébranlées. La situation est attribuable à des fissures et des pressions sociales en général, non seulement aux États-Unis, mais dans de nombreux pays. De la Turquie jusqu’en Thaïlande, on est loin d’une avancée démocratique.
De plus, en ce qui concerne les États-Unis, nous sommes inquiets. Le président Trump et certains de ses conseillers laissent entendre que les États-Unis ne feront plus la promotion de la démocratie telle que nous l’avons connue par le passé. Les États-Unis peuvent prôner ces valeurs dans leur pays, mais on a constaté une diminution de leur appui envers les ONG et d’autres organisations qui défendent la démocratie et les droits de la personne. On a vu M. Trump entrer en relation avec des gens qui ne se soucient aucunement du programme libéral des droits de la personne qui a suscité notre admiration par le passé.
En outre, rien n’indique que la Chine s’engage dans la voie de la libéralisation. De nombreux Canadiens ont espoir que cette ouverture économique amènera une libéralisation politique, mais ce n’est pas l’avis des experts. La Chine semble adopter une orientation différente, qui est plus autoritaire qu’autre chose.
Qu’en est-il alors du Canada? C’est une question intéressante, car les Canadiens croient en ces valeurs. Nous pensons de plus en plus que nous pouvons en faire la promotion non pas en criant ou en nous blâmant les uns les autres, mais bien en travaillant dans le respect de la primauté du droit.
Pour les Canadiens, il ne s’agit pas tant de changer les autres pays que de travailler avec eux et d’établir des partenariats. Nous n’avons pas abandonné nos valeurs. Nous avons des ONG solides et dynamiques. Nous avons un gouvernement qui est déterminé à défendre nos valeurs, mais les ressources que nous investirons et les mesures que nous prendrons, bien qu’elles puissent être axées sur l’internationalisme libéral, ne nous permettront pas de promouvoir la démocratie et les droits de la personne ailleurs, du moins jamais comme on l’a fait par le passé. Il est très difficile pour les Canadiens d’accepter cette réalité.
En ce qui concerne le maintien de l’ordre international libéral, dont les Américains étaient considérés comme un champion central et où les tendances s’orientaient dans notre direction, il y a désormais un sentiment de mécontentement qui, selon moi, durera plusieurs années.
La sénatrice Ataullahjan : Merci pour votre témoignage. J’ai une question concernant l’amitié entre la Chine et le Pakistan, plus précisément les quelque 82 milliards de dollars qui seront investis dans le couloir économique où la Chine est en train de construire une route qui relie les deux pays et où on va développer le port de Gwadar. Les gens de la région estiment que cela va changer considérablement la donne. Ils ont aménagé la route du Karakoram, surnommée la huitième merveille du monde. De plus, on entend dire que les Chinois emprunteront cette route. Est-ce que cela aura une incidence sur la région?
M. Job : À certains égards, le tableau que vous venez de brosser répond en partie à la question. Si vous voyez réellement l’ouverture du Pakistan face à la Chine de la façon dont vous l’avez décrite, à ce moment-là, la Chine aura visiblement de plus en plus d’influence dans l’économie et, de façon plus générale, dans la situation politique et sociale du pays.
Ce que je n’arrive pas à comprendre — et ce n’est pas par manque de connaissance, mais plutôt par curiosité —, c’est la raison pour laquelle la Chine se retrouve dans un pays qui est reconnu pour son instabilité politique. La Chine privilégie des environnements stables pour faire avancer son programme économique. Dans la mesure où la Chine se voit dans un pays comme le Pakistan, qui n’offre pas ce genre de stabilité, je ne suis pas certain si elle va tenter d’y remédier ou si elle va évoluer dans cet environnement sans trop s’en préoccuper.
Les Chinois se rendent de plus en plus compte qu’il n’est pas nécessairement dans leur intérêt à long terme — et on voit cela dans les pays d’Afrique — d’appuyer des régimes qui sont instables. Leurs relations à long terme doivent reposer sur des sociétés relativement stables. Je n’ai pas de réponse à cette question. Je laisse à chacun le soin de décider ce qu’il en pense.
M. Evans : La relation entre le Pakistan et la Chine évolue également. Vous avez formulé votre question d’une façon très intéressante, car au fond il s’agit de nouvelles infrastructures et de nouveaux investissements qui, selon votre point de vue, soit servent à ouvrir le Pakistan et à l’intégrer à la nouvelle vision de prospérité commune prônée par la Chine, soit constituent un nouvel instrument d’influence de la Chine en Inde.
Dernièrement, ce qui est intéressant, c’est le nombre de Pakistanais qui contestent l’emprise économique de la Chine — on essaie d’attirer d’autres investisseurs au Pakistan pour mener différents projets car, comme tous les autres pays, on ne souhaite pas être trop dépendant de la Chine à l’avenir, non seulement comme semi-alliée militaire, mais aussi comme principal investisseur et commerçant.
Je suis certain que, avec l’initiative « Une ceinture, une route » et la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, dont le Canada est maintenant membre et siégera au conseil à compter de janvier, si on peut donner un caractère multilatéral à ces projets d’envergure, on réduira l’anxiété que ressentent les pays concernés, dont le Pakistan. Cela pourrait également permettre d’atténuer la crainte géostratégique d’un coup de force de la Chine. Cela ne va pas diminuer l’influence de la Chine, mais si ces institutions fonctionnent convenablement, si on prend de bonnes décisions et si on a un réel multilatéralisme, dont on voit les signes encourageants, à ce moment-là, la relation entre la Chine et le Pakistan pourra faire partie d’une relation beaucoup plus constructive et favorable à chacun, si on peut éviter la guerre.
La sénatrice Ataullahjan : Ma deuxième question concerne l’Afghanistan, qui est encore à la recherche d’une gouvernance stable. Nous avons eu M. Karzai, qui a clairement échoué, puis Ashraf Ghani, qui est très faible parce qu’il doit partager le pouvoir avec Abdullah Abdullah, qui lui nuit sans cesse. Il y a aussi Gulbuddin Hekmatyar qui est de retour et qui semble vouloir briguer la présidence. Nous connaissons tous sa réputation, puis nous savons ce qui s’est passé lorsqu’il était au pouvoir à Kaboul. D’un autre côté, il y a le ministre des Affaires étrangères pakistanais qui affirme que le pays a beaucoup souffert à cause de son amitié avec les États-Unis, car ce qui se passe en Afghanistan a une grande incidence et que chaque fois que quelque chose tourne mal, les accusations vol bas. Peut-on espérer que l’Afghanistan se dotera un jour d’une gouvernance stable?
M. Evans : Madame la sénatrice, auriez-vous l’amabilité de venir à l’Université de la Colombie-Britannique pour nous donner votre point de vue sur la question? Nous avons une nouvelle initiative sur l’Asie centrale dirigée par un ancien diplomate afghan. Nous nous intéressons beaucoup à cette question. J’aimerais que nous puissions avoir un point de vue positif et convaincant sur ce qui pourrait apporter la stabilité dans un pays qui semble régresser au chapitre de l’unité nationale et de la possibilité d’une gouvernance stable. Je répète ma question : voudriez-vous venir à l’Université de la Colombie-Britannique pour donner votre point de vue sur la question?
La sénatrice Ataullahjan : Ce serait avec plaisir.
La présidente : Je vois qu’il n’y a plus d’autres réponses. Nous allons amorcer la deuxième série de questions, après quoi nous poursuivrons à huis clos. J’espère que la partie à huis clos sera brève afin que nous puissions accorder un deuxième tour aux sénateurs Woo et Marwah.
Le sénateur Woo : Pour reprendre les propos de M. Job concernant les activités de diplomatie officieuse auxquelles le Canada a pris part au cours des dernières décennies, et l’éviscération de ces programmes également, il y a peut-être un regain d’intérêt à l’égard de ces activités. Pourriez-vous nous dire dans quelle mesure la participation du Canada aux réseaux asiatiques, y compris aux échanges universitaires, pourrait être bénéfique pour le Canada et pour le maintien de la paix et de la sécurité en Asie?
M. Job : Le sénateur Woo fait référence à l’engagement du Canada pendant les années 1990 et au début des années 2000, où nous étions actifs au sein de plusieurs institutions régionales importantes qui favorisaient la sécurité commune et les dialogues entre les experts et les universitaires. Il a utilisé le mot « éviscération »; je ne suis pas sûr que j’aurais employé ce terme, mais le résultat était le même, c’est-à-dire qu’en raison d’un manque de financement, contrairement à d’autres participants qui ont reçu l’appui du gouvernement, le Canada s’est retiré et nous en sommes au point où nous ne pouvons plus redevenir membres de certaines de ces institutions pour des questions de sommes dues et ainsi de suite.
Pour l’avenir, étant donné les changements dans le contexte de sécurité régionale que nous avons décrits, nous pensons qu’il est temps de restructurer les institutions officieuses existantes. On a formulé des critiques à l’égard des forums de discussions, car ces forums sont bien beaux, mais encore faut-il qu’ils tiennent compte des nouvelles idées.
Je pense que c’est là que le Canada peut entrer en jeu, en collaboration avec des partenaires asiatiques qui souhaitent faire progresser des discussions sur plusieurs aspects. Il pourrait s’agir de questions très précises comme de questions plus générales entourant la sécurité humaine qui exigent la participation des experts, notamment en ce qui concerne les maladies, la durabilité de l’environnement, l’exploitation minière responsable, et cetera. Il y a tout un éventail d’initiatives non officieuses qui pourraient mener à des résultats, que ce soit de manière ponctuelle ou plus organisée. Je pense que nous devons nous pencher là-dessus. À vrai dire, je pense qu’il incombe à des gens comme M. Evans et moi-même de présenter de bonnes idées.
Par ailleurs, il y a un dilemme entourant la diplomatie officieuse qu’il faut résoudre; lorsque ces dialogues étaient populaires, c’étaient tous des gens de ma génération qui y prenaient part. Par conséquent, il faut relancer cet effort et attirer, si vous voulez, des jeunes universitaires et experts canadiens dans ce nouveau contexte. Il y a diverses entités officieuses que nous devrions cibler. Je pense que certaines d’entre elles vont possiblement s’associer à des partenaires de l’Asie du Sud-Est, de l’Indonésie, de la Corée et du Japon. Nous devons réorienter ces groupes, et j’irais même jusqu’à dire les ranimer. Ils existent et ils pourraient en faire davantage.
Le sénateur Woo : Puis-je demander à M. Evans de nous donner rapidement son opinion là-dessus?
M. Evans : Monsieur le sénateur, j’ai deux idées. Premièrement, sachez que l’ANASE est l’un de nos partenaires les plus importants au niveau gouvernemental qui peut agir à titre d’intermédiaire dans cette situation très instable. Je vous dirais qu’il faut miser davantage sur l’ANASE. Nous pouvons tenir des discussions bilatérales avec d’autres pays, mais je considère qu’il faut investir davantage dans les processus régionaux mis en place par l’ANASE. Si nous sommes efficaces dans le cadre d’une stratégie sur l’Asie, nous pourrions être en mesure de franchir les portes du Sommet de l’Asie de l’Est aux réunions des ministres de la Défense de l’ANASE.
Il y a un endroit en particulier où, selon moi, le Canada pourrait faire une différence, et c’est dans la mer de Chine méridionale. Je ne parle pas ici de déployer des navires et des sous-marins militaires dans cette région. Nous avons plutôt une préoccupation à l’égard de la sécurité humaine qui découle de la diminution des stocks de poisson. Aucun autre pays ne connaît mieux que le Canada les catastrophes qui peuvent survenir et la vitesse à laquelle les stocks de poisson peuvent s’effondrer. Nous avons assisté à des réunions portant sur la mer de Chine méridionale où il n’était pas question de la souveraineté, mais plutôt de la sécurité humaine, et je vous dirais que les stocks de poisson étaient au haut de la liste des préoccupations.
Le sénateur Marwah : J’aimerais connaître votre avis au sujet des critiques qui ont été formulées à l’égard de la Chine, notamment pour le non-respect des droits de propriété intellectuelle, la corruption, un piètre bilan en matière de droits de la personne, un état de droit largement absent et un régime autocratique. Cela dit, j’aurais deux questions à vous poser. Croyez-vous que la situation va changer de façon concrète? Il pourrait y avoir des changements, mais selon vous, la situation va-t-elle évoluer de manière importante, étant donné l’influence de la Chine sur la scène mondiale? Ensuite, comment le Canada peut-il intervenir? D’un côté, vous me dites que ce sont des questions qui inquiètent profondément les Canadiens, mais d’un autre côté, vous me dites que 70 p. 100 des Canadiens considèrent maintenant que les enjeux économiques devraient l’emporter. Qu’en pensez-vous?
M. Job : Je vais laisser Paul répondre, étant donné que c’est lui qui a abordé cette question.
M. Evans : Il est difficile de prédire l’orientation que va prendre la Chine dans le futur. Pour l’instant, nous voyons que certains éléments du régime en Chine deviennent plus autoritaires. L’élément de contrôle léniniste se resserre de plus en plus.
Cependant, dans les domaines comme l’espionnage industriel et les cyberattaques, la Chine doit participer à un ordre économique international qui comporte des règles, dont certaines visant à se protéger elles-mêmes. Le piratage est également une grande préoccupation en Chine. La Chine a des problèmes au sein de son propre pays, et elle doit protéger sa propriété intellectuelle.
Je pense que le défi se situera au niveau des questions de primauté du droit. Pour certains d’entre nous, la primauté du droit et un parti communiste léniniste ne peuvent se retrouver dans la même phrase. N’empêche que, sur le plan commercial, notamment en ce qui a trait au commerce électronique, on pourrait simplement apporter certaines réformes là où il est possible de s’entendre.
De façon générale, le portrait que vous dressez de la situation est assez exact, mais sachez que ce portrait évolue dans des directions qui sont plus dangereuses du point de vue de nos valeurs, mais en même temps, il y a certains points d’entrée. Si on choisit de ne pas travailler avec la Chine sur ces questions, dans la mesure où nous avons de l’influence, nous pourrions exercer des pressions, comme nous l’avons fait avec les avocats — bien que bon nombre de ces avocats sont en prison aujourd’hui —, mais nous avons contribué à la création du système judiciaire chinois.
Par conséquent, si le verre est à moitié vide, est-ce qu’on veut le vider encore davantage ou, pour revenir à la question du sénateur au sujet de l’intégration de nos valeurs dans le système, je vous dirais que c’est en établissant des partenariats et en s’engageant que nous y parviendrons; ce n’est pas en leur fermant la porte.
La présidente : Je demanderais aux sénateurs de bien vouloir s’en tenir à de brèves questions en espérant que les réponses le seront tout autant, ce qui pourrait nous permettre d’entendre tout le monde.
Le sénateur Oh : Nous parlons beaucoup de la montée de la Chine. J’aimerais savoir où se situe l’influence des États-Unis. Après 20 ans de présence au Moyen-Orient, les États-Unis déploient leurs forces navales dans le Pacifique. Dans quelles mesures les Américains peuvent-ils encore exercer leur influence sur une Chine en pleine expansion? Considérez-vous que le déploiement naval des États-Unis en Asie-Pacifique s’inscrit dans un plan spécial en ce sens?
M. Job : Si on se limite à des comparaisons directes entre les pays, on ne peut d’aucune manière remettre en question la domination des États-Unis dans le domaine maritime pendant encore une vingtaine d’années sans doute.
Il y a tout lieu de s’inquiéter par ailleurs de la mise au point de technologies et de stratégies non conventionnelles qui, à bien des égards, remettent en cause la présence des Américains dans la région, laquelle a toujours été fondée sur le recours à des porte-avions. Il suffit de penser au cyberarmement, à l’espace et aux diverses formes d’attaques asymétriques au moyen de missiles. Cela fait partie des éléments qui préoccupent les Américains. Quant à savoir si les Chinois vont disposer d’une capacité semblable à celle des Américains pour ce qui est des porte-avions, je peux vous assurer que ce ne sera pas le cas. Est-ce qu’ils vont tenter d’y parvenir? J’en doute. Les Chinois concentrent actuellement leurs efforts dans les secteurs où leurs principaux intérêts sont le plus directement mis en péril. Ils sont présents dans le détroit de Taïwan pour empêcher les sous-marins et les navires américains de transiter par ces eaux. C’est une préoccupation importante.
Paul a parlé de la mer de Chine méridionale. Encore là, on mise sur des stratégies qui n’exigent pas une supériorité militaire par rapport aux États-Unis, mais permettent tout de même aux Chinois d’exercer leur influence en prenant avantage des autres moyens à leur disposition.
Le sénateur Ngo : J’ai une question pour M. Evans. Vous avez parlé notamment de la mer de Chine méridionale et des stocks de poisson. Vous avez dit que la Chine a un poids politique et économique considérable en Asie du Sud. Estimez-vous que la Chine représente une menace pour la sécurité de cette région du monde? Vous pouvez observer l’hostilité qui émane des actions menées dans la mer de Chine méridionale où les Chinois ont notamment construit des ports et des pistes d’atterrissage à des fins militaires. Pensez-vous que la sécurité de l’Asie du Sud est menacée?
M. Evans : Les autres pays réclamants le voient certes comme une menace. La situation actuelle inquiète beaucoup les pays membres de l’ANASE. Je crois par contre que l’on juge également possible de gérer cet accroissement de la présence et de la capacité des Chinois. On pourrait tabler à cette fin sur des codes de conduite qui n’existent pas encore, mais qui pourraient être adoptés si l’on évite un conflit direct au sujet de la souveraineté pour préconiser davantage un développement conjoint. Il y a un an à peine, on n’aurait pas cru que cela pouvait être possible. Avec une administration américaine différente et imprévisible et un accroissement de la capacité de la Chine, l’ANASE et l’Asie du Sud-Est peuvent apporter les ajustements nécessaires.
J’aimerais ajouter une dernière chose. Pour avoir parlé à des responsables de la défense et de la sécurité dans plusieurs pays de l’Asie du Sud-Est, je peux vous dire que leurs principales préoccupations à long terme au sujet de la Chine ne sont pas liées à son attitude ouvertement militaire, aux pressions croissantes qu’elle exerce et aux différends territoriaux. Ces aspects les préoccupent bel et bien, mais ils s’inquiètent surtout de l’évolution de l’influence et de la présence des Chinois dans le processus décisionnel de leurs pays respectifs. Tout cela émane des concepts de double citoyenneté, de patriotisme chinois et d’une nation chinoise qui ne semble pas connaître de frontières. Je pense qu’ils y voient une menace beaucoup plus fondamentale que celle découlant du militarisme chinois.
La présidente : Merci. Nul besoin de vous dire qu’il y a beaucoup de questions que j’aurais aimé vous poser, si bien que nous devrions peut-être vous réinviter. Si vous ne pouvez pas me répondre brièvement, je vous invite à prendre le temps d’y réfléchir pour nous transmettre une réponse écrite. À bien des égards, la Chine a fait son entrée dans le monde et ce, de façon très énergique. Compte tenu de la situation aux États-Unis, la Chine a eu l’occasion de mettre en place de nouvelles institutions et d’influer sur la prise de décisions à l’échelle planétaire.
Ce n’est pas tellement le fait qu’ils ont changé nos institutions pour en créer de nouvelles que j’ai remarqué, mais plutôt la façon dont ils utilisent le même vocabulaire que nous, mais dans un sens différent. Pensez par exemple à la notion de « développement ». Pendant des décennies, en Afrique comme en Amérique latine, nous avons assorti notre aide au développement de différentes conditions. Les Chinois arrivent maintenant en disant : « Voici l’argent », et c’est aussi simple que cela. Nous avons fait valoir que l’on aurait tort de procéder de cette manière, car il y aura des conséquences à long terme et différentes contreparties. Nous pouvons maintenant constater les divers problèmes qui sont mis au jour dans les pays qui ont bénéficié de cette aide. On parle notamment de la qualité de la main-d’œuvre et du fait que les travailleurs qui étaient censés être de passage pour former les Africains ne sont jamais retournés en Chine, mais sont plutôt désormais à la tête des entreprises. C’est donc une toute nouvelle dynamique.
Il en va de même pour le maintien de la paix. C’est un concept qui n’est pas du tout compris de la même manière par les Chinois d’après ce que j’ai pu constater. Ils ne sont pas directement en action aux premières lignes. Ils s’occupent des services de santé et des aspects techniques. Je suis allée à Djibouti où l’on se demande vraiment qu’est-ce que les Chinois font là. Il y a aussi les Japonais et les Américains. Ils sont tous là-bas. Tout cela a commencé avec le canal de Suez et la piraterie. Ils voulaient protéger leurs routes maritimes.
Discute-t-on au sein des cercles universitaires non seulement de ce contexte en évolution quant aux différents intervenants, mais aussi du nouveau sens que l’on veut donner à ces termes que nous connaissons bien? À mon avis, cette nouvelle interprétation du vocabulaire change l’ordre mondial davantage que certaines actions plus flagrantes. Croyez-vous que je fais fausse route?
M. Job : Je pense que vous avez raison. Après vous, Paul.
M. Evans : Sénatrice Andreychuk, vous avez brossé un tableau général de la situation. À la lumière de ce que l’on peut observer dans nos interactions avec les Chinois dans de nombreuses régions du globe, je crois que vous avez tout à fait raison. Ils remettent en question certains de nos postulats de base concernant le développement, le maintien de la paix et un large éventail d’autres concepts. Au sein de l’OCDE comme à l’intérieur d’autres groupes, nous nous étions entendus sur une compréhension très claire de ces notions, même si elle était évolutive. Ces concepts sont effectivement remis en question, mais pas nécessairement dans tous les cas.
Nous observons par exemple que les Chinois sont désormais aux premières lignes de certaines des missions de maintien de la paix les plus délicates. Ils ne se contentent pas de construire des dispensaires et des écoles. Ce sont maintenant des troupes de combat qui sont déployées pour défendre non seulement leurs gardiens de la paix, mais aussi certaines populations civiles.
Nous avons l’impression, et c’est un peu l’aspect auquel les universités souhaiteraient s’intéresser, que la Chine commence à établir des règles, plutôt que de simplement s’en voir imposer. Nous pensons que cette tendance va se maintenir.
Il faut se demander quels systèmes fonctionnent le mieux actuellement. Certaines mesures mises en place par les Chinois dans le cadre de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures produisent de meilleurs résultats que ceux obtenus par la Banque asiatique de développement. Ce n’est pas toujours le cas, mais certaines structures de gouvernance qu’ils ont établies représentent une amélioration.
Je suis encore optimiste quant à l’ordre mondial à venir. Il ne sera pas exactement comme celui que nous avons connu jusqu’à maintenant, mais il verra les Chinois, au fil de leur montée en puissance, en arriver à comprendre que bon nombre de ces processus vont dans le sens de leurs propres intérêts comme de ceux des pays où ils sont présents dans le monde. Les Chinois ont donc un apprentissage à faire, et nous également.
M. Job : J’ajouterais simplement que vous avez certes raison de penser que la Chine a adopté une approche différente, si je puis m’exprimer ainsi, pour faire avancer sa cause au moyen de projets de développement. C’est sans doute plus manifeste en Afrique, mais c’est également sur ce continent que l’on commence à observer une résistance de la part de différents pays par l’entremise de l’Union africaine et d’autres instances.
À certains égards, les Chinois comment à se rendre compte que l’établissement de liens avec des gouvernements corrompus et répressifs ne sert pas leurs intérêts à long terme dans les pays en question. Il y a un exemple intéressant à ce sujet. Les Chinois ont noué des relations très étroites avec le régime de Khartoum au Soudan avant de se rendre compte tout à coup qu’ils devaient se ranger du côté du Soudan du Sud. Le changement de cap requis dans ce cas particulier a incité la Chine à prendre du recul dans d’autres contextes et à commencer, dans certains cas, à s’isoler par rapport à de tels engagements.
En terminant, je dirais qu’il faut noter que les États-Unis eux-mêmes ont déclaré qu’ils ne considéraient plus que l’édification d’un État fait partie de leur rôle dans le cadre des efforts de développement et d’aide au développement, ce qui pourrait être à l’origine d’une plus vaste problématique.
La présidente : Comme vous avez pu le constater, vos témoignages ont suscité beaucoup d’intérêt. Nous avons abordé de nombreux aspects de la question, et il faudrait sans doute que nous répétions l’expérience. Comme vous l’avez si bien dit, le monde évolue très rapidement, et nous voulons avoir voix au chapitre. Merci de nous avoir servi de guides dans les discussions d’aujourd’hui dont le comité va certes bénéficier. Nous vous remercions encore une fois, messieurs Jobs et Evans, de votre présence parmi nous.
Sénateurs, nous allons recevoir la semaine prochaine un mémoire de M. Benoit Hardy-Chartrand, associé de recherche principal, Centre for International Governance Innovation. Il n’a pas pu accepter notre invitation à comparaître, mais il tenait à nous soumettre un mémoire. Nous nous réjouissons toujours de pouvoir obtenir des compléments d’information à ce sujet et nous espérons bien recevoir ce mémoire la semaine prochaine.
Nous allons maintenant poursuivre nos discussions à huis clos.
(La séance se poursuit à huis clos.)