Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones
Fascicule no 50 - Témoignages du 20 mars 2019
OTTAWA, le mercredi 20 mars 2019
Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd’hui, à 18 h 45, pour étudier la teneur du projet de loi C-91, Loi concernant les langues autochtones.
La sénatrice Lillian Eva Dyck (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonsoir, tansi. Je souhaite la bienvenue à tous les honorables sénateurs, ainsi qu’aux membres du public qui assistent à la réunion du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones ou qui nous écoutent à la télévision ou sur le Web.
Dans un esprit de réconciliation, je tiens à souligner que nous nous réunissons sur le territoire traditionnel non cédé du peuple algonquin.
Je m’appelle Lillian Dyck et je viens de la Saskatchewan. J’ai le privilège de présider ce comité.
Aujourd’hui, nous reprenons notre étude préliminaire du projet de loi C-91, Loi concernant les langues autochtones. Avant de commencer, j’invite mes collègues à se présenter.
Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Francis : Brian Francis, de l’Île-du-Prince-Édouard.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Patti LaBoucane-Benson, de l’Alberta.
Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l’Alberta.
Le sénateur Doyle : Norman Doyle, de Terre-Neuve-et-Labrador.
La présidente : Merci, chers collègues. J’aimerais souhaiter la bienvenue à M. Perry Bellegarde, chef national de l’Assemblée des Premières Nations. Il est accompagné de son conseiller spécial, M. Roger Jones. Nous vous remercions d’avoir pris le temps de nous rencontrer ce soir. Vous pouvez commencer votre exposé, et ensuite les sénateurs vous poseront des questions.
Monsieur le chef national Bellegarde, vous avez la parole.
Perry Bellegarde, chef national, Assemblée des Premières Nations : Merci, sénatrice Dyck.
[ Note de la rédaction : M. Bellegarde s’exprime en cri.]
Juste quelques mots en cri. Je suis heureux d’être ici et je vous remercie, mes amis et mes proches, d’avoir organisé cette réunion et d’avoir rendu hommage au peuple algonquin.
Je viens de la réserve de Little Black Bear, qui se trouve sur le territoire du traité no 4, près de Regina, en Saskatchewan. Je vous transmets toutes nos salutations et je vous remercie de me donner la chance de prononcer quelques mots sur le projet de loi C-91, Loi concernant les langues autochtones.
Pour les Premières Nations, les langues sont au cœur de notre identité en tant que peuples, aussi bien sur le plan de la culture que du sentiment d’appartenance et du bien-être général. Elles sont propres à nos terres et aucune n’est hors de danger. Je tiens aujourd’hui à expliquer en quoi l’adoption du projet de loi C-91 est essentielle.
En premier lieu, il y a l’aspect ayant trait à l’urgence. Vingt années se sont écoulées depuis que les Chefs en assemblée de l’Assemblée des Premières Nations ont déclaré l’état d’urgence relativement aux langues des Premières Nations. Nous ne devons pas laisser les possibilités que recèle un projet de loi sur les langues autochtones nous échapper. Nos langues sont en crise. Leur situation s’est détériorée depuis cette déclaration, même s’il y a eu entre-temps la résolution no 37-2000, la Stratégie nationale pour les langues des Premières Nations, et elle continuera de se dégrader tant que des efforts concertés ne seront pas déployés pour mener des actions concrètes et débloquer des fonds de façon stable et durable.
En second lieu, le processus a donné lieu à une forte mobilisation, que nous avons entamée en 2017. La mise au point du projet de loi C-91 s’est faite sous le signe de la collaboration, de la coopération. Nous cherchions principalement à obtenir le point de vue de plus de 500 langagiers des quatre coins du Canada, dont des anciens, des dirigeants, et des éducateurs, mais aussi de jeunes et, évidemment, de nos membres hors réserve, qui sont toujours les bienvenus. Certains de nos concitoyens hors réserve comptaient parmi les participants.
Cette mobilisation a débouché sur un rapport, que nos chefs ont accepté. Ce rapport fournit une orientation pour la participation de l’Assemblée des Premières Nations, des principes d’élaboration concertée que reflète le projet de loi C-91. En voici une vue d’ensemble.
Premièrement, il y a la reconnaissance de l’importance des langues autochtones dans le rapport avec la terre, la culture, le savoir ancestral, la conception du monde, la participation à l’économie ainsi que les relations nationales et internationales.
Deuxièmement, il y a la reconnaissance de la nécessité impérieuse de redresser les torts attribuables à la colonisation ainsi qu’aux lois et aux politiques destructrices.
Troisièmement, il y a l’affirmation d’un engagement envers les appels à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et d’autres instruments et principes incontournables en matière de droits de la personne.
Quatrièmement, il y a l’affirmation des diverses approches applicables à la revitalisation et au maintien des langues ainsi que du rôle crucial que jouent l’éducation, l’apprentissage continu et les possibilités d’apprentissage linguistique.
Cinquièmement, il y a l’énonciation d’objectifs à l’égard de la protection et du soutien des langues autochtones et des droits connexes, dont ceux qui se rapportent à la propriété intellectuelle et à l’appropriation culturelle.
Sixièmement, il y a l’affirmation de la compétence des Premières Nations en matière de langues autochtones.
Septièmement, il y a l’énonciation des droits exécutoires individuels et collectifs.
Huitièmement, il y a l’énonciation des obligations, des devoirs et des pouvoirs précis du gouvernement fédéral par rapport à la protection et au soutien des langues autochtones, notamment pour ce qui est du financement.
Neuvièmement, il y a la reconnaissance de la nécessité de disposer de ressources et de systèmes efficaces et sous contrôle autochtone pour assurer l’archivage de données sur les langues et y donner accès.
Dixièmement, il y a le pouvoir de fonder des établissements convenant à l’avancement des langues, des objectifs et des droits autochtones, sans que ce soit au détriment d’établissements des Premières Nations existants.
Onzièmement, il y a la production de rapports sur les exigences visées par les examens quinquennaux.
Voilà les 11 principes qui figurent dans le rapport et que les Chefs en assemblée ont acceptés. Dans une certaine mesure, ils se reflètent dans le projet de loi, que ce soit dans le préambule ou dans divers articles, un peu partout dans le projet de loi C-91. À mon avis, en tant que chef de l’Assemblée des Premières Nations, il faut suivre l’orientation mise de l’avant par les Chefs en assemblée.
Nous estimons que le projet de loi C-91, tel qu’il est formulé, et la manière dont on entend l’appliquer feront progresser chacun des principes dans une certaine mesure.
En troisième lieu, le processus d’élaboration concertée se poursuivra dans le cadre d’un plan de travail défini conjointement avec Patrimoine canadien. L’élaboration concertée ne doit pas viser uniquement le projet de loi, mais aussi sa mise en application. C’est primordial. Vous êtes tous au courant du fonctionnement du Conseil du Trésor, des finances et de tout le reste, y compris les règlements. La mise en application est primordiale. C’est un processus qu’il faut respecter et inscrire lui aussi dans une démarche d’élaboration concertée.
C’est à ce moment-là que l’on se penchera sur les mécanismes de financement, la mise en place du Bureau du commissaire aux langues autochtones, la nomination du commissaire en tant que tel, l’éducation, l’apprentissage continu, les entités du domaine des langues autochtones, la traduction et l’interprétation, l’examen quinquennal, les communications, la conformité de l’approche pangouvernementale fédérale par rapport à l’intention du législateur, la coopération entre les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux et, évidemment, la réglementation.
Par conséquent, ces enjeux cruciaux seront sans doute traités dans une démarche d’élaboration concertée aux fins des politiques, de la réglementation et de la mise en application.
Nous avons appris dernièrement qu’un certain nombre d’amendements ont été proposés au projet de loi C-91. Selon ce que nous comprenons, le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes en a approuvé une partie. À l’issue d’une analyse rapide, nous estimons que ces amendements, loin de trahir l’objet du projet de loi, apportent des précisions au projet de loi C-91 et l’améliorent.
Selon ce que j’ai entendu jusqu’à présent, par contre, j’ai des réserves relativement à certains des amendements adoptés. Ils me font l’effet d’un signal d’alarme. En voici deux exemples.
Prenons la modification du libellé de l’article 5, sur l’objet du projet de loi, pour qu’il n’y soit plus question de maîtrise, mais de compétence. Je sais que cette modification n’a pas été intégrée partout dans le projet de loi, sauf que l’objectif consiste à rebâtir une masse critique de personnes qui parlent couramment les langues autochtones. D’après ce que j’ai compris, on redoute qu’il n’y ait pas de consensus sur la définition de la notion de maîtrise par rapport à celle de compétence.
Quelqu’un peut être compétent dans une langue sans la maîtriser. C’est un signal d’alarme.
Ensuite, il y a la modification du libellé de l’alinéa 5g), qui nous apparaît régressive. Nous préférerions conserver le libellé original du projet de loi C-91.
Voilà deux exemples de signaux d’alarme parmi les amendements qui ont été proposés.
Je sais par ailleurs que les témoins ont soulevé, au cours des réunions du comité, des points pertinents dont ne traite visiblement pas le projet de loi.
Je pense notamment aux discussions sur l’accès hors des réserves. Au cours de nos séances de mobilisation, les gens ont fait savoir qu’ils s’attendent à ce que les membres de tous les peuples autochtones aient accès à la formation linguistique, quels que soient leur lieu de résidence, leur genre, leur âge ou leur niveau de scolarité. Or, la meilleure façon d’y arriver passe par les pouvoirs du Conseil du Trésor se rattachant aux dépenses et aux programmes en ce qui concerne les bénéficiaires, les dépenses autorisées, les mécanismes de prestations et ainsi de suite. Ce travail suppose une démarche continue et ancrée dans la collaboration.
Nous en sommes à la dernière page. On nous a bien fait comprendre, au cours des activités de mobilisation, qu’il revient aux langagiers et aux champions de la question linguistique de piloter la réappropriation, la revitalisation, le renforcement et le maintien des langues en tant que tels. Autrement dit, il faut laisser les experts faire leur travail et les y aider.
En conclusion, le Canada, y compris les parlementaires, doit consacrer autant de temps et d’énergie à revitaliser les langues des Premières Nations qu’il en a mis à les éradiquer — je l’ai déjà dit, et vous savez de quoi il est question — dans le système des pensionnats indiens.
J’ai aussi déjà dit que les langues autochtones doivent être considérées comme des trésors nationaux du Canada. On ne les parle nulle part ailleurs dans le monde.
Dans la forme proposée, c’est-à-dire avec les amendements que le comité a apportés, selon ce que j’en comprends, le projet de loi est un point de départ. Nous devons unir nos efforts pour le faire adopter et poursuivre notre collaboration au moment de sa mise en application de façon à ce qu’il atteigne ses objectifs, soit la réappropriation, la revitalisation, le maintien et le renforcement des langues des Premières Nations.
Il s’agit d’un projet de loi habilitant. Il soutiendra concrètement, y compris sur le plan financier, les initiatives autochtones pilotées par les peuples autochtones en vue de rétablir nos langues par leur transmission entre les générations, notamment dans le cadre de cérémonies et d’activités quotidiennes, à la maison et dans nos communautés.
Autrement dit, ce projet de loi fait figure d’outil qui, en assurant soutien et financement, permettra aux peuples autochtones de retrouver la maîtrise de leurs langues pour qu’elles redeviennent vivantes.
La mise en application du projet de loi sera un héritage inestimable pour nos enfants, nos petits-enfants et nos descendants à naître, qui pourront grandir en apprenant et en parlant nos langues.
J’ai toujours dit que, sur le plan financier, le jeu en vaut la chandelle. Des études montrent même que lorsqu’on maîtrise sa langue, on réussit mieux à l’école et, par conséquent, dans la vie. N’oublions pas que les jeunes, hommes et femmes, des Premières Nations forment le groupe démographique qui connaît la plus forte croissance au Canada.
Célébrons 2019, Année internationale des langues autochtones, en adoptant ce projet de loi et en préparant ensemble sa mise en application.
Enfin, pour inscrire cette démarche dans une perspective de pérennisation, nous exhortons le gouvernement du Canada à soutenir à l’ONU l’adoption dans les plus brefs délais du projet de décennie internationale des langues autochtones.
Sur ce, je vous remercie de m’avoir écouté. Kinanãskomitim.
La présidente : Je vous remercie, chef Bellegarde.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci beaucoup de votre présentation, chef Bellegarde. Lorsque la ministre est venue témoigner, il y a quelques jours, nous avons discuté du mécanisme de financement. J’avoue qu’à la fin de la discussion, ce n’était pas très clair pour moi.
Selon vous, comment l’argent cheminera-t-il du gouvernement fédéral jusqu’aux communautés, de façon à ce que ce soient des membres des communautés qui offrent la formation et les programmes linguistiques, sans que l’on empiète sur le droit à l’autodétermination qu’incarnent l’Assemblée des Premières Nations et les deux autres organismes qui ont participé à l’élaboration concertée? Comment s’y prendra-t-on?
M. Bellegarde : Voilà une excellente question qui fait ressortir la nécessité, sur le plan de la réglementation et de la mise en application, de miser sur une démarche concertée. Or, pour l’examiner, il faut d’abord prendre acte de ce qui se fait actuellement au Canada.
Dans certaines provinces, il existe des établissements très bien établis au chapitre de la revitalisation des langues. Je pense notamment à la Colombie-Britannique, à Tracey Herbert et au centre culturel des Premières Nations qui se trouve là-bas. L’idéal serait de reproduire ce modèle partout au pays. Hélas, on ne trouve pas la même chose dans toutes les provinces et tous les territoires. Il faut étudier les mécanismes et les établissements qui existent déjà afin de faire fond sur leurs mandats et d’élargir leurs pouvoirs. C’est un modèle possible. Cela dit, c’est quelque chose qu’il reste encore à définir dans le cadre de la réglementation et de la mise en application. C’est pourquoi il faut miser sur l’élaboration concertée. Le modèle variera d’une province et d’un territoire à l’autre.
La sénatrice LaBoucane-Benson : On se basera sur les propositions...
M. Bellegarde : Non.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Pour vous, est-ce que, par exemple, les fonds doivent passer par l’Assemblée des Premières Nations, qui décidera ensuite de leur affectation?
M. Bellegarde : Non.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Non? Je suis à court d’idées. Je n’ai rien de plus à proposer.
M. Bellegarde : Je soumettrai la question aux Chefs en assemblée pour savoir ce qu’ils en pensent.
La sénatrice Pate : Je vous remercie de votre présence et de votre exposé, monsieur Bellegarde.
L’Association des femmes autochtones du Canada a témoigné devant le Comité du patrimoine canadien et a exprimé de grandes préoccupations au sujet de ce projet de loi, notamment parce qu’il n’utilise pas une approche adaptée aux particularités culturelles ou à l’équité entre les sexes pour déterminer les répercussions sur les personnes marginalisées et vulnérables, en particulier les femmes. Hier, les représentantes de l’association ont dit au comité que, à leur avis, l’égalité des sexes n’était pas une priorité lors de l’élaboration de la mesure législative.
Selon vous, quelle serait l’incidence de ce projet de loi sur la capacité des femmes autochtones, à titre de gardiennes de leur tradition, de leur culture et de leurs langues, de préserver leurs langues pour elles et pour leurs enfants?
M. Bellegarde : Personnellement, je crois qu’il existe toujours un équilibre entre les hommes et les femmes. Dans toutes nos cérémonies, les hommes et les femmes sont en proportions égales. Il importe de tenir compte de l’équité entre les sexes. J’ai toujours cherché des façons d’améliorer les choses. Si on peut améliorer le projet de loi, faisons-le.
Je suis également conscient de l’échéancier. Juin arrive à grands pas. Je suis toujours animé d’un sentiment d’urgence pour faire adopter les mesures législatives, et j’ai toujours deux mots à l’esprit : « sanction royale ». Je suis très conscient que nous pourrions rater une occasion si nous tentons d’obtenir une mesure législative parfaite. Idéalement, elle devrait être parfaite.
Je garde à l’esprit les échéanciers, et je sais qu’il pourrait y avoir des modifications plus tard. Les élections auront lieu en octobre, et nous ne savons pas ce qui arrivera. On ne sait pas. Je crains beaucoup que si nous ratons cette occasion de faire adopter le projet de loi par les deux Chambres et s’il ne reçoit pas la sanction royale, il pourrait s’écouler plusieurs années avant que cette occasion se représente.
Le sénateur Francis : Je vous remercie de votre présence, monsieur Bellegarde.
Dans votre déclaration préliminaire, vous avez mentionné que les langues sont au cœur de notre identité culturelle et de notre bien-être, et qu’elles sont également en situation de crise. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Dans ma province, l’Île-du-Prince-Édouard, seulement deux personnes peuvent rédiger et traduire en langue micmaque, et l’une d’elles est mon épouse. C’est en effet une situation de crise.
Pourtant, il existe un énorme écart entre les niveaux de financement. Annuellement, on octroie 125 millions de dollars chacune pour les langues anglaise et française, comparativement à 1,1 million de dollars pour chacune des 60 langues autochtones. Qu’en pensez-vous? Comme nous le savons tous, c’est une question d’argent.
M. Bellegarde : Je vous répondrai ceci, sénateur. Il y a plus de 60 langues des Premières Nations, et elles en sont à différents stades de déclin. Les gens disent que l’ojibwé, le cri et l’inuktitut resteront, mais aucune de ces langues n’est à l’abri. Les ressources doivent vraiment être adaptées aux besoins.
Nous sommes très prudents, car il y a toujours un débat entourant la possibilité d’accorder aux langues autochtones le statut de langues officielles, comme l’anglais et le français. Nous en avons discuté. Nous voulions qu’il y ait des ressources financières durables et des obligations législatives en ce sens, car si aucune loi n’est en place, il y aura des compressions unilatérales.
Je l’ai dit de cette façon, mais je ne veux pas traiter la chose à la légère. Je n’ai pas besoin de voir des mots en cri sur une boîte de Corn Flakes. On y voit déjà l’anglais et le français. Est-ce que cela favoriserait une meilleure maîtrise de cette langue? Est-ce que le fait de rendre officielle l’une de nos langues permettrait de la rétablir? Nous finirons par y arriver. Les ressources sont d’une importance cruciale; elles doivent être suffisantes et adéquates. Lorsque les besoins auront été évalués, il faudra commencer, puis continuer à améliorer les choses. Nous ne connaissons pas précisément la situation de nos langues parce que des études n’ont pas été réalisées.
Quelles ressources financières sont nécessaires pour réellement rétablir la maîtrise des quelque 60 langues autochtones? Nous espérons que lorsque les besoins auront été évalués, l’État pourra s’engager à octroyer les fonds requis. J’ai toujours dit également que si le gouvernement s’engage à consacrer autant de ressources à la préservation, à la revitalisation et à la réappropriation de nos langues autochtones qu’il en a consacré à leur éradication, alors les ressources ne manqueront pas. J’espère que lorsque les besoins auront été évalués, les ressources financières adéquates seront versées chaque année, conformément à la loi. C’est la raison pour laquelle nous avons vérifié l’article 35. Ces droits peuvent être portés devant les tribunaux. Les droits linguistiques sont des droits constitutionnels, mais aussi des droits inhérents. Nous voulons nous assurer que ces ressources seront toujours là. Il faut du temps pour améliorer les choses, mais il faut commencer.
Le sénateur Francis : J’appuie sans réserve le projet de loi. En tant qu’ancien chef et dirigeant, je pense vraiment qu’il est nécessaire. C’est un point de départ. Il y a encore beaucoup de travail à faire, mais je considère que c’est un pas dans la bonne direction. Merci.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup, monsieur Bellegarde, d’être avec nous et de nous faire part à nouveau, de façon plus détaillée, de votre point de vue sur ce projet de loi. Vous avez fermement fait valoir, la dernière fois, vos trois priorités, qui figuraient de toute évidence en tête de liste. Il est bon que vous le réaffirmiez et que vous nous fournissiez des détails aujourd’hui.
Ma première question porte sur les principes que vous avez mentionnés. Je veux examiner un peu le dixième principe, qui concerne les pouvoirs d’établir des institutions appropriées pour promouvoir les langues, les objectifs et les droits autochtones sans que ces institutions remplacent les institutions existantes des Premières Nations.
Quand vous parlez des pouvoirs, à qui faites-vous référence? Ensuite, qu’est-ce qui vous préoccupe? Y a-t-il quelque chose de précis qui vous préoccupe ici quant à ce possible remplacement?
M. Bellegarde : Puisqu’il s’agissait d’un processus d’élaboration conjointe, plusieurs bons constitutionnalistes et intervenants y ont pris part. Je vais demander à Roger Jones, qui est ici à ma droite, de répondre à cette excellente question technique.
Roger Jones, conseiller spécial du chef national, Assemblée des Premières Nations : Merci, monsieur Bellegarde, et merci, sénateurs. Le dixième principe comporte en fait deux points ou deux dimensions. L’une d’elles est qu’il y a des institutions existantes qui ont été créées par les Premières Nations elles-mêmes pour œuvrer dans ce domaine, par exemple les centres éducatifs et culturels. Certaines sont des établissements d’enseignement. D’autres existent grâce au First Peoples’ Cultural Council de la Colombie-Britannique, par exemple. Les gens ont dit clairement que ces entités accomplissent le travail et qu’elles sont spécialisées dans le domaine. Elles doivent être soutenues plutôt que d’être remplacées par de nouvelles entités, que ce soit à l’échelle nationale, régionale ou locale. Voilà pour le premier point.
L’autre point, c’est que les gens ont compris l’importance de la mise en place du Bureau du commissaire aux langues autochtones, qui serait principalement un organisme de surveillance qui veillerait à ce que le gouvernement du Canada respecte ce que dit la loi. Il devrait aussi appuyer ce qui se fait à l’échelle locale ou régionale.
Je pense que les sujets dont les gens voulaient parler étaient assez vastes.
La sénatrice Coyle : Je vous remercie de cette précision. Ma dernière question — mais il m’en reste une autre au cas où il y aurait un deuxième tour — porte sur les personnes qui vivent à l’extérieur des réserves. Vous avez parlé de la consultation de ces personnes. Vous avez aussi mentionné, à la page 3, que l’on s’attend à ce que les gens aient accès à la formation linguistique, peu importe leur lieu de résidence, leur sexe, leur âge ou leur niveau de scolarité.
Pourriez-vous nous parler davantage de la façon dont cela va fonctionner, selon vous, en particulier pour les Autochtones vivant hors réserve, qui sont très nombreux au pays, comme nous le savons tous.
M. Bellegarde : La dernière fois que j’ai témoigné, j’ai parlé de trois choses. La première était la décision Corbiere. Étiez-vous ici? Vous en souvenez-vous? Non? Dans ce cas, je résumerai brièvement. La décision Corbiere est un arrêt de la Cour Suprême relatif aux Premières Nations qui dit que peu importe où ils habitent, les membres des Premières Nations peuvent voter pour le chef et le conseil de leur bande. Essentiellement, la décision Corbiere dit que les chefs et les conseils représentent tous les membres de leur bande, qu’ils vivent dans la réserve ou à l’extérieur de celle-ci.
Ces personnes pourraient donc avoir le droit de voter. À la prochaine étape, on s’attendra raisonnablement à pouvoir bénéficier de services et de programmes, et les droits sont dits transférables. Je ne suis pas un Indien des traités seulement lorsque j’habite dans la réserve de la Première Nation de Little Black Bear. Les services et les programmes devraient être transférables, et il y aura une attente raisonnable à ce qu’ils suivent. Cela jouera donc un rôle. C’est un des points que j’avais soulevés la dernière fois.
J’ai ensuite parlé de l’utilisation de la technologie pour faire en sorte que ces services et programmes puissent être offerts, non seulement sur le territoire des Premières Nations et les terres ancestrales, mais également dans les centres urbains.
La troisième chose dont j’ai parlé — et c’est encore une fois un élément sur lequel il serait possible de miser pour permettre une certaine souplesse dans votre approche régionale, province par province et territoire par territoire — était la possibilité de voir s’il existait déjà certains établissements qui pourraient élargir leurs attributions, leurs pouvoirs et leur mandat afin d’être actifs non seulement dans les réserves, mais également en dehors de celles-ci. Un exemple serait le Centre culturel autochtone de la Saskatchewan, qui a été créé pour aider les Cris, les Saulteaux, les Dénés, les Dakotas, les Lakotas et les Nakodas de cette province. Comme je l’ai mentionné, ces organismes pourraient élargir leurs services et programmes afin d’aussi les offrir à l’extérieur des réserves.
Il faudrait évaluer cette possibilité et mener des consultations dans chaque province pour recenser les organismes existants et voir s’ils ont la capacité d’étendre leurs activités aux centres urbains. Il y a donc trois éléments : la décision Corbiere, l’utilisation de la technologie et le fait de tirer parti d’organismes existants ou d’en créer de nouveaux au besoin. Il y a ensuite la question de la mise en œuvre et des dispositions réglementaires avec le Conseil du Trésor.
La sénatrice Coyle : Comme question complémentaire, pour faire suite au dernier point que vous avez soulevé concernant les organismes actuels, croyez-vous que cela serait possible pour les centres d’amitié?
M. Bellegarde : Peut-être, mais, encore une fois, je ne pense pas à première vue qu’ils en aient la capacité. Combien le font actuellement? Tout est une question de capacité, vous savez. C’est l’un des aspects qu’il faut étudier. Il ne faut pas réinventer la roue.
La sénatrice Coyle : Merci.
La sénatrice Lovelace Nicholas : Je m’excuse de mon retard. J’ai des préoccupations au sujet du processus d’élaboration concertée. Vous avez parlé des relations entre le gouvernement fédéral, les provinces et les territoires. Je n’aime pas — et je ne suis pas la seule — lorsque des lois accordent plus d’importance au point de vue des provinces qu’à celui des peuples autochtones. Comme vous le savez, les provinces ne seront pas pressées de verser l’argent aux Premières Nations, ce qui a été une très grande source d’inquiétude dans toutes les mesures législatives que nous avons étudiées. Quelles sont vos inquiétudes à cet égard?
M. Bellegarde : Cela dépendra ultimement du rôle, des responsabilités et des fonctions des divers ordres de gouvernement. J’en reviens aux gouvernements fédéraux, provinciaux et territoriaux, et à l’instauration du Financement des programmes établis, en 1977, lorsque le gouvernement fédéral a délégué aux provinces trois choses très importantes, soit l’éducation, les soins de santé et les services sociaux. Le gouvernement fédéral a alors commencé à se décharger de certaines responsabilités. Le paragraphe 91(24) lui conférait l’autorité sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ». Il n’était pas écrit « les Indiens vivant sur les terres indiennes », mais bien « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ».
Cela dépendra donc de qui est responsable de quoi. Je crois que les gouvernements provinciaux joueront un rôle clé et qu’il faudra leur faire appel à un certain point. Ce n’était pas l’objectif précis de ce projet de loi à ce sujet, car encore une fois, les provinces sont responsables de l’éducation. Le gouvernement fédéral transfère déjà des milliards de dollars aux gouvernements provinciaux et territoriaux pour cela. Où est-il dit dans cette entente que ce qui est déjà versé pour l’éducation devrait inclure la revitalisation des langues autochtones? Cela n’apparaît nulle part dans celle-ci.
Prenons un gouvernement comme celui de la Colombie-Britannique, qui a versé 50 millions de dollars de fonds provinciaux dans la province. Que fait-on en Alberta? En Saskatchewan? Au Manitoba? En Ontario? Si la Colombie-Britannique peut le faire, pourquoi les autres provinces ne le font-elles pas? Il s’agit ici d’une mesure législative fédérale. Celle-ci se concentre sur le fait que le gouvernement du pays fournit ces ressources au niveau fédéral. Les provinces devraient aussi à un certain point être tenues responsables, pour la simple raison, encore une fois, qu’il y a beaucoup d’enfants des Premières Nations dans les systèmes scolaires provinciaux. Cela devient donc un autre aspect dont il faut tenir compte.
Toutefois, d’après ce que je comprends du projet de loi C-91, celui-ci vise surtout le gouvernement fédéral, la Couronne fédérale. C’est sur cela qu’il met l’accent. La Couronne a une obligation fiduciaire. Voilà, comme je l’ai déjà indiqué, ce que vise le projet de loi. Il ne vise pas à déresponsabiliser les gouvernements provinciaux ou territoriaux, mais ce sont d’autres mesures qui seraient nécessaires pour faire des pressions à ces niveaux. Prenons encore le gouvernement de la Colombie-Britannique. Il n’était pas obligé de faire ce qu’il a fait, mais il l’a fait parce qu’il considérait cela comme un investissement dans la population. J’encouragerais tout le Canada à suivre son exemple.
La sénatrice Lovelace Nicholas : J’ai soulevé cette question hier. Pourquoi le projet de loi n’aborde-t-il pas le sujet des tribunaux et le fait que les Autochtones doivent suivre les procédures en français ou en anglais? Je n’ai rien contre ces deux langues, mais pourquoi ne traduit-on pas pour les Autochtones?
M. Bellegarde : Dans les tribunaux?
La sénatrice Lovelace Nicholas : Oui.
M. Bellegarde : D’accord, je souhaite simplement m’assurer de bien comprendre votre question, sénatrice. Mon savant confrère assis à ma droite murmure actuellement dans mon oreille, donc je le laisserai répondre à cette question. Plutôt que de chuchoter, pourquoi ne prenez-vous pas la parole, Roger?
M. Jones : Merci, monsieur le chef national. L’article 11 du projet de loi C-91 aborde ce point précis. Dans les cas où des Autochtones dont la langue principale est une langue autochtone se retrouvent devant les tribunaux, reçoivent des soins de santé ou doivent autrement faire affaire aux tribunaux, ils devraient pouvoir s’attendre, par exemple, à être en mesure de suivre les procédures ou de communiquer avec un professionnel de la santé dans leur propre langue.
C’est ce que vise l’article 11. Bien sûr, il y aura encore beaucoup de travail à faire pour concrétiser cela et déterminer les circonstances dans lesquelles des services d’interprétation devraient être fournis afin de respecter les droits individuels des personnes et leur droit de parler leur propre langue autochtone.
La sénatrice Lovelace Nicholas : Merci beaucoup.
La sénatrice McPhedran : Merci d’être avec nous, monsieur le chef national et monsieur Jones. J’aimerais parler un peu plus des principes de consensus du processus d’élaboration concertée dont vous avez discuté. Pourriez-vous nous dire quel rôle y joueront les femmes? Je ne vois rien à ce sujet. Je ne répète pas la question de la sénatrice Pate.
Ma question est, je crois, un peu plus vaste. Vous comprenez bien le fonctionnement du gouvernement. Vous êtes aussi conscient du beaucoup plus grand nombre de familles dirigées par des mères que par des pères, et vous savez l’incidence de la langue tôt dans l’enfance. Pourriez-vous donc nous dire, même si rien ici ne porte vraiment à dire que c’est une nécessité, ce que vous pensez de cela et quels sont vos plans à cet égard?
M. Jones : Je serais heureux de répondre à cette question. J’ai fait partie d’un groupe de l’Assemblée des Premières Nations qui a fait le tour du pays dans le cadre d’un processus de consultation. Nous avons organisé des rencontres à divers endroits et la majorité des personnes qui ont participé à celles-ci, et de loin, étaient des femmes, pour la simple raison que ce sont elles qui effectuent la plus grande partie de ce travail. Il était évident pour nous qu’elles jouent un rôle essentiel dans ce qui est fait actuellement et dans ce qui sera fait à l’avenir. Nous avons certainement prêté attention à ce qu’elles avaient à dire.
Une des choses que nous avons faite a été de procéder à une analyse différenciée selon les sexes. Dans le cadre du processus d’élaboration concertée, nous avons répliqué dans certains cas le processus gouvernemental d’élaboration de politiques et de mesures législatives en rédigeant des mémoires au Cabinet. Bien sûr, dans ce contexte, il faut faire une analyse différenciée selon les sexes.
C’est ce que nous avons fait, et nous serions heureux d’en partager les résultats avec vous, car c’est quelque chose d’important et il faut évidemment reconnaître le travail que font les femmes dans ce domaine. Comme je l’ai mentionné, elles étaient de loin celles qui étaient le plus enthousiastes à cette idée, mais elles ont aussi fourni de bons conseils sur ce que ce projet de loi devait inclure, et qui devait recevoir le soutien, en l’occurrence, elles. Ce sont elles qui se trouvent en première ligne sur le terrain. Elles ont dit, bien sûr, qu’elles s’attendraient à ce que le soutien leur parvienne directement et qu’il n’ait pas à filtrer par diverses bureaucraties ou par de nouveaux intermédiaires qui grugeraient les précieuses ressources dont elles devraient plutôt être les bénéficiaires.
La sénatrice McPhedran : Je crois que nous vous en serions très reconnaissants.
La présidente : Il serait bien de partager cette analyse avec le comité. S’il vous est possible d’envoyer ces renseignements au greffier, ce serait très apprécié.
La sénatrice McPhedran : J’ai une question supplémentaire. Chef national Bellegarde, j’ai vu que vous avez dressé l’oreille quand j’ai posé la question, mais nous ne vous avons pas entendu à ce sujet et nous aimerions connaître votre opinion. La question portait aussi sur ce que vous prévoyez. Monsieur Jones, vous nous avez renseignés sur ce qui vous avait été dit.
Toutefois, pourriez-vous nous dire, monsieur Bellegarde ou monsieur Jones, comment vous comptez donner suite à l’analyse différenciée selon les sexes et à ce que toutes ces femmes vous ont signalé au cours de ce processus initial?
M. Bellegarde : Je pense qu’encore une fois, les femmes ont été incluses et ont participé à toutes les étapes du processus. En consultant la liste, je me suis demandé, qui fait partie du comité technique? Ce sont que des femmes qui ont contribué au travail. Tracey Herbert, du First Peoples’ Cultural Council en Colombie-Britannique; Dorothy Thunder; Wanda Wilson; Shirley Fontaine; Paula Naponse; Rita Mestokosho; Blair Gould; Mary Jane Jim; Mary Rose Sundberg; Claudette Commanda. Ce sont toutes des femmes. Il y a également Ellen Gabriel, qui ne figure pas sur la liste, mais que je tiens néanmoins à reconnaître pour le travail infatigable qu’elle fait à Kanesatake, et ce, sans aucun soutien. Elles sont exceptionnellement dévouées, car elles reconnaissent l’importance du travail à faire, et nous les encourageons. Nous avons besoin de leurs voix, de leur direction et de leur énergie si nous voulons nous assurer de bien faire les choses.
Nous avons voulu nous fier à elles dans l’élaboration conjointe du projet de loi C-91, mais le fait est que c’est à la prochaine étape de l’élaboration conjointe, la mise en œuvre et la réglementation, que ce sera vraiment important. Nous cherchons toujours un équilibre. C’est ce que nous continuerons de faire.
La sénatrice McPhedran : Je veux m’assurer de bien comprendre ce que vous dites à propos de la structure de gouvernance pour la mise en œuvre. À l’étape de la mise en œuvre, vous êtes fermement engagé à leur assurer une place à la table plutôt qu’un simple rôle de consultation?
M. Bellegarde : Tout à fait, sans aucun doute. Ma mère aurait quelque chose à dire s’il en était autrement.
La sénatrice McPhedran : Vous vous feriez gronder.
Le sénateur Christmas : Merci, monsieur le chef national Bellegarde et monsieur Jones, d’être venus ce soir.
Monsieur le chef national Bellegarde, je comprends que vous trouviez que le projet de loi C-91 n’est pas parfait. L’une des choses qu’on lui reproche est qu’il ne met pas les langues autochtones sur le même pied d’égalité que les deux langues officielles du Canada et que, contrairement à la Loi sur les langues officielles, par exemple, il ne cherche pas à attribuer un statut officiel aux langues autochtones ni à accorder le droit d’obtenir des services en langues autochtones.
Comment répondez-vous à de telles préoccupations? Pensez-vous que de telles questions devraient être abordées?
M. Bellegarde : Où que j’aille, les chefs et les dirigeants me posent les mêmes questions. Je leur réponds que l’intention était de retrouver la maîtrise de ces langues; comment peut-on offrir des services dans une langue qui est morte, si elle n’est pas enregistrée ou ranimée? Comment est-ce possible? L’intention est de retrouver la maîtrise. Un jour, quand le moment sera opportun et les circonstances propices, il y aura lieu de reconnaître les langues autochtones à titre de langues officielles au Canada.
Comme je l’ai affirmé à quelques reprises ailleurs, nous ne voulons pas que nos langues évoluent dans l’ombre de l’anglais ou du français, et nous y arriverons. Nous procédons étape par étape. L’intention est de permettre aux langues de reprendre de la vigueur afin que nous puissions les conserver pour l’avenir. Si nous ne cherchons pas avant tout à retrouver la maîtrise, qu’est-ce que cela change? Qu’est-ce que cela veut dire d’accorder le statut de langue officielle à une langue que personne ne parle, si on n’est même pas en mesure d’effectuer une cérémonie en cri — nêhiyawak — ou en micmac?
J’ai eu l’honneur d’assister à une cérémonie haudenosaunee d’application de cendres, où pas un seul mot d’anglais n’est utilisé. Tout est en mohawk. Moi, je suis Cri, mais on m’a accordé le grand honneur de participer, et on m’a fait don d’une chanson, que j’ai dû chanter en mohawk. Il faut que ce genre de cérémonie se perpétue.
La question du statut de langue officielle est pour plus tard. La prestation de services en langues autochtones, c’est pour plus tard. Tout se fait par étapes, à commencer par la maîtrise. C’est pour cela qu’il y a urgence. Le mois de juin approche à grands pas et on craint que le projet de loi n’obtienne pas la sanction royale d’ici là. Je m’en tiendrai à cela.
Le sénateur Christmas : Quelle excellente réponse. Je suis heureux qu’elle ait été consignée au compte rendu.
En outre, vos observations à propos des propositions d’amendement faites à la Chambre des communes me préoccupent. Entre autres, vous avez parlé du changement de libellé, de maîtrise à compétence. Peut-être que je n’ai pas entendu votre explication ou votre interprétation de cette modification. Pouvez-vous me dire pourquoi vous pensez que l’ancien libellé, qui employait le mot « maîtrise », est préférable en l’occurrence?
M. Bellegarde : C’est également une question qu’on m’a posée. Le projet de loi a été rédigé selon un processus d’élaboration concertée. Le comité, lui, ne travaille pas selon ce même processus, je n’ai donc aucunement participé au travail du comité. À cette étape-là, il n’y a plus d’élaboration concertée. Aucun membre du comité ne m’a consulté à propos des recommandations d’amendement. Ils ont juste présenté les amendements.
Je respecte le travail du comité. Je n’y participe pas, mais je respecte les recommandations qu’il a faites. Dans l’exemple en question, cependant, nous préférons le mot « maîtrise ». Parfois, on peut se débrouiller avec une simple compétence, mais ce n’est pas la même chose que de maîtriser une langue. Encore une fois, l’étude a démontré que lorsqu’on maîtrise sa langue, on sait qui on est et on sait d’où on vient; qui plus est, on réussit mieux à l’école. À mon avis, comme à celui des experts du milieu, le mot « maîtrise » est préférable. Je suis d’accord. Nous préférons ce mot-là.
La sénatrice McCallum : Veuillez excuser mon retard.
[Note de la rédaction : La sénatrice McCallum s’exprime en cri.]
Vous avez un grand sourire. Avez-vous entendu la question que j’ai adressée au ministre Rodriguez durant la période des questions?
M. Bellegarde : Mes excuses, madame la sénatrice, mais je ne l’ai pas entendue.
La sénatrice McCallum : J’ai certaines réserves à l’égard de ce projet de loi. D’après ce que j’ai appris des projets de loi sur les Inuits, un projet de loi mal rédigé entraîne nécessairement des problèmes.
J’exprime les préoccupations des habitants du Manitoba. Ce sera la même chose avec la Loi sur les services à l’enfant et à la famille. Je ne m’exprime pas à titre personnel; je suis la voix des nombreuses collectivités avec lesquelles je travaille. Mon intention n’est pas d’être difficile. Je veux m’assurer d’être à l’aise lorsque le projet de loi sera mis aux voix. Je n’arrête pas de basculer, et je ne veux pas vraiment l’approuver les yeux fermés. J’ai demandé aux gens du Manitoba s’ils accepteraient que le projet de loi meure au Feuilleton si aucun amendement ne devait y être apporté. La salle s’est tue; on réévaluait ses positions. Les gens n’arrêtent pas de réfléchir.
[Note de la rédaction : La sénatrice McCallum s’exprime en cri.]
Voici la question que j’ai posée : Aux termes du projet de loi C-91, le gouvernement a le seul devoir positif de consulter les organisations autochtones dans l’atteinte de l’objectif d’octroyer un financement adéquat, stable et à long terme aux langues autochtones. Même si c’est son objectif déclaré, en l’absence de droits linguistiques autochtones précis et de devoir positif correspondant pour le gouvernement de mettre ces droits en œuvre, le projet de loi C-91 s’élève simplement à une déclaration d’aspirations politiques. Il maintient le contrôle bureaucratique total du gouvernement sur le financement de toutes les initiatives en matière de langues autochtones, dont le piège qu’est le financement global, qui oblige les collectivités à faire concurrence pour obtenir les fonds disponibles et les monte les unes contre les autres.
Le projet de loi n’aborde aucunement l’enjeu clé qu’est l’argent frais pour les écoles d’immersion; il est question de programmes d’immersion, et non d’écoles. Il est vrai que le nouveau commissaire aux langues autochtones aurait le pouvoir d’examiner les plaintes au sujet du financement des langues autochtones par le gouvernement du Canada, mais il pourrait seulement fournir des services de médiation et formuler des recommandations. Contrairement à la Loi sur les langues officielles, le projet de loi C-91 ne permet pas aux tribunaux de statuer sur les droits langagiers, ce qui n’a rien d’étonnant étant donné que le projet de loi C-91 ne crée aucun droit langagier.
Ma question est la suivante : si le gouvernement est tout à fait dévoué à la réconciliation et à l’adhésion à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, pourquoi ne s’est-il pas simplement servi de la déclaration comme fondation du projet de loi? Les solutions qui favorisent la revitalisation, la protection et la promotion des langues autochtones sont clairement énoncées dans la déclaration, tout particulièrement ses articles 13 et 14. Pourquoi le gouvernement ne pose-t-il pas le premier geste concret en vue de mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en reflétant entièrement la solution qu’elle propose dans le projet de loi C-91?
La question provient du groupe. Nous allons le rencontrer la semaine prochaine — en fait, je vais le rencontrer — et la question sera abordée. Je pense qu’il serait à l’aise si quelques amendements étaient apportés.
Le ministre Rodriguez a dit qu’il était ouvert à l’idée et qu’il accepterait l’amendement. J’ai réécrit au groupe, et on va me les faire parvenir. Je les lui enverrai ensuite personnellement.
Ce sont des avocats. Le but est de renforcer la mesure au lieu de l’abandonner. C’est notre but.
La présidente : Y a-t-il une question précise à laquelle vous voudriez que le chef Bellegarde réponde, ou bien vous en rappelez-vous, chef Bellegarde?
M. Bellegarde : Ça va, j’ai retenu ce qu’il faut.
[Note de la rédaction : M. Bellegarde s’exprime en cri.]
Nous avons rencontré le sénateur Murray Sinclair plus tôt aujourd’hui. Il m’a donné sa lettre. Il a lui aussi des questions et des préoccupations.
C’est une bonne chose. Nous améliorons et renforçons la mesure. Il y aurait quelques choses à faire selon moi, mais il reste que nous voudrions que trois mesures législatives soient adoptées d’ici la fin juin : le projet de loi C-91; le projet de loi C-92 sur le bien-être des enfants; et puis le projet de loi C-262 sur la déclaration des Nations Unies — une mesure d’initiative parlementaire.
Je suis d’avis que ces trois mesures font un tout en tendant vers la même chose, soit la déclaration des Nations Unies. Il y a même une référence à la déclaration dans le projet de loi C-91. Elle n’y figure pas entièrement, mais on y fait référence.
On devrait considérer qu’il s’agit d’un train de mesures. À mon sens, c’est ce que nous voulons accomplir, ou ce que je voudrais qu’on accomplisse, avant juin, au moyen de lobbying, d’éducation et de sensibilisation. Si le projet de loi est renvoyé et il faut y apporter des amendements pour le renforcer, je les accueillerais. Ces allers-retours entre les deux Chambres prennent du temps. Je préférerais que la Chambre des communes et le Sénat ne se renvoient pas sans cesse la mesure. Il y a un processus. Je veux bien qu’il soit suivi, mais peut-être qu’on pourrait en faire le plus possible lorsqu’il est renvoyé accompagné de bonnes recommandations, puis renvoyé à nouveau afin d’être mis aux voix; ainsi, les choses iraient un peu plus vite avant d’arriver au vote.
C’est ce que je vous encouragerais à faire pour le renforcer. C’est quelque chose que nous accueillerions. À tout prendre, on devrait essayer de tout faire d’un coup. Je vous encourage, sénateurs, à tout faire d’un coup. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour l’améliorer. C’est le but. Je vais encore une fois répéter ces deux mots, sanction royale, parce que je crains que la mesure ne soit pas adoptée d’ici juin. J’ai peur que nous ne rations une occasion de faire quelque chose. Il n’y a toujours rien. Il faut commencer quelque part et faire fond là-dessus. C’est comme cela que je vois la chose. C’est mon approche. C’est mon message.
Du point de vue juridique, lorsque j’ai pris connaissance du projet de loi, à l’origine... Je suis une sorte d’avocat de brousse, et non un vrai avocat. Je peux citer la Proclamation royale, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et ce genre de choses. Lorsque j’ai pris connaissance du projet de loi, je me suis dit que l’enjeu du débat était de déterminer si l’article 35 de 1982 et les droits des Autochtones issus des traités allaient être autre chose qu’une coquille vide. Les peuples autochtones ont des droits inhérents, dont l’un des plus importants est le droit à l’autodétermination. Toutefois, ces droits comprennent aussi des droits linguistiques. J’ai dit tout à l’heure que notre identité de peuples autochtones reposait sur cinq éléments cruciaux: les langues, les territoires, les lois, les peuples eux-mêmes et les gouvernements autochtones. En perdant sa langue, le peuple perd pratiquement son droit à l’autodétermination. Comment peut-on savoir qu’on est micmac et qu’on a droit à un gouvernement micmac et à la citoyenneté micmaque? Comment savoir qu’on appartient au peuple haudenosaunee ou à un autre peuple? C’est vital. C’est lié à l’autodétermination. Actuellement, les droits inhérents et le droit à l’autodétermination font partie intégrante des droits des Autochtones issus des traités, mais l’article 6 du projet de loi précise que les peuples autochtones ont aussi des droits linguistiques. C’est pratiquement une façon d’étoffer l’article 35 en disant que nous avons des droits inhérents, le droit à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination et que cela comprend des droits linguistiques.
Les avocats me demanderont si les dispositions proposées seront utiles devant les tribunaux. Que l’article 6 renvoie à l’article 35 constitue déjà une certaine forme de garantie. Alors, comment améliorer davantage le projet de loi? Vous pouvez trouver les formulations nécessaires, et les avocats le peuvent aussi. Personnellement, ce qui me préoccupe, c’est le temps qui passe. J’ai le sentiment qu’il est urgent d’adopter le projet de loi. Un tien vaut mieux que deux tu l’auras, et l’occasion risque de ne jamais se représenter.
La sénatrice Pate : Merci à vous et merci également à la sénatrice McCallum pour ses propos fort instructifs, comme toujours.
Je serais curieuse de savoir si, pendant les consultations, des craintes ont été exprimées sur l’application des dispositions législatives proposées et sur leur conformité au principe de Jordan. Quoi qu’il en soit, quelle est votre opinion à ce sujet?
M. Bellegarde : Le principe de Jordan est très important. Je pense que nous sommes tous au courant du nombre d’enfants pris en charge par les services sociaux. Nous savons que, dans le cas du jeune Jordan, les gouvernements fédéral et provincial se sont querellés pour ne pas avoir à payer la facture des services. Nous avons appliqué le principe de Jordan en nous efforçant de rendre les langues accessibles pour tout le monde, en particulier pour les enfants.
Comme il est possible de le démontrer, l’apprentissage linguistique est essentiel au développement de l’enfant, de même que les services et les programmes qui favorisent cet apprentissage. Si on n’a pas pris le temps de l’indiquer dans la loi, il faudrait trouver la formulation nécessaire pour que ce soit le cas parce que c’est important. L’apprentissage linguistique fait partie du développement de l’enfant. Il y a un lien avec le projet de loi C-92 puisque les enfants des Premières Nations qui sont pris en charge par les services sociaux doivent pouvoir conserver leur identité et qu’ils sont nombreux à être séparés de leur foyer familial, privés de l’amour et de la bienveillance de leurs proches et loin de leurs tantes, leurs oncles, leurs grand-mères et tous les autres qui sont leurs kohkoms. Ils sont nombreux à vivre dans des foyers non autochtones. S’il faut appliquer le principe de Jordan, qu’en est-il de ces enfants? L’accès aux langues autochtones ne doit pas être qu’un vain mot. Je ne connais pas par cœur tout le texte du projet de loi, mais si aucune disposition n’est prévue à ce sujet, il faudrait que ce soit le cas un moment donné parce que c’est un principe important.
La sénatrice Pate : Vous souvenez-vous s’il en a été question pendant les consultations?
M. Jones : Non, pas de manière aussi précise. Il a plutôt été question de l’accessibilité dans le sens de ce que dit le dernier « attendu » :
Attendu qu’il est important de reconnaître la situation et les besoins propres aux aînés, aux jeunes, aux enfants, aux femmes ou aux hommes autochtones et ceux propres aux Autochtones ayant un handicap, de diverses identités de genre ou bispirituels [...]
Ce paragraphe vise manifestement à ne laisser personne pour compte. Je pense en outre qu’il faut intégrer également l’idée que les droits linguistiques des Autochtones font partie de leurs droits garantis par la Constitution. Évidemment, toutes les personnes auxquelles s’applique l’article 35 possèdent ces droits.
La sénatrice Coyle : Vous avez parlé de l’urgence liée à l’état actuel des choses. Vous voulez que le projet de loi obtienne la sanction royale. Nous vous comprenons et nous vous appuyons.
Trois parties ont participé à l’élaboration concertée. Les représentants de l’une de ces parties viennent d’entrer dans la salle, tandis que ceux d’une autre partie sont assis juste ici. L’une des parties n’est pas aussi pressée que vous de voir le projet de loi adopté. Le sentiment d’urgence peut être lié à la situation linguistique de vos peuples, par rapport à celle des Inuits. Vous nous avez parlé de l’éventail des situations linguistiques de vos peuples.
Pensez-vous que le projet de loi devrait être adopté même si les trois parties n’en sont pas également satisfaites?
M. Bellegarde : Je vois mon collègue derrière, le président de l’ITK, Natan Obed. Il aura beaucoup de choses à dire. Nous avons pris part ensemble à l’élaboration concertée et nous nous sommes toujours dit que nous tâcherions de nous appuyer les uns les autres. Cependant, je dois parfois jouer mon rôle de chef national représentant les 634 communautés des Premières Nations du pays, qui appartiennent à près de 90 nations et groupes linguistiques. Nous pensons qu’il y a une occasion à saisir. Parmi les 634 communautés se trouve une petite bande lakota dans le Sud de la Saskatchewan. Peu de gens parlent couramment le lakota. Par conséquent, il y a un besoin pressant de conservation. Il faut faire des enregistrements audio et numériques de la langue, ce qui nécessite des ressources, tout comme il en faut pour les écoles d’immersion. Nos programmes sont vitaux parce qu’il ne faudrait pas attendre qu’il ne reste plus aucun locuteur.
Nous appuyons le travail de l’ITK, mais nous ressentons fortement l’urgence d’agir avant que nos langues aient disparu. Nous avons besoin de cette aide maintenant, sans attendre à plus tard. Voilà pourquoi nous pensons qu’il y a urgence.
La sénatrice Coyle : Merci.
La sénatrice McPhedran : Merci, sénatrice Lovelace Nicholas, d’avoir encouragé cela.
J’aimerais faire suite à ce que je disais dans ma question précédente, au sujet de la participation des femmes, de la participation significative des femmes, j’ajouterais. J’ai remarqué ce que vous avez dit au sujet d’Ellen Gabriel, qui travaille avec presque rien. J’ai remarqué aussi que vous avez parlé de renforcement et d’amélioration. Permettez-moi de vous demander, monsieur le chef national, si vous avez prévu de l’argent en vue de payer les femmes régulièrement pour leur expertise lorsque vous ferez la mise en œuvre du projet de loi. Est-ce que ce sera dans les budgets?
M. Bellegarde : J’espère bien. J’appuie cette idée et j’encouragerais les gens à le faire, parce que ce sont elles qui possèdent l’expertise.
La sénatrice McPhedran : Merci.
La présidente : Merci, monsieur le chef national Bellegarde et monsieur Jones, d’avoir témoigné ce soir.
Nous poursuivons notre étude préalable du projet de loi C-91. Le comité souhaite la bienvenue à M. Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami. M. Obed est accompagné de son conseiller politique, M. Tim Argetsinger. Merci de prendre le temps de venir témoigner devant nous. Vous avez la parole et, après votre allocution, vous pourrez répondre aux questions des sénateurs.
Natan Obed, président, Inuit Tapiriit Kanatami : Madame la présidente et mesdames et messieurs les membres du comité sénatorial, je vous remercie de permettre à l’ITK de s’adresser à vous ce soir. La démarche d’élaboration concertée est intéressante et a éveillé nos ambitions lorsque nous avons commencé à collaborer avec le gouvernement du Canada pour créer ce qui est aujourd’hui le projet de loi C-91
Les Inuits ont toujours dit très clairement qu’ils ne voulaient aucunement d’un projet de loi largement symbolique. Nous voulons pouvoir exercer concrètement notre droit de parler notre langue, l’inuktitut, notamment au travail et lorsque nous recevons des services.
Les Inuits forment un peuple ayant une langue commune, l’inuktitut, comme je l’ai dit. La majorité de la population inuite est répartie dans 51 agglomérations de l’Inuit Nunangat, notre territoire, une région géographique qui a son système politique et sa culture et qui renferme près d’un tiers de la superficie terrestre du Canada et la moitié de son littoral.
Le conseil d’administration de l’ITK définit l’Inuit Nunangat comme l’ensemble des régions désignées dans les quatre traités modernes ou ententes sur les revendications territoriales globales : le Nunatsiavut, le Nunavik, le Nunavut ainsi que l’Inuvialuit dans les Territoires du Nord-Ouest.
Quatre-vingt-quatre pour cent des Inuits de l’Inuit Nunangat déclarent être capables de parler l’inuktitut, ce qui en fait la langue autochtone la plus résiliente au Canada. Elle y est au deuxième rang pour le nombre de locuteurs, après le cri.
Toutefois, le portrait de notre situation linguistique devient plus complexe lorsqu’on tient compte de la capacité à tenir une conversation et de la langue parlée au foyer. Cinquante-huit pour cent des Inuits de l’Inuit Nunangat se disent capables de tenir une conversation en inuktitut et seulement 40 p. 100 disent que c’est la langue qu’ils parlent le plus souvent à la maison.
L’inuktitut a le statut de langue officielle dans les Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut. Les droits linguistiques des Inuits sont protégés au Nunavut par la Loi sur la protection de la langue inuite. L’inuktitut a également le statut de langue officielle dans la région autonome du Nunatsiavut, à Terre-Neuve-et-Labrador.
L’inuktitut n’est pas une langue officielle au Nunavik, dans le Nord du Québec. Comme vous pouvez le constater, les divers statuts de l’inuktitut sur notre territoire lui confèrent une robustesse que n’ont peut-être pas les langues des autres peuples autochtones du Canada. Pour ce qui est de recevoir des services dans notre langue, le projet de loi ne répond pas du tout à nos attentes à nous qui partageons un espace géopolitique homogène et qui y formons la majorité absolue sur le plan linguistique.
Il nous faut une loi nationale pour renforcer nos droits linguistiques et pour compléter les mesures prises par les gouvernements territoriaux et les Inuits dans l’Inuit Nunangat.
Ainsi, l’ITK est d’avis qu’une loi nationale pourrait jouer un rôle bénéfique pour combler les lacunes dans le cadre législatif et les politiques, lacunes qui font perdurer la discrimination contre les locuteurs de l’inuktitut. La nature de cette discrimination et les conséquences néfastes qu’elle a quotidiennement sur les locuteurs de l’inuktitut sont détaillées dans le mémoire que l’ITK a préparé à l’intention du comité.
Le projet de loi C-91 n’est pas conforme à l’engagement pris par le gouvernement du Canada, qui avait promis que le projet de loi refléterait les différents contextes. C’est en se fiant à cet engagement que l’ITK a accepté de participer à l’élaboration du projet de loi. Le 15 juin 2017, au moment d’entreprendre ce travail, les parties devant collaborer avaient fait, dans l’édifice du Centre du Parlement, une déclaration qui commençait par le passage suivant :
[les parties] collaboreront, de manière transparente et en tenant compte des différences, pour préparer ensemble une loi nationale sur les langues des Premières Nations, des Inuits, et de la nation Métis dont le contenu reflétera les différents contextes géographiques, politiques, législatifs, et culturels qui ont une incidence sur la revitalisation [...] le maintien et la promotion de la langue [...]
Le texte actuel du projet de loi C-91 fait complètement abstraction du statut particulier de l’inuktitut et des besoins concrets de ses locuteurs. Compte tenu de l’absence de dispositions traitant strictement de l’inuktitut, dans le projet de loi C-91, l’ITK propose au comité de l’amender de manière à ce qu’il inclue nos priorités de longue date concernant notre langue.
Trouver des solutions à ces problèmes constitue une priorité inuite nationale depuis plus d’un demi-siècle. L’ITK a été mis sur pied en 1971 en grande partie dans le but de faire avancer l’adoption des mesures législatives et stratégiques nécessaires à la revitalisation, à la conservation et à la promotion de notre langue. Ces amendements sont nécessaires si le gouvernement fédéral veut respecter l’engagement qu’il a pris envers les peuples autochtones et l’ensemble des Canadiens à élaborer des mesures législatives fondées sur les distinctions. Ils permettraient d’assurer que notre peuple puisse bénéficier des droits de la personne et des libertés fondamentales auxquels ont droit tous les peuples, y compris dans les domaines politique, économique, social et culturel.
Dans sa présentation au comité, l’ITK propose donc d’apporter au projet de loi C-91 des amendements qui obligeraient le ministre à élaborer une annexe distincte à la loi relativement à l’inuktitut. Cette annexe renfermerait des dispositions traitant, entre autres, des sujets suivants : l’utilisation de l’inuktitut dans la prestation des programmes et des services fédéraux; l’utilisation de l’inuktitut dans la fonction publique fédérale; les normes régissant le soutien financier du gouvernement fédéral à l’inuktitut et les niveaux précis de soutien; et les mesures visant à appuyer la prestation en inuktitut de programmes et de services éducatifs et en matière de santé et d’administration de la justice.
Les amendements que nous proposons vont dans le sens des documents et des points de vue que les Inuits ont transmis au ministre du Patrimoine canadien au cours des deux dernières années. Ils cadrent également avec les priorités du gouvernement fédéral, surtout en ce qui concerne l’accès des locuteurs de l’inuktitut aux services fédéraux. Les Inuits font face à des obstacles linguistiques importants lorsqu’ils veulent utiliser les services publics, surtout dans les régions du Nunavut et du Nunavik où la majorité parle inuktitut. Ce problème est particulièrement aigu dans le domaine de l’application de la loi, le nombre limité d’agents de la GRC qui parlent l’inuktitut entraînant une sous-déclaration des actes criminels violents et, en particulier, de la violence familiale.
De plus, en 2018, le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans a signalé les risques pour la sécurité publique qui découlent du fait que la Garde côtière canadienne ne compte qu’un nombre limité de personnes qui parle l’inuktitut. Le comité a recommandé que cette dernière recrute des gens qui parlent cette langue. L’existence d’obstacles semblables dans le système de justice du Québec est bien établie.
Le fait que le gouvernement fédéral ne soit pas disposé à offrir des services en inuktitut dans l’Inuit Nunangat nuit à sa capacité de s’acquitter de son obligation de consultation et d’accommodement des Inuits. Nous en avons eu un exemple en 2017, quand la Cour suprême du Canada a tranché en faveur de la communauté de Clyde River, au Nunavut, et a conclu que le processus de consultation de l’Office national de l’énergie sur les essais sismiques dans la région n’était pas adéquat parce que, entre autres choses, on n’avait pas communiqué avec les Inuits dans leur langue première.
L'ITK exhorte le comité à agir concrètement pour remédier à ces problèmes de longue date en adoptant les amendements que nous proposons aujourd’hui. Ces amendements, si nécessaires pour assurer la qualité de vie et la dignité de notre peuple, sont modestes quand on compare avec les droits dont jouissent les locuteurs des deux langues officielles du pays, chez nous et ailleurs au Canada. Les Inuits comptent sur chacun de vous pour faire preuve de créativité et du courage politique nécessaires pour nous aider à mettre fin à la discrimination à laquelle trop de locuteurs de l’inuktitut font face dans leurs activités quotidiennes et pour remplacer le symbolisme par un soutien fédéral efficace et percutant des efforts visant à revitaliser et à renforcer notre langue dans l’Inuit Nunangat.
Pour conclure, j’aimerais vous donner un exemple qui illustre l’importance de ces amendements pour nous.
Même au sein de notre organisme, avec les fonds que nous recevons du gouvernement fédéral, surtout en ce qui concerne les communications, le matériel doit être produit dans les langues officielles du Canada. Même si la majeure partie de notre population parle l’inuktut, nous n’avons pas l’obligation de produire du matériel destiné à notre population dans notre propre langue. Par contre, nous avons l’obligation de le produire en anglais et en français. Ainsi, même si seulement 10 p. 100 de notre population parle français, nous devons répondre aux besoins des francophones et des anglophones avant ceux de notre majorité linguistique. Voilà pourquoi les lois sont importantes. Nous avons ici des mandats prévus par la loi qui sont imposés à tous ceux qui fournissent des services au nom du gouvernement fédéral ou en partenariat avec celui-ci.
Nous sommes régis par ces règles, nous en connaissons donc l’importance. Nous savons dans quelle mesure elles peuvent contribuer à créer une réalité favorable aux personnes qui parlent notre langue. Nous ne voulons pas manquer cette occasion de faire tout ce que nous pouvons pour veiller à ce que le projet de loi C-91 renferme des dispositions utiles pour l’atteinte des objectifs visés. Nakurmiik.
La présidente : Merci.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Bonsoir. Merci d’être parmi nous. L’autre jour, nous parlions de la langue inuite, l’inuktitut, à quel point elle est bien vivante, mais qu’il y a quand même certains défis. On nous a dit, entre autres choses, que même s’il existe une loi concernant l’inuktitut, il n’y a pas assez de professeurs d’inuktitut, de personnes qui peuvent enseigner la langue, d’enseignants certifiés. Il est donc difficile de l’enseigner dans les écoles. Est-ce exact?
M. Obed : La mise en œuvre d’une mesure législative quelle qu’elle soit soulève de nombreuses questions de capacités différentes, surtout lorsqu’on crée une mesure qui comble une lacune au chapitre des droits de la personne. Je pense que les questions d’insuffisance des capacités d’assurer la prestation des services d’éducation, des services de justice ou des services gouvernementaux dans l’Inuit Nunangat viennent après le droit à l’accès à ces services.
À Ottawa, quand on voit jusqu’où la fonction publique fédérale est prête à aller pour veiller à ce que ses hauts fonctionnaires soient bilingues, on peut en conclure que les ressources et l’ambition peuvent venir à bout des problèmes de capacités. Je conviens qu’il y a des problèmes à ce chapitre dans l’Inuit Nunangat, mais je ne pense pas que cela limiterait nos possibilités si nous avions les ressources voulues pour la mise en œuvre.
La sénatrice LaBoucane-Benson : J’aimerais apporter une précision. Je suis probablement fatiguée et je pense que le ton de ma question a semblé plus agressif que je ne le voulais. Ce à quoi je voulais en venir, c’est qu’il doit y avoir un problème du côté de la certification des locuteurs. Selon vos chiffres, 40 p. 100 de votre population parle la langue à la maison. Il y a des locuteurs qui pourraient enseigner. Ma question porte sur ce qui se passe une fois que l’argent est versé, par exemple, à un système d’écoles publiques — et cela s’est produit dans nos divisions scolaires dans le Sud : la division scolaire imposait ensuite toutes sortes de limites en ce qui concerne les personnes qui pouvaient enseigner, de sorte que lesmosoms et les kohkoms ne pouvaient pas aller enseigner parce qu’ils n’avaient pas la certification. On crée toutes sortes d’obstacles. On a les fonds, on a la loi, mais d’autres paliers d’administration viennent créer des obstacles.
Est-ce que ce que vous proposez dans votre excellent document vous aiderait à régler le problème lié à votre droit de certifier les enseignants de la langue, à faire ce genre de travail sur le terrain?
Tim Argetsinger, conseiller politique, Inuit Tapiriit Kanatami : Absolument. Le rôle des études dans l’établissement de la norme de ce qui est important, de ce qui constitue la réussite dans la société est à mon avis un élément très important de toute discussion touchant l’accès à l’enseignement de la langue inuktut dans l’Inuit Nunangat. Malheureusement, en ce qui concerne la formation et le recrutement des enseignants inuits, la difficulté est souvent liée à l’accès limité aux ressources, qui empêche la réussite de certains des programmes de formation des enseignants.
Les choses vont bien au Nunatsiavut, par exemple. Son programme de formation des enseignants inuits fonctionne très bien depuis quelques années.
Dans nos amendements, la raison pour laquelle nous incluons un article dans l’annexe que nous proposons de joindre au projet de loi est que, à l’heure actuelle, si on prend le Nunavut comme exemple, le gouvernement du Nunavut a l’obligation d’offrir l’enseignement en français et en anglais. Cela nuit à la capacité du territoire de veiller également à ce que la majorité linguistique ait le même accès à l’enseignement en inuktut.
Il en va de même au Nunavik. L’accès limité aux ressources est un des principaux obstacles à la possibilité même d’offrir l’enseignement de la langue de la maternelle à la 12e année. Il y a un lien avec la formation des enseignants inuits et les mesures de soutien qui leur sont offertes.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci.
La sénatrice Coyle : Merci, monsieur le président. C’est un plaisir de vous revoir. Nous avons été heureux de vous voir au Comité sur l’Arctique et nous sommes heureux que vous soyez ici aujourd’hui pour aborder ce sujet. Vous avez entendu la question que j’ai posée au grand chef.
Il y a une question qui m’intéresse beaucoup, celle de savoir comment faire progresser cette mesure législative à la satisfaction de toutes les parties qui prennent part à son élaboration, compte tenu du fait que leurs besoins, leurs souhaits et leur situation ne sont pas les mêmes. Selon ce que vous nous dites, votre cadre géopolitique est plus homogène que celui de certains autres qui ont pris part à l’élaboration. Je veux souligner l’argument que vous avez présenté. Je pense que d’autres diraient la même chose.
Nous procédons à une étude préalable de ce projet de loi, car nous voulons lui accorder toute l’attention qu’il mérite. Comment les choses se passent-elles avec les amendements que vous avez proposés — pas seulement à nous, mais aussi au ministère et je suppose qu’ils ont été présentés au comité de l’autre endroit aussi? Pouvez-vous nous parler un peu du processus et nous dire s’il y a des éléments qui sont plus acceptables que d’autres? L’ensemble vaut-il qu’on y mette tous ses efforts? Vous ne nous le direz probablement pas — et je comprends puisque vous êtes encore en négociation. J’aimerais savoir comment vont les choses. Nous savons, bien entendu, pourquoi vous êtes ici. Nous en sommes heureux. Nous aurons peut-être besoin de vous à nouveau. Où en êtes-vous dans le processus? Quel genre de réaction obtenez-vous?
M. Obed : C’est parfois une folie que de vouloir remonter dans le processus législatif, sachant surtout que l’on ne peut changer l’orientation capricieuse que pourrait prendre un gouvernement. Pour autant, dans l’exercice qui nous occupe, je pense que c’est très important, en raison de cet exercice d’élaboration concertée — c’est en tout cas le nom que lui donne le gouvernement. Par le sérieux qu’on lui accorde, on peut remonter dans le temps et dire : « Voilà ce que nous attendions et voilà où nous en sommes. »
Le 17 juillet 2017, la ministre Joly, le président Chartier, le chef national Bellegarde et moi avons annoncé ce projet de loi. Nous voulions donner aux responsables un large résumé des dispositions législatives qu’il faudrait envisager pour élaborer le scénario d’un texte.
Nous avons largement convenu d’un noyau central qui s’appliquerait à tous les peuples autochtones. Il y aurait ensuite des sections propres aux Inuits, aux Premières Nations et aux Métis. Nous y avons vu un compromis par rapport à la volonté d’une mesure législative indépendante pour l’inuktut, que certains des membres du conseil d’administration de l’Inuit Tapiriit Kanatami avaient prônée et que certains d’entre eux prônent encore. Nous fondions de grands espoirs dans ce processus et dans la volonté qui était la nôtre d’amorcer un dialogue technique à long terme et de former des groupes de travail qui se chargeraient de l’élaboration de contenus. Pour autant, nous faisions également preuve de réalisme. Or, lorsque nous avons soulevé des questions telles que le statut de langue officielle ou la prestation des services, le ministère du Patrimoine canadien et le ministre n’ont pas bronché et n’ont pas dit que ce n’était pas possible.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui, sans section propre à l’inuktut, sans avoir envisagé de statut de langue officielle pour l’inuktut dans l’Inuit Nunangat et sans avoir prévu de prestation de services au-delà de ce qui existe déjà dans ce pays pour les locuteurs de l’Inuit Nunangat. Toutes nos ambitions se sont évaporées en cours de route.
Le fait d’avoir à proposer sans cesse des choses raisonnables nous a frustrés. Bien des fois, nos propositions étaient accueillies dans le silence et lorsqu’un dialogue s’amorçait, beaucoup de décisions étaient abandonnées. Nous n’avons désormais plus de temps et nous sommes entrés dans un processus de la « 11e heure ». Nous nous retrouvons dans la position d’appuyer quelque chose par crainte d’accepter son contenu.
Nous n’avons pas réussi à collaborer avec le gouvernement pour qu’il adopte les amendements que nous avions proposés tout au long du processus et jusqu’à aujourd’hui. Nous avons eu de nombreux entretiens avec le ministère du Patrimoine canadien et nous en avons encore aujourd’hui. Je n’ai aucun élément positif à rapporter par rapport à la volonté du gouvernement de modifier la loi en fonction des amendements proposés entre l’étape de la première lecture et celle de la deuxième lecture.
La sénatrice Coyle : Pensez-vous que l’on hésite à accepter vos propositions à cause de ce qu’elles coûteraient? Je veux dire que les amendements que vous avez proposés et qui, comme vous l’avez dit, s’inscrivaient dans l’intention originelle du projet de loi par rapport à tel ou tel élément se fondaient sur le principe selon lequel ce que nous dépensons pour les Inuits, il faut également le dépenser pour les autres, n’est-ce pas?
M. Obed : La plupart du temps, je n’aime pas présumer des choses. Dans bien des cas, toutefois, nous, les Inuits, luttons encore pour être considérés comme des citoyens canadiens à part entière, par exemple lorsqu’il s’agit de faire valoir la construction d’infrastructures qui sont largement sous-financées par rapport au reste du pays. Je pense en particulier aux ports maritimes, aux routes, aux infrastructures aériennes ou à l’accès à Internet, sans parler des systèmes d’éducation et de soins de santé. Je pense qu’il en va de même pour la langue. On n’a pas encore accepté qu’il est nécessaire de mettre en œuvre les droits des Inuits de pouvoir parler leur langue et de bénéficier des mêmes protections dont jouissent les autres Canadiens par rapport aux langues officielles.
J’espère que l’on pourra surmonter cet obstacle. Il me semble toutefois que l’on a aujourd’hui des craintes par rapport aux possibilités de financement et de créer des précédents à cause de la multitude des langues autochtones qui existent dans le pays et des implications que cela aurait si quelque chose arrivait à l’inuktut, tout cela étant fondé sur le sentiment que nous ne méritons pas le même statut de locuteurs d’une langue officielle. Je trouve cela troublant. J’espère que nous pourrons adopter une approche progressive pour modifier cette dure réalité. C’est aussi, je l’espère, une occasion d’apprentissage.
Ce que nous demandons ne correspond toujours pas à ce que la Loi sur les langues officielles offre aux locuteurs des deux langues dans ce pays. Ce que nous demandons pour les Inuits, qui constituent la population majoritaire dans notre patrie, qui parlent la langue de la majorité et qui n’ont aucun service fédéral offert dans leur langue, est en quelque sorte totalement inacceptable pour ce gouvernement.
Le sénateur Patterson : Merci d’être venu, monsieur Obed. Le ministre a témoigné devant le comité et il a également pris la parole au Sénat. Il s’est dit fier du processus d’élaboration concertée qui, je le sais, ne satisfait pas du tout les Inuits. Je crois d’ailleurs que les dirigeants inuits ont parlé de « mauvaise foi ». D’ailleurs, à un moment donné, ils ont quitté la table et la rencontre s’est poursuivie sans eux.
Le ministre semble insister sur le fait que tout cela est le produit d’une élaboration concertée. Pourrait-on élaborer un peu plus à ce sujet et vous demander ce qui s’est passé? Je sais que deux ministres ont pris part au processus qui a débuté sous d’excellents augures. Pourriez-vous éclairer le comité sur les raisons de la détérioration du climat?
M. Obed : L’ambition manifestée par le gouvernement de créer une loi sur les langues autochtones a été bien accueillie. Le premier ministre en avait fait l’annonce à l’occasion d’un événement organisé par l’Assemblée des Premières Nations et nous avions salué cette annonce. Nous n’en avions pas pris connaissance en tant qu’Inuits et la notion d’élaboration concertée nous plaisait beaucoup. Nous pensions avoir un plan d’action central ou une entente entre les parties sur les activités qui allaient être menées et les Inuits avaient dès le départ une vision très précise de l’ambition qui était la leur et qui est décrite dans l’annexe. Dès le début, nous ne nous sommes jamais écartés de cette ambition.
À mon avis, on aurait gagné du temps si le gouvernement nous avait dit d’emblée qu’il n’allait pas tenir compte d’un certain nombre de thèmes qui étaient décrits dans l’annexe et n’avait pas dialogué pendant des mois sur les façons d’intégrer ces thèmes dans la loi.
Je vais demander à Tim de vous donner plus de détails sur les processus que nous avons entrepris et sur les éléments avec lesquels les Inuits n’étaient pas totalement à l’aise. Nous aurions pu régler ces désaccords avant que la loi ne soit présentée.
M. Argetsinger : Bref, un exposé de principe a été élaboré par l’Inuit Tapiriit Kanatami en partenariat avec les organismes qui composent notre conseil d’administration et a été remis à la ministre du Patrimoine canadien en novembre 2017. Ce document a finalement abouti à un projet de loi sur l’inuktut. Nous avions décidé de rédiger un projet de loi séparé sur l’inuktut parce que les négociations de l’élaboration concertée n’en étaient pas encore au stade souhaité à l’époque. Cela nous avait amenés à envisager un contenu législatif particulier, y compris la structure qu’aurait finalement le projet de loi.
Nous avons communiqué ce projet de loi au gouvernement du Canada en août 2018. Après cela, le contenu législatif a été communiqué au ministère. Alors que le ministère cherchait à élaborer un document de travail d’ordre technique, il est très vite devenu évident qu’il n’avait plus grand-chose à voir avec le projet de loi et que nous en étions arrivés à des positions divergentes.
On a également constaté que, contrairement aux discussions que nous avions eues au cours des 14 derniers mois avec l’ancienne ministre, on ne voulait pas des dispositions susceptibles de créer de nouvelles obligations juridiques pour le gouvernement du Canada. C’était très inquiétant. C’est alors que nous avons décidé qu’il serait plus judicieux d’organiser des rencontres bilatérales avec des hauts fonctionnaires du gouvernement du Canada et du ministère du Patrimoine canadien.
Nous n’avons jamais vraiment renoncé au processus d’élaboration concertée. On s’est simplement rendu compte qu’il n’était désormais plus utile de négocier avec des partenaires qui n’avaient pas nécessairement les mêmes objectifs que nous.
J’espère que cela répond à votre question.
Le sénateur Patterson : J’aimerais revenir sur la question posée par la sénatrice Coyle. Comme vous l’avez dit, monsieur Obed, le temps presse. Je suis un critique de ce projet de loi. J’ai reçu un document d’information des collaborateurs du ministre qui ont pris part au projet de loi. Ils m’ont dit qu’un représentant spécial ministériel avait été nommé pour traiter avec les Inuits. Ils m’ont dit qu’ils espéraient — ou avaient le sentiment que c’était possible — avoir un accord conformément aux articles 9 et 10. Ils ont en outre proposé, comme vous en faites mention dans votre mémoire, un processus législatif parallèle à l’examen du projet de loi par le comité permanent.
Je vous pose donc à nouveau la question. Où en est la situation? Espérez-vous arriver à quelque chose de concret avant que nous mettions la dernière main au projet de loi? J’ai l’impression qu’une fois le projet de loi adopté — et nous savons que l’Assemblée des Premières Nations et les Métis appuient le projet de loi, et il sera manifestement important pour nous en tant que comité de respecter leur position —, il sera très difficile de traiter les besoins des Inuits et de la langue autochtone la plus dynamique du pays.
Les services du gouvernement fédéral sont un problème et il est impératif de certifier et de former sans tarder les enseignants. Peut-on s’attendre à des résultats prochainement? Où en est la situation?
M. Obed : Comme Tim a pris part aux travaux menés en collaboration avec le représentant spécial, je lui demanderai de commencer et je prendrai ensuite le relais.
M. Argetsinger : Pour faire suite à ce que j’ai dit, après l’amorce des entretiens bilatéraux avec le ministère, il y a eu une série de rencontres avec les collaborateurs du ministre. Ces démarches n’ont donné lieu à aucun engagement, de la part du ministère, d’appuyer une quelconque des positions que nous avions proposées. C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Nous n’avons aucune idée de ce à quoi le ministère du Patrimoine canadien est prêt à s’engager. Nous avons appris, pas nécessairement de cette personne, mais du ministère, ce qui n’est pas possible. Nous n’avons jamais reçu de contre-proposition officielle qui appuierait un quelconque aspect des positions que nous avons communiquées à ce jour et que l’on pourrait considérer comme un compromis.
Pour répondre à votre question, je ne sais pas. On ne sait toujours pas précisément ce que le ministère ou le ministre est prêt à appuyer dans les amendements proposés.
M. Obed : Nous nous trouvons encore dans une situation ambiguë. Nous ne savons pas à quoi nous attendre. On ne nous a pas dit qu’il y avait eu des changements au projet de loi ni qu’on s’attendait à ce qu’il y en ait, en fonction des mémoires que nous avons présentés au comité permanent de la Chambre des communes et à votre comité.
J’aimerais également parler du terme « processus d’élaboration concertée » et de la façon dont il a été utilisé. Prenons par exemple la décision de la Cour suprême dans l’affaire Clyde River et la définition juridique ici au pays de ce qui constitue des consultations et des consultations approfondies. Sachez qu’il existe des précédents et des façons de le définir. L’élaboration concertée semble maintenant être un processus où « quelqu’un a dit ceci, une autre personne a dit cela », et que si le ministre dit qu’il s’agissait d’une initiative d’élaboration concertée, alors c’est sa réputation contre celle des Inuits qui sont d’avis que ce n’était pas le cas.
À mon avis, la question qu’il faut se poser est en quoi le projet de loi C-91 serait différent si nous n’avions aucunement participé à sa création.
Il y aurait probablement un commissaire aux langues autochtones, parce que c’était une recommandation du document intitulé Le début d’un temps nouveau, qui date de 2004. On en parle depuis longtemps. Cette recommandation fait également partie des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. Le gouvernement s’est engagé à donner suite aux appels à l’action concernant les langues autochtones.
En ce qui concerne les autres dispositions relatives aux accords qu’un ministre peut conclure avec les peuples et les gouvernements autochtones, on n’a pas besoin d’un projet de loi à cet effet. Le gouvernement du Canada conclut de nombreuses ententes avec des organisations inuites de revendication territoriale pour le financement, les programmes et les services. Il n’a pas besoin d’une mesure législative pour apporter ce changement.
Il n’y a rien dans ce projet de loi que les Inuits souhaitaient expressément élaborer de concert avec le gouvernement du Canada, si ce n’est que l’idée de faire respecter nos droits relativement à notre langue, l’inuktut. Même pour quelque chose d’aussi simple que le titre du projet de loi, nous avions demandé que ce soit une loi concernant les langues des Premières Nations, des Inuits et des Métis tout simplement en raison des réalités constitutionnelles distinctes qu’invoque l’article 35. Là encore, c’était trop pour le gouvernement.
Je ne sais pas comment on pourrait démontrer cette élaboration concertée. Je ne vois pas de mot dans le projet de loi C-91 qui pourrait vouloir dire qu’on a exprimé une préoccupation au gouvernement du Canada et qu’on y a ensuite remédié expressément au moyen d’une disposition.
Le sénateur Tannas : À quelques reprises — et je serai un peu partisan ici —, nous avons vu le gouvernement vanter les mérites de plusieurs initiatives, par exemple, le projet de loi S-3, qui allait régler toutes les questions liées à l’égalité des sexes. Nous attendons toujours de voir s’il va respecter son engagement. Toutefois, nous l’avons en quelque sorte soumis à un processus et nous avons exigé des comptes relativement à ses beaux discours. Selon moi, lorsqu’on nous dit qu’on a mené une initiative d’élaboration concertée, ce n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux. S’il n’y a pas un seul mot dans ce projet de loi où vous pouvez dire : « C’est grâce à nous s’il en est ainsi, et cela ne serait pas le cas si nous n’avions pas participé » — ce que vous venez de dire —, c’est presque aussi choquant que la toute première fois où nous avons rencontré ces gens au sujet du projet de loi S-3 qui allait régler tous les problèmes du monde.
Je me demande si notre comité pourrait vous aider en exerçant des pressions dans le peu de temps qu’il nous reste. Nous sommes tous conscients qu’il y a des contraintes de temps. En ce qui concerne le projet de loi S-3 et le projet de loi sur le cannabis, nous avons convoqué le ministre à la fin du processus et lui avons demandé ce qu’il en était exactement. Dans le cas du cannabis, je pense que nous avons été satisfaits. Dans l’autre cas, nous attendons toujours, mais nous n’avons pas encore terminé.
Est-ce que vous jugeriez utile que nous convoquions les gens au nom des personnes qui ont participé à l’élaboration concertée du projet de loi pour savoir s’ils se sont bien acquittés de leur travail avec vous?
M. Obed : Je pense que toutes les pressions que le Sénat du Canada peut exercer pour nous permettre d’en arriver à quelque chose qui correspond davantage aux amendements que nous avons proposés pourraient être utiles.
En ce qui concerne l’élaboration concertée, nous avons également participé à un processus semblable pour le projet de loi sur l’aide aux enfants des Premières Nations, des Inuits et des Métis, soit le C-92, dont le titre est très différent, comme vous pouvez le constater. Il y a dans cette mesure législative des dispositions que les Inuits ont rédigées et proposées et qui se retrouvent intégralement dans la loi.
Je ne dis pas que tous les exercices du processus législatif nous ont amenés aux mêmes problèmes que ceux que nous avons avec le projet de loi C-91. Je me rends aussi compte que c’est possible. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas possible ici. Par conséquent, si vous pouvez nous aider à comprendre pourquoi, ce serait excellent.
Le sénateur Tannas : Je vous remercie de votre indulgence.
Il se peut que nos pressions, comme nous l’avons fait avec le projet de loi S-3, se résument à les faire admettre qu’un processus de négociation et d’élaboration concertée avec vous n’est pas possible dans les délais impartis, qu’il faut qu’il y ait une autre option; à exiger des comptes régulièrement, avec un échéancier strict; et à intégrer ces mesures au projet de loi et ainsi de suite, au besoin, comme nous l’avons fait dans le cadre du projet de loi S-3. Il faut maintenir la pression au-delà de la date limite.
Est-ce un résultat qui serait raisonnable, à vos yeux?
M. Obed : Oui.
Le sénateur Tannas : Merci.
La présidente : Avant de céder la parole à la sénatrice McPhedran, sénateur Tannas, je ne crois pas que vous ayez été partisan. Je pense que vous avez été réaliste et que vous vous en êtes tenu aux faits en affirmant ce que le comité avait déjà entendu auparavant.
La sénatrice McPhedran : Il a peut-être été un tout petit peu partisan.
Je vous souhaite la bienvenue. Je suis ravie de vous revoir, monsieur Obed, tout comme vous, monsieur Argetsinger.
J’ai fait un peu de rédaction législative au cours de ma carrière. Je m’intéresse à la façon dont vous avez présenté cette annexe. Premièrement, je me demande pourquoi vous avez choisi de joindre ce texte en annexe. J’aimerais connaître votre raisonnement. Je constate aussi un caractère facultatif, de par les termes que vous avez utilisés. Je présume, mais j’aimerais que ce soit plus clair, que les choses ont évolué à peu près au moment où vous vous êtes dits très déçus quant au processus d’élaboration concertée.
D’après ce que j’ai lu, il s’agit en quelque sorte d’une annexe distincte. Le texte proposé ne change pas ce qui est déjà prévu dans le projet de loi dont nous sommes saisis, mais s’insère à l’intérieur de la mesure législative. En fait, l’annexe ne dicte pas un résultat. Elle exige des mesures précises, mais elle contient aussi des termes comme « peut », et elle énonce des principes très importants.
Pouvez-vous nous aider à comprendre ce que l’annexe peut apporter? Quel est le meilleur scénario, selon vous?
M. Obed : Je vais commencer, puis je vais laisser mon collègue Tim terminer.
Étant donné les objectifs et les attentes que nous avions en commun en juillet 2017, nous avions cru comprendre qu’il y aurait, encore une fois, une section de la loi sur les Autochtones qui serait divisée en trois sections distinctes pour tenir compte des besoins, des considérations, des espoirs et des ambitions propres aux Premières Nations, aux Inuits et aux Métis.
Comme Tim l’a mentionné, nous avons également rédigé un autre projet de loi, une mesure législative distincte que nous avons présentée à Patrimoine canadien.
Je ne me souviens pas de la date exacte, mais on nous avait dit qu’il n’y aurait pas de sections distinctes pour les Inuits, les Premières Nations et les Métis, et que le projet de loi ne ferait pas de distinction entre les peuples autochtones.
C’est à ce moment-là que nous avons essayé de réorganiser le contenu existant et aussi le contenu relatif à ce qui pourrait figurer dans une section inuite du projet de loi.
Ultimement, c’est devenu une annexe parce que selon ce que le ministère avait laissé entendre, c’était la seule chose qui était possible.
Tout au long du processus, nous avons essayé d’être le plus flexibles possible pour respecter les échéanciers législatifs, le processus d’élaboration concertée, les instructions de rédaction et les considérations relatives aux lois fédérales. Il a fallu quelques étapes et moutures pour y parvenir.
Je vais laisser Tim, l’un des responsables, vous en parler plus en détail.
M. Argetsinger : Pour ce qui est de la raison pour laquelle a proposé d’inclure une annexe, c’était vraiment une question de temps. Le personnel du ministre nous a dit qu’on n’avait tout simplement pas assez de temps pour négocier le contenu législatif à inclure dans le projet de loi lui-même. Cela remonte à la mi-novembre. Le texte législatif que vous voyez en annexe a été soumis au cabinet du ministre le 15 novembre. C’était en quelque sorte un compromis et une façon de nous assurer que nos positions se reflètent dans le projet de loi, tout en reconnaissant, comme nous l’avons dit, les délais urgents que le ministère devait respecter.
La sénatrice McPhedran : J’ai quelques questions concernant la rédaction.
Dans le cadre de vos discussions, a-t-il été question que cela devienne une partie 2 de la loi plutôt qu’une annexe?
Il y a un autre aspect qui me laisse perplexe. Supposons qu’on parvient à une entente et qu’on inclut l’annexe, le reste du projet de loi, si je comprends bien, demeure insatisfaisant pour vous, même en joignant l’annexe. Je crois comprendre que c’est en grande partie à cause de la description du poste de commissaire et des ressources nécessaires dans le projet de loi lui-même.
Personnellement, je considère que le poste de commissaire est au cœur de ce projet de loi. J’ai l’impression que tout le reste du projet de loi est lié à ce poste. Lorsqu’on examine les pouvoirs du commissaire, à propos desquels vous avez fait valoir plusieurs points, d’un côté, on dit de façon très explicite que le commissaire ne fait pas partie de l’administration publique fédérale, mais, d’un autre côté, tout le contrôle du Bureau relève encore du gouvernement.
Supposons qu’on ajoute l’annexe, dont le libellé est plutôt facultatif, puisqu’on dit que le ministre élabore, en étroite collaboration avec les corps dirigeants autochtones concernés,une annexe distincte à la présente loi qui peut traiter de divers éléments que vous avez énumérés.
Même si on inclut cette annexe, qu’est-ce que cela donnera?
M. Obed : Je vais commencer avec les autres dispositions du projet de loi. En ce qui a trait au poste de commissaire aux langues autochtones, les Inuits sont toujours préoccupés par le fait que le processus de nomination des commissaires actuels est encore unilatéralement un processus du gouvernement du Canada. Cela ne met pas en application l’autodétermination de la manière dont nous l’aurions espéré dans ce projet de loi. Nous ne rejetons pas complètement le concept ni les dispositions du projet de loi. C’est seulement que le contenu de base, qui est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés à participer à l’élaboration concertée, était distinct de ces parties communes du projet de loi qui ont été examinées durant tout le processus.
Quant aux changements à apporter à la loi, nous travaillons au nom de nos régions inuites. Nous avons un groupe de travail et un comité. Les positions prises par les Inuits sont examinées par ces deux entités. Pour ceux qui ne le savent peut-être pas, c’est une boucle fermée à bien des égards, en ce qui a trait à la représentation inuite. Les collectivités inuites, les régions de revendications territoriales inuites font partie du processus et travaillent avec nous.
Quant à l’efficacité de l’annexe proposée pour résoudre les problèmes dont nous avons parlé, Tim pourrait peut-être vous parler de nos principaux espoirs à cet égard pour la mise en œuvre de nos droits linguistiques d’une manière précise que le projet de loi n’explicite pas en ce moment.
M. Argetsinger : Encore une fois, le raisonnement de base des amendements que nous proposons est de garantir que la loi sera un outil qui permettra d’appliquer les droits existants et dans certains cas les droits de la personne.
Si le projet de loi lui-même ne comporte pas d’obligations, on peut voir qu’il laisse dans tous les cas la décision au ministre. Par exemple, si le ministre veut conclure une entente bilatérale avec un représentant des peuples autochtones, c’est seulement une option. En fin de compte, la raison des amendements que nous proposons est de garantir un certain degré de certitude que toutes les mesures qui s’ajouteront se fonderont sur les droits linguistiques des locuteurs inuktut qui existent dans nos deux territoires.
La sénatrice McCallum : Merci de votre exposé. Je suis vraiment désolée que vous vous trouviez dans cette situation draconienne.
Avez-vous des accords sur les revendications territoriales ou d’autonomie gouvernementale?
M. Obed : Nous avons quatre accords sur des revendications territoriales : la Convention de la Baie-James et du Nord québécois pour Nunavik; l’Accord du Nunavut pour le Nunavut; et, enfin, l’Accord sur les revendications territoriales des Inuits du Labrador, au Labrador, où il y a eu la création du gouvernement de Nunatsiavut, qui est actuellement la seule région inuite ayant l’autonomie gouvernementale. Ensuite, il y a la Convention définitive des Inuvialuit, dans les Territoires du Nord-Ouest. Nous avons ces quatre accords qui sont appliqués de manière conjuguée.
La sénatrice McCallum : Si je regarde l’article 4, sur la primauté des traités ou accords, on dit que « les dispositions des traités, y compris les accords sur les revendications territoriales, et des accords sur l’autonomie gouvernementale l’emportent sur les dispositions incompatibles de la présente loi », il semble que vous puissiez exercer une influence.
On parle aussi des revendications territoriales dans l’alinéa 10a), où l’on dit que la loi n’aura « pas pour effet d’empêcher [...] le renforcement des langues autochtones contenues dans un traité, y compris un accord sur des revendications territoriales ». Cela donne pratiquement préséance à la langue.
Comprenez-vous là où je veux en venir? En avez-vous discuté avec le gouvernement?
M. Obed : Dans les faits, aucune des ententes sur les revendications territoriales ne parle de l’inuktut. Certaines dispositions et certaines ententes sur les revendications territoriales parlent brièvement de la langue dans le cadre des processus d’interprétation et réglementaires, comme certaines parties de l’Entente sur les revendications territoriales du Nunavut qui traitent de la formation et du développement des entreprises.
Cependant, ce projet de loi ne crée pas de conflit, car nos ententes sur les revendications territoriales ne prévoient pas de nouvelles mises en œuvre de nos droits actuels en matière de langue.
La sénatrice McCallum : Oui, il y a un conflit avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. En vertu de celle-ci, il semblerait que les ententes violent déjà les droits linguistiques qu’elle vous confère. La déclaration est mentionnée au début.
M. Argetsinger : Vous avez parlé de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Je trouve curieux que le projet de loi actuel en fasse mention dans le préambule, mais que rien ne soit reflété dans des obligations précises dans les différentes parties du projet de loi en tant que tel.
M. Obed : Un défi continu de la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones concerne les mesures de redressement. Que peut faire un Autochtone au Canada si le gouvernement du Canada ne respecte par les droits prévus par la déclaration des Nations Unies?
Maintenant que le Canada s’est engagé à appuyer la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, les discussions tournent surtout autour de l’ensemble complet des droits. Il n’existe pas de mécanisme pratique qui permettra d’exercer ces droits et d’avoir recours dans le cas où ils seraient violés.
Le projet de loi est un exemple parfait d’une occasion qu’a le gouvernement de créer une base législative fédérale pour assurer le respect et la mise en œuvre de nos droits linguistiques conformément à ce qui est établi par la déclaration des Nations Unies.
La sénatrice McCallum : Il me semble que votre langue est une langue officielle, ce qui vous place dans une position unique. Une grande partie de votre population parle la langue actuellement. Vous êtes très bien placés pour aller de l’avant, alors que nous essayons de rattraper un retard et de retrouver notre langue. Nous avons parlé de l’obtention du statut officiel, qui n’est pas possible parce que les langues se meurent. Votre cas est différent. Je ne pense pas que je comprends le problème.
M. Obed : Un bon exemple est que le gouvernement fédéral fournit des services au Nunavut. Plusieurs ministères ont des bureaux dans le territoire. Ceux-ci sont exclus de la Loi sur les langues officielles du territoire et de la Loi sur la protection de la langue inuite. De tous les fournisseurs de services gouvernementaux offerts au Nunavut, seul le gouvernement fédéral échappe à l’obligation d’offrir des services en inuktut.
C’est ce genre d’échappatoires que nous cherchons à éliminer. C’est pourquoi nous nous concentrons surtout sur Inuit Nunangat, l’espace géopolitique qui est notre patrie. Nous espérons que, avec le temps, notre patrie sera reconnue dans la politique publique, législative et fiscale.
La sénatrice McCallum : Merci.
La présidente : Notre temps est presque écoulé. Il reste une personne pour le premier tour de table. Ensuite, nous passerons au deuxième tour, avec deux ou trois questions courtes.
Le sénateur Christmas : Monsieur Obed, merci d’être parmi nous aujourd’hui.
J’aimerais poser une question hypothétique. Comme vous le savez, en vertu du projet de loi C-91, le Canada reconnaît les langues autochtones comme droits issus des traités, reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Selon votre témoignage aujourd’hui, il est clair que du point de vue des Inuits, le Canada ne protège pas l’inuktut.
Selon vous, le Canada pourrait-il être justiciable pour ne pas avoir protégé l’inuktitut?
M. Obed : Ce serait vraiment en fonction de la situation précise. Songez aux réalités du terrain et surtout aux deux compétences. Il existe une majorité ethnique, c’est-à-dire que 85 p. 100 de la population du Nunavut sont inuits. Je ne connais pas les chiffres précis pour Nunavik, mais les Inuits représentent une majorité dans la population. Or, dans la plupart des cas, les services gouvernementaux ne sont pas offerts dans la langue de la majorité. Peu importe qu’il s’agisse d’une langue autochtone, il y a une différence évidente des autres citoyens canadiens, qui ont accès aux services dans la langue de la majorité de leur territoire politique.
Si vous y ajoutez le fait que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones appuie justement cet élément de base, en plus d’y ajouter nos droits de la personne, je pense que chaque année qui s’écoule sans que nos droits linguistiques soient respectés et mis en œuvre fait que le redressement en ayant recours aux tribunaux sera peut-être la seule issue possible.
Malheureusement, dans bien des cas, le recours est le seul moyen d’aller de l’avant pour les peuples autochtones qui veulent que leurs droits existants soient mis en œuvre. Je pense que le projet de loi actuel cherche à offrir une autre solution. Je trouve cela intéressant que nous discutions de nos préoccupations, alors que je crois que les Inuits appuient le projet de loi et qu’ils sont ouverts et désireux de rencontrer le gouvernement du Canada dans un espace qui n’est pas le nôtre, mais qui est partagé et qui respecte nos droits. Le fait que nous n’y sommes pas encore arrivés est certainement déconcertant.
Le sénateur Christmas : Merci.
La présidente : Nous passons au deuxième tour de table. Il nous reste environ cinq minutes.
La sénatrice LaBoucane-Benson : C’est très décevant d’entendre votre témoignage et tout ce qui vous est arrivé. Un ministre a comparu devant nous il y a deux jours et il a dit très passionnément qu’il était prêt à faire tout ce qui est nécessaire et qu’il était ouvert. C’est très décevant. Je dois l’avouer, je ne comprends pas ce que nous pourrions faire, vu le délai dont nous disposons et l’influence que nous avons.
Je m’engage à dire que nous ferons tout en notre pouvoir et que nous emploierons tous les outils à notre disposition pour essayer de créer pour ce projet de loi un espace où ce travail peut s’accomplir, en reconnaissant aussi que cela va vraisemblablement s’étendre dans la prochaine session parlementaire, mais nous allons revenir sur cette question.
Il y a des mesures que le Sénat peut prendre même après les élections, c’est ce que j’ai appris. Il y a des choses que nous pouvons faire comme un groupe. Je vous remercie. Je suis très déçue et très désolée que ce soit votre expérience. C’est tout ce que je voulais dire.
Le sénateur Patterson : Je suis assez surpris par le piètre travail — j’ai employé le mot « désastreux » quand le ministre était au comité — de consultation et d’élaboration concertée. J’aimerais vous demander si vous pourriez donner un peu d’information au comité.
Grâce à l’accès à l’information qui m’a été accordé, j’ai découvert que, en avril 2018, on a fait appel à un ancien employé retraité du ministère de la Justice possédant une vaste expérience en rédaction et en élaboration concertée de lois sur les langues autochtones, qui a été décrit par le ministère comme étant recherché pour son expérience de l’élaboration concertée de lois avec des peuples autochtones, possédant des connaissances très précises et ciblées, pour élaborer ou examiner le libellé proposé de manière à tenir compte des approches convenues aux fins d’examen par toutes les parties et à examiner l’avant-projet de loi produit par le ministère de la Justice pour s’assurer qu’il reflète exactement les approches qui ont été acceptées par toutes les parties.
Je mentionne que c’était un contrat de six chiffres pour M. J. Paul Salembier. Je me demande si vous pourriez faire savoir au comité quel contact les Inuits avaient avec ce spécialiste reconnu de la législation et de l’élaboration concertée. Ou peut-être pouvez-vous nous le dire maintenant?
M. Argetsinger : Certainement. Cette personne a participé à plusieurs réunions du groupe de travail sur l’élaboration conjointe et ce groupe comprenait l'ITK, l’APN, le RNM et le ministère. C’est lui qui était chargé de rédiger le document de travail technique, qui est ensuite devenu la structure du projet de loi C-91.
Nos interactions avec lui étaient limitées. Après les quelques réunions auxquelles nous avons participé en sa présence, il est devenu clair, vers la fin, que nous n’envisagions pas le même résultat. C’est à ce moment que nous avons commencé à rencontrer bilatéralement le personnel du ministère du ministre, en présumant que le contenu législatif que nous étions en train d’élaborer et de proposer au personnel lui soit ensuite communiqué.
J’ai mentionné plus tôt que, le 15 novembre, nous avions soumis un projet de texte législatif à l’examen du personnel du ministre. Ce texte figure presque mot pour mot dans l’annexe des amendements proposés que nous avons fournie au comité.
Le sénateur Patterson : Merci beaucoup.
La présidente : Le temps dont nous disposions est écoulé. J’aimerais remercier les témoins de ce soir — le président Natan Obed et M. Tim Argetsinger. Merci d’avoir comparu devant le comité.
(La séance est levée.)