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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule no 33 - Témoignages du 26 octobre 2017


OTTAWA, le jeudi 26 octobre 2017

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 10 h 40 afin d’étudier les relations étrangères et le commerce international en général.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, nous sommes prêts à commencer. Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international est maintenant en séance.

Le comité est autorisé à étudier les questions sur les relations étrangères et le commerce international en général. Conformément à son mandat, le comité a invité le prochain témoin à informer les membres du comité sur les forces géopolitiques et les joueurs clés en Asie, et leurs incidences sur les intérêts et les liens canadiens dans cette région. Ceci inclut toute question émanant des sous-régions de l’Asie du Sud, de l’Asie du Sud-Est, et de l’Asie orientale. Le comité s’intéresse également aux priorités sur le plan du commerce et de la politique étrangère de puissances régionales comme la Russie, la Chine et l’Inde.

Nous avons le plaisir d’accueillir Benoit Hardy-Chartrand, associé de recherche principal, Sécurité et politiques mondiales, Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale. Merci d’avoir accepté notre invitation et de vous être montré si souple. Vous étiez au programme à un moment donné, ensuite le programme a changé, et en raison du vote d’hier, nous avons dû reporter une fois de plus votre audience, jusqu’à aujourd’hui. Je crois que vous semblez comprendre le processus parlementaire et avez été très indulgent. Je vous en remercie, et maintenant nous sommes tout ouïe. Bienvenue à notre comité.

[Français]

Benoit Hardy-Chartrand, associé de recherche principal, Sécurité et politiques mondiales, Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale : Je vous remercie de l’invitation, madame la présidente. C’est un honneur d’être ici avec vous aujourd’hui.

L’Asie de l’Est est une région en transition. Avec la montée en puissance de la Chine, la politique étrangère de plus en plus proactive du Japon, l’incertitude face au rôle des États-Unis et la menace maintenant immédiate et réelle posée par la Corée du Nord, les paramètres et les postulats que l’on utilisait il y a 5 ou 10 ans pour comprendre et analyser la région ne sont plus valides. La dernière année a été particulièrement mouvementée et marque peut-être l’avènement d’une nouvelle ère dans le paysage géopolitique de l’Asie de l’Est.

L’élection de Donald Trump a provoqué une onde de choc dans la région, surtout chez les alliés traditionnels des États-Unis. Mes conversations depuis janvier dernier avec des représentants des gouvernements de la Corée du Sud et du Japon, qui sont tous les deux les plus importants alliés des États-Unis dans la région, ont confirmé toute l’incertitude et l’inquiétude qui règne au sein de l’administration de ces pays. Malgré les déclarations se voulant rassurantes de la part de l’administration Trump et les visites du secrétaire d’État Tillerson et du secrétaire à la Défense Mattis dans la région peu de temps après l’élection de Donald Trump, les craintes de Séoul et de Tokyo n’ont pas été effacées. Bien qu’il soit exagéré de parler de la fin ou d’une diminution de l’influence américaine dans la région, comme l’ont déclaré certains analystes, il ne fait aucun doute que l’on assiste, depuis janvier dernier, à un désengagement relatif des États-Unis dans la région, avec des conséquences profondes sur l’équilibre régional.

Avant tout, la politique américaine quant à l’Asie de l’Est représente une occasion inespérée pour la Chine d’accroître son influence dans la région et au-delà. L’approche de Washington fait également en sorte que Beijing peut continuer à agir en amont et de façon musclée avec relativement peu d’opposition, comme c’est le cas, par exemple, en mer de Chine méridionale. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping en Chine en 2013, la Chine a adopté une politique étrangère plus musclée constituant une nette coupure avec l’approche conservatrice qui dominait jusqu’alors. Le 19e congrès du Parti communiste, qui s’est terminé avant-hier, a confirmé que la tendance que l’on observe depuis 2012 n’est pas près de changer. Le discours que le président Xi Jinping a prononcé au congrès il y a maintenant une semaine a clairement fait état de la vision que le leader a de son pays et de l’orientation qu’il entend prendre. Qualifiant à répétition son pays de « grande puissance », ce qui en soi est relativement nouveau dans le discours officiel chinois, Xi Jinping a expliqué que son pays entre maintenant dans une nouvelle ère, une ère dans laquelle les intérêts de son pays dépassent largement les limites de la région.

Les ambitions de la Chine, pour la première fois de son histoire, sont maintenant internationales. La consolidation de son pouvoir au sommet de la hiérarchie politique chinoise et l’inscription de son nom cette semaine dans la Constitution, la charte du Parti communiste chinois, confirme ce que nous soupçonnions depuis déjà un certain temps, c’est-à-dire que Xi Jinping est le leader le plus puissant en Chine depuis Deng Xiaoping et probablement depuis Mao Zedong. Cela veut dire que l’orientation de la politique étrangère chinoise ne changera pas durant les cinq prochaines années, au minimum. Bien qu’il soit normal qu’un pays de la taille de la Chine occupe une place importante sur l’échiquier mondial, Beijing a démontré, par ces actions, notamment en mer de Chine méridionale, qu’elle n’hésitera pas à agir au détriment de ses voisins si elle considère qu’il est dans ses intérêts de le faire. Nous devons nous préparer à une période de tensions grandissantes entre la Chine et les États-Unis, d’une part, et la Chine et ses voisins, d’autre part.

Outre le 19e congrès du Parti communiste chinois, un autre événement qui s’est produit la semaine dernière aura des conséquences sur le paysage géopolitique de la région. Au Japon, le premier ministre Shinzo Abe a gagné son pari électoral en déclenchant des élections anticipées. Profitant d’une opposition désorganisée, sa coalition a remporté les élections par une large majorité et a ainsi conservé les deux tiers des sièges à la Diète. Depuis son élection en 2012, Abe adopte des politiques étrangères et de défenses plus proactives que ces prédécesseurs, citant entre autres les avancées de la Corée du Nord dans ses programmes nucléaires et de missiles ainsi que la montée en puissance de la Chine. Il a graduellement réduit les contraintes imposées aux forces d’autodéfense japonaises qui peuvent maintenant mener des opérations à l’extérieur du territoire Japonais dans certaines circonstances, et il espère également réviser la Constitution pacifiste du Japon d’ici 2020. Malgré l’opposition populaire à la révision de la Constitution, le premier ministre japonais aura la voie libre au cours des prochaines années pour poursuivre la modernisation militaire du pays et le long processus de normalisation des politiques étrangères et de défense du pays. En raison des craintes de Tokyo concernant la fiabilité de l’engagement américain envers la défense du Japon, le processus pourrait même s’accélérer. Cela continuera à provoquer des frictions avec la Chine et la Corée du Sud qui ont toutes deux été victime des actions de l’armée impériale japonaise avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour terminer, je ne pourrais parler des dynamiques géopolitiques dans la région sans parler brièvement de la Corée du Nord. La péninsule coréenne a connu, au cours des derniers mois, comme vous le savez tous, les moments les plus tendus depuis la fin de la guerre de Corée en 1953. On me demande régulièrement comment sortir de la crise et comment retourner à la table de négociation, et comment convaincre Kim Jong-un d’abandonner la voie qu’il a décidé de suivre. Le problème est que Kim Jong-un n’a jamais été aussi près d’atteindre son objectif ultime qui est de posséder la capacité de frapper les États-Unis avec un missile balistique intercontinental doté d’une ogive nucléaire miniaturisée. Donc, que ce soit par des sanctions ou par la promesse de sommes massives d’argent en cas de dénucléarisation, rien n’empêchera le régime de parvenir à son but.

Le président sud-coréen, Moon Jae-In, qui a été élu en mai dernier, est arrivé au pouvoir en promettant de rétablir le dialogue avec le Nord et a fait de nombreuses propositions à Pyongyang, mais Kim Jong-un a ignoré toutes les offres de Séoul, ce qui illustre de façon probante le désintérêt total du régime nord-coréen à l’égard de la diplomatie. Il est temps pour la communauté internationale, y compris le Canada, d’accepter la réalité d’une Corée du Nord nucléaire et de se concentrer davantage sur la non-prolifération et la dissuasion militaire que sur la dénucléarisation. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faut reconnaître la Corée du Nord comme étant un État nucléaire, ce qui ébranlerait de façon durable le régime de non-prolifération. Nous devons continuer à appeler officiellement à la dénucléarisation, mais au lieu de viser un objectif difficilement réalisable, nous devons privilégier la surveillance militaire, le partage de renseignements, la dissuasion militaire et le renforcement des capacités des pays et des agences internationales à bloquer toute tentative de prolifération venant de la Corée du Nord.

[Traduction]

La présidente : Merci. Vous avez suscité beaucoup de questions.

Le sénateur Downe : Merci de votre exposé, qui était des plus intéressants. Étant donné qu’il y a une longue liste de personnes qui souhaitent poser une question, je me limiterai à une seule question.

Je me pose des questions sur votre association, le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale. J’ai vérifié vos donateurs avant la réunion pour voir qui vous finançait. Parlez-moi de votre indépendance par rapport à vos donateurs. Par exemple, l’ambassade du Japon figure parmi vos donateurs. Entretenez-vous des liens avec cette ambassade et êtes-vous au courant des enjeux qui la préoccupent? Suggère-t-elle à votre association la marche à suivre à certains égards?

En tant qu’associé de recherche principal, vous ne le savez peut-être pas. Dans ce cas, je pourrai poser la question au président la prochaine fois que nous le verrons.

M. Hardy-Chartrand : Rohinton Medhora, notre président, serait sûrement très à même de répondre à cette question. En revanche, ce que je peux vous dire, d’après mon expérience au CIGI et de par mes liens avec l’ambassade du Japon — liens qui se sont limités à un projet précis, à savoir un colloque que nous avons coorganisé à Toronto l’an dernier et qui était en partie financé par l’ambassade du Japon, à Ottawa —, c’est qu’il n’y a jamais eu de demande particulière ni aucune suggestion quant à la position que nous devrions prendre dans nos rapports ou quant aux résultats des projets que nous entreprenons.

L’ambassade a effectivement financé ce projet, mais à part ce soutien financier, il n’y a aucune ingérence directe. Nous lui avons remis le rapport. Le rapport, une fois remis, était final, et l’ambassade n’était pas en mesure de faire des suggestions à son égard.

À part cela, dans le cadre de mon travail, je rencontre souvent d’autres intervenants, notamment, comme je l’ai indiqué, des représentants des gouvernements coréen et japonais. Mais, encore une fois, il s’agit, pour la plupart, de consultations qui permettent à mes collègues et à moi, de mieux comprendre leurs visions ainsi que leurs politiques étrangère et de défense.

En ce qui concerne les autres donateurs du CIGI, et par rapport au travail que je fais depuis trois ans et demi, par le biais de publications diverses, d’apparitions dans les médias et autres tribunes, il n’y a jamais eu d’ingérence de quelque façon que ce soit, ni même d’interférence de la part de supérieurs, en fait. Mon opinion reste la mienne, et j’ai toujours été très libre au CIGI et au sein de notre groupe de réflexion, comme mes collègues, de publier nos opinions, même si elles pouvaient aller à l’encontre de celles de nos supérieurs. Nous sommes très libres dans ce domaine.

Le sénateur Ngo : Je vous remercie pour votre exposé. Dans votre exposé, vous avez dit que la politique de la Chine à l’égard du monde et de l’Asie du Sud-Est ne changera probablement pas au cours des trois prochaines années sous le régime de Xi Jinping. Vous avez aussi mentionné la sécurité dans la mer de Chine méridionale.

La Chine continue d’affirmer sa souveraineté sur la mer de Chine méridionale. Elle construit des immeubles à des fins militaires, des îles artificielles, des îles militaires, et cetera. Selon les conventions des Nations Unies, ces îles artificielles n’ouvrent droit à aucune revendication.

J’ai deux questions. Comment pensez-vous que la Chine espère résoudre ce différend au moyen de négociations bilatérales, alors qu’elle refuse de se soumettre au droit international?

Deuxièmement, pensez-vous que la Chine a pris des mesures concrètes pour apaiser les tensions dans la mer de Chine méridionale?

M. Hardy-Chartrand : Je vous remercie pour votre question, monsieur le sénateur. Pour répondre à votre question quant à savoir si la Chine espère résoudre la situation dans la mer de Chine méridionale, nous avons certainement constaté que, depuis la décision de la Cour permanente d’arbitrage rendue le 12 juillet de l’an dernier, la Chine a adopté une approche quelque peu différente en mer de Chine méridionale. Elle préconise, en fait, depuis longtemps, des négociations bilatérales, comme vous l’avez dit. Elle s’est toujours méfiée d’une approche multilatérale en mer de Chine méridionale simplement parce que la Chine sait que sa position serait affaiblie si elle devait la défendre devant plusieurs autres pays de la région.

En fait, depuis la décision rendue l’an dernier, nous avons vu que la Chine s’en est plutôt bien sortie à cet égard. Prenons l’exemple des Philippines. Les Philippines sont le pays qui a soumis ce cas à la Cour permanente d’arbitrage en 2012. La cour a tranché en faveur des Philippines, sans aucune réserve. Le président Duterte des Philippines aurait pu facilement utiliser cette décision pour essayer de promouvoir les intérêts des Philippines dans la mer de Chine méridionale. Ce n’est pourtant pas ce qui s’est produit.

Immédiatement après la décision de la Cour permanente d’arbitrage, on a été témoin d’un rapprochement entre la Chine et les Philippines. Les présidents Xi Jinping et Duterte se sont rencontrés à plusieurs reprises. Ces rencontres ont mené à des promesses d’investissements chinois aux Philippines, entre autres choses, et à un certain assouplissement de l’approche chinoise à l’égard des eaux territoriales autour des Philippines. Par exemple, la Chine a finalement autorisé, après quelques années, les pêcheurs philippins à accéder à leurs zones de pêche traditionnelles, chose qu’elle n’avait pas faite avant la décision de 2012.

Jusqu’à maintenant, on peut dire que l’approche chinoise a fonctionné; c’est la même chose dans le cas de la construction d’îles et de la militarisation de ces îles. Nous savons que, malgré les déclarations précédentes de la Chine au sujet de la non-militarisation de ces îles, la Chine les a militarisées et a installé plusieurs actifs sur bon nombre d’entre elles. Tout cela s’est fait sans trop d’opposition, mis à part des déclarations des États-Unis, du Japon et d’autres intervenants. C’est pourquoi je conclus que, de façon générale, nous pouvons voir que, un an et quelques mois après cette décision très défavorable pour la Chine, il n’y a pas eu de répercussion très négative sur la Chine.

Je crois que vous m’avez posé une question sur les mesures concrètes que la Chine a prises à l’égard de… Je suis désolé, pouvez-vous répéter votre question?

Le sénateur Ngo : Des mesures concrètes pour apaiser les tensions dans la mer de Chine méridionale. En effet, la revendication chinoise s’oppose aux revendications du Vietnam, de l’Indonésie, du Brunei, de la Malaisie, et cetera. D’autres pays, mis à part les Philippines, sont également touchés, même si la Chine affirme ne pas reconnaître les décisions de la Cour permanente d’arbitrage.

M. Hardy-Chartrand : Vous avez raison, absolument. Au cours de la dernière année, ils ont commencé à parler de la création d’un cadre en vue d’un code de conduite en mer de Chine méridionale. Je crois que c’était une façon pour la Chine d’apaiser les craintes des autres États revendicateurs en mer de Chine méridionale.

Ce code de conduite n’a rien de nouveau. Les gens en parlent depuis plus de 10 ans, maintenant. Ceci imposerait des règles contraignantes dans la mer de Chine méridionale en ce qui concerne le nombre de demandeurs différents qui agiraient lors de rencontres en mer, entre autres choses. C’est là une des mesures concrètes que la Chine a prises dans la mer de Chine méridionale afin non seulement d’apaiser les craintes, mais aussi d’afficher une approche quelque peu différente dans la région. C’est pour eux une façon de faire.

Une autre mesure relativement concrète, c’est qu’il semble que depuis que la décision a été rendue l’année dernière, ils n’ont pas tant insisté sur ce qu’on appelle la ligne à neuf pointillés. C’est sur cette ligne que la Chine fonde sa revendication dans la mer de Chine méridionale. Nous avons entendu récemment que les Chinois, dans diverses rencontres avec leurs homologues américains, n’avaient pas fait mention de cette ligne très controversée parce qu’ils savent que celle-ci suscite beaucoup trop de contestations de la part des autres parties. Ainsi, ils ont amorcé une nouvelle approche en parlant des quatre séries d’îles, les « quatre sha », comme ils les appellent eux-mêmes, dans l’espoir qu’en parlant de leurs droits en mer sans faire de référence explicite à la ligne à neuf pointillés leur sera favorable, et suscitera, peut-être, moins d’opposition.

La vérité, cependant, c’est qu’absolument rien ne permet de penser que les revendications territoriales maritimes de la Chine dans la mer de Chine méridionale aient changé depuis que cette décision a été rendue.

Le sénateur Ngo : Vous avez parlé du code de conduite. Est-ce que cela vaudrait l’effort? Nous savons que ce code de conduite n’a rien de contraignant.

M. Hardy-Chartrand : Ils ont fait, jusqu’à maintenant, une déclaration au sujet du code de conduite, qui n’est en réalité qu’un énoncé d’intention. En théorie, si toutes les parties venaient à s’entendre sur ce code de conduite, cela entraînerait l’adoption de règles contraignantes dans la mer de Chine méridionale. Ce serait un accord international. Cependant, ce que nous savons, c’est que jusqu’à maintenant, les délibérations, les pourparlers entre les parties qui devraient en principe aboutir à ce code de conduite, n’ont encore rien donné. Les Chinois, en réalité, ne semblent pas bien intéressés à ce que ce code de conduite voit le jour.

Le sénateur Ngo : Si tel est le cas, que peut faire le Canada pour appuyer la région et tous ses alliés en Asie du Sud-Est?

M. Hardy-Chartrand : Eh bien, je pense, sénateur, que le Canada ne peut malheureusement pas grand-chose à cet égard, à part peut-être contribuer au renforcement de la capacité de certains des États revendicateurs, notamment le Vietnam et les Philippines, et aussi contribuer à la formation des gardes côtiers de certains États revendicateurs dans la région. Peut-être cela pourrait-il aider ces pays à défendre leurs droits dans la mer de Chine méridionale.

À part cela, le Canada a été, je crois, dans les années 1990, l’instigateur de ce qu’on a appelé les dialogues de la mer de Chine méridionale qui, je crois, étaient menés en partie par la Fondation Asie Pacifique du Canada. Ces dialogues réunissaient plusieurs pays revendicateurs de la région, et ces volets II et 1 ½ des dialogues, si on peut dire, ont largement favorisé le dialogue entre ces pays. Je pense que ce pourrait être pour le Canada une autre façon, potentiellement, d’avoir une incidence positive sur la situation en mer de Chine méridionale.

[Français]

Le sénateur Gold : Je vous souhaite la bienvenue. Si j’ai bien compris votre témoignage, le monde doit composer avec la Corée du Nord comme étant un État nucléaire. Pour encadrer la prolifération et contrer l’utilisation des armes nucléaires, soit contre son voisin ou contre les États-Unis, il faut procéder de façon diplomatique ou autre.

Pouvez-vous commenter le degré de « rationalité » du régime de la Corée du Nord? Cet État répond à quoi? Est-ce aux sanctions, aux moyens de persuasion, au huis clos? On ne doit pas se leurrer, le Canada n’a pas un grand rôle à jouer dans ce conflit. Quels moyens pourraient être mis en place pour faire en sorte que ce pays nucléaire reste tranquille?

M. Hardy-Chartrand : La rationalité du régime de Kim Jong-un est une question qui se pose souvent dans différents milieux. Lorsqu’on regarde les actions du régime de Kim Jong-un de l’extérieur, il est parfois tentant de qualifier ce régime d’irrationnel. Cependant, je crois que ce serait faire fausse route, parce que si on regarde froidement la situation, le régime nord-coréen jusqu’à maintenant a dû assumer relativement peu les conséquences de ses actions. Si on remonte au prédécesseur de l’actuel leader Kim Jong-un, lorsque le fondateur du pays, Kim Il-sung, est mort en 1994 et que son fils Kim Jong-il, le père de l’actuel dirigeant, a pris la relève, plusieurs observateurs s’attendaient, en 1994, à ce que la Corée du Nord ne survive pas plus que quelques années. Au milieu des années 1990, il y a eu une grande famine et il était de bon ton, à l’époque, de croire que la Corée du Nord allait s’effondrer.

La Corée du Nord a défié tous les pronostics, et ce, malgré les pressions de la communauté internationale et les sanctions. Aujourd’hui, selon toutes les indications, et d’après ce que j’ai observé lors de mes voyages en Corée du Nord, ce pays va relativement bien — et je dis bien « relativement ». Selon certaines estimations, son économie, depuis les dernières années, va beaucoup mieux. On parle d’un taux de croissance d’environ 2 p. 100. Évidemment, il est très difficile d’estimer de façon précise les statistiques puisque le gouvernement n’en publie aucune. Cependant, en avançant très rapidement dans la voie du nucléaire, le régime de Kim Jong-un le fait, de façon générale, sans réelle conséquence sur la stabilité interne du régime ou la stabilité du pays en général.

Vous avez parlé, sénateur, des sanctions contre la Corée du Nord. Les sanctions, surtout les dernières qui ont été imposées en 2017, vont beaucoup plus loin que celles qui avaient été imposées précédemment. Pendant plusieurs années, on avait l’impression que la Corée du Nord était l’État le plus sanctionné au monde — ce qui n’est tout simplement pas le cas. Jusqu’à cette année, la Corée du Nord faisait l’objet de beaucoup moins de sanctions que des pays comme l’Iran, par exemple, et même le Zimbabwe.

L’autre problème est que la Corée du Nord a toujours réussi à contourner ces sanctions de façon très efficace. Nous comprenons aujourd’hui beaucoup mieux les réseaux internationaux, les réseaux illicites qui servent à la Corée du Nord, qui lui permettent d’acquérir des revenus et de développer davantage ses programmes nucléaires et de missiles. Cependant, au cours des derniers mois, depuis les dernières sanctions, la Chine semble plus que jamais exaspérée et plusieurs indications montrent qu’elle applique les sanctions de façon beaucoup plus rigoureuse que par le passé. Il semble maintenant que la Corée du Nord commencerait à avoir certains problèmes économiques liés à l’application de ces sanctions.

Donc, de façon générale, pour répondre à votre question, le régime de Kim Jong-un, à mon avis, est rationnel. Pour avancer et tenter de faire changer la position du régime, même si l’option diplomatique en fin de compte sera toujours la meilleure option, à l’heure actuelle, compte tenu du refus évident de la Corée du Nord à s’engager dans la voie diplomatique, on doit continuer à renforcer les sanctions et surtout s’assurer d’obtenir la coopération de la Chine. Il faut surtout comprendre que les effets des sanctions ne seront pas immédiats. Le fait que la Corée du Nord ne réagisse pas ou ne change pas son approche fait dire aux gens que les sanctions ne mènent à rien. Comme je le mentionnais, il est important d’être patient. C’est un régime qui est extrêmement résilient, mais il semblerait que les sanctions commencent à avoir un effet. Il faut donc être patient à cet égard.

[Traduction]

Le sénateur Marwah : Je vous remercie, monsieur Hardy-Chartrand. Vos commentaires ont été des plus instructifs.

Vous avez parlé de la passivité et de la Constitution du Japon. De fait, c’est bien vrai, mais depuis quelques années, la situation a quelque peu changé. Trois éléments d’importance ont changé : le président Trump et les États-Unis s’inquiètent beaucoup de savoir si le Japon continuera d’appuyer ses alliés traditionnels; la Corée du Nord et ses capacités nucléaires, qui vont grandissantes; et le président Xi Jinping de la Chine qui, vous l’avez dit vous-même, est désormais un joueur dont il faudra tenir compte sur la scène mondiale.

Avec tout cela, pensez-vous que le Japon changera de position? S’il décide de se départir de sa Constitution pacifiste et commence à s’armer, quelles pourraient être les incidences pour la région? Seraient-elles minimes ou graves?

M. Hardy-Chartrand : Lorsque nous parlons d’une possible révision de la Constitution japonaise, nous faisons précisément allusion à l’article 9, puisque c’est cet article qui empêche le Japon de s’armer. Le Parti libéral démocrate, qui est le parti de M. Shinzo Abe, a déclaré vouloir réviser la Constitution. Malgré tout, je crois que nous en sommes encore bien loin.

En théorie, le parti a tout ce qu’il faut pour réviser la Constitution, puisqu’il détient une majorité des deux tiers dans les deux Chambres de la Diète nationale. Par contre, de façon générale, je pense que beaucoup de personnes s’opposent encore à un changement de Constitution au Japon. De plus, le Komeito, qui est le partenaire de coalition du parti du premier ministre Shinzo Abe, n’a pas vraiment envie de changer la Constitution, ce qui représente un problème considérable pour Shinzo Abe.

Par contre, le changement de la Constitution est plus symbolique qu’autre chose. Lorsque nous examinons l’évolution du Japon, il est important de voir qu’elle ne date pas d’hier. Certes, le premier ministre Shinzo Abe a été plus proactif que ses prédécesseurs. D’ailleurs, l’un de ses principaux slogans en matière de politique étrangère était une présumée contribution proactive à la paix. Somme toute, il est tout de même plus question d’une évolution que d’une révolution.

L’assouplissement progressif des contraintes imposées aux Forces d’autodéfense n’a rien de nouveau. Cela a commencé avant même que Shinzo Abe entre en poste.

Comme je l’ai dit dans mes remarques liminaires, la situation actuelle en Asie du Sud-Est — et comme vous l’avez dit, sénateur, l’élection de Donald Trump aux États-Unis, le désengagement relatif des États-Unis dans la région, l’adoption d’une politique étrangère proactive et plus musclée en Chine et la menace grandissante que représente la Corée du Nord — fait en sorte qu’il soit tout à fait possible, et fort probable que le processus d’assouplissement des contraintes continue et que les Japonais deviennent plus proactifs et plus engagés. Le tout ne fera que s’accélérer.

Dans les derniers mois, il y a eu certains signes à cet effet, et ce, même avant l’élection. Nous avons remarqué, par exemple, que les Japonais étaient plus présents en mer de Chine méridionale. Même si le Japon ne se trouve pas directement en mer de Chine méridionale, le pays a tout intérêt à maintenir la liberté de navigation dans cette mer puisque environ 90 p. 100 de ses importations de pétrole passent par celle-ci. C’est pourquoi le Japon a envoyé leIzumo, son plus grand navire de guerre, en mer de Chine méridionale pour une tournée ainsi que pour y réaliser des exercices dans la région, notamment avec l’Inde.

Il s’agit d’une tendance qui devrait s’accélérer. Comme vous l’avez mentionné, monsieur le sénateur, cette présence accrue pourrait accroître les frictions avec la Chine. De plus, cette décision pourrait également causer de la friction avec la Corée du Sud. Nous savons que la Corée du Sud et le Japon entretiennent une relation assez tendue, et ce, pour deux raisons principales. D’abord, il y a le différend territorial qui les oppose dans la mer du Japon. Ensuite, il y a également des disputes historiques, notamment celles entourant les femmes de réconfort. Malgré tout, je pense que la relation actuelle entre le Japon et la Corée du Sud est relativement bonne.

Depuis l’élection de Moon Jae-in, la Corée du Sud s’est montrée très préoccupée par la politique chinoise concernant le système de défense antimissile américain déployé en Corée du Sud, le système THAAD. En guise de représailles, les Chinois ont adopté différentes mesures, notamment de restreindre leur commerce avec la Corée du Sud et de réduire le nombre de voyages en groupes vers ce pays, voire les interdire complètement.

Malgré le fait qu’une approche plus proactive du Japon pourrait entraîner des frictions avec la Corée du Sud, je pense que, en réalité, le contexte actuel ne s’y prête pas. Je pense que le président sud-coréen Moon Jae-in le comprend bien. C’est pourquoi il n’a pas adopté de mesures contre le Japon, par exemple sur la question des femmes de réconfort. Il veut maintenir la stabilité de la relation.

Il est plus probable qu’il y ait des frictions entre le Japon et la Chine en raison de la politique étrangère de Shinzo Abe.

Le sénateur Oh : Merci, monsieur Hardy-Chartrand. Je veux vous parler de deux nouvelles récentes. Il serait intéressant que vous puissiez faire le lien entre les deux.

D’une part, les États-Unis ont convenu de vendre un système électromagnétique de lancement d’aéronef à l’Inde. D’autre part, les forces aériennes indiennes veulent se retirer d’un programme d’avion de chasse de cinquième génération mené par la Russie. Qu’en pensez-vous? Quelle est la politique étrangère de l’Inde sous la direction du premier ministre Modi? S’agit-il encore d’une politique de non-alignement ou, comme on dit, d’une politique qui ne relève ni de la neutralité passive ou de l’isolationnisme?

À la suite de la partition et de l’indépendance de l’Inde en 1947, le rôle de l’Inde en tant que gardien de la sécurité en Asie s’est éclipsé. Aujourd’hui, le vice-président du Congrès, Rahul Gandhi, affirme que la hausse du chômage en Inde est un désastre causé par Modi et que plus personne ne fait confiance à son gouvernement.

Partagez-vous l’opinion de Rahul Gandhi?

M. Hardy-Chartrand : Premièrement, monsieur le sénateur, je crois que les États-Unis perçoivent l’Inde comme un important rempart contre la Chine dans la région. Toutefois, je ne suis pas un expert en politique interne et politique étrangère de l’Inde. Si vous me le permettez, je préférerais donc ne pas répondre à cette question.

La présidente : Voilà une réponse franche. Merci beaucoup.

La sénatrice Bovey : En fait, je vais passer mon tour. Mon collègue a posé la question que j’allais vous poser et vous lui avez donné une réponse très complète. Merci beaucoup.

Le sénateur Woo : Bienvenue, monsieur Hardy-Chartrand. Je suis heureux de vous revoir, surtout dans le présent contexte.

Je vais vous poser une question légèrement différente. Elle a trait à la capacité des universitaires et des chercheurs canadiens d’étudier et d’analyser en profondeur les enjeux géopolitiques et économiques de la région de l’Asie-Pacifique. Nous sommes très chanceux de vous compter parmi la nouvelle génération d’universitaires dans le domaine de la sécurité de la région de l’Asie-Pacifique.

Il y a quelques semaines, nous avons reçu des chercheurs chevronnés pour parler de la grande nécessité de cultiver la prochaine génération d’experts au Canada.

J’ai toujours pensé que nous n’en faisions pas assez et que nous n’avons pas la masse critique dont nous avons besoin. Vous êtes en plein cœur de ce travail maintenant et vous travaillez avec des chercheurs qui sont plus âgés et plus jeunes.

Pouvez-vous nous dresser un bilan de l’état de la recherche sur l’Asie-Pacifique, l’état de nos instituts de recherche et de nos universités qui travaillent dans ce domaine et nous dire comment nous nous comparons aux autres pays comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et peut-être même les pays européens?

M. Hardy-Chartrand : Merci beaucoup, sénateur Woo. Je suis très heureux de vous voir également.

Vous avez tout à fait raison de dire qu’on n’en fait pas autant qu’on devrait. C’est ce que je pense depuis que je travaille dans ce domaine — à savoir depuis près de 10 ans maintenant. Au Canada — sauf peut-être dans l’Ouest —, on pense toujours que l’Asie, dans son ensemble généralement, n’est pas suffisamment sur nos écrans radars.

En fait, la Fondation Asie Pacifique du Canada a fait de l’excellent travail à cet égard. Mais pour ce qui est d’aider à bâtir la nouvelle génération de chercheurs au Canada, nous avons beaucoup de pain sur la planche.

Lorsque je vais aux États-Unis et que je rencontre mes homologues — et vous avez également cité l’Australie —, je vois qu’on y met bien plus l’accent sur l’Asie. On y voit beaucoup plus de programmes d’études asiatiques.

Si vous me permettez de parler de mon expérience personnelle, j’enseigne la géopolitique asiatique à l’Université de Montréal. Si on prend l’exemple de Montréal — ou de cette université, en particulier —, nous y retrouvons des programmes d’études asiatiques, mais qui sont de taille relativement petite. Souvent, les étudiants doivent plutôt aller dans d’autres universités ou dans l’Ouest canadien.

C’est une question très importante. Compte tenu de ce que l’avenir nous réserve, de la présence accrue de la Chine et de l’importance sur le plan économique que prend l’Asie, comme nous le savons tous, nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de maintenir le cap actuel. Il nous incombe à nous tous, ici, de veiller à ce qu’on finance davantage les programmes d’études asiatiques, et peut-être qu’on mette davantage l’accent sur les programmes d’échanges avec l’Asie, notamment.

Une fois de plus, pour vous parler de mon expérience, ce qui m’a amené là où je suis aujourd’hui, c’est un programme d’échanges décisif auquel j’ai participé en 2007, à l’Université Yangtze, en Corée du Sud. Dans mon cas, je voulais participer à un programme d’échange avec l’Asie, mais il n’en existait que très peu, alors qu’il y avait beaucoup de programmes semblables aux États-Unis et en Europe.

Il s’agit là d’une mesure relativement facile à prendre pour nous — veiller à ce que les doyens de nos différentes universités canadiennes mettent l’accent sur les partenariats avec des universités asiatiques. J’ai eu du mal à m’y rendre. Il n’existait pas beaucoup d’options. C’est la première étape si on veut cultiver cet intérêt et bâtir la prochaine génération de chercheurs, car c’est ce qui m’a placé sur la voie où je me trouve aujourd’hui.

S’il existait un plus grand nombre d’échanges de la sorte, nous serions sans aucun doute mieux à même de bâtir la prochaine génération de chercheurs experts sur l’Asie. Encore une fois, étant donné l’énorme croissance de la Chine et des autres pays de la région, nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de poursuivre dans cette voie, sénateur.

La présidente : Lors de notre étude sur l’Asie-Pacifique, le comité a examiné la façon d’en faire une priorité pour l’ensemble du Canada. Nous savions que l’Ouest l’avait compris, et bien évidemment la Colombie-Britannique encore plus, mais au fur et à mesure qu’on s’en allait vers l’est, l’appétit allait en diminuant ou les gens comprenaient moins bien l’Asie, et cela avait des conséquences au niveau commercial, politique et universitaire.

Vous dites que les universités devraient plus s’y intéresser, et s’y engager, mais les universités sont souvent motivées par les besoins de la communauté, les réponses aux structures politiques et les fonds qui les accompagnent. Comment pouvons-nous faire que les universités soient en mesure de réunir cette force collective pour faire que les Canadiens comprennent que ce n’est pas que l’Ouest qui devrait s’en préoccuper, que c’est dans l’intérêt de tout le Canada? C’est là que je verrais l’intérêt. On dit que le commerce pouvait y parvenir, c’est entendu, mais comment pouvons-nous amener les universités à le faire?

M. Hardy-Chartrand : Je pense que nous sommes victimes de notre géographie. Dans l’Est canadien, nous avons tout simplement moins de liens avec l’Asie que n’en ont nos homologues de l’Ouest. Ce sera toujours un problème.

Il y a bien eu une mesure positive de prise en ce qui concerne les liens. Montréal, par exemple, aura bientôt, si ce n’est déjà fait, ses premiers vols directs à destination de l’Asie. C’est un pas dans la bonne direction.

À part cela, pour que les universités s’intéressent plus ou soient plus motivées à avoir de plus nombreux partenariats avec les universités asiatiques, ce sera à elles-mêmes de comprendre l’importance de cette démarche.

Une fois qu’on offre au moins la possibilité aux étudiants, il est plus probable que ceux-ci s’y intéresseront et saisiront cette occasion. Parce que, je le répète, je suis sûr de ne pas être le seul étudiant à ne pas avoir eu un vaste éventail de choix. Je suis convaincu que dans certains cas, des étudiants préféreraient aller en Asie, mais finissent parfois par se retrouver dans une autre région; ainsi nous perdons des occasions de créer des experts de l’Asie.

Je le répète, c’est aux universités qu’il revient de choisir cette orientation. Ce serait un premier pas dans la bonne direction, madame la présidente.

La présidente : Je vous remercie. Nous avons discuté du fait qu’il y a plus d’étudiants qui viennent étudier ici, et certains d’entre eux en raison de la réaction de certains pays que nous avons visités, mais je pense que le défi, maintenant, serait d’envoyer nos étudiants ailleurs. Pardonnez mon intervention.

Le sénateur Woo : Je tiens à féliciter M. Hardy-Chartrand pour ce qu’il fait et l’encourager à continuer de le faire et de travailler avec ses étudiants et d’autres pour continuer de renforcer la capacité du pays. Parce qu’en fin de compte, si nous n’avons pas les intelligences, les personnes et les institutions qui peuvent comprendre et expliquer aux Canadiens ce qui se passe, l’on ne réagit pas comme on le devrait.

La sénatrice Eaton : Le comité est allé à Singapour quand il se penchait sur les pays de l’ANASE. Je me demande si le Canada était véritablement engagé dans le PTP et les pays de l’ANASE — parfois les universitaires suivent les entreprises, et je pense que plus les entreprises exigent que nous comprenions la Chine et le Japon, l’Inde, la Corée et le Vietnam, plus il y aura de bourses et de séminaires qui suivront. Ce n’est qu’un commentaire.

Pour revenir sur la question du sénateur Marwah au sujet du Japon, même s’ils ne prennent pas les armes, pensez-vous qu’ils ont des ambitions mondiales? Si on regarde ce que la Chine a investi en Afrique, par exemple, et ce qu’elle investit maintenant au Pakistan, est-ce que le Japon en fait autant? Est-ce que le Japon essaie d’élargir son influence à l’échelle mondiale pour faire contrepoids à celle de la Chine?

M. Hardy-Chartrand : Oui, mais dans une moindre mesure que la Chine à l’heure actuelle. Le Japon reste l’un des premiers fournisseurs d’aide au développement officiel dans le monde, mais sa portée géographique est plus limitée que celle de la Chine. La Chine a investi…

La sénatrice Eaton : N’est-ce pas une question d’état mental, cependant, avec les Japonais? Ils ont toujours été plus fermés sur le plan social.

M. Hardy-Chartrand : Ce pourrait être en partie en raison de ceci. Jusqu’en 1853, le Japon était un pays tout à fait fermé jusqu’à ce que le commodore Perry le force à s’ouvrir. La Chine aussi, cependant, était très fermée jusqu’à tout récemment. Elle était une importante puissance dans la région jusqu’au milieu du XIXe siècle. Ce pourrait donc être en partie à cause de cela, mais aussi du fait que, traditionnellement, le Japon s’est principalement concentré sur sa propre région, y compris l’Asie du Sud-Est.

C’est dans cette région, l’Asie du Sud-Est, qu’on voit plus qu’ailleurs ce genre de compétition.

La sénatrice Eaton : Dans quels pays?

M. Hardy-Chartrand : L’Asie du Sud-Est a été…

La sénatrice Eaton : Y a-t-il des pays qui, en fait, s’affrontent?

M. Hardy-Chartrand : Absolument. Le Japon entretient de très solides relations avec, entre autres, les Philippines. Le Japon a aussi fourni de l’équipement et de l’aide, y compris des navires de la Garde côtière, à des pays comme les Philippines et le Vietnam, lesquels sont mêlés à ce conflit territorial avec la Chine.

Ce genre d’aide et de renforcement de la capacité qu’offre le Japon à ces pays n’a, évidemment, pas été très bien accueilli par la Chine. Cependant, étant donné l’importance de l’enjeu pour le Japon en Asie du Sud-Est, et particulièrement en mer de Chine méridionale, il y maintiendra sa présence et continuera d’investir dans ces pays pour renforcer la coopération en matière de défense avec ces pays. Donc, de façon indirecte, comme vous le disiez, madame la sénatrice, c’est un affrontement avec la Chine.

La sénatrice Eaton : Quelle est sa relation avec, disons, l’Australie ou Singapour?

M. Hardy-Chartrand : Le Japon entretient avec l’Australie de solides liens sur le plan de la défense. Ils ont entrepris ensemble des exercices d’entraînement militaire conjoints. Aussi, l’année dernière, quand l’Australie cherchait à acheter de nouveaux sous-marins, le Japon a été aux premiers rangs des candidats offrant leurs services à l’Australie. En fin de compte, l’Australie a choisi une compagnie française, mais cela ne change rien au fait que les liens de coopération en matière de défense entre le Japon et l’Australie sont des plus solides, tout comme avec d’autres pays, comme Singapour.

La sénatrice Eaton : Je vous remercie.

Le sénateur Housakos : Merci. J’écoutais la question que vous posait le sénateur Woo quand il disait qu’il était bien possible que le Canada en fasse peut-être moins qu’il le pourrait. Évidemment, cette théorie a déjà été évoquée à maintes reprises et pas seulement dans cette région du monde. Je trouve toujours cela plutôt fascinant, en tant que Canadien, parce que je pense plus souvent qu’autrement que nous agissons exactement à la mesure de nos moyens dans le monde entier. La réalité, c’est que nous avons certaines limites.

J’ai entendu, bien sûr, votre réponse à cette question, et si je vous comprends bien, ce qu’il faut, c’est plus d’argent. Comme vous pouvez le constater, ces dernières années, le gouvernement fédéral a dû limiter ses dépenses en ce qui touche la diplomatie et nos services à l’étranger. Nous avons fermé des ambassades et divers services qu’elles offraient. Depuis deux ans, nous avons un nouveau gouvernement qui est endetté jusqu’aux yeux, mais il n’a pas nécessairement réglé le problème.

De quel moyen que nous n’avons pas exploité disposons-nous pour traiter avec cette région en particulier? En fin de compte, il nous faudrait avoir des moyens pour dépasser ses mesures sur le plan de l’influence. Quel moyen avons-nous, à part l’argent, puisqu’il est clair qu’il n’y en a pas, que nous n’avons pas exploité et qui a fait que nous n’agissions pas à notre pleine mesure? C’est ma question.

M. Hardy-Chartrand : D’accord. Merci, sénateur. Je pense que c’est en partie une question de priorité. Vous avez raison, l’argent est limité, de même que les ressources, qu’elles soient militaires, politiques, démocratiques ou économiques.

Compte tenu de l’importance du sujet dont nous traitons aujourd’hui, les universités sont des liens avec les régions. C’est en grande partie, je pense, une question d’établissement des priorités. Il doit y avoir un moyen pour nous, sans miner d’autres aspects de notre diplomatie, d’au moins comprendre qu’on pourrait en quelque sorte réaffecter des ressources pour exercer plus d’influence dans la région de l’Asie.

La présidente : J’ai une question portant sur la consolidation du pouvoir dans les mains de Xi Jinping et le fait qu’aucun successeur n’ait été nommé. Selon mes lectures, c’est un signal dont il faut tenir compte parce que ce genre de concentration du pouvoir n’a pas été observé depuis des décennies. Il a choisi une direction intéressante étant donné son parcours.

Est-ce que ce changement, cette consolidation vers l’intérieur de la Chine et le fait de dire qu’ils vont se concentrer sur l’activité des consommateurs à l’interne — si je puis m’exprimer ainsi —, signifie qu’ils ont la capacité de croître à l’intérieur du pays comme à l’extérieur? Qu’est-ce que cela change pour notre politique étrangère? Est-ce qu’on doit changer quelque chose?

M. Hardy-Chartrand : Merci, madame la présidente. Je crois que c’est vrai, mais si on observe ce qui s’est passé la semaine dernière au congrès, tout ce qu’on y voit depuis les dernières années est la concentration du pouvoir au sommet de la hiérarchie politique chinoise. Comme vous l’avez mentionné, Xi Jinping n’a jusqu’à maintenant pas nommé de successeur.

Il est très probable, comme il a maintenant enchâssé sa façon de penser dans la constitution du parti, que même après le 20e congrès dans cinq ans, Xi Jinping, même s’il n’est plus officiellement au pouvoir à ce moment-là, demeurera une personnalité dominante dans la politique chinoise, tout comme l’a été Deng Xiaoping après qu’il n’était plus au pouvoir officiellement.

Quant au Canada, nous devons tenir compte de ce fait. Nous devons comprendre que cette politique étrangère que nous observons de la part de la Chine va continuer à suivre ces tendances pendant au moins les cinq prochaines années et va probablement continuer après le 20e congrès.

Donc, si le Canada choisit de poursuivre la voie d’un accord de libre-échange avec la Chine, par exemple, cette tendance de la politique étrangère devra être considérée comme un facteur pour l’avenir rapproché.

La présidente : Est-ce que cela signifie que nous pouvons compter sur un comportement plus constant de la part de la Chine, ou le serait-il moins? Pas plus tard qu’hier, nous avons entendu un universitaire dire que c’était intéressant parce que nous voyons venir une consolidation, une stabilité économique et une influence de la part de la Chine.

Mais d’un autre côté, où s’en va la situation politique? Comme l’a dit un certain professionnel, cela signifie-t-il qu’il y aura des obstacles dont on doit être conscient? Ou est-ce qu’on remet cela à plus tard?

M. Hardy-Chartrand : Eh bien, je crois qu’il y aura en effet des obstacles parce que les ambitions chinoises sont extrêmement larges et importantes. Observez certaines des initiatives qui ont été proposées dans les quelques dernières années, la principale étant l’initiative « La Ceinture et la Route », qui est une initiative énorme couvrant 68 pays et entre 4 et 8 billions de dollars en investissements.

Il ne fait aucun doute qu’il y aura des obstacles pour les Chinois, y compris dans plusieurs pays dans lesquels ils investissent massivement, dont entre autres plusieurs régions du Pakistan. Ces régions sont très instables et beaucoup de ces investissements sont à haut risque.

Indirectement, cela a une incidence sur le Canada. Si nos entreprises veulent leur part du gâteau et veulent investir ou faire partie de l’initiative « La Ceinture et la Route », nous devons être au courant des risques associés avec plusieurs des projets directement reliés à cette initiative.

La présidente : Merci.

Le sénateur Ngo : La semaine dernière, deux experts universitaires ont parlé du fait que la Chine veut être une autorité réglementaire dans les organisations internationales. Ils ont également mentionné le fait qu’une certaine anxiété existe par rapport à l’influence de la Chine dans le domaine universitaire. Pourriez-vous nous en dire davantage concernant ce genre d’observation, si vous le pouvez?

M. Hardy-Chartrand : La deuxième partie de votre question porte sur le milieu universitaire?

Le sénateur Ngo : Oui. Le domaine universitaire.

M. Hardy-Chartrand : Oui. Concernant la première partie de votre question sur l’élaboration de règles, il ne fait aucun doute que la Chine est déçue et mécontente, jusqu’à un certain point, par les pouvoirs réglementaires des États-Unis ou de l’Occident. Même si, évidemment, la Chine a immensément bénéficié de l’élaboration de règles par l’Occident et de l’ordre international qui a été construit par l’Occident et les États-Unis, nous pouvons clairement observer les actions chinoises des dernières années et les déclarations de leaders chinois qui démontrent clairement que la Chine veut continuer de suivre ces règles et d’être perçue comme suivant ces règles, mais, de plus en plus, nous observons que la Chine veut faire tout ce qu’elle peut pour construire un nouvel ordre, tout spécialement un ordre asiatique, qui obéira aux règles chinoises plutôt qu’aux règles occidentales. La Chine veut une Asie commandée par les Asiatiques, et elle l’a dit de façon explicite, à une occasion. Le président Xi Jinping l’a dit dans les quelques dernières années. Donc, d’une certaine façon, je crois que c’est la direction dans laquelle se dirigent les Chinois.

Pour ce qui est du domaine universitaire, je crois qu’il faut revenir sur ce que nous disions précédemment par rapport aux liens académiques et aux programmes d’échange avec les Chinois. En Chine plus précisément, il faut se méfier d’un aspect en particulier, c’est-à-dire celui de la liberté universitaire. Je crois qu’il y a eu des tendances négatives dans les dernières années en Chine, sous le président Xi Jinping, concernant cette liberté universitaire. Il y a eu une augmentation de l’orthodoxie, et les universités chinoises ont vraiment poussé pour s’éloigner des idées occidentales, surtout les idées de démocratie et d’état de droit. Il y a eu plusieurs professeurs, dans plusieurs universités en Chine, qui ont dû subir les conséquences d’avoir critiqué l’orthodoxie chinoise, le communisme chinois ou le Parti communiste chinois. On observe une plus grande orthodoxie; on s’assure que les professeurs suivent les lignes directrices du Parti communiste chinois. Je crois que cela représente une tendance malheureuse qui ne va pas changer dans les prochaines années. Si le Canada veut augmenter ses liens avec les universités chinoises, nous devons absolument en être conscients. Il existe également la montée du « soft power » ou de la puissance douce par la Chine. La Chine a ouvert des centaines d’Instituts Confucius dans le monde entier, des instituts qui font partie de différentes universités, dans lesquelles on enseigne la langue et la culture chinoises. Ces instituts sont réputés manquer de liberté universitaire. Dans certaines universités, certains enseignants qui font partie de ces Instituts Confucius font l’objet de beaucoup de restrictions.

C’est le genre de choses dont il faut tenir compte si, par exemple, nous permettons à ces Instituts Confucius d’ouvrir plus d’antennes ici au Canada.

Le sénateur Oh : La question pour vous porte sur un accord de libre-échange avec la Chine. Je pense que, dans les deux derniers jours, l’Université de la Colombie-Britannique a publié un sondage qui affirme que 70 p. 100 des Canadiens demandent maintenant un accord de libre-échange avec la Chine. L’Australie, comme vous le savez, a un accord de libre-échange avec la Chine depuis deux ans, et les choses se déroulent très bien. Pourriez-vous faire des commentaires au sujet de cette tendance qui change en raison des discussions sur l’ALENA aux États-Unis? Est-ce qu’on se réveille?

M. Hardy-Chartrand : Merci, sénateur. C’est une tendance assez frappante, en effet. Depuis les dernières années, chaque sondage a démontré ce soutien croissant pour un accord de libre-échange avec la Chine. La situation actuelle par rapport à la renégociation de l’ALENA va sans aucun doute continuer d’augmenter le soutien en faveur d’un accord de libre-échange. Je crois qu’il est impératif pour le Canada d’aller chercher d’autres marchés, et la Chine en est un évident. Le fait que l’Australie et d’autres pays de la région aient déjà signé des accords de libre-échange avec la Chine démontre qu’il est important pour nous d’examiner une telle possibilité, car plus nous attendons, plus il sera difficile de tirer avantage d’un accord de libre-échange.

Cela a été le cas, par exemple, de notre accord de libre-échange avec la Corée, l’ALECC, le tout premier accord de libre-échange que le Canada a signé avec un pays asiatique. C’est un excellent pas dans la bonne direction, mais le fait est qu’on aurait pu — et qu’on aurait probablement dû — faire cela beaucoup plus tôt. Plus nous attendons, plus petite sera notre part du gâteau.

Je crois que c’est important, malgré les mises en garde et les risques associés à un accord de libre-échange avec la Chine. Il est important, étant donné la grande importance du marché chinois, de commencer au moins à aller dans cette direction. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de ne rien faire, et le soutien des Canadiens en faveur d’un accord de libre-échange va également continuer à croître. Je crois que cela exercera davantage de pression pour aller dans cette direction.

Le sénateur Oh : Merci.

La présidente : Vous avez couvert beaucoup de sujets et vous avez été très généreux de votre temps en répondant à nos questions. Je crois que votre témoignage a été extrêmement utile et qu’il nous a mis à jour concernant les différents points de vue sur la zone Asie-Pacifique. Nous sommes très engagés en ce sens. Nous avons suivi et continuons de suivre les développements et les changements parce que nous croyons qu’ils sont importants pour le Canada. Et vous l’avez souligné.

Merci de votre indulgence. Vous avez changé votre programme plusieurs fois pour venir ici, et merci, tout particulièrement, pour l’information que vous nous avez donnée.

M. Hardy-Chartrand : Merci, madame la présidente.

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, la séance est levée.

(La séance est levée.)

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