Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones
Fascicule no 38 - Témoignages du 9 mai 2018
OTTAWA, le mercredi 9 mai 2018
Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd’hui, à 18 h 47, pour étudier la nouvelle relation entre le Canada et les Premières Nations, les Inuits et les Métis.
La sénatrice Lillian Eva Dyck (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonsoir. J’aimerais souhaiter la bienvenue aux sénatrices, aux sénateurs et aux membres du public qui suivent cette séance du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones, que ce soit ici dans la salle ou par Internet. Je tiens à souligner, par souci de réconciliation, que nous nous réunissons sur les terres ancestrales non cédées des peuples algonquins.
Je m’appelle Lillian Dyck, je viens de la Saskatchewan et j’ai l’honneur et le privilège de présider le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones. J’invite maintenant mes collègues sénatrices et sénateurs à se présenter.
Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l’Alberta.
Le sénateur Patterson : Dennis Patterson, du Nunavut.
Le sénateur Doyle : Norman Doyle, de Terre-Neuve.
Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice McCallum : Mary Jane McCallum, du Manitoba.
La sénatrice Pate : Kim Pate, de l’Ontario.
La sénatrice Lovelace Nicholas : Sénatrice Lovelace, du Nouveau-Brunswick.
La présidente : Avant de donner la parole à nos témoins, honorables sénateurs, je vous signale que vous avez devant vous un budget pour la tenue de l’événement annuel Vision autochtone au Sénat le 6 juin. Jetez-y un coup d’œil, s’il vous plaît, pour voir si vous avez des questions à ce sujet.
La sénatrice Pate : Faut-il une motion?
La présidente : Oui. Acceptez-vous que la demande de budget spécial — étude sur une nouvelle relation entre le Canada et les Premières Nations, les Métis et les Inuits — de 1 900 $ pour l’exercice se terminant le 31 mars 2019 soit approuvée et soumise au Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration après un examen final par l’Administration du Sénat qui sera supervisé par le Sous-comité du programme et de la procédure?
Des voix : D’accord.
La présidente : C’est d’accord.
Ce soir, nous poursuivons notre étude sur ce à quoi pourrait ressembler une nouvelle relation entre le gouvernement du Canada et les Premières Nations, les Inuits et les Métis du Canada. Nous continuons d’examiner les principes d’une nouvelle relation.
Nous sommes heureux d’accueillir Francyne Joe, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada, Veronica Rudyk, conseillère en politiques de l’Association des femmes autochtones du Canada, et Christopher Sheppard, président de l’Association nationale des Centres d’amitié.
Madame Joe, vous avez la parole. Nous entendrons ensuite l’exposé de M. Sheppard, qui sera suivi des questions des sénateurs.
Francyne Joe, présidente, Association des femmes autochtones du Canada : Madame la présidente, membres du comité, distingués témoins et invités, je m’appelle Francyne Joe, je suis présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada, et à mes côtés se trouve Veronica Rudyk, conseillère en politiques de l’Association des femmes autochtones du Canada.
Nous nous réunissons aujourd’hui sur le territoire ancestral non cédé des Algonquins anichinabés et j’aimerais saluer tout particulièrement les femmes autochtones et leurs familles qui sont la raison d’être de l’AFAC.
Je remercie le comité de me donner l’occasion de contribuer à l’étude des nouvelles relations entre le Canada, les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Cette étude est historique, car elle reflète l’engagement du gouvernement à l’égard d’une véritable nouvelle relation avec les peuples autochtones.
L’Association des femmes autochtones du Canada défend depuis longtemps les droits des Autochtones appartenant aux groupes des femmes, des filles et des personnes de diverses identités. Nous nous efforçons de préserver la culture autochtone, d’atteindre l’égalité pour les femmes autochtones et d’élaborer et de modifier des lois qui touchent les femmes, les filles et les personnes de diverses identités de genre ainsi que leurs communautés.
Nous sommes ici pour discuter des principes centraux de cette nouvelle relation. La principale composante de ce cadre crée une relation de nation à nation entre le Canada et trois organismes autochtones nationaux au moyen d’un mécanisme bilatéral permanent. Cette instance vise à discuter des enjeux qui touchent les peuples autochtones aujourd’hui d’un océan à l’autre.
Dans sa forme actuelle, l’approche de nation à nation découle de la pratique de longue date du gouvernement fédéral qui inclut les organismes autochtones nationaux dans les discussions sur les questions qui concernent les peuples autochtones. Toutefois, en accordant la priorité à la race plutôt qu’à d’autres distinctions comme le genre, le gouvernement a créé une hiérarchie qui exclut en grande partie l’Association des femmes autochtones du Canada des négociations et des partenariats. Nous croyons que, en tant que représentantes désignées des femmes autochtones, nous devons participer activement à toute prise de décision qui pourrait toucher les Autochtones appartenant aux groupes des femmes, des filles et des personnes de diverses identités et leurs communautés. Il est particulièrement important pour un gouvernement féministe de respecter et d’entendre la voix de toutes les femmes autochtones.
De la façon dont le cadre actuel est structuré, les questions liées au genre sont traitées séparément du logement, de l’emploi, de la santé, de la sécurité communautaire, des politiques, du bien-être de l’enfance et de l’éducation. En réalité, l’égalité entre les sexes recoupe toutes ces questions et il faut tenir compte de l’égalité entre les sexes pour analyser ces questions.
Pour ce qui est des recommandations, nous devons insister sur le fait que l’inclusivité devrait être une priorité absolue lorsque le gouvernement du Canada établit des partenariats avec les organismes autochtones nationaux. Nos voix collectives doivent être entendues et prises en compte au moment de prendre des décisions stratégiques et d’adopter des lois. C’est particulièrement le cas pour les questions liées à l’environnement qui nous touchent tous.
Historiquement, nous, les femmes autochtones, avons joué un rôle important en tant que gardiennes de la terre et de l’eau. De plus, nous avons joué un rôle essentiel dans le développement et la mise en place d’environnements durables. Ces pratiques ont permis de bâtir des communautés où les enfants grandissent avec un fort sentiment d’appartenance, développent une relation avec l’environnement et ont des liens avec la terre.
En soutenant l’inclusion des connaissances ancestrales et la réelle participation des peuples autochtones aux programmes de protection de l’environnement et de lutte contre les changements climatiques, on garantira une approche plus exhaustive et plus significative. À cette fin, il faut établir des lignes directrices claires et interorganisationnelles pour le maintien et la protection des droits de chasse, de pêche, d’exploitation forestière et des droits fonciers des Autochtones.
Il est important de nous inclure en tant que femmes autochtones et il faut cesser de le négliger. Si l’on inclut une voix active pour les femmes autochtones, nous pourrons prendre notre place inhérente dans la transition vers l’autodétermination des Autochtones. Il faut élaborer et reconnaître des processus pour que les femmes autochtones continuent à jouer les rôles exclusifs, importants et intégraux qu’elles ont toujours joués au sein du gouvernement autochtone.
Les nations autochtones ont besoin d’un financement pour assurer la sécurité d’emploi et l’éducation des membres de leur communauté. Investir dans les nations et les communautés autochtones, c’est investir dans les femmes et vice versa.
Il faut noter que l’importance des priorités varie d’une communauté à l’autre, ainsi que parmi les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Notre diversité et nos distinctions exclusives doivent être respectées pour notre pleine inclusion dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de tous les plans d’action et processus futurs. Les femmes autochtones auront alors leur place sur la scène politique et la possibilité d’équilibrer les débats et de reprendre leurs rôles traditionnels de gouvernance.
Le logement est un enjeu considérable qui se répercute sur la sécurité et le bien-être des femmes autochtones. Les femmes et les filles autochtones sont aux prises avec des désavantages socioéconomiques qui ont souvent une incidence sur le logement de sorte que de nombreuses femmes et filles autochtones sont dans une situation de logement précaire. Les femmes et les filles sont plus vulnérables à la pauvreté et à la dépendance financière et sont donc plus susceptibles d’être portées disparues, assassinées, victimes de la traite ou victimes de violences raciales.
Combler l’écart en matière d’éducation pour les femmes autochtones élargira nos possibilités et nous fournira les outils nécessaires pour réussir et être autonomes. Une éducation de qualité est un droit humain essentiel. Les conditions de vie revêtent une importance relative quant à la réussite de l’éducation et de la formation. Un logement approprié, une bonne santé et la capacité de répondre aux besoins physiques, financiers et sociaux sont essentiels. Nous devons élaborer un programme de cours qui reflète fidèlement l’histoire autochtone au Canada. Pour y parvenir, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux devront collaborer et inclure les autorités autochtones.
Enfin, de nombreuses études, y compris celle de la Commission royale sur les peuples autochtones, ont confirmé que l’une des principales causes de la violence contre les femmes autochtones est leur exclusion des instances décisionnelles. Ainsi, l’Association des femmes autochtones du Canada cherche à renouveler sa relation avec le gouvernement fédéral pour que ce dernier tienne compte de l’égalité entre les sexes dans l’élaboration de ses politiques et pour que les appels à l’action de la CRPA ne demeurent plus sans réponse. Un cadre décisionnel englobant l’Association et les femmes autochtones d’un océan à l’autre est un pas vers la réalisation de nos objectifs stratégiques, la réduction de la violence contre les femmes autochtones et la réconciliation ultime.
L’inclusion des femmes dans la prise des décisions qui ont une incidence sur leurs vies permet de prendre des décisions stratégiques fondées sur des données probantes et de produire de meilleurs résultats socioéconomiques qui garantissent des foyers plus sûrs. Lorsque les femmes se sentent plus en sécurité, les communautés deviennent plus fortes. Le bien-être et l’avancement de tous les peuples autochtones reposent en grande partie sur la force et la sécurité des Autochtones appartenant aux groupes des femmes, des filles et des personnes de genres divers. Pour ces raisons, nous devons insister sur l’inclusion des femmes autochtones dans le cadre de nation à nation et dans toutes les instances qui ont une incidence sur la vie des femmes autochtones.
Kukstemc, meegwetch et merci de votre temps.
Christopher Sheppard, président, Association nationale des Centres d’amitié : Je souhaite d’abord reconnaître que nous nous réunissons aujourd’hui sur un territoire algonquin non cédé.
Je tiens à vous remercier, madame la présidente et mesdames et messieurs les membres du comité, de me donner l’occasion de venir discuter de la nouvelle relation entre le Canada et les Premières Nations, les Inuits et les Métis au nom de l’Association nationale des Centres d’amitié.
Je m’appelle Christopher Sheppard et je suis un Inuit du Nunatsiavut. Je vis et travaille actuellement à St. John’s, Terre-Neuve-et-Labrador. J’ai grandi au sein du Mouvement des centres d’amitié. J’ai siégé dès l’âge de 19 ans à notre conseil des jeunes et je suis maintenant président de l’ANCA.
Vu le temps qui nous est accordé, j’aimerais vous donner un aperçu de l’ANCA, de la population autochtone urbaine et de la nouvelle relation entre le Canada, les Premières Nations, les Inuits et les Métis du Canada, puis répondre de mon mieux à vos questions.
Selon le recensement de 2016, plus de 1,6 million de personnes se sont identifiées comme Autochtones. De ce nombre, plus d’un million, soit 61,1 p. 100, vivent dans l’une des villes du Canada. Ce nombre est en hausse par rapport à 2006 où il s’établissait à environ 623 000, ce qui signifie que la population autochtone urbaine a augmenté de plus de 60 p. 100 en seulement 10 ans.
De plus, les jeunes Autochtones, y compris ceux qui vivent en ville, comptent parmi les populations qui croissent le plus rapidement au Canada. Comme la population générale vieillit et que de nombreux baby-boomers prendront leur retraite très bientôt, on s’attend à ce que de plus en plus de jeunes Autochtones jouent un rôle essentiel pour assurer la future croissance économique du Canada.
Bon nombre des Autochtones d’aujourd’hui migrent des réserves et des communautés nordiques ou éloignées vers des agglomérations urbaines pour un certain nombre de raisons, notamment l’emploi, l’éducation et l’amélioration de la qualité de vie, tandis que d’autres représentent la deuxième, troisième, voire la quatrième, génération d’Autochtones en milieu urbain qui n’ont jamais connu que la vie en ville.
Malheureusement, les Autochtones vivant en milieu urbain font face à de nombreux défis. Nous sommes victimes de racisme et de discrimination. Nous sommes plus susceptibles de vivre dans la pauvreté, d’être sans emploi ou sous-employés, d’être sans abri, d’être victimes de violence et d’avoir affaire au système de justice pénale.
Surmonter ces défis peut être un processus compliqué et ardu, qui exige divers niveaux de soutien. Parfois, ce soutien doit être personnalisé pour qu’il soit offert aux gens là où ils sont. C’est le rôle du Mouvement des centres d’amitié. La migration des Autochtones vers les centres urbains avait commencé lorsque les centres d’amitié ont été créés. Ce n’est pas une notion nouvelle ni une réalité nouvelle pour les centres d’amitié ou l’ANCA.
Comme le prouvent les données, la communauté autochtone urbaine continue de croître. Le moment est venu de reconnaître les répercussions de la répartition inéquitable des ressources, selon les données démographiques et un besoin déterminé. Pour que les choses soient claires, les ressources n’ont jamais été suffisantes pour soutenir adéquatement les Autochtones, peu importe où ils vivent et, selon une approche fondée sur les distinctions, les Autochtones vivant en milieu urbain sont souvent invisibles.
En tant qu’organisme qui ne tient pas compte du statut depuis le tout début, les centres d’amitié sont des organismes communautaires locaux qui sont dirigés par des bénévoles issus de la collectivité à tous les niveaux et qui offrent leurs services à tout le monde, qu’il s’agisse des Premières Nations, des Inuits ou des Métis. Ils servent de lieux de réconciliation et jouent un rôle essentiel dans la communauté en général en comblant un fossé culturel.
En 2015, les centres d’amitié ont accueilli plus de 2,3 millions de clients et ont offert plus de 1 800 programmes et services différents dans les domaines de la santé, du logement, de l’éducation, des loisirs, des langues, de la justice, de l’emploi, du développement économique, de la culture et du bien-être communautaire. Les centres d’amitié sont reconnus pour rencontrer les gens là où ils sont et pour créer des structures de soutien indispensables qui aident les gens à avancer sur le chemin de la guérison. Ils transforment des vies, des familles et des communautés.
Même si cela a permis aux centres d’amitié de répondre aux besoins de la communauté, dans le cadre actuel de nation à nation fondé sur les distinctions, nos organismes ont été exclus de nombreux débats importants sur la nouvelle relation entre le Canada et les Premières Nations, les Inuits et les Métis de tout le pays.
À mesure que nous progressons tous dans cette nouvelle approche de collaboration avec les peuples autochtones, il est devenu manifeste que tout défi antérieur dans les centres d’amitié qui reçoivent de l’aide et qui jouent un rôle actif dans des secteurs essentiels sera aggravé puisque les centres d’amitié ne seront pas inclus dans les débats plus complexes sur les nations. Par exemple, le gouvernement du Canada a annoncé l’élaboration de ce qu’il appelle son Cadre de reconnaissance et de mise en œuvre des droits et le ministère des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord a donc récemment entamé son processus de consultation relativement à ce cadre.
Par le passé, l’ANCA aurait été invitée à participer à un tel processus de consultation. Malheureusement, cela n’a pas été le cas. L’ANCA n’a pas reçu d’invitation à participer à ce que le ministère considère comme un processus sur invitation seulement. De plus, le nouveau Programme urbain pour les peuples autochtones, que l’ANCA administre pour les centres d’amitié au nom du ministère, ne couvre pas les salaires pour que nous puissions participer à des processus tels que celui-ci.
Les fonds associés au Programme urbain ne peuvent être consacrés qu’à des activités directement liées à l’administration du programme. Cela signifie que le travail, comme l’élaboration de propositions, l’établissement de partenariats et la préparation d’exposés comme celui que je fais en ce moment, doit être réalisé en parallèle par des employés qui sont payés par l’argent des projets que nous pouvons intégrer.
Nous gardons espoir que cela changera, car nous avons une rencontre très attendue avec la ministre Bennett. Nous espérons avoir accès à des fonds pour que les populations autochtones en milieu urbain puissent participer de façon significative au processus en cours.
Toute modification ou décision adoptée dans le cadre de ce cadre de reconnaissance des droits et, en particulier, une approche fondée sur des distinctions, pourraient avoir des répercussions réelles sur la vie des peuples autochtones en ce qui a trait à l’accès à des services équitables. C’est pourquoi les prestataires de services autochtones dans les zones urbaines comme le Mouvement des centres d’amitié doivent être inclus dans le processus de consultation actuel.
L’ANCA est ici aujourd’hui pour veiller à ce que l’héritage du Mouvement des centres d’amitié ne soit pas perdu dans le remaniement alors que ce nouveau cadre de nation à nation continue d’émerger.
Arrêtez-vous un instant et imaginez une famille de quatre personnes qui vient de déménager de Halifax à Ottawa. L’un des parents est Micmac et est inscrit en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, et l’autre n’est pas autochtone. Par conséquent, aucun des deux enfants n’est admissible à l’inscription. Comme ils sont nouveaux en ville, ils ont besoin de soutien pour réussir leur nouvelle vie. Ils doivent trouver un logement. Leurs enfants doivent être inscrits à l’école. Ils ont besoin de meubles et l’un des parents doit trouver un emploi.
Où se trouveraient les services auxquels cette famille aurait accès? La nation micmaque aurait-elle une infrastructure de prestation de services à Ottawa? Si c’était le cas, est-ce que cela signifierait que toutes les nations auraient une infrastructure de programmes et de services semblables, ou est-ce que cette famille aurait accès aux services par la nation algonquine? Si c’était le cas, l’approche ne serait pas du tout fondée sur les distinctions.
Qui paierait pour ces services? La nation algonquine devrait-elle absorber les coûts même si elle n’a probablement pas les ressources financières nécessaires pour répondre aux besoins de ses propres citoyens, ou devrait-elle renvoyer la facture à la nation micmaque? Si c’était le cas, les coûts d’administration des programmes et des services augmenteraient de façon exponentielle, ce qui laisserait moins de ressources pour les programmes et les services à proprement parler.
Une autre question devrait être soulevée : qui, dans cette famille, serait admissible aux programmes et aux services? Après tout, un seul membre est inscrit aux termes de la Loi sur les Indiens. Encore une fois, la nation algonquine serait-elle en mesure de répondre aux besoins de toute la famille alors qu’elle a probablement du mal à répondre aux besoins de son propre peuple?
Je vais vous donner un dernier exemple d’un centre d’amitié qui montre qu’il est possible d’éviter certaines des complexités susmentionnées lorsqu’on travaille avec les centres d’amitié, puis je vous soumettrai quelques recommandations.
Une femme autochtone arrive dans un centre d’amitié pour fuir une relation violente. Elle ne vient pas de la même province. Elle souhaite retourner dans sa province natale pour être avec sa famille. Le centre d’amitié ne se soucie pas de la nation à laquelle elle appartient, mais seulement de sa sécurité. Ainsi, des arrangements sont pris pour qu’elle puisse rejoindre en toute sécurité sa famille. Des liens ont été établis avec le centre d’amitié de la ville de destination pour que quelqu’un soit présent à son arrivée jusqu’à ce que sa famille puisse la récupérer.
C’est ce qui fait la force des centres d’amitié dans la pratique et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui montre qu’une approche sans égard au statut permet réellement de soutenir les gens sur le terrain.
Mes recommandations sont les suivantes :
1. Que le gouvernement fédéral assure un niveau adéquat de soutien aux centres d’amitié afin qu’ils puissent continuer à servir de carrefours pour les collectivités autochtones urbaines;
2. Que le gouvernement fédéral fournisse à l’Association nationale des Centres d’amitié et à ses associations provinciales et territoriales le soutien financier nécessaire pour veiller à ce qu’elles puissent travailler à éclairer les politiques qui touchent les personnes qu’elles servent;
3. Que le gouvernement fédéral fournisse à l’ANCA et à ses associations provinciales et territoriales un soutien financier adéquat pour veiller à ce que les Autochtones qui vivent dans les centres urbains aient la possibilité de participer à des discussions sur leur avenir;
4. Que le gouvernement du Canada travaille de concert avec les centres d’amitié et leurs collectivités sur les questions qui les touchent dans le contexte d’un processus de nation à nation.
Le sénateur Tannas : J’étais impatient de participer à cette réunion pour de nombreuses raisons, notamment parce que je veux parler de l’expérience urbaine et de la façon dont vous l’envisagez à l’avenir.
Vous y avez tous les deux fait allusion, mais nous essayons de comprendre afin de présenter des propositions positives et valables et peut-être même d’essayer de mettre en œuvre ou de faire avancer certaines choses. Nous essayons de comprendre à quoi ressemblerait la perfection.
Imaginons-nous dans 50 ans, tous les Canadiens parlant avec fierté de la merveilleuse et colossale réussite qu’ils partagent actuellement avec les Canadiens autochtones, comment décriraient-ils cette réussite? Il est certain que nous avons appris à dire à quel point la situation est lamentable à l’heure actuelle, mais pour que nous puissions suivre cet idéal, nous devons comprendre très clairement ce que nous essayons de réaliser. Vous pourriez peut-être me dire quelle serait la relation idéale pour un Autochtone qui ne vit pas dans sa collectivité, ni selon la culture et la façon de vivre ce celle-ci?
Je veux vraiment comprendre. Comme vous avez parlé, monsieur Sheppard, du financement et ainsi de suite, vous pourriez peut-être faire le lien. Si le financement de vos efforts en milieu urbain venait des gouvernements autochtones traditionnels, de sorte que le gouvernement fédéral finance le gouvernement autochtone et que celui-ci décide du montant que vous recevrez, votre situation serait-elle pire ou meilleure? Comment cela fonctionnerait-il? Est-ce de cette façon que vous envisageriez votre financement dans le cadre d’une véritable relation de nation à nation, ou y aurait-il une nation dans la collectivité et une sous-nation dans la ville? Il s’agirait alors de 1 200 nations différentes au lieu de 600.
Ce sont les questions que j’aimerais explorer, comme un vieux Canadien stupide. Je ne cherche pas à être un fin finaud. Nous devons clarifier les choses. À mon avis, l’une des principales questions est la suivante : Dans 50 ans, dans un cadre parfait, comment voyez-vous l’interaction entre les Autochtones en milieu urbain, ceux qui sont dans les collectivités et les gouvernements autochtones qui interagissent d’une façon ou d’une autre avec les deux?
Je suis désolé d’avoir posé une aussi longue question.
M. Sheppard : Ça va. J’ai l’habitude des questions difficiles. Je vais répondre à votre question pas exactement par une réponse, mais par une explication.
Pour nous, la nation d’une personne n’a guère de sens parce que nous nous intéressons à ce dont la personne a besoin à un moment donné. Que je sois Inuit ou que quelqu’un soit membre d’une Première Nation, qu’il soit Mohawk ou Micmac, cela ne change rien pour moi. Nous tenons compte de la spécificité culturelle des gens, mais on nous dit tout le temps, que ce soit dans les comités ici ou ailleurs sur la Colline, que nous faisons de l’excellent travail. Les centres d’amitié font un travail extraordinaire et cela depuis 60 ans.
Pourquoi est-il si difficile de reconnaître ce travail et le fait que nous avons une structure qui fonctionne depuis 60 ans? C’est simplement que le soutien n’est pas au rendez-vous, surtout si l’on tient compte des données démographiques. La relation de nation à nation est très personnelle pour les citadins. Ma relation de nation à nation est très personnelle et c’est une relation qui dépend aussi de la génération à laquelle vous appartenez.
Quand je demande aux gens qui vivent dans les centres urbains de quelle collectivité ils viennent, cela me rappelle la jeune femme d’Halifax qui me dit chaque fois : « Je ne viens pas d’une réserve. Je viens de Halifax. Je ne suis pas de cette collectivité. Je ne suis pas de ce pays. Je n’ai aucun lien. Je suis une femme micmaque et je viens de Halifax. » Elle fait partie de la troisième génération urbaine et n’a aucun lien avec sa collectivité d’origine. C’est culturel, mais c’est une question personnelle pour un citadin. Nous appuyons tous les liens que les gens veulent établir avec leur collectivité et leur culture. Notre travail consiste à nous assurer qu’ils obtiennent les services et les programmes dont ils ont besoin. En réalité, de notre point de vue, il faut privilégier le mécanisme le moins difficile permettant d’assurer la stabilité à long terme, quel qu’il soit.
Au bout du compte, est-ce que je pense que les centres d’amitié de l’ensemble du pays sont prêts à être financés par les communautés des Premières Nations, des Inuits et des Métis? Non. Est-ce que je pense que ces communautés sont aussi prêtes à administrer cet argent? Non. Je sais en revanche que depuis 60 ans, les relations entre le Canada et les centres d’amitié ont connu un franc succès. Prenez le succès obtenu grâce au travail que nous avons fait, c’est sur cela qu’il faut vraiment mettre l’accent, pas nécessairement sur les structures de financement. Il faut vraiment examiner la question des ressources.
Nous avons dit qu’environ 61,1 p. 100 de l’ensemble des Autochtones vivaient dans les villes, mais les ressources ne sont absolument pas en rapport avec ce chiffre. Ce sont des questions difficiles pour les responsables politiques. C’est difficile pour moi de le dire dans la vraie vie parce que nous ne voulons pas que cela touche nos partenaires et nos autres organisations, mais en réalité, 61,1 p. 100 des Autochtones vivent dans les villes. Ils ne vivent pas dans des réserves, dans des collectivités du Nord ou dans des établissements métis, mais dans des villes. Nous devons nous habituer à nous sentir très à l’aise d’en parler, pourtant nous n’en parlons pas.
Le sénateur Tannas : Voilà. Avez-vous des conseils à nous donner sur la façon de résoudre ce problème? Pour moi, c’est l’une des choses les plus difficiles à faire pour parvenir à une relation de nation à nation. Vous venez de parler de 61 p. 100 des gens qui veulent leur propre version de la nation. Comment s’y prendre?
M. Sheppard : À mon avis, en vous assurant que les ressources sont appropriées. Il y a des collectivités qui n’ont pas d’eau potable. Il y a des citadins qui n’ont pas de maison. Dans la plupart des cas, les centres d’amitié n’ont pas accès aux fonds destinés au logement. Nous ne pouvons pas aider les gens qui ont besoin d’un logement dans les collectivités urbaines. De la même façon, certaines réserves n’ont pas accès à de l’eau potable.
Certaines des questions posées par le processus de nation à nation seront longues à résoudre, mais je pense que l’essentiel est de s’assurer qu’il y a suffisamment de gens autour de la table pour en parler. Par exemple, les représentants des centres d’amitié n’ont même pas eu l’occasion de s’asseoir à la table et d’expliquer leur point de vue sur tout cela. Il s’agit de notre première participation à un débat sur la signification du processus de nation à nation.
À mon avis, si les gens veulent vraiment savoir ce que cela signifie pour les citadins, il faut faire un effort sincère pour leur parler.
Mme Joe : Comme mon collègue l’a dit, les ressources ou le financement sont toujours essentiels à tous les projets que nous cherchons à mettre en œuvre pour ceux qui vivent dans nos collectivités et ceux qui vivent dans les centres urbains. Nous devons collaborer vis-à-vis de ces ressources parce qu’à un moment donné, il y a des gens qui quittent leur région pour venir dans les centres urbains. Ils devraient se sentir à l’aise de retourner chez eux.
Il y a aussi ceux qui ont grandi dans les centres urbains. Ils veulent connaître leur histoire. Ils veulent aider. Nous devons travailler en collaboration avec les centres urbains et les centres que sont nos foyers éloignés.
Mon fils travaille actuellement à Vancouver, en Colombie-Britannique, pour l’été. Cela me rassure de savoir qu’il y a des ressources, du moins pour lui, s’il a besoin d’aide. Je suis également heureuse qu’il ait la chance de vivre à Merritt, en Colombie-Britannique, à seulement trois heures de route et qu’il soit le bienvenu dans les deux collectivités. Ce n’est pas toujours le cas, évidemment, pour certains de nos membres qui vivent dans les collectivités nordiques ou dans des collectivités très éloignées.
Je ne veux pas me battre pour un dollar. Je veux travailler avec les autres organisations pour m’assurer que nous soutenons tous nos peuples autochtones.
La sénatrice Raine : Je vous ai déjà vue à quelques reprises, et c’est toujours un plaisir de vous revoir.
Si vous me le permettez, j’aimerais commencer par Francyne Joe. Vous avez dit que l’AFAC se composait des représentantes librement choisies des femmes. Comment votre structure fonctionne-t-elle en ce qui concerne vos membres? Si vous pouviez nous expliquer cela, ce serait utile.
Mme Joe : Merci, sénatrice. Moi aussi, je suis contente de vous voir.
Depuis 1974, l’Association des femmes autochtones du Canada compte des membres dans toutes les provinces et dans deux des territoires. Nous collaborons avec le Nunavut et avec Pauktuutit. Toutefois, notre financement ne nous permet que de financer notre siège social. Nos membres provinciaux sont des bénévoles. Ce sont des femmes qui travaillent très souvent autour de tables de cuisine, dans des centres communautaires, dans des bureaux de bande ou dans des centres d’amitié pour essayer de réunir les ressources dont elles estiment que les femmes autochtones ont besoin. Il y a aussi les territoires, le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest.
Nous cherchons à obtenir des fonds pour que nos membres puissent au moins embaucher un assistant quelconque pour faire une partie de la recherche, faire une partie du travail et rédiger des propositions. À l’heure actuelle, notre financement de base concerne uniquement notre siège social. Jusqu’à l’an dernier, notre financement de base était de 600 000 $. Nous venons d’atteindre 1 million de dollars en août dernier.
La sénatrice Raine : J’ai consulté votre site web. Vous avez environ 45 employés, mais ce sont toutes sortes d’employés : à temps partiel, à temps plein et ainsi de suite.
Mme Joe : Lorsque j’ai commencé à travailler pour l’Association des femmes autochtones il y a près de deux ans, nous avions 10 employés. Comme nous avons été assez intelligents pour embaucher 2 rédacteurs de propositions, nous avons rédigé plus de 50 propositions et nous avons maintenant augmenté notre personnel pour atteindre entre 45 et 50 personnes.
La sénatrice Raine : L’AFAC est en quelque sorte un organisme représentatif qui recueille le point de vue des femmes autochtones sur leurs besoins et les défend, mais vous n’offrez pas de services en tant que tels.
Mme Joe : En premier lieu, l’adhésion est ouverte aux membres des Premières Nations, aux Métis et aux Inuits, ainsi qu’aux membres de la communauté LGBTQ2S qui s’identifient comme femmes.
Le seul programme national que nous offrons régulièrement est notre programme d’actifs, qui fournit des fonds pour la formation et des subventions salariales limitées.
La sénatrice Raine : Monsieur Sheppard, je connais très bien les centres d’amitié. Ce sont les organismes de prestation de services les plus extraordinaires au Canada, sans exception. Je félicite l’organisation pour ce qu’elle fait, essentiellement en accomplissant des miracles.
Je vois à quel point il serait utile d’investir dans l’organisation, surtout au vu de la migration des collectivités d’origine vers les centres urbains. Nous voulons nous tourner vers l’avenir, en reconnaissant que les gens sont libres d’aller là où ils pourront avoir les meilleures possibilités de faire valoir leurs compétences. J’espère qu’ils resteront en lien avec leur patrie d’origine. Selon vous, quelle serait la situation idéale concernant le réseau de soutien que vous pourriez leur fournir dans les villes?
M. Sheppard : Il est intéressant, au sujet des centres d’amitié, que plusieurs d’entre nous disent que nous desservons la communauté autochtone urbaine. Cette collectivité est très souvent en plein mouvement. Il y a des centres d’amitié qui offrent parfois des services à des gens qui ne sont là que temporairement pour bénéficier de services médicaux, de services de transport ou de logement, ou qui sont dans une ville pendant une courte période pour d’autres raisons.
Avoir la souplesse de constituer un endroit sûr pour les gens, peu importe la durée de leur séjour dans la collectivité, est un énorme pilier de notre action. Le personnel de beaucoup de centres d’amitié vient de cette région. Ma région d’origine est très loin de St. John’s, mais c’est là que je vis et que je travaille et il se trouve que c’est mon emploi de vivre et travailler dans un centre d’amitié.
Si quelqu’un veut vraiment avoir l’occasion de s’investir dans sa culture, peu importe à quoi ressemble cet engagement, c’est quelque chose que nous soutenons vraiment. Dans de nombreuses villes et pour beaucoup de citadins, les centres d’amitié ont été un espace de revitalisation culturelle et un lieu de clavardage vidéo et de conversation téléphonique avec la famille, ou de lien avec la collectivité.
Souvent les gens ne comprennent pas la relation unique que beaucoup de centres d’amitié entretiennent avec les collectivités autochtones qui les entourent parce que leur peuple ou leurs membres ont accès à nos services. Les centres d’amitié doivent avoir des relations uniques avec bon nombre des collectivités qui les entourent.
Pour moi, l’idéal serait de faciliter un peu cette transition. Si quelqu’un s’installe en ville, cette personne n’a parfois plus accès aux des fonds pour l’emploi et la formation. Je dois la renvoyer dans sa collectivité, même si elle ne veut pas y vivre. Elle n’a peut-être pas accès aux fonds destinés à l’éducation. Encore une fois, si vous voulez avoir accès à l’éducation, il faut d’abord retourner chez vous. Vous aurez peut-être alors de l’argent pour l’éducation et vous pourrez revenir en ville pour y avoir accès.
Selon les centres urbains, il n’y a pas le même niveau d’accès, alors il n’y a pas de transition facile ou de processus fluide entre l’un et l’autre. Tout ce qui pourrait faciliter cette transition aiderait les gens à être un peu plus à l’aise, peu importe où ils finissent par vivre.
La sénatrice Raine : Si des fonds sont affectés à la formation dans les collectivités des Premières Nations, par exemple, vous dites qu’une personne qui vit dans un centre urbain et qui demeure un citoyen de cette collectivité devrait pouvoir avoir accès à ces fonds sans devoir déménager.
M. Sheppard : Oui, ou il faut fournir le même niveau de soutien à une organisation urbaine. Il y en a déjà des exemples. Certaines provinces le font déjà, mais il y a des différences entre elles. Il y a des provinces où, en milieu urbain, on n’a pas accès aux ressources à moins de déménager. Il y a des collectivités où vous n’avez pas à déménager et où vous pouvez y avoir accès à partir d’une tierce partie. Il s’agit en fait d’examiner ce à quoi ressemblent les possibilités pour une personne et de reconnaître que tout n’a pas été conçu de façon égale, même à l’intérieur des provinces. Tant que ce n’est pas homogène, c’est très difficile, même en déménageant dans une autre province.
La sénatrice Lovelace Nicholas : Ma première question s’adresse à M. Sheppard. À quoi ressemblerait l’autodétermination dans une région urbaine?
M. Sheppard : Nous le voyons tous les jours : les gens qui ont pris la décision de vivre en milieu urbain et qui ont accès aux services de leur choix. Je travaille dans un centre d’amitié, alors je trouve souvent difficile de me contraindre à rentrer dans un cadre dont les gens s’imaginent qu’il existe.
Peu m’importe d’où vous venez. Peu m’importe votre collectivité d’origine. Je ferai tout ce qu’il faut pour vous aider. Pour moi, c’est de l’autodétermination. Je ne demande pas votre carte de statut. Je ne vous demande pas d’où vous venez. Si vous avez besoin d’une garderie ou de quoi que ce soit d’autre, je ferai ce qu’il faut.
Comme mon esprit ne fonctionne pas en se disant, il faut se rendre à cet endroit pour ceci, ou cela ne peut être obtenu qu’à tel endroit, je vois l’autodétermination tous les jours. Elle ne réside peut-être pas dans la capacité des gens d’accéder à ce dont ils ont besoin, mais dans la façon dont nous pouvons fournir ce qui est en notre capacité. Ils ont pris ces décisions. Ils choisissent de vivre là où ils vivent et nous avons le luxe d’offrir le service, peu importe d’où ils viennent.
La sénatrice Lovelace Nicholas : Merci de votre réponse. Je sais que vous faites du bon travail, parce que j’ai déjà visité des centres d’amitié.
Ma question s’adresse à Mme Joe. Pensez-vous que toutes les provinces devraient être incluses dans une relation de nation à nation?
Mme Joe : C’est une bonne question. Est-ce que je pense que les provinces devraient être incluses?
La sénatrice Lovelace Nicholas : Devrait-il s’agir d’un organisme tripartite ou seulement du gouvernement fédéral et des peuples des Premières Nations?
Mme Joe : Ce que je demande avant tout, c’est que les nombreuses nations du pays soient reconnues comme égales par le gouvernement fédéral et, si elles le décident, par les gouvernements provinciaux. Nous devons avoir des voix égales.
Il existe des partenariats dans le cadre d’une relation tripartite qui pourraient être efficaces pour établir de meilleures relations et une meilleure réconciliation dans ce pays.
La sénatrice Lovelace Nicholas : Même si le gouvernement est responsable de nous.
Mme Joe : Je pense que le gouvernement assume la majorité de nos responsabilités. Depuis deux ans que je suis en poste, j’ai assisté à quelques réunions avec les gouvernements fédéral et provinciaux. Je dois admettre que certains gouvernements provinciaux semblent plus disposés à travailler avec l’Association des femmes autochtones du Canada que le gouvernement fédéral. Si cela fait avancer la voix des femmes autochtones, je suis tout à fait pour.
La sénatrice Lovelace Nicholas : C’est une première. Merci.
Est-ce qu’on vous consulte habituellement de façon régulière sur ce qui se passe depuis quelques années concernant les Premières Nations?
Mme Joe : Est-ce que votre question s’adresse à tous les deux?
La sénatrice Lovelace Nicholas : Oui, si vous avez tous les deux des réponses.
Mme Joe : Les rôles ont certainement changé en ce qui concerne la consultation à la suite du changement de gouvernement. Cependant, l’Association des femmes autochtones du Canada n’a pas été invitée à toutes les réunions, à toutes les tables, mais nous continuons à persévérer.
M. Sheppard : Cela dépend de la réunion et du processus de consultation. Il y a nettement une hiérarchie. Parfois, on nous invite vers la fin. Parfois, nous sommes invités en sachant fort bien qu’on pourrait nous exclure. Parfois, on nous invite dès le début, avant que quoi que ce soit d’autre arrive, comme partenaires à part entière avec tout le monde.
Cela dépend vraiment du ministère et de ses réalités. Par exemple, EDSC, Santé Canada et les Services correctionnels sont tous différents, mais pas à la hauteur où ils devraient être et encore moins pour ce qu’ils représentent aux yeux des Autochtones en milieu urbain.
La présidente : Puis-je vous poser une question? J’ai cru entendre EDSC dans votre réponse. Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit?
M. Sheppard : Emploi et Développement social Canada. J’ai tendance à utiliser des sigles.
Le sénateur Patterson : Il est très important pour nous de faire face au phénomène d’urbanisation dont vous avez parlé, monsieur Sheppard. C’est sûrement la même chose qui se passe avec les Inuits au Canada, mais nous n’avons pas de moyen d’établir leur nombre exact. J’ai entendu des organismes qui leur viennent en aide dire qu’il pourrait y avoir jusqu’à 8 000 Inuits à Ottawa. Si c’est le cas, Ottawa serait l’une des plus grandes collectivités inuites du pays.
Je le mentionne parce que j’ai été étonné de vous entendre dire que 61 p. 100 des Autochtones vivent maintenant dans les villes. Je ne remets pas du tout cela en question, mais je crois que Statistique Canada a sa propre façon de les compter. Je crois comprendre qu’on recueille des données sur les Autochtones qui vivent dans les agglomérations d’au moins 30 000 habitants. Le recensement de 2016 donne un chiffre de 51,8 p. 100, mais vous nous avez parlé de 61 p. 100, ce qui est encore plus inquiétant.
Pourriez-vous nous expliquer comment vous êtes arrivé à ce chiffre? Je ne serais pas du tout surpris si vous utilisiez des paramètres différents de ceux de Statistique Canada.
M. Sheppard : La façon de recueillir les données était différente lors du recensement précédent. C’est la première année que Statistique Canada parle d’une agglomération de 30 000 habitants. Nous voulions des données plus conformes à ce qu’elles étaient dans le passé, alors nous sommes allés voir comment on procédait dans le recensement précédent et nous avons pris soin de nous le faire confirmer. Je vais vérifier auprès de mon bureau parce que nous avons renvoyé nos résultats pour les faire confirmer par Statistique Canada. Nous arrivons à un chiffre différent, je crois, parce que nous utilisons pour 2016 les méthodes du recensement précédent.
Combien de localités de 25 000 personnes dans ce pays sont toujours considérées comme urbaines? Même dans nos critères de financement au ministère, le seuil n’est pas de 30 000 pour les régions urbaines. Nous voulions nous assurer d’être aussi proches que possible de la réalité historique et même de la manière dont nous sommes financés.
Dans notre contexte historique, un milieu urbain, même aux yeux du ministère, c’est plus de 1 000 habitants, pas 30 000. Je vais m’assurer que notre bureau communique avec le comité pour dire exactement comment nous avons procédé, mais nous voulions nous assurer d’être cohérents dans le traitement longitudinal de nos données. Ce seuil de 30 000 est nouveau pour définir un milieu urbain. C’est pourquoi il y a un écart. Je vais m’assurer que nos vrais paramètres de mesure vous seront transmis.
Le sénateur Patterson : J’allais vous demander de le faire. C’est très utile. Vous avez parlé, monsieur Sheppard, d’une répartition inéquitable et d’une insuffisance chronique des ressources. Je me joins à mes collègues pour dire à quel point le travail des centres d’amitié est précieux.
Pourriez-vous nous dire un peu quelle est la situation financière de l’association nationale et dans quel état se trouve actuellement l’aide aux centres d’amitié au Canada? Je sais que les ressources ne sont pas suffisantes, mais pouvez-vous nous en donner une idée?
M. Sheppard : Le plus petit montant qu’un centre d’amitié moyen recevrait par année juste pour exister est de 120 000 $. Il y a du jeu, selon la taille de votre localité et ce que décide votre association provinciale. C’est juste pour exister, ce qu’on appelle aujourd’hui le financement de la capacité organisationnelle. On ne parle plus de financement de base de nos jours.
Avec le temps, cela n’a pas changé. Si on tient compte des autres sources de financement qui visaient expressément les centres d’amitié dans le passé, nous sommes en fait dans une situation pire qu’autrefois. Pendant très longtemps, par exemple, il y a eu des fonds réservés à la jeunesse dans chaque centre d’amitié. Nous étions assurés de pouvoir accueillir nos jeunes en lieu sûr, créer des programmes à leur intention et que ce serait toujours là. Cela n’existe plus.
Je ne mâche pas mes mots parfois lorsque nous parlons des jeunes Autochtones en disant à quel point nous sommes fiers d’eux et si prêts à les aider, alors que nos centres d’amitié n’ont pas de programme de financement qui s’adresse directement à eux. Ce que nous avons maintenant, ce sont des fonds pour les programmes et les services qui s’ajoutent au budget de base, soit un peu moins de 60 000 $ par année. Voilà ce que nous avons pour offrir tous les programmes et les services dans n’importe quel domaine que vous pouvez imaginer, à l’intérieur de certains paramètres, bien sûr. Ces fonds nous viennent habituellement de Services aux Autochtones Canada.
À titre d’exemple, au centre d’amitié dont je suis directeur général, nous avons un budget bien plus élevé. Nous avons travaillé en fonction d’être viables et d’essayer de nous tirer d’affaire même quand nous obtenons très peu. L’effet de levier est assez incroyable : nous allons chercher neuf fois le montant que nous recevons du gouvernement fédéral; je mets au défi n’importe quel ministère fédéral ou n’importe quelle organisation, d’ailleurs, d’avoir un effet de levier qui multiplie par neuf. C’est un montant standard que nous recevons. Nous avons actuellement une entente de cinq ans. Nous en sommes à la deuxième année. Voilà le degré d’aide que les centres d’amitié reçoivent à travers le pays.
Je viens de recevoir une note sur votre autre question. Les chiffres sont venus directement de Statistique Canada, qui les ont vérifiés pour nous.
Le sénateur Patterson : Il existe une association nationale. Comment est-elle financée?
M. Sheppard : De la même manière, par Services aux Autochtones Canada. Elle reçoit des fonds pour assurer son existence, distribuer de l’argent aux centres à travers le pays, assurer la tenue des assemblées annuelles, des réunions du conseil d’administration et de chaque structure au sein de l’organisation.
Je peux vous faire parvenir le budget de l’association. Je ne l’ai pas avec moi, mais elle est financée par Services aux Autochtones elle aussi.
Dans la nouvelle entente, je crois comprendre qu’il est inférieur aux budgets d’avant. C’est vraiment complexe parce que les centres d’amitié n’ont pas toujours été financés par Affaires autochtones et du Nord Canada ou par Services aux Autochtones Canada. Nous avons été transférés du Patrimoine canadien. À ce moment-là, nous avons perdu notre statut de programme permanent. Nous l’avions avant quand nous relevions du Patrimoine canadien. C’est dans ce temps-là que l’argent nous venait de trois sources : le financement de base, le financement pour les jeunes et le financement des emplois d’été. Parfois, quand on regarde les chiffres, on constate que notre situation était meilleure dans ce temps-là qu’aujourd’hui.
La présidente : À part cela, lorsque vous envisagez les 50 années à venir, on dirait que c’était mieux autrefois.
Aimeriez-vous retourner en arrière et retrouver vos sources multiples de financement permanent?
M. Sheppard : Notre assemblée générale annuelle aura lieu à Ottawa en juillet, alors vous êtes tous les bienvenus. Tous les centres d’amitié du pays seront là. Si je disais à l’assemblée : « Vous avez le statut de programme permanent pour le budget de base, les emplois d’été et les programmes des jeunes », on me dirait : « Merci beaucoup. Vous êtes réélu. »
Sans être lâche ou quoi que ce soit, c’était rassurant d’avoir un statut permanent dans trois domaines très importants, de compter sur un financement adéquat dans chacun, sans craindre de voir les choses changer soudainement, selon le contexte. C’est ainsi que nous avons grandi.
C’est comme notre ancienne infrastructure. Il fut un temps où il y avait un programme d’infrastructure pour les centres d’amitié. C’est pourquoi nous possédons autant d’immeubles à travers le pays. C’est pourquoi les centres ont l’infrastructure qu’ils ont. Cela remonte à l’époque du ministère d’État, je crois, il y a très longtemps.
Le sénateur Christmas : Je félicite les deux organismes pour le travail qu’ils font. Je sais que vous représentez tous deux nos gens qui sont parfois oubliés, marginalisés et, comme vous l’avez dit, invisibles par moments. Nous devons reconnaître la contribution de vos deux organismes.
Monsieur Sheppard, j’ai été frappé par cette lacune que vous avez relevée. Dans mon esprit, d’une part, nous voyons s’urbaniser de plus en plus la population de jeunes qui croît le plus rapidement au Canada. D’autre part, il est notoire que les centres d’amitié font un travail tout simplement extraordinaire. Vous avez parlé, je pense, de quelque 1 800 programmes offerts.
Je dirais que dans certaines régions, sinon dans toutes, vous offrez un service essentiel. Pourtant, vous n’avez pas voix au chapitre. C’est une lacune qui me surprend vraiment. Je suis d’accord avec les autres sénateurs que nous devons nous attaquer à ce problème, voir pourquoi cette lacune existe et comment nous pouvons la corriger.
Un de nos dilemmes, le président l’a dit très clairement, est que nous ne devrions jamais prescrire une solution aux peuples autochtones. Je ne veux pas aller là, mais il reste que les communautés autochtones en milieu urbain n’ont toujours pas de voix.
Si nous commencions à nous demander comment créer cette voix, si vous aviez l’occasion, madame Joe, d’entreprendre une démarche pour donner une voix à ces 60 p. 100 d’Autochtones privés de représentation en milieu urbain, comment vous y prendriez-vous? Que feriez-vous en premier pour aider ces gens à se faire entendre et ne plus passer inaperçus dans les villes?
M. Sheppard : En ce qui nous concerne, nous comptons vraiment sur l’ampleur de notre réseau pour être présents dans autant de collectivités à travers le pays. Même avec notre structure de leadership, je demeure un bénévole. Je ne suis pas rémunéré pour faire ce travail. Ce n’est pas le travail de nos élus. Beaucoup parmi nous sont des travailleurs de terrain.
Pour beaucoup de nos gens dans les villes, surtout ceux qui gravitent autour du centre d’amitié, le centre est devenu un lieu de prédilection. Ce n’est peut-être pas le cas pour la représentation politique, mais ce l’est pour des choses comme le programme d’aide préscolaire et l’éducation de la petite enfance. Nous avons joué un rôle très important dans la mobilisation à l’égard de ce qui se fait dans les centres urbains. À quoi ressemble l’éducation de la petite enfance pour les Autochtones dans les villes du pays?
Les centres d’amitié ont pu faire entendre la voix de la communauté dans des documents qui ont été présentés au gouvernement, pour dire : « Voici ce qui intéresse vraiment la communauté autochtone urbaine en matière d’éducation de la petite enfance. Voici ce dont elle a besoin. » Le plus important quand on peut se faire entendre, c’est de pouvoir dire de quoi on a besoin pour réussir, pour être heureux et pour contribuer à la vie du pays.
Nous avons un endroit unique, en ce sens que nous avons accès aux gens tous les jours. Connaissez-vous une organisation où, le matin, vous parlez à un Inuit, l’après-midi vous parlez à un Métis et le soir, à un Micmac et un Ojibway de Winnipeg? Cela se passe au centre d’amitié de St. John’s. On ne trouve pas ce genre de participation à bien des endroits.
La représentation politique est une chose en soi. Au bout du compte, les gens ont besoin de réussir dans la vie. C’est la voix que nous faisons entendre lorsqu’on nous consulte comme il faut, et qu’on prend le temps de nous demander de quoi la communauté a besoin et à quoi cela ressemble pour nous. Nous pouvons aussi tendre la main. Même s’ils ne font pas partie de mon centre à moi ou d’autres encore, il est fort probable que nous ayons des relations avec les autres organismes aussi. L’important est de faire entendre les voix de la bonne façon en nous servant d’une structure qui existe déjà.
Pour le plaisir de la chose, je me demande ce qu’il en coûterait aujourd’hui de créer le réseau des centres d’amitié : 125 organisations qui offrent des centaines de millions de dollars en programmes et en services dispensés dans des centaines de propriétés chaque jour. Avec mon centre, qui compte à lui seul 50 employés et celui d’Halifax, qui en compte 100, combien cela coûterait-il à recréer aujourd’hui?
Ce qui manque parfois, c’est la capacité des centres d’amitié à faire entendre ces voix. Il faut insister sur la manière de nous faire participer assez pour que ces voix puissent s’exprimer, peu importe l’allégeance politique, et dire exactement quels sont les besoins.
Le sénateur Christmas : Vous avez dit dans votre exposé que les centres d’amitié étaient aussi des centres de réconciliation. Pourriez-vous nous expliquer comment?
M. Sheppard : J’ai l’exemple parfait. Nous parlons de réconciliation, sans trop savoir ce que c’est, ce que cela veut dire. Je suis un Autochtone et je comprends à peine ce que signifie la réconciliation. Sommes-nous prêts à cela? À quoi est-ce que cela ressemble? Par où faut-il commencer?
Puis je vais à la garderie du centre d’amitié. Il y a des enfants autochtones de toutes origines. Il y a des enfants non autochtones de la collectivité. Personne ne demande comment cela se fait que tu viennes de telle ou telle communauté, pourquoi tu es autochtone et pas moi. Le programme est autochtone. Les langues qu’ils apprennent sont autochtones. Il n’est pas nécessaire de leur apprendre à assimiler l’histoire autochtone. Ils grandissent dans cette connaissance dès leur enfance. Posez la question à n’importe qui ou presque : on vous dira qu’il vaut mieux enseigner la réconciliation aux enfants plutôt qu’aux adultes. Il est bien plus facile de faire passer le message. Voilà un exemple : une garderie où il y a des enfants non autochtones.
Si vous entrez dans un centre d’amitié, vous verrez probablement des Autochtones, des non-Autochtones et d’autres personnes. Comme il n’y a pas d’étiquettes et que la porte est ouverte, nos centres occupent l’espace des relations raciales depuis très longtemps. Cela fait 60 ans que nous sommes installés dans les villes du pays. Il y a 60 ans, ce n’était pas particulièrement agréable d’être un Autochtone dans ce pays. Il y a 10 ans, ce n’était pas si excitant non plus. Nous vivons ici depuis très longtemps, alors il nous a bien fallu trouver le moyen d’établir ces relations dont personne ne voulait.
Nous sommes très bons dans ce domaine, surtout auprès des jeunes qui n’ont pas besoin d’être rééduqués à la sortie de l’école secondaire. Je me plais à dire : « Mettez-en partout au pays de ces garderies où ils sont exposés au curriculum autochtone avant l’âge de six ans. » Ils connaissent l’histoire de leur communauté et de leur région. Il n’y a pas de malentendus. Et alors? Au bout de deux générations, nous avons une société qui comprend son histoire.
Mme Joe : Vous parliez de mobiliser les Autochtones en milieu urbain qui n’ont pas de voix pour se faire entendre; il ne faut pas oublier que beaucoup d’entre eux vivent dans la rue. Ils doivent avoir accès aux ressources des refuges pour sans-abri ou de tous les refuges des centres d’enseignement et de garde d’enfants.
Nous devons aussi donner une voix aux femmes qui sont en prison. Leur nombre est bien trop élevé pour nous. Il ne faut pas oublier tous ces gens qui ont besoin de sentir qu’ils sont toujours respectés, qu’on les écoute encore et qu’on se soucie de leurs problèmes. Il est très important de ne pas les oublier.
La sénatrice McCallum : Merci de vos excellents exposés et du travail que vous faites. Vous êtes des âmes extraordinaires.
Je suis à l’écoute des gens avec qui vous travaillez en milieu urbain. Les défis sont gigantesques.
Je pense à vos membres et à tous ces gens qui vont et viennent constamment. Je crois comprendre que le financement en vertu du traité revient aux réserves. Les réserves l’utilisent sans se soucier de leurs membres hors réserve. Même si elles le faisaient, le montant est si faible que cela ne changerait pas grand-chose.
Je pense à votre financement. Je suppose que certains de vos membres sont des Indiens non inscrits, un groupe complètement oublié par le gouvernement fédéral. Leur nombre ne fera qu’augmenter.
Je pense aux sans-abri. Je suis allée voir des refuges pour sans-abri au Manitoba. Rien que dans cette province, au cours des quatre prochaines années, il y aura 11 000 enfants qui ne seront plus pris en charge et 9 000 d’entre eux sont autochtones. Ils n’ont pas de port d’attache. Je ne vois pas comment les peuples autochtones vont pouvoir, ne serait-ce que se pencher sur le problème. C’est un problème grave, qui grandit et grandit au point d’atteindre des proportions de crise, et pourtant, vous n’avez aucune voix à l’Assemblée des Premières Nations ni aux instances régionales auprès des grands chefs ou des conseils tribaux.
Je pense à cette nouvelle réalité de l’identité autochtone dans les régions urbaines où il n’y a pas d’assise territoriale. Certains sont coupés entièrement de leurs origines et d’autres ont très peu de liens. Je ne sais même pas comment vous composez avec cela. Il a été question d’acheminer de l’argent aux Premières Nations et ensuite à vous, or ce n’est pas faisable. Cela n’arrivera pas. Il va y avoir une lutte parce que les réserves sont déjà sous-financées elles aussi. Ce n’est même pas une bonne idée. Lorsque vous accueillez des gens à l’heure actuelle, la plupart sont en situation de crise.
Je parle de relations de nation à nation. Je ne suis pas certaine que ce soit les bons mots. Ce ne sont pas des personnes déplacées, mais nous les voyons comme telles parce qu’elles ne font pas partie du système des réserves — un système qui n’était pas le nôtre à l’origine. Nous sommes en train de créer une autre culture. C’est presque une perpétuation de la colonisation. Ces gens n’ont aucun moyen de faire la transition parce que, comme vous l’avez dit, ils n’ont pas accès à un logement et à une éducation.
Je sais qu’il manque de fonds pour l’éducation. Je faisais partie du comité sur l’éducation de ma réserve. Les membres du comité se disaient ceci : « Ceux qui vivent en ville ont un meilleur accès à des services. Nous devons nous occuper de ceux qui vivent ici. » Étant donné le peu d’argent dont ils disposent, c’est tout à fait impossible.
Le sénateur Christmas parlait des voix qui doivent être entendues. Pour ma part, je parle de cette crise qui va s’aggraver. Je parle de la prestation de soins complets. Est-ce que les quatre objectifs ou les quatre recommandations que vous avez énoncés contribueraient à l’accomplissement de progrès concrets? J’essaie simplement de comprendre, en posant la question suivante : « Qu’allons-nous accomplir précisément? »
Je suis accablée par la situation. Je ne sais pas comment vous faites pour travailler.
M. Sheppard : Ce n’est pas l’emploi le plus facile du monde. Tous les directeurs administratifs de tous les centres d’amitié du pays vous le diront. Nous faisons parfois de petites blagues entre nous; il faut bien s’accrocher à quelque chose. Nous innovions avant que les gens se mettent à parler d’innovation et nous créions des entreprises sociales avant que cela devienne une réalité, parce que nous n’avions pas d’autre choix.
Nous prenons acte du fait qu’il n’y a pas assez d’argent consacré à l’éducation et à l’emploi pour les gens qui sont dans le système. Dans notre centre comme dans beaucoup d’autres, il a fallu innover et lancer des entreprises d’économie sociale.
Quand je suis devenu directeur administratif, il y a de cela quelques années, j’ai appelé la directrice administrative d’un autre centre pour lui demander ceci : « Est-ce normal? Ce sentiment de stress écrasant est-il normal? » Voici ce qu’a été sa réponse : « J’ai une image pour décrire ce que vous vivez. C’est comme si vous nagiez dans l’océan et que vous plongiez sous l’eau. Vous arrivez à mettre la tête hors de l’eau juste à temps pour prendre une respiration, puis vous replongez. Voilà de quoi ont été faites les 10 dernières années de ma vie. » Les gens nous demandent parfois comment nous y arrivons. Même si notre travail est très stressant, nous avons beaucoup de chance. J’ai un refuge pour sans-abri; cela fait partie de mon travail. Vingt pour cent des sans-abri de ma ville sont des Autochtones. C’est un privilège que de pouvoir parler à ces gens et aux sans-abri de la communauté au quotidien. C’est une expérience très enrichissante que d’entendre les histoires des gens qui nous racontent ce qui leur est arrivé, car cela nous aide à comprendre les multiples raisons qui expliquent certaines situations. Ensuite, nous travaillons encore plus fort.
Pour ce qui est des quatre recommandations, on m’a demandé de venir ici pour parler de la nécessité d’entendre ces voix et de reconnaître que certains centres d’amitié du pays ont résolu des problèmes sociaux complexes et très difficiles et qu’ils ont fait un travail extraordinaire en nouant des relations très spéciales avec ces gens. Ces centres sont des réussites et pourtant, on ne tient pas toujours compte de leur expertise.
Pourquoi tentons-nous sans cesse de réinventer une solution aux problèmes alors que certains centres d’amitié ont trouvé cette solution il y a 10 ans? Au Québec, un centre d’amitié vient d’ouvrir un immeuble de 24 logements. C’est un succès retentissant. Les responsables du centre envisagent d’ouvrir une clinique qui sera ouverte non seulement à la communauté autochtone urbaine, mais aussi aux personnes non autochtones les plus vulnérables.
On ignore trop souvent ces réussites et ces jalons. Toutefois, comme nous avons dû survivre et innover, il serait utile de mener une analyse des raisons expliquant notre succès afin de comprendre quelles ont été nos réussites en recherche, en économie sociale, en innovation et même dans la lutte contre l’itinérance.
Il y a une blague que j’essaie de ne pas répéter trop souvent : certains centres ont bâti tous leurs immeubles en utilisant comme matériau les défis très complexes qui se présentaient à eux. Ils ont été à la hauteur de ces défis. De l’extérieur, la tâche peut sembler écrasante, mais nous n’avons pas le luxe de mettre la clé sous la porte. Nous n’avons pas le luxe d’éviter les conversations et les situations très difficiles. Les centres d’amitié font ce travail tous les jours, sans relâche. Plusieurs sont ouverts 365 jours par année.
J’aimerais que les gens aillent dans les centres pour voir sur quoi repose leur réussite. La plupart des centres n’ont pas besoin de ressources énormes pour engendrer des changements prodigieux. Il suffit de parler aux directeurs administratifs et de leur demander : « De quoi avez-vous vraiment besoin? De quoi votre communauté a-t-elle vraiment besoin? » Vous seriez surpris du peu que cela pourrait représenter et pourtant, les défis auxquels ils font face quotidiennement sont monumentaux. Je suis heureux que vous reconnaissiez les difficultés que nous affrontons. C’est un aspect dont nous ne parlons pas toujours. Nous sommes très bons pour parler de nos réussites, mais nous sommes parfois moins enclins à parler des défis que nous devons relever jour après jour.
Mme Joe : Tous les jours, des femmes autochtones deviennent membres parce qu’elles ne sont plus représentées par l’Assemblée des Premières Nations — l’APN —, parce qu’elles sont hors réserve ou parce qu’elles sont non inscrites, tout comme leurs enfants. Il y a des Métis qui ne s’identifient pas au peuplement de la rivière Rouge ou qui ne font pas partie du peuplement de Riel.
Parmi nos membres, il y a aussi des femmes autochtones qui sont métisses, mais qui vivent à l’est du Manitoba. Par conséquent, elles ne peuvent devenir membres du Ralliement national des Métis — le RNM. Il y a encore des femmes inuites qui vivent à l’extérieur du territoire, à Toronto et à Winnipeg. Leurs voix ne sont pas entendues, alors elles viennent à l’Association des femmes autochtones du Canada pour nous faire part de leur histoire et des enjeux qui les touchent.
Il y a maintenant des membres de la communauté LGBTQ2S. Je suis heureuse de dire que ces personnes se sentent en sécurité chez nous parce que nous sommes le seul regroupement national de femmes autochtones. Notre association a vu le jour parce que nos voix n’étaient pas entendues auparavant. La Loi sur les Indiens a été pour nous une loi oppressive. Il va sans dire que la violence contre les femmes a été un problème pour nous. Avant la création de Sœurs par l’esprit, personne ne faisait quoi que ce soit.
Nous voilà maintenant exclues des discussions qui portent sur l’extraction des ressources naturelles dans nos collectivités, sur le déplacement des femmes et sur l’assignation de zones pour des étrangers dans nos collectivités. Les étrangers occupent tous les logements restants, prennent de la place dans nos programmes de soins de santé. Ils ont des familles et, une fois le travail terminé, ils les abandonnent. Je n’ai même pas encore parlé du côté sombre de l’affaire.
Il y a aussi la violence, malheureusement, dont les femmes sont victimes de la part de ces étrangers qui arrivent dans la collectivité, puis s’en vont. Pour cela, il n’y a pas de ressources adéquates. Nous devons nous assurer que nos voix soient toujours entendues afin que nous exprimions nos inquiétudes à l’égard de nos communautés.
À l’heure actuelle, nous devrions intégrer un certain nombre de nos jeunes, parce que nous n’aurons pas toujours des voix autochtones comme celles de la sénatrice Lovelace Nicholas, de Sharon McIvor et de Jeannette Corbiere Lavell. Ces femmes sont en train de passer le flambeau. Sharon McIvor me demande souvent ce qu’il en est, parce qu’elle vient de ma collectivité. Nous devons veiller à ce que ces voix soient toujours entendues pour qu’il y ait une véritable réconciliation au Canada.
La sénatrice McCallum : J’ai trouvé intéressante l’affirmation portant sur les racines politiques des problèmes. Je travaille dans le domaine de la santé depuis plus de 40 ans, principalement dans les collectivités autochtones. Nos problèmes ne se limitent pas à la santé. Tous les problèmes se manifestent. Ils ont tous des racines politiques. Quand j’ai pris conscience de cela, je me suis dit que la solution devait être politique.
Vous avez dit qu’il n’y avait pas de dimension politique dans la sélection de vos membres ou des gens qui ont accès aux services. Qu’avez-vous dit exactement?
M. Sheppard : Nous faisons fi du statut. Je ne parlais pas de politique.
La sénatrice McCallum : Quoi qu’il en soit, le maire de Chicago a fait cette observation. Lorsqu’il est venu à Winnipeg, j’ai discuté avec lui. C’est lui qui m’a dit cela : « La plupart de vos problèmes sont d’origine politique. La solution sera donc politique. »
Pourriez-vous nous dire si cela pourrait vous être utile?
Mme Joe : Oui, je crois qu’il est vrai qu’en 1974 la raison d’être de l’Association des femmes autochtones du Canada était très politique. À l’époque, nous avions trois autres organismes. Il y avait la Fraternité des Indiens du Canada, qui représentait les Métis et les Premières Nations. Je ne sais pas ce qu’il en était du prédécesseur de l’organisme Inuit Tapiriit Kanatami, mais il y avait un parti pris évident dans le domaine des perceptions des enjeux politiques en cause et tout spécialement de la Loi sur les Indiens.
Aujourd’hui, je perçois ce type de motivation politique quand Kinder Morgan s’invite sur notre territoire. La plupart des hommes examinent l’entente sur les répercussions et les avantages pour voir combien d’argent ils vont recevoir pour construire des centres communautaires et des maisons. Puis, il y a les femmes, bien entendu, qui se penchent sur les répercussions sociales.
Dans la vallée de la Nicola, à Merritt, en Colombie-Britannique, nous observons les campements industriels que l’on installe dans nos collectivités. Ce ne sont pas seulement les femmes autochtones qui seront touchées, mais bien la communauté dans son ensemble. Il n’en demeure pas moins que, malheureusement, les femmes autochtones seront davantage touchées que les femmes non autochtones.
Au fil des ans, nous avons fait entendre nos voix à des fins politiques de manière très efficace. Certains changements ont été apportés grâce à l’élimination d’une portion de la discrimination issue de la Loi sur les Indiens. Il y a eu des changements dans les dossiers de l’environnement et du logement. En ce moment, le dossier le plus important pour nous est celui de la violence envers les femmes. C’est un enjeu très politique. Ce ne devrait pourtant pas être le cas. Il s’agit d’un enjeu social qui touche tout le monde au Canada. Malheureusement, dans plusieurs portions de nos collectivités, le fait d’être une femme vous expose au danger. C’est encore plus vrai dans le cas des femmes autochtones.
La semaine dernière, je discutais avec des amis et ils ne me comprenaient pas lorsque je leur disais que, quand je sors et que je me promène, ou même lorsque je marche vers ma voiture dans le stationnement, je regarde autour de moi. Puis, je regarde sous ma voiture. Je suis très consciente de ma sécurité. Les cow-boys que j’ai connus à Kamloops, en Colombie-Britannique, ne pensent pas à cela, parce qu’ils répondent à la violence par la violence et ils se défendent par eux-mêmes. Les questions du logement, de l’emploi et de l’éducation ne devraient pas être des questions d’ordre politique, mais elles le sont, malheureusement. Nous devons nous battre pour chaque dollar afin de veiller à ce que notre peuple, nos communautés et nos enfants soient traités de la même façon que ceux des non-Autochtones.
J’espère que cela changera grâce à la réconciliation, mais je sais bien qu’il faudra tout de même un certain temps.
La sénatrice Pate : Je vous remercie tous les deux pour votre travail et pour vos organismes dans leur ensemble. Je tiens également à vous remercier publiquement pour toutes les fois où j’ai eu l’occasion de travailler auprès de vos organismes dans mon ancienne vie. Merci aussi de m’avoir invitée à vos deux assemblées générales annuelles, à Edmonton et à Montréal, depuis que je suis sénatrice. Ma deuxième question portera sur certains sujets que nous avons abordés lors de ces assemblées générales.
Ma première question comprend plusieurs volets. Vous avez tous les deux parlé de financement, de l’absence d’un financement de base et du fait que les deux organismes recevaient jadis un financement de base. Certains groupes se sont plaints de ce manque de financement de base qui les oblige à rechercher du financement pour des projets, de la question de la détermination du mandat, ainsi que du temps et des ressources nécessaires pour tout cela. J’en ai discuté avec certains de vos membres. Madame Joe, vous avez dit devoir embaucher deux personnes pour rédiger des demandes de financement. Monsieur Sheppard, vous avez dit que, si vous avez des immeubles, c’est parce que vous avez eu un financement de base par le passé.
Vous êtes trop jeunes pour vous souvenir de cela, mais les gens de mon âge qui ont travaillé dans ce domaine se rappellent l’époque où il y avait ce que certains appelaient des subventions pour la démocratie. Je ne les ai jamais appelées ainsi parce que d’autres s’en sont chargés à ma place. À l’époque, dans tous les secteurs gouvernementaux, on finançait des organismes non gouvernementaux en partant du principe que la meilleure façon d’avoir d’excellentes lois et d’excellentes politiques — que ce soit en matière de justice pénale, d’environnement ou de questions autochtones relevant des Premières Nations, des Métis ou des Inuits —, c’était d’accorder des fonds aux groupes de la société civile.
Ce que vos deux organismes me révèlent, c’est que les infrastructures remontent à ce temps-là et que, maintenant, vous poursuivez votre chemin. Bon nombre des groupes qui recrutent à l’échelle nationale, comme le vôtre, ont perdu des membres ou des ressources au fil du temps. Je ne sais pas si vous avez les chiffres, mais avez-vous une idée du nombre de vos membres qui ont dû cesser leurs activités au cours des 20 dernières années et de la diminution des ressources pour la prestation des services? Avez-vous quelque chose à dire au sujet de la dérive du mandat?
Ma deuxième question porte sur l’un des sujets qui intéressaient plusieurs de vos membres. Cela s’est produit dans des pays comme la Nouvelle-Zélande, où les Maoris entretiennent une relation qui n’est pas définie comme une relation de nation à nation. Néanmoins, la remise en état des ressources a eu lieu. Tout a commencé par la justice pénale. Je sais que vous avez tous les deux fait ce travail.
Certains de nos membres ont posé la question suivante : si, dans chaque communauté, on était capable de sortir un Autochtone de prison, si on avait les ressources pour veiller à ce que cette personne n’aille pas en prison, qu’est-ce que cela représenterait pour vos communautés? Je sais que vous faites tous les deux ce travail, particulièrement dans les centres d’amitié auprès des jeunes, des hommes et des femmes — ces dernières représentant la population carcérale qui connaît la plus forte croissance en ce moment. Je sais que vos membres y travaillent aussi.
Plutôt que de démontrer ces faits dont on m’a parlé, vous pourriez faire la démonstration de vos propres points de vue sur le sujet.
Mme Joe : Bon sang, je déteste le financement. L’idéal serait évidemment d’avoir les fonds nécessaires pour accomplir le travail qui doit être fait. Depuis 2005-2006, notre financement de base a été considérablement réduit. Une somme de 600 000 $ est vite dépensée à Ottawa. Une bonne partie du montant sert à payer le loyer.
Le financement par projet est difficile, parce que les exercices financiers se succèdent à grands pas. On présente une demande de financement pour un projet en mars ou en avril et, avec un peu de chance, on obtient les fonds en octobre. On se dépêche de réaliser le projet, puis on doit congédier son employé. Il n’y a pas de continuité d’emploi. On perd de bons employés avec lesquels on aimerait pouvoir continuer à travailler, parce qu’on ne peut pas leur offrir des emplois à long terme.
En comparaison du financement que reçoivent certains de nos partenaires nationaux, il y a une grande iniquité. Selon moi, notre travail est tout aussi important que le leur. Nous avons fait beaucoup de travail dans le domaine des lois et de la recherche. Nous devons veiller à ce qu’il y ait une équité. Quand j’entends parler de cette subvention pour la démocratie, je me demande pourquoi elle n’a pas été maintenue. Cela semble être une bonne idée. Comment pouvons-nous la restaurer?
Partout au pays, on constate en effet une diminution du nombre de nos membres. En Colombie-Britannique, dans les années 1980 et 1990, il y avait, parmi nos membres, un groupe important de femmes autochtones. Elles n’avaient pas beaucoup d’argent. On fait des miracles avec le peu dont on dispose. Il y a beaucoup de bénévolat. Idéalement, j’aimerais que l’adhésion soit ouverte à toutes les femmes autochtones. Puisque nous sommes avant tout un organisme communautaire, des fonds sont nécessaires pour les salles de réunion, le café et le salaire d’une personne travaillant à temps partiel pour répondre aux appels des femmes qui cherchent à obtenir de l’aide.
Je suis certaine que le financement est une épreuve pour tous les groupes de la société civile, mais depuis quelque temps nous devons redoubler de créativité. Nous devons établir des partenariats. Les syndicats ont été particulièrement bénéfiques pour nous, mais nous devons accroître encore notre créativité et notre esprit d’entreprise. J’espère que cela nous aidera à tenir le cap au cours des prochaines années, même s’il arrivait que nous perdions notre financement en cas de changement de gouvernement. Nous ne pouvons pas toujours compter sur ce financement.
Nous envisageons de conclure un accord avec le gouvernement, mais nous ne voulons pas renoncer à notre liberté d’exprimer nos désirs et de faire valoir nos droits inhérents en échange d’un financement de base continu.
Comme je l’ai dit précédemment, jusqu’à l’an dernier, nous recevions 600 000 $ par année. Nous recevons maintenant 1 million de dollars, fort heureusement, mais cette somme reste assez maigre au vu des dépenses en salaires. Je gagne 100 000 $ par année. Je me sens coupable de cela parce que cet argent ne va pas dans les programmes, mais les directeurs généraux coûtent cher, les gens des finances coûtent cher et les loyers coûtent cher. Je le répète : les partenariats sont sans doute l’une des meilleures façons de tirer le maximum de chaque dollar dont nous disposons.
J’ai rencontré des jeunes Néo-Zélandais lors du forum il y a quelques semaines. J’ai été impressionnée. Ils se sont réapproprié leur langue. Près d’une douzaine d’entre eux parlaient et chantaient dans leur langue. Ils étaient passionnés par les différents enjeux. Je ne pouvais m’empêcher de me demander comment nous pourrions faire de même au Canada. C’est cette passion que nous devons transposer ici pour que les jeunes Autochtones sachent qu’ils peuvent se réapproprier leur culture et être fiers de leurs traditions — des traditions qu’ils voudront transmettre aux autres Canadiens.
L’une des premières fois où je vois un peu de fierté chez une jeune Autochtone, c’est quand on lui remet sa première jupe à rubans. Elle sait l’histoire, parce que la jupe à rubans, elle la confectionne avec ses tantes, ses grand-mères et sa mère. Elle est spécialement conçue pour elle. C’est ce que nous devrions avoir pour tous nos enfants, peu importe où ils vivent. Le financement ne devrait pas avoir d’importance. Nous devrions avoir les ressources nécessaires pour permettre à nos jeunes et à nos aînés de collaborer et de réclamer ce qui nous revient de droit.
J’espère que cela répond à vos questions.
M. Sheppard : Pour revenir à la première question, il y a eu dans l’ensemble une augmentation nette du nombre de centres d’amitié. Je ne dis pas que nous n’en avons pas perdu quelques-uns avec le temps, mais comme la population a augmenté, des communautés se sont ajoutées. Au cours de la dernière année, par exemple, nous avons établi plusieurs centres au Québec, un autre à Terre-Neuve et un de plus en Alberta. Je dis Terre-Neuve, sans oublier le Labrador, mais c’est sur l’île de Terre-Neuve. C’est le premier nouveau centre d’amitié depuis 1983, année où le St. John’s Native Friendship Centre a ouvert ses portes. Tout est vraiment en fait fonction de la communauté qui prend de l’expansion et qui se mobilise avec le temps. Malheureusement, ce n’est pas comme si nous obtenions une augmentation du financement lorsque de nouveaux centres d’amitié sont créés.
Nos membres sont très aimables et ils ont dernièrement pris la décision de s’appuyer les uns les autres au lieu de laisser les nouvelles organisations se débrouiller seules. Vous pouvez facilement imaginer que ce n’est pas la solution idéale que de devoir puiser dans votre propre enveloppe pour appuyer quelque chose de tout nouveau. Combien d’organismes seraient disposés à réduire leur financement de base pour soutenir quelque chose de nouveau? C’est ce que nous avons pourtant fait.
Nous sommes très chanceux de nous trouver dans un cycle de financement de cinq ans, ce qui ne nous est pas souvent arrivé. Quand le cycle prend fin ou que le vent tourne, beaucoup de centres d’amitié ne sont pas les endroits les plus stables où travailler. Parfois, vous pouvez faire du bénévolat pendant un certain temps jusqu’à ce que le financement rentre. Vous devez parfois aussi licencier des gens. Au lieu de fermer complètement les portes, l’organisation fonctionne selon les exigences les plus minimales. Beaucoup de nos employés sont très dévoués et ils attendront. Ils sont rares, les organismes ou les organisations, où les employés réintégreraient ce genre d’environnement, mais ils sont nombreux à croire fermement que c’est ce qu’ils veulent faire.
Ce ne sont pas tous les centres d’amitié qui font face au même genre de pressions financières. Honnêtement, tout dépend de la capacité de s’endetter. Nous étions tout juste dans l’un de ces cycles, et c’est la première fois que j’occupais le poste de président pendant cette période. Des centres communiquent avec vous pour vous dire qu’ils ont atteint les limites de ce qu’ils peuvent autofinancer. Si plusieurs des personnes qui prennent des décisions au sujet du financement devaient puiser dans leurs poches en attendant, les choses iraient probablement beaucoup plus vite. Quand un centre d’amitié doit financer ses propres fonds ou quémander et demander à la banque de lui prêter de l’argent ou de lui accorder une ligne de crédit pour pouvoir payer son personnel, vous pouvez imaginer le stress que cela crée.
Nous avons eu beaucoup de chance. Même si nous avons perdu des organismes ou que le profil démographique des communautés a changé, nous avons connu une augmentation nette au fil du temps. À mon avis, nous pouvons l’attribuer à l’augmentation de la population et à la mobilisation des communautés.
Avec la paix et la justice qui sont réclamées, en particulier, j’aimerais avoir un dollar pour chaque fois que nous avons collaboré avec un intervenant du Service correctionnel, pour chaque famille qui a pu éviter de perdre ses enfants grâce à ces services et pour chaque fois que des gens se présentent au tribunal pour réclamer qu’une famille soit traitée de la même façon qu’une famille non autochtone.
Si on nous donnait des ressources en contrepartie de la prévention qui se fait dans les centres d’amitié, nous serions parmi les plus grands propriétaires fonciers du pays. Si nous examinions avec soin les conséquences sociales, voire même la récidive dans certains secteurs de notre monde social, il serait intéressant d’envisager une façon de déterminer des ressources en fonction d’une partie du travail effectué.
Nous parlons de résultats et d’avantages concrets pour la communauté et de ce qui peut se produire quand on travaille dans ce milieu. Nous travaillons dans les prisons et nous collaborons périodiquement avec les organismes correctionnels partout au pays. Ce sont ces relations, la confiance qui est bâtie et la prévention qui se fait de l’autre côté qui sont assez étonnantes. Il serait intéressant, je pense, de s’attarder aux économies et aux coûts et avantages de ces efforts.
La sénatrice Raine : Ma question s’adresse à M. Sheppard. Nous savons que l’éducation, sous toutes ses formes, est très importante et qu’éduquer les non-Autochtones sur les cultures autochtones l’est aussi. En outre, de plus en plus d’Autochtones fréquentent les centres urbains pour poursuivre des études postsecondaires.
Votre organisme participe-t-il d’une façon quelconque aux efforts de sensibilisation dans le milieu universitaire et auprès des groupes d’étudiants autochtones dans les universités? Avez-vous des liens avec ces efforts?
M. Sheppard : Tout dépend du centre. Ce ne sont pas tous les centres d’amitié qui sont établis là où il y a un collège ou une université, mais beaucoup le sont. Récemment, à Grande Prairie, un centre d’amitié a été établi sur le campus; c’est l’un de mes exemples préférés. Le centre d’amitié a un bureau sur le campus et il offre tout le soutien nécessaire aux étudiants autochtones mais, après 17 heures, il offre aussi un lien avec la communauté et la culture.
La sénatrice Raine : L’étude que nous menons actuellement porte sur l’avenir. Pensez-vous que ce serait un bon modèle à envisager à l’avenir? Lorsque les jeunes vont à l’université, il est important qu’ils puissent rester en contact avec leur peuple et leur culture.
M. Sheppard : C’est un exemple vraiment étonnant. Le fait que les centres d’amitié aient été établis autour de cette idée de modèle unique de prestation de services est un autre exemple intéressant. On ne s’arrête pas à un aspect particulier de la personne, mais plutôt à de multiples volets et à la façon de les regrouper en autant de services que possible. Il est fort probable que plus on les regroupe, plus ils seront efficaces.
C’est comme offrir un emploi sans service de garde. Vous offrez des programmes parascolaires, mais vous ne pouvez aller chercher les enfants. Pour nous, l’éducation est une question intéressante parce que lorsque nous parlons à certains étudiants, ce ne sont pas nécessairement les études postsecondaires qui représentent un défi, mais parfois l’environnement et l’ajustement.
Bien souvent, les centres d’amitié qui entretiennent des liens très étroits avec les établissements d’enseignement essaient de trouver des façons d’établir des partenariats avec eux, qu’il s’agisse de partenariats de recherche, de partenariats pour des événements à l’université ou de présentations à différents collèges au sein de cette structure pour les cours. Il y a des centres d’amitié qui donnent des cours sur place afin que les gens puissent rester dans la communauté. Il y a ainsi un lien pour les étudiants qui peuvent parfois se sentir isolés. Stratégiquement parlant, ce serait une option à envisager. Peu importe s’il y a ou non un centre d’amitié dans la communauté, il y a probablement une organisation qui pourrait remplir une partie de ce rôle.
À mon avis, cette formule est vraiment géniale. Il y a un centre d’amitié sur un campus en Alberta. Qui aurait pu le savoir? C’est une grande nouveauté qui, chaque année, accomplit du travail extraordinaire auprès des étudiants.
La sénatrice Raine : Bien, merci.
Le sénateur Christmas : Monsieur Sheppard, vous avez parlé dans vos observations de la nécessité d’innover pour assurer la durabilité. Je regarde vers l’avenir, je suppose, mais vous avez mentionné dans vos commentaires que certains centres d’amitié exploitent des entreprises sociales et génèrent leurs propres revenus. Il m’est apparu que c’est tout à fait logique. Vous êtes propriétaire. Vous êtes dans des centres urbains.
Y a-t-il beaucoup de centres d’amitié qui se mettent à l’innovation et exploitent des entreprises sociales? Le cas échéant, estimez-vous que c’est la voie à suivre dans l’avenir?
M. Sheppard : Pendant une courte période, le gouvernement fédéral a versé des fonds pour le développement des entreprises sociales. Vous pouviez demander de l’argent dans la province à titre de centre d’amitié. Les centres d’amitié et d’autres organismes urbains pouvaient demander des fonds. Il y a des centres d’amitié qui ont lancé quatre ou cinq entreprises sociales en utilisant cet argent. L’argent n’est plus là, parce que le programme n’existe plus, mais j’ai toujours dit que même dans le cadre de ce processus, c’est suffisant pour lancer une petite entreprise sociale.
Tout le défi réside dans le fait d’être une ONG et une ONG autochtone. Vous pouvez facilement imaginer les regards qu’on vous jette quand vous parlez d’investissement de capitaux ou quand vous voulez examiner même la possibilité de partager les revenus. Les gens ne se bousculent pas vraiment à votre porte pour s’associer à vous et être disposés à investir dans votre idée. L’intérêt que vous suscitez n’est pas le même que celui engendré par les jeunes entreprises technologiques, les idées de supergrappes ou même les STIM. Pourtant, certains centres font des choses assez intéressantes et font preuve d’innovation dans certaines de leurs entreprises sociales et même dans leur façon d’envisager l’économie sociale et les avantages sociaux.
Que se passerait-il si vous, en tant qu’employeur, supprimiez le statut d’entreprise à but lucratif ou à but non lucratif comptant 100 employés avec une masse salariale annuelle de 4 millions de dollars? Si vous vouliez qu’on investisse dans votre développement et que vous approchiez une banque, un promoteur ou même le gouvernement, la réponse que vous obtiendriez fort probablement serait très différente de celle que recevrait un centre d’amitié avec 100 employés, une masse salariale de 4 millions de dollars et des recettes de 5 ou 6 millions de dollars. C’est notre réalité, car même si nous voulons innover et faire croître l’économie sociale, la nature sérieuse de notre travail n’est pas toujours prise en compte.
Si votre entreprise est de taille moyenne et que tout le monde veut la faire prospérer, votre incidence sur l’économie n’est pas jugée de la même façon. Le centre dont je suis responsable génère de l’économie sociale des recettes de plus de 1 million de dollars avec 50 employés et une masse salariale de 1,9 million de dollars, outre tout ce que nous injectons d’autre dans la ville en tant que moteur économique.
L’investissement serait autre si l’étiquette de centre d’amitié ou autochtone ou peu importe le titre qu’on veut me donner cette semaine était retiré et que tous les chiffres étaient sur la table. C’est le volet de l’économie sociale fédérale que nous devons vraiment examiner. Qu’est-ce que cela signifie vraiment d’aider une ONG à devenir un moteur économique grâce à l’entreprise sociale, et à quoi ressemble cet impact social? Il y a des centres d’amitié qui me font paraître minuscule et comme un blanc bec et qui font un travail incroyable et stupéfiant avec très peu d’aide.
Vous parlez de soutenir l’économie sociale. Que se passerait-il vraiment si nous passions à l’action et que nous vous disions : « Voici 1 million de dollars pour vous aider à concevoir et établir une entreprise sociale extraordinaire. Nous suivrons votre démarche. Nous nous pencherons sur des structures comme l’APECA et verrons comment nous pouvons offrir les meilleures connaissances en affaires pour vous appuyer dans les emplois et la formation, et faire en sorte que votre idée prenne forme? »
Ce que je prévois que les centres d’amitié sont en mesure de faire est assez étonnant, compte tenu de ce qu’ils réalisent déjà avec 120 000 $ et même moins. La plupart du temps depuis que les centres existent, c’était 103 000 $ par année. Nous sommes maintenant un organisme de bienfaisance de plusieurs millions de dollars qui compte 50 employés. Si vous vous efforciez vraiment d’appuyer les entrepreneurs, l’économie sociale et l’innovation qui se produit dans les centres d’amitié, le potentiel d’investissement serait assez incroyable.
La présidente : Au nom de tous les sénateurs, je tiens à remercier les témoins qui ont comparu ce soir. Mmes Francyne Joe, présidente, et Veronica Rudyk, conseillère en politiques, de l’Association des femmes autochtones du Canada et M. Christopher Sheppard, président de l’Association nationale des Centres d’amitié. Merci beaucoup d’avoir partagé votre sagesse avec nous ce soir.
Avant de lever la séance, j’aimerais remercier notre sénatrice sortante, Nancy Greene Raine, qui a été assidue, travaillante et passionnée de ce comité pendant je ne sais combien d’années.
La sénatrice Raine : Neuf ans.
La présidente : J’allais dire huit. Vous avez beaucoup contribué au comité tout au long de votre mandat. Vous êtes toujours présente. Vous posez toujours des questions et vous y avez apporté tant. Vous nous manquerez et nous vous souhaitons la meilleure des chances dans vos projets futurs. Sur ce, la séance est levée.
Des voix : Bravo!
(La séance est levée.)