Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule nº 7 - Témoignages du 1er juin 2016
OTTAWA, le mercredi 1er juin 2016
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui, à 11 h 35, pour surveiller l'évolution de diverses questions ayant trait aux droits de la personne et examiner, entre autres choses, les mécanismes du gouvernement pour que le Canada respecte ses obligations nationales et internationales en matière de droits de la personne (sujet : Les leviers économiques disponibles pour mieux faire respecter les droits de la personne, incluant la Loi sur les licences d'exportation et d'importation).
Le sénateur Jim Munson (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour tout le monde. Bienvenue au Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Je souhaite aussi la bienvenue aux téléspectateurs au comité et à ses travaux. Nous avons été très occupés au cours des dernières semaines. Nous avons traité de dossiers comme la Corée du Nord, les réfugiés syriens et beaucoup d'autres enjeux que le comité trouve importants.
Aujourd'hui, nous entreprenons la première journée de témoignages sur les « leviers économiques disponibles pour mieux faire respecter les droits de la personne, incluant la Loi sur les licences d'exportation et d'importation ». Cette étude s'inscrit dans l'examen que fait le comité des obligations internationales et nationales du Canada en matière de droits de la personne.
Avant de passer aux témoignages et déclarations, je vais demander aux sénateurs de se présenter, y compris notre vice-président.
La sénatrice Ataullahjan : Salma Ataullahjan, de Toronto, en Ontario.
La sénatrice Nancy Ruth : Nancy Ruth, de l'Ontario.
Le sénateur Ngo : Thanh Hai Ngo, de l'Ontario.
La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, de Toronto, en Ontario.
Le président : Je suis un sénateur de l'Ontario, mais mon cœur appartient au Nouveau-Brunswick. C'est de là que je viens, mais je sais où je vis.
Aujourd'hui, le comité accueille deux groupes de témoins. Pour ce qui est de notre premier groupe de témoins, nous accueillons Cesar Jaramillo, directeur général de Project Ploughshares, et Ken Epps, conseiller en politiques. Je présenterai plus tard les deux autres témoins qui se joindront à nous durant la deuxième heure.
Messieurs, bienvenue au Comité. Comme je l'ai déjà mentionné, il ne s'agit pas d'un interrogatoire. C'est une conversation, et nous aimerions beaucoup mieux comprendre la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, apprendre des choses à ce sujet et savoir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Nous allons commencer par celui d'entre vous qui est prêt.
Cesar Jaramillo, directeur général, Project Ploughshares : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. Le titre de mon exposé est le suivant : « Le contrat de vente d'armes à l'Arabie saoudite : un cas type de la solidité des contrôles des exportations militaires canadiennes ».
Je vous remercie de votre aimable invitation à m'adresser au comité. C'est une occasion très importante pour Project Ploughshares et pour moi, personnellement.
Depuis 40 ans, Project Ploughshares a travaillé en collaboration avec les gouvernements, les églises et la société civile au Canada et à l'étranger pour promouvoir les politiques et les mesures de prévention de la guerre et de la violence armée et assurer une paix durable. Dans ce contexte, les efforts de suivi des exportations d'armes et de renforcement des contrôles des exportations ont été un élément clé de nos activités.
Dans ma déclaration préliminaire, j'aimerais vous parler rapidement du contrat de plusieurs milliards de dollars concernant la vente de véhicules armés fabriqués au Canada au Royaume d'Arabie saoudite, qui, c'est bien connu, est l'un des pays qui violent le plus les droits de la personne dans le monde. Selon Project Ploughshares, l'efficacité du cadre de contrôle des exportations du Canada dépend de sa capacité de réaliser des évaluations objectives et fiables des demandes de licence d'exportation. Selon notre évaluation spécialisée, l'intégrité du cadre a été compromise par la décision d'aller de l'avant avec cet accord.
À ce sujet, j'aimerais souligner cinq faits fondamentaux au sujet de ce contrat controversé.
Premièrement, ce contrat est, de loin, le plus important contrat d'exportation militaire dans l'histoire du Canada. Le contrat, évalué à 14,8 milliards de dollars, a été passé durant l'exercice 2013-2014. La valeur de tous les contrats d'exportation militaire durant cette période s'élevant à 15,5 milliards de dollars, l'entente saoudienne compte à elle seule pour plus de 95 p. 100 des contrôles des exportations militaires durant cet exercice.
Deuxièmement, l'Arabie saoudite est l'un des pays qui violent le plus les droits de la personne dans le monde. Selon toutes les normes modernes, l'Arabie saoudite est sans aucun doute un État paria en ce qui a trait aux droits de la personne. Selon la Freedom House, dont les bureaux se trouvent à Washington, le pays fait partie des États qui violent le plus les droits de la personne. Année après année, des organisations faisant autorité, comme Amnistie internationale et Human Rights Watch, condamnent la répression constante et systématique de la population civile saoudienne par le régime gouvernemental.
Les décapitations sont courantes. Le fait d'afficher en ligne des commentaires critiques du régime peut exposer l'auteur à une flagellation publique. Les femmes ne peuvent pas conduire, et la liberté de parole est gravement limitée. La liberté d'association, la liberté de presse et la liberté universitaire sont limitées. Des centaines de milliers de sites web ont été bloqués. L'État impose de sévères pénalités, y compris des décapitations — pour les crimes comme la sorcellerie, l'apostasie et la fornication.
Troisièmement, le contrat de vente d'armes. Même si l'ancien premier ministre Harper a décrit les véhicules blindés que le Canada doit expédier à l'Arabie saoudite comme des véhicules de transport et que le premier ministre Trudeau les décrit comme des Jeeps, il n'en reste pas moins que le contrat avec l'Arabie saoudite est tout aussi assujetti à la politique sur le contrôle des exportations militaires du Canada que, disons, un contrat lié à des bombes, des missiles ou des armes automatiques de gros calibre fabriquées au Canada.
En pratique, cela signifie qu'une évaluation des droits de la personne doit être réalisée avant que la licence d'exportation soit délivrée par le ministère des Affaires étrangères du Canada. Ce n'est pas une question d'opinion ou d'interprétation.
Les contrôles des exportations militaires du Canada s'appliquent précisément à tous les articles inclus dans la Liste des marchandises et technologies d'exportation contrôlée conformément à la Loi sur les licences d'exportation et d'importation. Les véhicules blindés au centre de l'accord avec l'Arabie saoudite sont visés précisément dans le groupe 2 de la liste des marchandises et technologies d'exportation contrôlée, qui inclut les marchandises et technologies militaires spécialement conçues ou modifiées à des fins militaires ».
Quatrièmement, même si le ministre des Affaires étrangères a déclaré que le Canada « n'a aucune preuve » que l'Arabie saoudite a utilisé des marchandises fabriquées au Canada contre des civils et peut réévaluer l'autorisation de cet accord si de tels éléments de preuve font surface, le seuil établi par les contrôles à l'exportation du Canada concernant l'évaluation de la possibilité de mauvais usages ne correspond ni à des preuves ni à une certitude : il suffit d'un risque raisonnable. Compte tenu de ce qu'on sait des antécédents épouvantables — et qui empirent — de l'Arabie saoudite en matière de droits de la personne, tant en Arabie saoudite même qu'au Yémen, un pays voisin, nous jugeons que le risque est évident.
En fait, non seulement les organisations qui font un suivi des droits de la personne à l'échelle internationale et qui font autorité ont mis en garde contre une dégradation de la situation des droits de la personne en Arabie saoudite, mais même Affaires mondiales Canada, dans son rapport de 2015 sur les droits de la personne, a déclaré que tout semble indiquer qu'il y aura au royaume une augmentation importante du nombre d'exécutions, de restrictions des droits universels, comme la liberté d'expression, la liberté d'association et la liberté de croyance, des manquements à l'application régulière de la loi et des violations des droits à un procès équitable.
Cinquièmement, des vidéos troublantes produites par le Globe and Mail plus tôt ce mois-ci qui montrent des véhicules blindés utilisés contre des civils saoudiens établissent de façon irrévocable le risque raisonnable de mauvaise utilisation à l'avenir. Peu importe si les véhicules dans ces vidéos précis ont été fabriqués au Canada. Cette preuve documentaire confirme solidement la propension du régime saoudien à utiliser la force et plus particulièrement des véhicules blindés contre des civils.
Tous les signaux d'alarme ont maintenant été donnés. Le risque raisonnable a été prouvé. Les éléments de preuve ont été présentés.
Nous ne voyons pas comment un État peut affirmer donner beaucoup de valeur à la protection des droits de la personne tout en fournissant des armes à un des régimes les plus répressifs de la planète. Les répercussions de cette position complexe deviendront encore plus apparentes lorsque le Canada deviendra signataire du Traité sur le commerce des armes plus tard cette année. De plus, la situation pourrait influer sur la capacité du Canada d'obtenir une place au Conseil de sécurité des Nations Unies.
Merci de votre attention. J'aimerais beaucoup obtenir des commentaires au sujet de mes remarques et je suis prêt à répondre à vos questions à ce sujet.
Ken Epps, conseiller en politiques, Project Ploughshares, à titre personnel : Je vous remercie, monsieur le président, de me donner l'occasion de m'adresser au Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Dans ma déclaration liminaire, je vais aborder les principales améliorations qui doivent être apportées aux contrôles canadiens à l'exportation pour que le Canada puisse adhérer au Traité international sur le commerce des armes. Le Traité sur le commerce des armes ayant notamment comme objectif fondamental de « réduire la souffrance humaine », il établit des normes importantes prévoyant des obligations relatives au transfert des armes classiques afin de protéger les droits de la personne.
Les gouvernements canadiens, passés et présents, prétendent que les contrôles à l'exportation du Canada sont parmi les plus rigoureux au monde. Certes, ils l'étaient peut-être lorsqu'ils ont été mis en place en 1986, mais ce n'est plus le cas maintenant. En effet, aujourd'hui, plusieurs États, dont les États-Unis et la plupart des États européens, se sont dotés de contrôles à l'exportation des armes et de pratiques à cet égard plus rigoureux que le Canada, et ce, dans de nombreux secteurs importants.
Compte tenu du temps limité dont je dispose, je vais aborder trois secteurs — bien qu'il en existe plusieurs autres — pour lesquels des améliorations s'imposent afin que le Canada puisse non seulement adhérer au Traité sur le commerce des armes, mais également regagner sa position de chef de file pour ce qui est du contrôle des armes. Il s'agit de l'évaluation du risque, du courtage et de la transparence.
Les règlements et les procédures actuellement appliqués pour « contrôler rigoureusement » les exportations d'armes sont insuffisants en vertu des dispositions du Traité sur le commerce des armes. Le Canada doit commencer par améliorer les « directives » régissant le contrôle des armes pour mettre en œuvre les obligations juridiques de l'article 6 du traité, en vertu duquel le Canada doit respecter les embargos sur les armes du Conseil de sécurité de l'ONU, le droit humanitaire international et les autres accords qui s'appliquent.
En vertu de l'article 7 du traité, le Canada doit élaborer des procédures d'évaluation du risque qui interdisent le transfert d'armes si ces procédures révèlent des risques considérables de violations des droits de la personne, de détournement d'armes, de terrorisme, d'implication du crime organisé ou d'atteintes au droit humanitaire international.
Si les contrôles canadiens actuels prévoient officiellement une évaluation du risque lié aux droits de la personne, comme mon collègue l'a souligné, il est évident, à voir le document du gouvernement publié en avril 2016 sur la décision d'autoriser des licences d'exportation de véhicules blindés à l'Arabie saoudite d'une valeur de 11 milliards de dollars, que les procédures actuelles sont inadéquates. Dans la documentation de 13 pages fournie au ministre des Affaires étrangères pour appuyer sa décision, le mot « risque » n'apparaît pas une seule fois.
Le Canada n'a pas pris de règlements qui régissent les activités des courtiers en armement, soit les parties qui servent d'« intermédiaires » dans le transfert d'armes. Le courtage illégal d'armes est universellement reconnu comme une source problématique du commerce illégal et irresponsable des armes qui contribuent aux conflits armés et aux violations des droits de la personne.
L'article 10 du Traité sur le commerce des armes oblige les États parties à réglementer le courtage d'armes. De plus, la convention interaméricaine sur les armes à feu — connue sous son acronyme espagnol CIFTA — prévoit des règlements types élaborés avec l'aide du Canada à Montréal en 2003 pour contrôler les courtiers d'armes à feu qui exigent, entre autres choses, que les courtiers aient un permis et que des sanctions soient prises contre ceux qui enfreignent les règlements sur le courtage. La mise en œuvre par le Canada de ces obligations rapprocherait le pays de l'adhésion au Traité sur le commerce des armes ainsi qu'à la CIFTA et au protocole des Nations Unies sur les armes à feu, deux accords juridiquement contraignants que le Canada a signés, mais pas ratifiés.
La Loi sur les licences d'exportation et d'importation est imprécise quant au moment où est déposé au Parlement le rapport annuel sur « l'application de la loi ». Le dernier rapport de 2013 comporte peu de détails sur les exportations militaires et ne contient rien qui puisse permettre un examen de l'application de la loi en ce qui concerne la protection des droits de la personne. Par comparaison, le Traité sur le commerce des armes oblige les États parties à présenter annuellement, au plus tard le 31 mai, un rapport pour l'année précédente concernant les exportations de tout le matériel militaire visé par le Traité.
Actuellement, la transparence du Canada à l'égard de l'exportation des armes se limite aux renseignements que le gouvernement soumet au Registre des armes classiques des Nations Unies et par l'intermédiaire du Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada. Afin de respecter les obligations en matière de déclaration du Traité sur le commerce des armes et de participer à l'établissement de normes internationales rigoureuses en matière de transparence et de déclaration, les renseignements doivent être plus uniformes et d'une plus grande portée. Par exemple, si le Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada ouvrait la voie à beaucoup plus de transparence lorsqu'il a été publié pour la première fois en 1991, ses normes ont baissé non seulement par rapport à ses débuts, mais également par rapport aux normes de nombreux autres rapports nationaux. Le rapport autrefois annuel n'est plus publié annuellement ni en temps opportun, et les données dont il fait état sont moins utiles qu'auparavant.
C'est avec plaisir que je répondrai aux observations ou aux questions. Je vous remercie de votre attention.
Le président : Je vous remercie tous les deux de vos remarques. Durant vos déclarations préliminaires, la sénatrice Hubley est arrivée, alors nous ne sommes pas tous de l'Ontario. Elle vient de l'Île-du-Prince-Édouard, alors c'est un peu plus équilibré.
Le sénateur à l'origine de l'idée qui sous-tend l'étude que nous réalisons aujourd'hui est le sénateur Ngo. Je vais donc lui demander de diriger la discussion et le processus de questions et réponses. Nous sommes très reconnaissants de son travail. Il a fait des pieds et des mains pour qu'on parle publiquement de ce sujet. Nous rédigerons un rapport à l'avenir, mais ce que vous nous avez dit aujourd'hui est pertinent, et j'espère que vos commentaires seront aussi rendus publics.
Par plaisanterie, nous avons dit au sénateur Ngo que, puisqu'il connaît si bien le dossier, il posera toutes les questions pour les deux prochaines heures, mais il y a beaucoup de sénateurs dont le nom figure et avec qui il devra partager le temps.
Le sénateur Ngo : Merci de nous avoir présenté vos exposés, monsieur Jaramillo et monsieur Epps. Vous avez mentionné, entre autres, que le contrat avec l'Arabie saoudite vaut 15 milliards de dollars. C'est très préoccupant pour nous.
Cependant, lorsque nous avons posé la question au ministre Dion, il nous a affirmé que son gouvernement a reçu toutes les garanties nécessaires selon lesquelles le gouvernement saoudien ne va pas utiliser les VBL pour réprimer les droits de la personne sur son territoire.
Voici ma question : à quel genre de mécanismes avons-nous accès dans la Loi sur les licences d'exportation et d'importation pour évaluer la situation des droits de la personne dans les pays avec lesquels nous faisons affaire?
De plus, de quelle façon devrions-nous contrôler les lignes directrices en matière d'exportation pour prévenir la possibilité de mauvaise utilisation des marchandises exportées par un régime étranger dont les violations des droits de la personne sont bien connues? Je vais continuer si vous avez d'autres questions des autres sénateurs aussi.
M. Jaramillo : Merci beaucoup, monsieur le sénateur Ngo. Je vais vous formuler deux ou trois remarques, puis mon collègue pourra aussi vous dire ce qu'il pense.
Pour ce qui est du fait que le ministre des Affaires étrangères a déclaré avoir reçu des garanties selon lesquelles les véhicules blindés canadiens n'ont pas été utilisés contre des civils, nous avons déterminé que les contrôles à l'exportation actuels du Canada exigent non pas une évaluation rétroactive relativement à l'utilisation qui a été faite des marchandises, mais plutôt une évaluation prospective du risque raisonnable à l'avenir. C'est une norme complètement différente. Le fait de demander des preuves plutôt que d'évaluer le risque raisonnable est vraiment, selon notre avis spécialisé, une interprétation totalement erronée de la norme et du seuil établi par la politique canadienne sur les exportations.
Voici la différence : si ce qu'on cherche, c'est des preuves une fois les véhicules expédiés quand, on peut le soutenir, l'influence du pays exportateur a diminué parce que les véhicules sont déjà là-bas, je ne vois pas vraiment ce qu'on peut faire à ce moment-là, une fois que les violations des droits de la personne ont déjà eu lieu.
Ce qu'exige la politique de contrôle des exportations, c'est une évaluation du risque avant l'expédition des véhicules au pays bénéficiaire.
Pour ce qui est des outils, je mentionnerai de nouveau l'outil dont j'ai parlé dans ma déclaration préliminaire : l'évaluation des droits de la personne que le gouvernement canadien lui-même a réalisée au sujet du pays bénéficiaire, dans la situation qui nous occupe, l'Arabie saoudite. L'évaluation la plus récente, datée de 2015 et publiée il y a seulement un an, indique sans ambiguïté une augmentation — pas seulement une situation difficile en matière de droits de la personne, mais une détérioration de la situation des droits de la personne — du nombre d'exécutions, de détentions arbitraires et ainsi de suite, des augmentations dans quasiment toutes les catégories de violation des droits de la personne. Il a été prouvé que le régime saoudien a des antécédents épouvantables en matière de droits de la personne.
Lorsqu'on tient compte de cette évaluation, de l'évaluation des droits de la personne du gouvernement, et qu'on prend aussi en considération d'autres renseignements bien connus au sujet de la situation des droits de la personne en Arabie saoudite, nous voyons difficilement comment il peut ne pas y avoir de risque raisonnable de mauvaise utilisation. La question évidente est la suivante : si l'Arabie saoudite est un État qui, selon nous, ne constitue pas un risque raisonnable, quel genre de situation, quel genre d'antécédents en matière de droits de la personne un pays doit-il afficher pour que s'appliquent les mesures de protection liées aux droits de la personne associées aux contrôles des exportations militaires canadiennes? Selon nous, l'Arabie saoudite fixe la barre vraiment trop bas en ce qui a trait aux droits de la personne. En d'autres mots, si l'Arabie saoudite est jugée être un destinataire admissible de marchandise militaire fabriquée au Canada, qui ne le sera pas? Parce qu'il n'y a pas beaucoup de pays qui ont de pires antécédents en matière de droits de la personne que l'Arabie saoudite.
M. Epps : Pour ce qui est de la question de la mauvaise utilisation et de l'évaluation, je crois comprendre qu'il n'y a pas de procédure officielle établie dans la Loi sur les licences d'exportation et d'importation pour confirmer une mauvaise utilisation après coup, raison pour laquelle il est d'autant plus important de réaliser une évaluation des risques avant, comme mon collègue l'a souligné.
En grande partie, la Loi sur les licences d'exportation et d'importation permet au Cabinet et au ministre des Affaires étrangères en particulier de définir les normes quant à la façon dont les procédures s'appliqueront, et nous ne sommes au fait de rien qui indique qu'il y a une procédure régulière pour examiner de potentiels cas de mauvaise utilisation après coup.
Dans le cas de l'Arabie saoudite, par exemple, nous ne savons pas si le Canada a mis quoi que ce soit en place pour examiner, disons, dans deux ou trois ans, si les véhicules sont utilisés tel que convenu initialement, par exemple.
Le sénateur Ngo : Dans ce cas, pour ce qui est des lignes directrices liées à la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, à la suite de l'examen de 1996, ces lignes directrices devraient-elles être examinées et peut-être même renforcées?
M. Epps : La réponse courte, c'est oui. Les points que j'ai soulevés dans ma déclaration préliminaire étaient des domaines précis où ces lignes directrices devaient être vraiment renforcées pour devenir beaucoup plus, en fait, que des lignes directrices.
Par exemple, actuellement, il y a une ligne directrice qui renvoie aux embargos sur les armes imposés par les Nations Unies comme étant l'une des lignes directrices assujetties à un contrôle serré que le Canada utilise. En fait, ce n'est pas une ligne directrice : c'est une obligation légale. Les embargos sur les armes imposés par le Conseil de sécurité des Nations Unies ont force exécutoire pour les États membres de l'ONU. Ce devrait être non pas une question de contrôle serré, mais une question d'interdiction relativement à l'envoi de tout équipement dans un pays visé par un tel embargo des Nations Unies. Il y a d'autres lignes directrices qu'il faut aussi améliorer.
Le contexte, selon moi, c'est l'engagement du gouvernement actuel d'adhérer au Traité sur le commerce des armes. C'est l'occasion d'améliorer les lignes directrices sur le contrôle des exportations canadiennes et les exigences juridiques.
La sénatrice Hubley : Je suis désolée d'être un peu en retard ce matin.
Je crois que vous avez mentionné que l'évaluation préalable des risques serait une façon d'améliorer les contrôles à l'exportation du Canada. Je me questionne sur l'utilisation de sanctions à part celles-là ou si même les sanctions sont une façon efficace de susciter des changements de comportement ou de mener à l'établissement de politiques pour régler les cas de violation des droits de la personne. Y a-t-il une façon de mesurer l'efficacité des sanctions?
M. Jaramillo : Oui. Pour ce qui est du premier point que vous avez soulevé, l'évaluation des risques, je ne dirais pas qu'il s'agit d'une amélioration, même si cet aspect des choses pourrait être renforcé. Je ne dirais pas nécessairement que c'est une amélioration; il s'agit plutôt d'une obligation actuelle. Ce qu'il ne faut pas oublier, relativement au contrat de vente d'armes à l'Arabie saoudite, même si on peut certes faire mieux, c'est que, comme mon collègue l'a souligné, ce n'est pas comme s'il n'y avait pas de norme. Il y a des normes actuellement en place, et l'obligation d'évaluer le risque raisonnable n'est pas qu'une aspiration. Ce n'est pas un vœu pieux : elle plonge plutôt ses racines dans une norme actuelle claire en vertu de laquelle le gouvernement doit démontrer qu'il n'existe aucun risque raisonnable que les marchandises militaires puissent être utilisées contre la population civile. Je le répète, c'est une norme déjà en place.
Pour ce qui est des sanctions, oui, elles se sont révélées, dans d'autres contextes, efficaces, mais, avec la prémisse sous-jacente que nous sommes prêts à aller de l'avant avec ce contrat de vente d'armes précis, je ne vois pas comment on pourrait vraiment vouloir imposer des sanctions. Peut-être que l'utilisation de cet accord en tant que tel comme moyen de pression pourrait être considérée comme une forme de sanction, vu la piètre situation des droits de la personne en Arabie saoudite.
Cependant, à la lumière des renseignements bien connus, nous n'exerçons pas cette option en tant qu'État. Nous allons de l'avant avec cet accord, et il y a eu, même depuis l'annonce officielle du contrat il y a plus de deux ans, une série de nouveaux renseignements pertinents liés à l'Arabie saoudite, y compris des renseignements sur des exécutions de masse, notamment une campagne menée par l'Arabie saoudite au Yémen voisin, relativement à laquelle un groupe des Nations Unies a essentiellement accusé l'Arabie saoudite d'avoir commis des crimes de guerre et d'avoir ciblé de façon systématique et générale les civils du Yémen. Si ces éléments de preuve convaincants et récurrents ne nous poussent pas ne serait-ce qu'à réévaluer l'autorisation de la vente d'armes à l'Arabie saoudite, je ne suis pas vraiment trop optimiste en ce qui a trait à d'éventuelles sanctions au point où nous en sommes.
M. Epps : J'aimerais ajouter que le Canada possède déjà des mécanismes permettant d'imposer des sanctions aux États lorsqu'il juge que c'est nécessaire. Il y en a deux qui me viennent à l'esprit. Au titre de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, la liste des pays visés peut être établie par décret. Si un pays est ajouté à cette liste, alors toutes les exportations de cette nature exigent des licences d'exportation et toute exportation militaire est interdite. C'est un mécanisme en vertu duquel le Canada peut ajouter unilatéralement un pays sur une liste de sanctions.
Dans un même ordre d'idées, la Loi sur les mesures économiques spéciales permet aussi au Canada d'imposer des mesures spéciales qui peuvent inclure des sanctions liées, par exemple, aux exportations de nature militaire.
Ce sont des mécanismes actuels qui peuvent être utilisés.
La sénatrice Nancy Ruth : Merci d'être là aujourd'hui.
Depuis des décennies, Project Ploughshares est une organisation qui vise à favoriser la paix. Le Canada est-il un pays qui œuvre pour la paix? Je vais poser une diversité de questions liées à ce thème.
La paix est-elle au centre des préoccupations canadiennes? Autrement dit, est-ce le point de départ de toutes nos réflexions, y compris sur les leviers économiques? Si ce n'est pas le cas, qu'est-ce qu'il faut changer et qu'est-ce qu'il faut intégrer à ces processus de décision plus détaillés?
Diriez-vous que les inégalités liées au sexe sont un meilleur prédicteur du caractère paisible d'un État plutôt que d'autres facteurs comme la démocratie, la religion et le PIB? Le Canada devrait-il faire de l'égalité de genres un critère explicite lorsqu'il envisage de prendre des mesures relativement à d'autres pays?
C'est ma question liée au sexe, mais j'aimerais aussi savoir s'il y a d'autres pays qui utilisent la notion de paix comme point de référence, de façon à encourager ou décourager l'industrie militaire en ce qui a trait à la vente d'armes. De quelle façon se sont-ils soustraits aux soutiens du gouvernement pour le faire lorsqu'ils changent leur idéologie pour devenir un pays pacifiste?
M. Jaramillo : Merci de ces questions très pertinentes et qui suscitent la réflexion.
Pour commencer, le Canada vise-t-il la paix? En tant qu'État, nous sommes pacifistes et nous œuvrons en général pour la paix. Cependant, je ne crois pas non plus que nous vivions dans un monde où les choses sont noires ou blanches. Les choses sont habituellement grises.
Revenons à la vente d'armes à l'Arabie saoudite. Un dossier aussi flagrant que la vente d'armes à l'Arabie saoudite est une occasion pour nous, en tant qu'État, de choisir clairement si nous voulons défendre un principe ou laisser gagner les intérêts commerciaux.
Ce n'est pas un contrat de vente d'armes banal. Comme je l'ai dit, c'est de loin le plus important contrat de vente dans l'histoire canadienne. L'Arabie saoudite — et je rappelle que ce n'est pas mon opinion personnelle, mais c'est l'opinion qui fait autorité de toutes les organisations qui font autorité — est l'un des pays qui violent le plus les droits de la personne. Dans un dossier aussi flagrant que celui-ci, on pourra douter de l'engagement actuel du pays à promouvoir la paix et les droits de la personne à l'échelle internationale s'il va de l'avant avec cet accord.
Selon moi, on peut comprendre qu'un pays puisse avoir un débat ouvert et décider que l'État va être conciliant et que la question des droits de la personne n'est pas primordiale. Tout cela est malléable. Lorsqu'il y a des intérêts stratégiques et des emplois en jeu, on peut tourner les coins ronds. C'est concevable. Il se peut qu'on ait un débat honnête au pays et qu'on n'ait aucun problème à dire qu'on peut tourner les coins ronds en matière de droits de la personne lorsque des emplois ou des intérêts stratégiques sont en jeu.
J'ai un peu de difficulté à comprendre comment on peut simultanément dire que la protection internationale des droits de la personne est un objectif primordial tout en vendant des armes à ce régime répressif.
Je vais vous donner un exemple concret. Plus tôt cette année, le 2 janvier, le régime saoudien a exécuté plus de 45 personnes. On parle ici d'une exécution sommaire. Des doutes ont été soulevés au sujet de la transparence de ce processus et liés au fait d'avoir assassiné plus de 45 personnes. En moins de deux jours, le gouvernement a condamné cette exécution et a ensuite dit qu'il restait déterminé à expédier des armes au régime qui avait procédé à ces exécutions. Selon nous, ce sont des propositions contradictoires.
Je suis heureux que vous nous ayez soulevé la question de l'égalité des sexes, madame la sénatrice. Les enjeux liés au sexe et leur lien avec les conflits et la violence occupent une place de plus en plus importante. Je ne vais pas tenter d'établir l'importance des enjeux liés aux genres par rapport à d'autres considérations, mais je dois dire que leur pertinence ne fait aucun doute. Dans le contexte du Traité sur le commerce des armes, par exemple, les experts des dimensions sexospécifiques de la violence et de l'armement ont acquis beaucoup de notoriété et attirent beaucoup d'attention de la société civile, des gouvernements, et cetera
En Arabie saoudite, encore une fois, la question des genres est particulièrement préoccupante pour nous parce que les femmes font l'objet d'une discrimination systémique. J'ai donné deux ou trois exemples dans ma déclaration préliminaire. Les femmes ne peuvent pas conduire de véhicule. Les femmes ne peuvent pas obtenir un passeport sans qu'un tuteur masculin l'approuve. Les femmes sont assujetties à des conditions que nous trouverions tout à fait intolérables ici, chez nous, au Canada. La question des genres est assurément une chose que nous devons prendre en considération.
Pour ce qui est des autres pays, je tiens à souligner que le débat que nous tenons, ici, dans cette Chambre, et plus généralement qui a lieu depuis quelques mois et deux ou trois ans concernant les contrôles à l'exportation et le contrat de vente d'armes, n'est pas seulement l'apanage du Canada. D'autres pays ont des débats similaires au sujet de la relation de cause à effet des exportations d'armes. De nos jours, il y a des choses que les pays exportateurs d'armes ne peuvent plus faire alors qu'ils pouvaient le faire impunément il y a 10 ou 20 ans. Il y a une conscience renouvelée de la relation de cause à effet. On pouvait peut-être, dans le passé, plaider l'ignorance au sujet de ce qui se passe avec les armes exportées, mais ce n'est plus possible, pas en cette ère de révolution des médias sociaux, de Twitter, de Facebook et des fils de nouvelles 24 heures sur 24, où on peut littéralement voir l'impact de ces véhicules.
Je crois que c'est dans ce contexte de sensibilisation accrue que le Traité sur le commerce des armes a vu le jour il y a deux ou trois ans. Dans ce contexte de sensibilisation accrue, nous devrions être tenus de respecter davantage les normes canadiennes et les mécanismes canadiens et de procéder à un examen plus rigoureux lorsqu'il est question de vente d'armes.
La sénatrice Nancy Ruth : Y a-t-il des pays dont vous nous conseillez d'examiner les positions qu'ils ont adoptées?
M. Jaramillo : Je vais vous donner deux ou trois exemples précis. Le parlement néerlandais a récemment adopté une résolution concernant un embargo sur les armes à l'Arabie saoudite. Le parlement européen a adopté une résolution non contraignante, mais qui a tout de même une valeur symbolique. Il a aussi adopté une résolution concernant un embargo sur les armes à l'Arabie saoudite et a demandé à tous ses membres de le rendre exécutoire et de l'appliquer.
La Suède a annulé des contrats actuels avec l'Arabie saoudite même s'ils avaient été autorisés. Certains médias, y compris le Globe and Mail, ont récemment déclaré que les Suédois eux-mêmes avaient dit que les coûts de cette décision n'avaient pas été particulièrement élevés. La décision concernait uniquement un accord précis avec l'Arabie saoudite. Les Suédois ont simplement décidé de défendre leurs principes et d'annuler le contrat.
La décision d'annuler un contrat en vigueur ne serait pas prise sans une solide base juridique ni sans précédent. Le Traité sur le commerce des armes lui-même — traité que le Canada entend signer — invite précisément les États parties à annuler toute autorisation d'exportation d'armes, même après qu'elles ont été accordées, si de nouveaux renseignements sont obtenus. Comme je l'ai dit il y a deux ou trois minutes, après l'annonce de cet accord, il y a eu plusieurs situations où de nouveaux renseignements ont été obtenus. Je n'aime pas trop être pessimiste, mais vu la tendance de violation des droits de la personne par l'Arabie saoudite, ce n'est peut-être qu'une question de temps — et ce pourrait être bientôt — avant qu'on obtienne de nouveaux renseignements pertinents justifiant la réévaluation de ces genres d'autorisation.
La sénatrice Nancy Ruth : Les parlements qui ont adopté ces motions et pris ces mesures ont-ils aussi inclus des critères en fonction desquels ils lèveraient l'interdiction de vente d'armes et précisé ce que les Saoudiens doivent faire pour qu'ils rétablissent le commerce d'armes militaires avec leur pays?
M. Jaramillo : Il n'a jamais été dit que le Canada ou tout autre pays devrait interdire de façon générale le commerce des armes et il n'a jamais été affirmé non plus de façon catégorique qu'il fallait mettre fin complètement au commerce des armes. Ce n'est pas la position de Project Ploughshares ni des autres observateurs que je connais. C'est une question de moyen de négociation, dont il est question aujourd'hui. On utilise ce moyen de négociation et, si on peut obtenir des garanties claires au sujet de l'utilisation finale des marchandises militaires exportées, alors on pourrait sans doute procéder à l'exportation en tant que telle. Ce que nous ne savons pas, dans le cas du contrat de vente d'armes à l'Arabie saoudite, c'est si, oui ou non, de telles garanties ont été demandées ou reçues par le gouvernement canadien.
Tout récemment, le ministre des Affaires étrangères s'est rendu en Arabie saoudite pour participer à une réunion du Conseil du Golfe et pour traiter de dossiers qui ne sont pas liés à cet accord. La position d'Ottawa, position qui a été répétée maintes fois, c'était qu'on allait soulever les préoccupations liées aux droits de la personne. Selon moi, c'est un peu vague. Nous avons soulevé des préoccupations. Tout le monde peut soulever des préoccupations. En fait, devant le Conseil des droits de l'homme à Genève, le Canada a soulevé des préoccupations dans le passé au sujet d'aspects précis de la feuille de route de l'Arabie Saoudite en matière de droits de la personne. Dans tous les domaines où le Canada a soulevé des préoccupations, au sujet des Saoudiens, la situation a empiré.
Il ne faut pas soulever des préoccupations, il faut que des garanties concrètes soient demandées et fournies.
La sénatrice Nancy Ruth : Ces garanties ne sont pas nécessairement liées aux droits de la personne. Elles sont liées à l'utilisation des véhicules ou des armes.
M. Jaramillo : Oui, elles sont liées à la possibilité que les véhicules soient utilisés contre des civils, pas nécessairement sur le territoire saoudien, mais dans les pays voisins. Nous avons vu des cas de véhicules blindés traversant la frontière de l'Arabie saoudite et pénétrant au Yémen et nous avons eu la preuve que des véhicules étaient utilisés contre des civils sur le territoire saoudien. Nous devons avoir des garanties et il ne faut pas oublier qui est le destinataire ultime des armes : la Garde nationale de l'Arabie saoudite, dont le mandat énoncé est de perpétuer le régime actuel et de protéger le règne de la maison de Saoud en tant que centre du pouvoir.
Dans un genre de soulèvement comme celui du printemps arabe, ce qui n'est pas une idée tirée par les cheveux puisque ce genre de soulèvement a eu lieu dans des pays voisins, on peut facilement imaginer comment ces véhicules pourraient être utilisés. Si la maison de Saoud devait être considérée comme étant en péril, ces véhicules seraient utilisés pour combattre, écraser et réprimer ces soulèvements démocratiques assoiffés de réformes.
La sénatrice Ataullahjan : Vous venez de dire quelque chose de très intéressant. J'avais une autre question, mais je dois vous poser celle-ci : vous avez parlé de la maison de Saoud en péril. Nous recevons constamment des rapports selon lesquels l'Arabie saoudite est prête à imploser, mais, en ce moment, le pays réussit à garder le contrôle. C'est le prochain endroit où le régime perdra le contrôle, et la maison de Saoud éprouve des difficultés. Nous avons constaté que certains ministres ont changé et nous avons reçu des rapports selon lesquels le roi n'a plus le contrôle et que c'est son fils qui s'occupe de tout. Pouvez-vous nous fournir des précisions à ce sujet?
M. Jaramillo : C'est une question pertinente. Je vais commencer par vous donner l'exemple d'un autre pays.
Prenons la Syrie. Il règne actuellement le désordre, et c'est l'Occident qui doit ramasser les morceaux et gérer ce fiasco. Je trouve parfois étrange que nous ayons de la difficulté à comprendre la genèse de cette crise. Comment cela a- t-il pu se produire? Comment se fait-il que la marmite ait débordé? Pourquoi y a-t-il un tel chaos là-bas? J'invite les honorables sénateurs ici présents à imaginer ce qui se produirait si un soulèvement similaire se produisait en Arabie saoudite. Grâce aux véhicules fabriqués au Canada, la réaction du régime serait encore plus dure, et les conséquences seraient ressenties non seulement dans la région, mais dans le monde entier. C'est impossible à prédire.
Le roi actuel est octogénaire, alors il y aura un genre de transfert du pouvoir relativement bientôt. Nous ne savons pas si cette transition sera pacifique, et il est possible que différentes factions aient l'œil sur le trône. Notre crainte ou notre appréhension, c'est que, en armant le régime, nous alimentons une éventuelle éruption de manifestations et de soulèvements démocratiques.
M. Epps : Je crois qu'il faut aussi donner un aperçu historique des tendances liées au commerce des armes.
Le principal acquéreur d'armes dans les années 1970 était l'Iran. Le plus important acheteur d'armes dans les années 1980 était l'Irak. Depuis, la Syrie et l'Arabie saoudite sont très près d'avoir pris le relais. En fait, l'Arabie saoudite est actuellement le principal acheteur. On voit là une tendance qui peut être décrite comme problématique, et elle peut nous donner une idée de ce qui risque de se passer, et, si nous ne portons pas suffisamment attention, de la situation dans laquelle on se retrouvera.
La sénatrice Ataullahjan : La maison de Saoud est-elle en difficulté? Est-ce que les rapports sont exagérés ou est-ce qu'il y a vraiment un mouvement qui essaie de se soulever contre la maison de Saoud?
M. Epps : Pour être honnête, je ne peux pas parler en détail de la situation politique en Arabie saoudite. Ce qui est évident, c'est que la maison de Saoud réprime l'opposition, particulièrement en réaction aux exécutions qui se sont produites plus tôt cette année. Nous savons que ces soulèvements ont été réprimés avec violence.
Selon moi, il est évident que, à l'interne, l'Arabie saoudite n'est pas stable et qu'il pourrait bien y avoir un jour, comme mon collègue l'a mentionné, une guerre civile majeure comme ce qui se passe en Syrie. C'est dans une telle situation que nous serions particulièrement préoccupés par l'utilisation des armes canadiennes et la façon dont elles seront utilisées.
La sénatrice Omidvar : C'est un témoignage très intéressant. La sénatrice Nancy Ruth a posé la plupart des questions que je voulais poser.
Je suis troublée par ce que vous avez dit dans votre déclaration sur l'absence de contrôles, de responsabilisation et possiblement même de connaissances au sein de l'industrie du courtage. Même si une administration comme le Canada décidait d'arrêter de vendre des armes directement à une administration étrangère, je soupçonne que les maisons de courtage prendraient le relais.
À votre connaissance, y a-t-il déjà eu une situation où le Canada a suspendu un accord sur la vente d'armes avec un pays pour des raisons de droits de la personne? Pouvez-vous nous dire si, dans une telle situation, des maisons de courtage d'armes ont pris le relais légalement ou illégalement pour fournir les marchandises voulues?
M. Epps : Dans sa version actuelle, la Loi sur les licences d'exportation et d'importation ne prévoit aucun processus officiel pour déclarer qu'un pays devrait faire l'objet de sanctions ou d'un embargo. Nous connaissons des situations où il a eu effectivement des embargos. Le Pakistan est un bon exemple.
Nous savons que, en 1998 ou à la fin des années 1990, quand le Pakistan a fait des essais d'armes nucléaires, la réaction du Canada a été de cesser toute exportation d'armement conventionnel au Pakistan. Il en est ainsi depuis. Le Canada n'a pas exporté de marchandises militaires directement au Pakistan durant toutes ces années.
Il y a eu des occasions où cela s'est produit.
À la même époque, les Américains ont aussi imposé des embargos liés à des pièces d'équipement précises. Nous savons que, à un moment, les Pakistanais ont acheté des F-18 et que ceux-ci ont fini par être livrés, mais, pendant de nombreuses années, les chasseurs ont été retenus. Il y a eu des situations où d'autres pays ont imposé des embargos, et plus particulièrement des situations où un accord, comme celui des F-18, a été rompu.
Comme je l'ai dit, le processus canadien en question n'est pas très transparent. Nous savons que, si le nom d'un pays est ajouté à la liste des pays visés dont j'ai parlé tantôt, ce pays fait l'objet d'un embargo du Canada, mais le Pakistan n'a jamais figuré sur cette liste. Il s'agit plutôt dans ce cas d'un processus informel dont on a appris l'existence de façon officieuse.
Vous avez posé une bonne question, mais il est difficile d'y répondre, parce qu'il n'y a pas beaucoup de transparence dans ce dossier et qu'on peut donc difficilement évaluer la situation. Les activités de courtage se poursuivent — peu importe les embargos — parce qu'un grand nombre de maisons de courtage s'adonnent au commerce illicite d'armes.
L'un des principaux objectifs du Traité sur le commerce des armes et de l'article qui porte précisément sur le courtage est d'essayer de régler ce problème. Le traité y arrive en définissant des normes internationales que tous les pays doivent suivre en matière d'enregistrement des maisons de courtage. Il prévoit aussi la mise en place de pénalités si des citoyens ou des résidents d'un pays précis s'adonnent à des activités de courtage illégales.
La sénatrice Ataullahjan : Vous venez de soulever un enjeu très important. Quelles sont les normes que nous appliquons — dans le cas du Pakistan — si nous imposons des sanctions à un pays, mais pas à un autre? A-t-on établi des normes?
M. Epps : Encore une fois, il n'y a pas de processus officiel — un ensemble de normes — pour distinguer les situations dans un pays ou un autre. Actuellement, le Canada détermine s'il faut approuver des exportations de marchandises militaires au cas par cas. D'après ce que nous en savons, il faut évaluer l'utilisateur final, le pays en question et le type d'équipement. Par exemple, dans certaines situations, on peut approuver la vente de navires militaires dans un pays, parce que ces navires sont utilisés à des fins de protection des frontières ou des côtes, et ce, tout en refusant la vente d'armes à feu automatiques parce qu'elles pourraient être utilisées dans des situations de violation des droits de la personne.
Vu la façon dont le Canada déclare ses exportations de marchandises militaires, nous n'avons aucun renseignement à ce sujet. Nous ne savons pas de quelle façon ces décisions sont prises. Tout ce que nous savons, c'est qu'il y a supposément un processus au cas par cas et qu'il faut tenir compte d'un certain nombre de facteurs, y compris les lignes directrices qui figurent dans la Loi sur les licences d'exportation et d'importation.
Pour revenir à une question posée par la sénatrice Ruth, selon moi, il existe actuellement des outils que le Canada pourrait mieux utiliser pour appliquer des normes plus élevées. En outre, il pourrait ainsi accroître la transparence du processus.
L'un de ces outils, c'est la Liste des pays désignés (armes automatiques), qui fait aussi partie de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation. C'est un instrument purement canadien en vertu duquel le Canada dresse une liste des pays qui peuvent acheter des armes automatiques. Tous les pays qui ne figurent pas sur la liste sont automatiquement exclus et ne peuvent pas acheter d'armes à feu automatiques.
C'est un outil transparent, parce que nous savons qui figure ou non sur la liste. Cependant, les critères utilisés pour déterminer les pays devant figurer sur la liste font partie d'accords en matière de défense conclus entre le Canada et les pays destinataires. Les critères ne concernent pas, par exemple, les droits de la personne, le droit humanitaire international et les problèmes ou la violence liés aux genres, tout comme l'instrument ne tient pas compte de bon nombre d'autres critères établis dans le Traité sur le commerce des armes.
Une des choses que le Canada pourrait faire dans un avenir rapproché, c'est par exemple de modifier les critères — ceux de la Liste des pays désignés (armes automatiques) — pour ne pas se limiter simplement à un accord en matière de défense entre le Canada et l'État destinataire.
Le président : Il reste environ 10 minutes, assez de temps pour un deuxième tour avec deux sénateurs.
Monsieur Jaramillo, le dernier paragraphe de votre déclaration préliminaire m'a intrigué, et je me demande ce que vous vouliez dire exactement lorsque vous avez dit que le Canada se targuait d'être un protecteur des droits de la personne tout en fournissant des armes à l'un des régimes les plus répressifs de la planète.
La contradiction que vous avez soulignée deviendra apparente lorsque le Canada signera le Traité sur le commerce des armes, plus tard cette année, et vous avez dit que cela pourrait aussi influer sur la capacité du Canada d'obtenir une place au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le Canada a très hâte de retrouver sa place au sein du Conseil de sécurité, et il y a donc des tractations politiques et des jeux d'amitié avec des pays de partout dans le monde de l'Amérique du Sud à l'Afrique. Il se passe des choses intéressantes quant à savoir qui sera laissé sur les lignes de côté, et nous connaissons tous le genre d'intrigues qui ont lieu aux Nations Unies dans ces situations; c'est parfois assez troublant.
Que voulez-vous dire par « influer sur la capacité »? Quel genre de rôle? La situation nuira-t-elle à la capacité du Canada d'obtenir une place au sein du Conseil de sécurité ou les ramifications de cette décision sont-elles beaucoup plus profondes?
M. Jaramillo : On peut difficilement déterminer quel rôle nous jouerons, mais, selon moi, cette décision pourrait réduire les probabilités que le Canada obtienne une place convoitée au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies; on en revient au Traité sur le commerce des armes.
Je crois que le Canada va bientôt se retrouver dans une situation très délicate — si ce n'est pas déjà le cas — puisqu'il enverra des messages contradictoires à la communauté internationale.
Lorsque le Canada a annoncé qu'il allait signer le Traité sur le commerce des armes, il prenait l'engagement international public et juridique de bien tenir compte de l'utilisation finale et des utilisateurs finaux de ses exportations militaires et de faire preuve de plus de rigueur, de transparence et de diligence raisonnable lorsqu'il est question d'exportations militaires.
Lorsque nous deviendrons signataires du Traité sur le commerce des armes, nous n'en serons encore qu'aux premières étapes du contrat de vente d'armes à l'Arabie saoudite, contrat qui doit durer jusqu'en 2028. D'ici là, encore une fois, nous enverrons des messages contradictoires.
Tandis que nous espérons retrouver une place au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies — et cette décision sera prise pendant la mise en œuvre de l'accord avec l'Arabie saoudite —, je crois que l'accent accru mis sur les antécédents en matière de respect des droits de la personne des pays et l'importance accordée à cette question joueront un rôle sur cette décision. D'autres États y accorderont beaucoup d'importance.
Le sénateur Ngo : Merci, monsieur le président.
Monsieur Jaramillo, vous avez parlé du fait que nous sommes à l'ère d'Internet et de Facebook et du fait qu'il est devenu difficile de cacher des choses. J'ai entendu dire que certaines entreprises de filtrage de l'Internet font beaucoup d'argent en exportant des logiciels d'espionnage militaires qui permettent à un gouvernement étranger de [Note de la rédaction : inaudible]. Ces gouvernements ont essayé de contrôler Internet grâce à un cadre juridique et réglementaire et au filtrage du contenu tout en affirmant agir dans l'intérêt de la sécurité.
Le Canada devrait-il traiter l'exportation de tels systèmes de filtrage et de contrôle d'Internet de la même façon que celle d'armes ou de marchandises militaires, comme les VBL qui sont expédiés à ces pays?
M. Jaramillo : La réponse courte est oui. La réponse plus longue, c'est que ce dossier est étroitement lié à la notion de double usage.
Les technologies de filtrage web peuvent aussi avoir des utilisations bénignes. En milieu de travail, on ne veut pas que les travailleurs passent tout leur temps sur Facebook, alors ces technologies permettent de bloquer certains sites.
Parallèlement, on sait que, tout juste l'année dernière, au Yémen, des gens ont obtenu beaucoup d'information grâce à Internet, comme des avertissements liés à des frappes aériennes imminentes; ces technologies pourraient être utilisées délibérément pour que les gens n'aient pas accès rapidement à cette information afin de pouvoir trouver un abri ou fuir ou éviter de telles frappes aériennes. C'est évidemment une utilisation de ces technologies que nous voulons éviter.
Il faudrait faire preuve de la même rigueur ou d'une rigueur similaire à celle utilisée lorsqu'il est question — dans des situations plus traditionnelles — d'armes conventionnelles. Nous ne disons pas que toute exportation d'armes conventionnelles est nécessairement mauvaise ou qu'elle devrait être interdite. Encore une fois, il faut procéder à une analyse au cas par cas de l'utilisation finale réaliste et du risque raisonnable de mauvais usage avant de prendre la décision d'autoriser ou non de telles exportations.
Je tiens aussi à souligner que les logiciels sont déjà une catégorie de la liste des marchandises et technologies d'exportation contrôlée. On pourrait peut-être préciser certaines choses, mais, actuellement, les logiciels sont une catégorie de la liste des marchandises et technologies d'exportation contrôlée.
Le sénateur Ngo : Si vous dites que c'est bel et bien le cas, alors cela va avoir un impact sur la Chine, qui est l'un des principaux partenaires commerciaux du Canada, et aussi sur le Vietnam, qui est un État partie au PTP. Croyez-vous que cela aura un impact sur nos échanges commerciaux avec ces deux pays?
M. Jaramillo : Parfois, certaines personnes déforment les propos des critiques et des personnes qui déplorent certains contrats d'armement ou de ceux qui demandent plus de rigueur et de transparence. En outre, d'autres demandent si nous ne devrions pas seulement faire des affaires avec des pays qui affichent un dossier parfait en matière de droits de la personne ou encore seulement avec nos alliés de l'OTAN, et la réponse courte, c'est non. Nous ne disons pas qu'il faut limiter les échanges commerciaux aux alliés de l'OTAN ou aux pays qui affichent des dossiers parfaits en matière de droits de la personne. Nous disons que le commerce militaire est un domaine particulièrement délicat pour des raisons évidentes et qu'il faut donc évaluer l'utilisateur final de ces exportations. Encore une fois, nous croyons que le critère du risque raisonnable — s'il est bien appliqué — aiderait beaucoup à prévenir les mauvaises utilisations des armes. Ce critère existe déjà dans la législation, mais, malheureusement, selon nous, le seuil du risque raisonnable n'a pas bien été appliqué.
La sénatrice Nancy Ruth : Je veux poser une question au sujet du genre de mesures incitatives que le Canada accorde aux entreprises d'armement du Canada. Quel genre d'allègements fiscaux et de prêts économiques sont accordés pour soutenir cette industrie? Les mesures sont-elles différentes de celles accordées aux autres industries canadiennes ou applique-t-on les mêmes mesures générales? Devrait-on recommander quoi que ce soit à ce sujet?
M. Jaramillo : Mon collègue voudra peut-être vous en parler lui aussi, mais je vais dire une seule chose par souci de clarté : la principale partie dans ces contrats d'exportation d'armes n'est pas l'entreprise privée. Ce n'est pas, dans le cas de la vente d'armes à l'Arabie saoudite, General Dynamics Land Systems, par exemple. Il s'agit d'une société d'État, la Corporation commerciale canadienne. On entend parfois Ottawa dire que c'est un accord privé conclu par une entreprise privée. C'est faux : c'est un accord conclu par l'intermédiaire de la Corporation commerciale canadienne.
Je crois que mon collègue peut répondre à la deuxième partie de votre question.
M. Epps : J'aimerais ajouter quelque chose au sujet de la Corporation commerciale canadienne : une partie du budget de cette entité vient du Parlement, alors on pourrait alléguer que le Parlement a une fonction de surveillance.
Il y a d'autres mécanismes que le gouvernement canadien fournit en soutien au secteur de la défense. Un des problèmes rencontrés, c'est que, très souvent, le secteur de la défense est inclus dans celui de l'aérospatiale, et il est donc parfois difficile de faire la distinction avec le soutien accordé à des composantes purement civiles du secteur de l'aérospatiale et même avec la composante militaire du secteur de l'aérospatiale, parce que les entreprises produisent souvent de l'équipement destiné aux deux marchés. Il est donc difficile d'essayer de découvrir exactement dans quelle mesure les subventions accordées à l'industrie sont consacrées exclusivement à la défense puisque l'aérospatiale et la défense sont souvent réunies.
Cependant, il y a des fonds offerts qui sont souvent accordés sur la forme de prêts remboursables. Cependant, en raison des modalités des prêts, le remboursement n'a souvent jamais lieu. Puis, il y a aussi les mesures de soutien qui prennent la forme de kiosques dans des salons professionnels de défense à l'échelle internationale.
L'enjeu n'est pas que ce soutien est unique à l'industrie de la défense, parce que le Canada offre un soutien similaire à beaucoup d'autres industries; c'est le fait que, souvent, les entreprises visent des marchés où il y a de réelles préoccupations au sujet des droits de la personne ou des conflits en cours. Il peut même y avoir des problèmes liés au développement parce qu'on peut se demander s'il est approprié pour tel ou tel pays de consacrer le peu de fonds dont il dispose à des acquisitions militaires alors qu'il y a beaucoup d'autres défis liés au développement.
La sénatrice Omidvar : Aujourd'hui, nous nous concentrons sur l'exportation des armes et le fait que celles-ci peuvent contribuer à des violations des droits de la personne. Selon vous, après l'Arabie saoudite, quel État est le pire contrevenant en ce qui concerne l'exportation de marchandises et les répercussions sur les violations des droits de la personne?
M. Jaramillo : En ce qui concerne les États destinataires?
La sénatrice Omidvar : Oui.
M. Jaramillo : Il y en a tellement, et pas seulement à l'heure actuelle; il y en a eu dans le passé aussi. Dans un premier temps, il faut dire que ce contrat précis avec l'Arabie saoudite n'est pas sans précédent.
La sénatrice Omidvar : Pas l'Arabie saoudite, mais l'exportation d'armes et le rapport avec les droits de la personne. De toute évidence, c'est le pire cas, mais quelles exportations se trouvent tout juste en dessous des exportations d'armes?
M. Epps : Je dirais les biens à double usage. Ce sont non pas des marchandises militaires, mais des marchandises destinées à la fois aux marchés militaires et civils, et cela inclut les logiciels, mais aussi beaucoup de domaines où le Canada excelle, comme l'équipement aérospatial.
M. Jaramillo : Pour ce qui est des marchandises à double usage, il y a aussi l'uranium relativement auquel le Canada a conclu un accord avec une société d'énergie indienne. Le Canada vend de l'uranium et, en fait, contredit sa devise de longue date selon laquelle il faut limiter le commerce de l'uranium aux États signataires d'un traité de non-prolifération nucléaire, ce qui n'est pas le cas de l'Inde. Mais cela ne nous empêche pas de vendre de l'uranium à l'Inde, et il y a là de toute évidence des implications liées à la double utilisation, puisque l'uranium peut être utilisé à des fins militaires.
Le président : Comme vous pouvez le voir, c'est un sujet qui nous intéresse beaucoup. Pour le compte rendu, quels alliés du Canada vendent de l'équipement militaire à l'Arabie saoudite et, à cet égard, notre position est-elle harmonisée ou non avec la leur?
M. Jaramillo : Ce n'est pas seulement le Canada.
Le président : Les États-Unis et ainsi de suite?
M. Jaramillo : Exactement. L'argument qu'on entend est le suivant : « Si nous ne leur vendons pas ce qu'il demande, quelqu'un d'autre le fera. » Cette affirmation n'est pas seulement dénuée de tout caractère éthique, elle est aussi de moins en moins valide. Le fait de vendre ou non certains produits à l'Arabie saoudite fait toute une différence. Dans un premier temps, nous pourrions être directement ou indirectement impliqués dans des cas de violation de droits de la personne, mais, de plus, si nous adoptions une position de principe et décidions de ne plus vendre d'armes à l'Arabie saoudite, cette décision aurait pour effet d'exercer une pression sur d'autres pays qui, eux, acceptent peut-être encore de vendre des armes à ce pays.
Pour ce qui est des alliés précis, je ne sais pas si vous pouvez répondre.
M. Epps : Essentiellement, c'est l'Europe et les États-Unis — bon nombre de nos alliés —, mais l'autre chose qu'il faut souligner, c'est que, tout comme le Canada, eux aussi ont des doutes relativement à ces transactions. Cette préoccupation au sujet de l'Arabie saoudite n'est pas unique au Canada, c'est une préoccupation qui est soulevée dans bon nombre d'autres pays européens, et même aux États-Unis.
Le président : Nous voulons vous remercier tous les deux. Nous avons appris beaucoup de choses. C'est un bon début et un départ crédible à notre étude.
M. Jaramillo : Merci de nous avoir accordé votre attention.
Le président : Nous poursuivons notre étude sur la Loi sur les licences d'exportation et d'importation et, en général, sur le fait que le Canada vend des armes à d'autres pays et l'impact de ces transactions sur les droits de la personne. Bien sûr, des sociétés participent à ce genre de transactions. Nous avons déjà dit que nous sommes le Comité sénatorial permanent des droits de la personne. C'est notre premier jour de témoignages sur ce sujet précis. Nous avons entendu un témoignage très convaincant de représentants de Project Ploughshares.
J'aimerais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins, en commençant par Belkis Wille, chercheuse chargée du Yémen et du Koweït de la division du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord de Human Rights Watch. Bienvenue. Nous accueillons aussi Andrea Charron, professeure adjointe et directrice adjointe du Centre d'études sur la défense et la sécurité de l'Université du Manitoba. Vu le temps limité dont nous disposons, je vais m'occuper des présentations : le sénateur Ngo, la sénatrice Ataullahjan, la sénatrice Nancy Ruth et la sénatrice Omidvar. Je suis le sénateur Munson. Puisque nous avons un peu dépassé le temps prévu pour le groupe de témoins précédent et que nous voulons vous accorder une heure avant de retourner aux travaux du Sénat, je cède tout de suite la parole à l'un de vous deux.
Andrea Charron, professeure adjointe et directrice adjointe, Centre d'études sur la défense et la sécurité, Université du Manitoba, à titre personnel : Je remercie les honorables membres du comité de m'avoir invitée aujourd'hui. Mon domaine de recherche de prédilection est les sanctions, et mes commentaires s'appuieront sur les divers règlements, les diverses mesures et les organisations internationales associées aux différentes sanctions en vigueur. C'est de ce point de vue que j'examinerai l'appareil gouvernemental et les différents aspects liés à la promotion et à l'application des obligations internationales et nationales du Canada en matière de droits de la personne.
Selon Affaires mondiales Canada, des sanctions sont des mesures, y compris des limites imposées aux interactions officielles et diplomatiques ou aux déplacements, les mesures légales appliquées pour limiter ou interdire le commerce et d'autres activités économiques entre le Canada et l'État ciblé ou la saisie ou le gel de biens au Canada. Afin de maximiser l'efficacité du régime de sanctions — particulièrement lorsqu'il contient des mesures commerciales et économiques —, la politique canadienne consiste à s'assurer, lorsque cela est possible, que les mesures et les sanctions sont appliquées de façon multilatérale.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies, l'Union européenne et diverses organisations régionales africaines ont tous modifié leur utilisation des sanctions. Ces dernières concernent non plus exclusivement les conflits armés et l'instabilité à l'échelle internationale, mais aussi des enjeux liés à la gouvernance, dont les droits de la personne. Puisque le Canada a appliqué toutes les sanctions obligatoires des Nations Unies, a souvent imposé des sanctions similaires aux sanctions de l'UE et a au moins fait un suivi des sanctions régionales africaines, nos antécédents en matière d'application de sanctions — à la lumière d'événements géopolitiques — ont aussi changé. Nos sanctions ne visent plus seulement les conflits armés; elles tiennent aussi compte d'autres enjeux, comme le soutien du terrorisme et la corruption des fonctionnaires étrangers.
Cela dit, l'utilisation de sanctions par le Canada a eu un impact limité sur les politiques nationales et étrangères des autres États, à l'exception des embargos commerciaux et de l'engagement avec d'autres organisations internationales, qui exigent une couverture médiatique complète pour faire d'un enjeu précis lié aux droits de la personne une cause célèbre, comme c'était le cas de l'apartheid et de la domination par la minorité blanche dans les années 1970 et 1980.
Il y a actuellement de nombreux exemples de graves violations des droits de la personne un peu partout dans le monde — y compris en Corée du Nord, en Syrie et ailleurs —, qui font l'objet de sanctions, mais les sanctions visent à éliminer d'autres problèmes prioritaires, comme la prolifération des armes de destruction massive et le terrorisme. Le fait de mettre fin aux violations des droits de la personne — même si cet objectif est sous-entendu — n'est pas visé directement par les sanctions. Cependant, il est tout de même utile pour le Canada de mettre en lumière les violations du droit international en matière de droits de la personne, ne serait-ce que pour contribuer à la création de nouvelles normes en matière d'attentes liées au comportement grâce à la réglementation.
Il y a plusieurs façons pour le Canada d'imposer des sanctions, y compris par l'intermédiaire de la Loi sur les Nations Unies, la Loi sur les mesures économiques spéciales, la Loi sur les licences d'exportation et d'importation et la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus. Le choix de l'outil est fonction principalement de l'autorité qui doit imposer les sanctions — habituellement une organisation à laquelle le Canada appartient —, et pas nécessairement en raison d'une quelconque transgression ou de la cible en question.
De plus, les sanctions servent habituellement à envoyer un signal, à stigmatiser, à exercer une coercition ou à contraindre, mais elles peuvent très rarement être utilisées à titre de mesures incitatives.
Ensuite, le fardeau des sanctions touche de façon disproportionnée les entreprises privées et les citoyens. Enfin, puisque l'influence du Canada n'a pas une portée extraterritoriale, les sanctions canadiennes doivent être appliquées contre une entité canadienne qui a un lien ou une association avec le pays visé, et non pas le pays fautif en tant que tel.
Par conséquent, si un des objectifs est la promotion des droits de la personne, il y a déjà quatre défis à prendre en considération. Premièrement, le Canada n'impose jamais des sanctions seul. Par conséquent, d'autres organisations internationales ou États aux vues similaires doivent eux aussi vouloir imposer des sanctions contre la même cible ou s'attaquer au même problème.
Deuxièmement, les sanctions permettent de souligner ou de mettre en lumière des violations du droit international, mais peuvent rarement motiver l'État visé à adopter le comportement désiré, comme faire une promotion active des droits de la personne. Le fait de lever les sanctions est considéré par les États ciblés comme une indication qu'ils adoptent un comportement plus positif, mais ils le font en mettant fin aux violations, pas en adoptant un nouveau comportement.
Troisièmement, les entreprises, les banques et les citoyens privés — et non le gouvernement — sont les principaux intervenants qui mettent en œuvre la réglementation du Canada. Par conséquent, plus il sera dans l'intérêt de ces entités de faire des droits de la personne une composante de leur modèle d'affaires, plus il est susceptible que les sanctions liées aux droits de la personne seront appliquées.
Quatrièmement, les actifs, les cibles et les biens qu'il faut bannir, saisir ou contrôler doivent être assortis d'un lien ou d'une association avec le Canada et, par conséquent, les principaux contrevenants en matière de droits de la personne sont rarement touchés par l'imposition de sanctions canadiennes.
En outre, les préférences en ce qui a trait à la législation canadienne limitent l'impact des contrôles à l'exportation et à l'importation sur le Canada plutôt que sur le pays cible. Par exemple, l'établissement de listes de contrôle au titre de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation souligne le besoin de tenir compte de la sécurité du Canada et de l'approvisionnement en marchandises au sein du Canada. Cependant, les politiques du gouvernement du Canada peuvent fournir des critères supplémentaires, comme celles décrites dans le Manuel des contrôles à l'exportation, qui décrit de façon détaillée les objectifs, y compris le fait de limiter l'exportation de marchandises pouvant être utilisées pour violer les droits de la personne.
Voilà pour ma déclaration préliminaire. Je suis prête à répondre à vos questions.
Le président : Merci, madame Charron. Madame Wille, bienvenue parmi nous. Allez-y.
Belkis Wille, chercheuse chargée du Yémen et du Koweït, Human Rights Watch : Merci beaucoup de m'avoir invitée et de me donner l'occasion de vous parler. Puisque notre temps est compté, je vais limiter mon intervention à ce qui s'est produit au Yémen au cours de la dernière année et à la guerre en cours là-bas. Je couvre ce qui se passe au Yémen depuis trois ans et demi. Je vis là-bas en tant que chercheuse pour Human Rights Watch.
Il s'agit d'une guerre dans le cadre de laquelle plus de 3 200 civils sont morts. Et c'est là une estimation minimale. C'est le nombre avancé par les Nations Unies. Soixante pour cent de ces civils ont été tués à la suite de frappes aériennes de la coalition. Je parle ici de la coalition menée par l'Arabie saoudite. La salle des opérations est à Riyad, et le porte-parole de la coalition est un Saoudien. Human Rights Watch a enquêté sur 43 des frappes aériennes qui ont eu lieu et qui, selon nous, étaient illégales. Certaines des frappes sont illégales parce qu'elles sont faites sans discrimination, et d'autres, parce qu'elles sont disproportionnées. Les 43 frappes aériennes en question ont tué tout juste un peu plus de 660 civils — environ 664 — et ont blessé des centaines d'autres personnes.
Maintenant, en plus de ces frappes aériennes, nous avons aussi documenté l'utilisation de munitions à fragmentation interdites au Yémen. La coalition menée par l'Arabie saoudite a utilisé des munitions à fragmentation partout dans le nord du pays. L'Arabie saoudite n'est pas signataire du traité interdisant l'utilisation de ces munitions. Cependant, comme tous les autres pays du monde, l'Arabie saoudite ne peut pas utiliser de telles bombes à fragmentation dans des zones peuplées par des civils ou près de celles-ci. Human Rights Watch a documenté 16 cas où la coalition menée par l'Arabie saoudite a utilisé des bombes à fragmentation au milieu de villages et de terres agricoles. Dans ces 16 cas, 19 civils ont été tués, et 44 autres ont été blessés.
Relativement à ces violations, nous avons constaté du côté de la coalition menée par l'Arabie saoudite une réticence à rendre public tout résultat d'enquête lié à ces frappes aériennes qui semblent illégales. À notre connaissance, aucun commandant n'a été tenu responsable, et nous n'avons vu aucune indemnisation destinée aux civils sur le terrain.
À la lumière de ces violations, des pays de partout dans le monde se sont montrés extrêmement préoccupés. Le Parlement européen a adopté une résolution en mars exigeant de tous les États membres qu'ils imposent un embargo sur les armes visant l'Arabie saoudite, citant spécialement la façon dont l'Arabie saoudite a mené la guerre au Yémen. Par la suite, les Pays-Bas ont été le premier pays de l'UE à adopter une loi à cet effet. Le Parlement des Pays-Bas a adopté une loi visant un embargo complet sur les armes visant l'Arabie saoudite, encore une fois, en raison des hostilités au Yémen.
De plus, il y a seulement un mois, le gouvernement suisse a bloqué des ventes d'armes d'une valeur de plusieurs millions de dollars à des pays qui font partie de la coalition parce qu'il craignait précisément que ces armes soient utilisées au Yémen.
Enfin, durant la fin de semaine, la Maison-Blanche a annoncé qu'elle allait mettre fin à toute vente d'armes à fragmentation à l'Arabie saoudite à l'avenir parce que le pays les a utilisées dans des zones peuplées par des civils au Yémen ou près de telles zones.
Donc, étant donné toutes ces réalités, et vu les obligations du Canada, qui ne doit pas se faire le complice de violations du droit humanitaire international, qui ne veut pas, j'en suis certaine, être impliqué dans quelque violation que ce soit, y compris celles qui à notre avis équivalent à des crimes de guerre... Nous les avons documentés dans le contexte de cette guerre-là, ce qui nous préoccupe, c'est le fait que désormais, il ne s'agit plus seulement de ce qui a été, toute l'année dernière, surtout une campagne aérienne : il y a aujourd'hui des troupes au sol, principalement composées de soldats yéménites qui se sont rendus en Arabie saoudite pour être formés et armés par les Saoudiens. Ce sont ces troupes-là qui reviennent maintenant et traversent la frontière pour faire des attaques au sol, depuis plusieurs mois, contre les houthis du Nord du Yémen. Ces troupes sont armées, comme je l'ai dit, par les Saoudiens, et elles utilisent des véhicules pour traverser la frontière. Ceux-là aussi sont fournis par les Saoudiens.
La question qu'il faut se poser, c'est quelles mesures sont en place et seront mises en place pour que l'on puisse s'assurer que ces VBL, puisqu'il semble fort probable que la vente se fera... Quelles mesures sont en place pour que l'on puisse s'assurer que ces forces... Étant donné le contexte de la guerre, nous venons de le voir, il n'y a pas vraiment lieu de croire que les possibilités que des violations soient commises sont nulles. Quelles mesures sont en place pour nous assurer qu'elles ne recevront pas quelques-uns de ces VBL?
Je crois que la véritable question vise à savoir si, selon les modalités de cet accord, le Canada a prévu un robuste mécanisme de contrôle lui permettant de s'assurer que les VBL n'aboutiront pas entre les mauvaises mains et ne serviront pas aux mauvaises fins. L'accord devrait donc comprendre des dispositions très claires relatives à l'usage final, encore une fois, pour garantir que les VBL ne sont pas utilisées d'une façon qui poserait problème.
Le président : Merci à tous deux de vos exposés. Nous en avons vraiment appris beaucoup pendant la dernière heure et demie. Il y a des choses que nous ignorions tout à fait. Nous allons donc avoir beaucoup de questions, et nous allons vraiment discuter.
Le sénateur Ngo : J'ai une question à adresser à chacun de vous. Premièrement, j'aimerais m'adresser à Mme Charron; vous avez parlé de sanctions. Y a-t-il des dispositions dans la Loi sur les licences d'exportation et d'importation dont on pourrait se servir pour prendre des sanctions? Pensez-vous qu'il serait possible de modifier cette loi pour mieux protéger les intérêts de notre pays et faire la promotion de notre conception des droits de la personne dans d'autres pays?
Ma question s'adresse à Mme Wille : comme vous le savez, le Canada a exporté vers l'Arabie saoudite pour 15 milliards de dollars de véhicules blindés légers. Pensez-vous que l'on a envisagé des données probantes pertinentes pour mesurer le respect des droits de la personne dans le cadre de ces contrats de vente d'armes avec l'Arabie saoudite? Dans le cas contraire, quels types d'évaluation du risque devrions-nous mener avant d'exporter ce type de marchandise?
Mme Charron : Si des sanctions s'imposent, c'est l'autorité responsable qui détermine quelle loi le Canada mettra à exécution. S'il s'agit du Conseil de sécurité de l'ONU, nous utilisons la Loi sur les Nations Unies. S'il s'agit d'une autre organisation, dont le Canada est membre, ou que le Canada a jugé que la situation était suffisamment grave pour qu'il prenne des sanctions, ce qui se fait habituellement avec une coalition d'États aux vues similaires, nous utilisons la Loi sur les mesures économiques spéciales.
Il y a dans la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, une Liste des marchandises et technologies d'exportation contrôlée, mais il y a aussi diverses catégories de listes de contrôle qui visent par exemple les armes, l'équipement militaire, mais aussi des marchandises comme les produits laitiers. Il y a de tout. C'est une longue liste. Mais il y a aussi dans la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, toutefois, un instrument qui s'appelle la Liste des pays visés, qui sert de temps à autre. Lorsqu'un État est inscrit sur cette liste, toutes les marchandises qu'il exporte ou qu'il importe doivent être contrôlées par le Canada. Nous n'avons pas inscrit beaucoup de pays sur cette liste. À l'heure actuelle, il y a la Corée du Nord et le Bélarus, mais ce dernier sera bientôt supprimé de la liste.
Ma première question est donc la suivante : quelles autres organisations et quels autres États aux vues similaires demandent que des sanctions soient prises? Le Canada a la chance d'avoir un certain nombre de lois déjà en vigueur pour lesquelles nous pouvons élaborer un règlement de façon que les sanctions prennent effet.
Mme Wille : Je ne suis pas vraiment très informée au sujet des éléments de preuve que le Canada envisage, mais, d'après ce que j'en ai compris, on peut utiliser comme élément de preuve, disons, pour attirer l'attention sur les conséquences que pourrait avoir ce contrat de vente d'armes, des choses comme des vidéos ou des photos qui sont mises en ligne sur YouTube et qui montrent, par exemple, des houthis au Yémen avec des tireurs d'élite canadiens. S'il existait des preuves photographiques ou des enregistrements vidéo de l'utilisation à mauvais escient de ces véhicules blindés légers, ce serait des preuves qui pourraient être utilisées. Le problème c'est que, si j'ai bien compris, la norme pour le Canada est le niveau de risque. Si nous parlons de risque, ce que nous avons déjà vu, dans ce conflit — les troupes armées saoudiennes qui passent la frontière —, il est clair que la norme relative au risque a déjà été dépassée.
Si on se contente d'attendre de voir sur Internet des vidéos ou des photos constituant des preuves, c'est-à-dire si l'on attend que ça se produise, c'est qu'il sera trop tard.
La sénatrice Nancy Ruth : On se reporte constamment au document du Cabinet de 1986, mais il n'est de toute évidence plus suffisant aujourd'hui. L'un des défauts que je lui trouve, corrigez-moi si je me trompe, c'est qu'il cible ce qui se passe dans le pays importateur, par exemple l'Arabie saoudite, plutôt que ce que ce pays fera au Yémen ou ailleurs. Est-ce exact?
Mme Wille : Je ne suis pas Canadienne, et je ne suis pas au fait de cela, mais j'ai vu la note de service par laquelle le ministre des Affaires étrangères a approuvé la vente de ces véhicules blindés légers. Il est question à plusieurs endroits, dans ce document, du fait que la vente de ces VBL serait utile pour assurer la stabilité au Yémen. Tout laisse croire que les VBL faisant l'objet de cette vente devaient servir non seulement à l'intérieur de l'Arabie saoudite, mais également de l'autre côté de la frontière, au Yémen.
La sénatrice Nancy Ruth : Quelle recommandation notre comité pourrait-il faire dans le but d'améliorer cette mesure du document de 1986?
Madame Charron, auriez-vous un commentaire à faire à ce sujet?
Mme Charron : Pas sur ce sujet en particulier, mais je dois avouer que je ne crois pas avoir vraiment bien répondu à votre question; je vais donc essayer de faire un lien entre les deux.
Il faut toujours viser un juste équilibre au moment d'élaborer des lois qui doivent être plus prescriptives, pour répondre aux événements qui se déroulent aujourd'hui, de peur qu'elles ne le soient pas assez au regard d'événements futurs. Il y a une chose dont le Canada peut être fier, c'est la façon dont il élabore les lois en vigueur et les moyens qu'il utilise au moment d'élaborer des règlements, qui servent habituellement de modèles aux autres États. Nous avons la chance d'avoir cette souplesse.
La Loi sur les exportations, la Loi sur les mesures économiques spéciales et la Loi sur les Nations Unies tentent de donner de la crédibilité aux motifs pour lesquels les sanctions ont été imposées; mais les sanctions sont un instrument très ennuyeux. Certes, nous aimerions que les sanctions agissent comme l'éclair, nous aimerions qu'il suffise d'appuyer sur un bouton pour qu'un problème disparaisse instantanément, mais les sanctions ne fonctionnent pas ainsi.
La sénatrice Nancy Ruth : Les conflits armés ne cessent de se multiplier, dans le monde, et il y a toujours des civils assassinés. Les nouvelles formes de conflit exigent des réponses novatrices. Pour commencer, existe-t-il des mesures que le Canada pourrait prendre et qui ne passent pas par la vente de produits et de technologies militaires?
Deuxièmement, le Canada devrait-il envisager de faire de l'égalité des sexes un critère explicite lorsqu'il envisage de prendre des mesures contre un autre pays, que ce soit au regard du commerce des armes, d'un autre type de commerce, ou de quoi que ce soit d'autre?
Mme Wille : Je suis heureuse de pouvoir discuter de la question que vous venez de soulever. Quant à votre question précédente, il y a une chose que je comprends au sujet de la loi canadienne sur ce sujet, c'est qu'elle comporte une disposition spécifique sur l'exportation vers des pays qui sont sur le point de s'engager dans un conflit armé. Cette loi a été rédigée à un moment ou presque tous les conflits étaient des conflits entre États.
La notion selon laquelle cela concernerait des armes devant uniquement servir dans le pays qui les achète n'aurait aucun sens, puisqu'il faut ajouter une disposition sur l'imminence d'un conflit armé avec un autre État.
Quant aux mesures que le Canada pourrait prendre outre la vente d'armes, examinons d'abord ce qu'il en est de la vente d'armes en nous demandant ce que nous pourrions faire à ce chapitre. Les armes peuvent servir de très puissants moyens de pression. La vente d'armes et la vente d'autres marchandises donnent à un pays comme le Canada une parfaite occasion de dire à l'Arabie saoudite : « Nous sommes surveillés de près, nous subissons énormément de pressions, tout cela parce que, l'an dernier, nous avons vu les actes d'extrême violence commis par la coalition. Si vous voulez que le marché se fasse comme prévu, vous devez commencer à nous donner ce que nous voulons. Nous voulons des enquêtes transparentes, conformes aux normes internationales; nous voulons que, si une violation est constatée, tous ceux qui ont exercé le commandement soient tenus responsables et qu'un programme d'indemnisation clair soit mis sur pied à l'intention des victimes et de leur famille. » C'est principalement à cela que nous voulons que les ventes d'armes servent, et c'est un moyen puissant pour l'obtenir.
Le Canada peut s'engager d'une autre façon et plus activement dans le processus de paix au Yémen, et il peut entre autres viser la stabilité du Yémen. Si c'est son but ultime, comme il est dit dans la note de service, ce serait une autre façon de s'engager sans avoir à vendre à l'Arabie saoudite des armes qui pourraient aboutir au Yémen.
Quant à la question de savoir si l'égalité des sexes devrait constituer un critère, je crois qu'il revient plutôt aux Canadiens de décider s'il faudrait l'inclure.
Si nous avons demandé une restriction sur la vente d'armes à l'Arabie saoudite, spécifiquement, c'est en raison des actes généralisés ou systématiques de violence qui ont été commis, nous l'avons vu, pendant la guerre au Yémen. C'est la cible que nous avons choisie, au détriment d'autres graves violations qui se commettent dans la société de l'Arabie saoudite, en particulier la discrimination sexuelle.
Mme Charron : C'est une question vraiment très ardue. De manière générale, ce serait extraordinaire si nous pouvions lier la diversité des sexes à toutes les politiques mises de l'avant par le Canada. Si nous envisagions par exemple des sanctions, cela pourrait être fait plus tard, mais pour le moment, les sanctions sont un outil de coercition, équivalant à l'usage de la force. Nous commençons à voir différentes organisations recourir aux sanctions non seulement pour mettre fin le plus vite possible à un conflit, mais aussi pour intervenir dans des dossiers comme la gouvernance, la promotion de la démocratie et, peut-être les droits de la personne.
Nous avons constaté que les sanctions peuvent jusqu'à un certain point mettre fin à des activités particulières, mais elles ne sont pas très utiles si l'on cherche à encourager les changements de l'infrastructure et les changements constitutionnels que les États devraient vraiment apporter pour intégrer la diversité des sexes au quotidien, dans l'appareil gouvernemental, plutôt que de s'arranger pour faire lever les sanctions en cochant mécaniquement une case ou une autre. Cela pourrait peut-être se dérouler ainsi un jour, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui.
J'aimerais également souligner que les sanctions qui portent sur un enjeu particulier ont souvent des conséquences imprévues, par exemple qu'elles entraînent toute une gamme d'autres problèmes. Je vous rappelle, par exemple, les sanctions du Canada contre la Rhodésie du Sud, qui avaient incité les manufactures du pays à unir leurs forces et à obtenir leur indépendance économique; les sanctions étaient donc de moins en moins efficaces.
Dans le cas de la Libye, lorsque nous avons imposé un embargo sur les armes en 2011, il y a eu des discussions sur l'application de cet embargo : voulions-nous qu'il s'applique uniquement à certaines personnes ou à tout le monde? Devons-nous supprimer les sanctions ou les contourner? Que devons-nous faire? Le Canada, en tant que partie à la coalition de l'OTAN, a participé à ces discussions.
La sénatrice Nancy Ruth : Étant donné les nouvelles formes des conflits contemporains, quelles mesures d'intervention novatrices s'offrent au Canada, outre la vente de produits et de technologies militaires?
Mme Charron : Je crois qu'il en existe. Accueillir des étudiants au Canada, organiser des événements culturels, voilà quelques exemples des nombreuses choses que le Canada peut faire. Un houthi ne peut pas à lui seul amorcer le changement, il en faut toute une série.
La sénatrice Nancy Ruth : L'éducation, donc. Quoi d'autre?
Mme Charron : Il y a l'éducation, les échanges culturels et aussi s'assurer que le Canada reste une société ouverte, de façon à offrir un modèle à suivre. Il faut s'efforcer de maintenir la cohérence, l'ouverture et la transparence au moment de prendre des décisions, de manière, encore une fois, à offrir un modèle à suivre.
Le président : Ce sont des mesures réciproques, pourtant, n'est-ce pas? Les universités et collèges du Canada sont présents en Arabie saoudite, malgré toutes les restrictions qu'il y a là, comme nous le disons. Devrions-nous le faire? Le Collège algonquin d'Ottawa s'est dit fier d'offrir des programmes dans les universités de Riyad. Pouvons-nous laisser ce système en place alors que nous parlons d'un régime régressif?
Mme Charron : Je vais me faire l'avocat du diable. Les Saoudiens pourraient aussi nous dire : « Regardez donc comment vous avez traité vos peuples autochtones. » Il est donc mieux d'entretenir des relations. Nous avons constaté une chose, c'est que, quand nous essayons d'isoler un État en l'excluant de la bonne société et en coupant ses relations avec les organisations internationales, il a tendance à s'engager dans des activités plus infâmes encore. Il n'a donc pas la possibilité de connaître les avantages d'une participation à la collectivité internationale et à la recherche de ces divers buts.
Ce n'est pas une coïncidence si les pays qui commettent les pires violences au chapitre des droits de la personne sont les premiers à signer les traités sur les droits de la personne. Ils veulent être vus comme faisant partie de la collectivité internationale, mais nous ne pouvons pas les laisser signer ces traités puis ne pas en respecter les exigences.
La sénatrice Ataullahjan : Merci de vos exposés. Madame Charron, notre Comité des droits de la personne a récemment tenu une Semaine de la responsabilisation de l'Iran. Nous y avons entendu dire que les sanctions sont parfois inefficaces parce qu'elles lèsent les personnes les plus vulnérables plutôt que les gens au pouvoir, ceux qui commettent la plus grande partie des violations des droits de la personne. Existe-t-il un moyen qui nous permettrait de nous assurer que nous ne lésons pas par inadvertance les gens les plus vulnérables?
Mme Charron : Vous n'êtes pas la seule à penser cela. Le Conseil de sécurité de l'ONU a en fait été le premier à constater que les sanctions qu'il mettait en œuvre, surtout les sanctions qu'on appelait alors des « sanctions globales », contre Haïti, l'ancienne Yougoslavie ou les Balkans, causaient principalement préjudice à d'innocents civils, non pas aux belligérants qu'il visait.
Dans le cas de l'Iran, nous avons discuté de la façon d'arriver à la fois à cibler les décideurs faisant partie de l'élite et tenir à l'écart les citoyens ordinaires. Nous pouvons tâcher de le faire en prenant des sanctions ciblées, en prévoyant des exceptions pour les produits alimentaires ou les fournitures médicales, mais il y a une chose sur laquelle nous n'exerçons aucun contrôle et qui peut avoir les plus grandes des conséquences, et c'est que le gouvernement en place — celui que nous visons — peut jouer à sa guise avec les sanctions.
Nous l'avons bien vu dans le cas de l'Irak et du programme Pétrole contre nourriture. Hussein était passé maître dans l'art de faire en sorte que son peuple n'échappe à aucune des sanctions imposées pour ensuite lui expliquer qu'il fallait blâmer les États qui imposent ces sanctions.
Nous pouvons suivre le mouvement et imposer des sanctions ciblées, mais il y a une pièce du casse-tête sur laquelle nous n'exerçons aucun contrôle, et c'est la perception qu'a la population des États qui imposent des sanctions et sur ce qui se passe sur place.
La sénatrice Ataullahjan : L'Iran et l'Arabie saoudite ont déterminé leurs objectifs dans cette région du monde. Nous savons qu'ils mènent une guerre froide depuis quelque temps, maintenant, et que, si l'Arabie saoudite est intervenue au Yémen, c'est en raison de la perception selon laquelle l'Iran influençait ce pays.
Est-ce que le conflit au Yémen permet à Al-Qaïda de s'implanter sur ce territoire? L'Arabie saoudite n'y a pas envoyé ses propres troupes; elle semble réticente à envoyer ses forces terrestres et essaie plutôt d'amener d'autres pays musulmans à s'impliquer. Certains ont accepté, d'autres non.
Est-ce que l'Arabie saoudite surestime la puissance de l'Iran, l'influence de l'Iran dans cette région? Nous savons toute la haine que ces deux pays se portent. Nous l'avons vu, avec le pèlerinage : les Iraniens manifestent toujours, les pèlerins iraniens ont causé des problèmes et, pour la première fois, nous apprenons que l'Iran ne laissera aucun de ses ressortissants faire le pèlerinage à La Mecque. La guerre au Yémen est une guerre par procuration entre l'Arabie saoudite et l'Iran.
Mme Wille : Je suis ravie de pouvoir réagir à votre commentaire, selon lequel ce qui se passe au Yémen peut se ramener à une guerre par procuration entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Malheureusement, c'est la façon dont la plupart des médias ont présenté la situation, et je crois que l'Arabie saoudite n'a rien fait pour les contredire; dans une certaine mesure, les autres pays qui appuient la coalition ont aussi présenté les choses de cette manière.
Il est extrêmement important de comprendre les racines du conflit au Yémen et de savoir qui sont les houthis. Les houthis appartiennent au courant zaïdite, un courant de l'islam très différent de celui de l'Iran. Historiquement, les zaïdites formaient 38 p. 100 de la population du Yémen et se sentaient plus proches, sur le plan confessionnel, de la population sunnite avec laquelle ils partageaient des mosquées et divers autres rites.
Malheureusement, c'est après 2011 seulement, en particulier avec la montée du parti des Frères musulmans au Yémen que les politiciens se sont mis à les traiter de secte, disant que les zaïdites étaient des chiites. Ajoutons à cela la guerre que le gouvernement yéménite a menée contre les houthis entre 2004 et 2009, et les houthis étaient devenus marginalisés. L'Iran leur a tendu la main et leur a offert du soutien, selon ce que nous savons, à tout le moins, c'est-à- dire qu'ils les ont fait venir en Iran et leur ont donné une formation; toutefois, on ne sait pas vraiment s'il s'agissait d'une formation religieuse, politique ou militaire.
Par la suite, on ne sait pas non plus si l'Iran a versé de l'argent pour aider les houthis. Les principales ressources utilisées par les houthis pour soutenir cette lutte viennent de l'ancien président Saleh, qui a exercé le pouvoir pendant 33 ans, jusqu'en 2011. Pendant toutes ses années au pouvoir, il s'est généreusement servi dans les coffres de l'État, et c'est cet argent qui a permis aux houthis d'entretenir le conflit. Ils ont utilisé dans une très grande mesure l'arsenal de l'armée yéménite, et ce sont ces armes-là que vous voyez encore aujourd'hui sur le champ de bataille.
Le conflit s'est poursuivi, et nous avons constaté une augmentation du nombre d'interceptions de très petites expéditions d'armes en provenance de l'Iran. C'est intéressant. Au début du conflit, les expéditions d'armes étaient peu nombreuses, mais elles ont augmenté à mesure que le conflit se prolongeait.
Le point important, dans le programme des houthis et la raison pour laquelle ils ont décidé de s'emparer de la capitale en septembre 2014, c'est le fait que leurs ancêtres ont gouverné le Nord du Yémen pendant 1 000 ans, jusque dans les années 1960, et ils ont vraiment l'impression que ce pays et ces terres leur appartiennent. Ils avaient été écrasés pendant ces guerres, et ils essaient aujourd'hui de prendre leur revanche.
Ils sont bien sûr heureux de recevoir de l'aide et du soutien d'un autre pays, mais ils poursuivent leur propre but.
L'Arabie saoudite a toujours pensé et pense encore, vu l'accord sur le programme nucléaire iranien, surtout, que l'Iran était en train d'étendre son pouvoir sur tout le golfe Persique — à ses portes —, et cela l'indisposait beaucoup. Au bout du compte, si vous voulez ramener cela à une équation simple, la guerre au Yémen était en fait le prix demandé, aux États-Unis, en particulier, de manière à obtenir un chèque en blanc pour le Yémen et à continuer à recevoir des armes afin de se donner un sentiment de sécurité.
Cette hypothèse peut se confirmer, vu les commentaires de l'Arabie saoudite. Vous pouvez même entendre les Saoudiens dire que, s'ils sont intervenus au Yémen, c'était pour faire obstacle à l'influence de l'Iran. Donc, ils se gardent bien de dire qu'ils sont indirectement en conflit avec l'Iran, étant donné qu'ils ont déjà reconnu ce fait.
L'autre facteur qui, à mon avis, a vraiment incité l'Arabie saoudite à réagir aussi fort et à se mettre à bombarder le Yémen lorsque les houthis se sont emparés du pouvoir, c'est que le pays est aux prises avec de nombreux problèmes démographiques internes; entre autres, 75 p. 100 des Saoudiens sont âgés de moins de 25 ans, cette tranche de la population est durement touchée par le chômage, une partie de sa population est chiite et marginalisée, et les dirigeants se demandent comment cette partie de la population réagira, si elle décide de se lever et de prendre les rues d'assaut lorsqu'elle verra que, dans le pays voisin, le Yémen, ce groupe de houthis a réussi à s'emparer de la capitale.
Pour terminer, sur la question d'Al-Qaïda, malheureusement, dans ce vide, Al-Qaïda, même s'il n'arrivait plus à gagner du terrain depuis 2011, fait depuis quelques années d'énormes avancées.
Ces deux derniers mois, enfin, les Émirats arabes unis et les Américains ont décidé d'agir et d'augmenter le nombre des attaques de drones, et les Émirats ont même fait des frappes aériennes sur des cibles d'Al-Qaïda, mais de manière générale, depuis un an, Al-Qaïda fait des progrès incontestables et a pu profiter des armes et de l'argent envoyés au pays pour la lutte contre les houthis. Al-Qaïda était au bout du compte la mieux organisée, dès le début du conflit, et a pu en tirer avantage en s'alliant à tous ceux qui, sur le terrain luttaient contre les houthis.
La sénatrice Ataullahjan : Est-ce que l'Arabie saoudite est en train de perdre de l'influence au Yémen?
Mme Wille : Il est difficile de savoir comment ce conflit se dénouera. Il est difficile de prédire si l'Arabie saoudite aura perdu de son influence. Cependant, avant le début du processus de transition mis en œuvre en 2012 et qui a pris fin lorsque le conflit a éclaté, c'est-à-dire qu'il a duré de 2012 à 2014, avant cela, l'Arabie saoudite avait de manière générale une solide emprise sur les politiques du Yémen; elle payait les chefs tribaux pour s'assurer de leur fidélité et de leur allégeance, dont elle avait besoin, et pouvait ainsi essentiellement contrôler son voisin. Mais la transition supposait toujours plus d'intervenants, qui penchaient en faveur d'un modèle fédéraliste, ce qui signifie qu'elle aurait pu perdre de son influence; encore une fois, il faudra vraiment attendre de voir comment les choses se présenteront à la fin de ce conflit.
La sénatrice Omidvar : Tout cela est fascinant, et nous pourrions continuer à parler de cette région, mais je veux discuter de la situation du Canada.
Madame Charron, vous avez souligné un fait très intéressant : ce sont les entreprises du Canada, les banques et les particuliers qui donnent un visage à nos règlements et, le fait qu'ils intègrent les droits de la personne à leur modèle d'affaires est une manière efficace de mettre de l'avant notre programme touchant les droits de la personne.
Comment s'en sortent les banques, les particuliers et les entreprises du Canada à ce chapitre? Nous savons que les entreprises du secteur des ressources du Canada ont fait la manchette en raison d'infractions aux droits de la personne dans d'autres régions du monde. Vous pourriez peut-être nous éclairer un peu à ce sujet.
Mme Charron : Cette question n'a pas fait l'objet de très nombreuses études. Si vous cherchez de la documentation sur le nombre de personnes qui font vraiment un suivi des sanctions utilisées par le Canada, vous n'en trouverez pas beaucoup. C'est un domaine que nous devons explorer davantage. Je sais que, en ce qui concerne les banques, ce suivi peut être extrêmement lourd, et je ne parle pas seulement des sanctions que le Canada décide d'imposer, mais également des sanctions que le Canada est obligé de prendre, conformément au droit international, en tant que partie à des organisations comme les Nations Unies.
Par exemple, à l'heure actuelle, nous avons mis en place 13 régimes de sanctions, qui ont été rendus obligatoires par le Conseil de sécurité de l'ONU, et nous avons aussi neuf régimes de sanctions, au titre de la Loi sur les mesures économiques spéciales ou de la Liste des pays visés, ou d'autres mesures. Cela veut dire que les banques canadiennes doivent constamment s'assurer de ne pas être en train de contrevenir à ces sanctions, et elles doivent par exemple s'assurer que, lorsqu'un nom apparaît sur une liste, elles doivent geler les actifs de cette personne. Toutefois, notre définition des actifs peut ne pas être la même que celle retenue par les Nations Unies.
Étant donné que les banques ont littéralement des millions de clients, il est très difficile pour elles de s'assurer de tout respecter. Mais elles le font, car elles y sont obligées, en vertu du droit international. Nous pouvons modifier nos régimes de sanctions, pour rester à jour, mais vous pouvez imaginer quelle tâche cela représente pour les petites entreprises qui doivent rester au fait de toute l'information et de tous les changements.
J'ignore combien cela coûte aux banques et aux institutions. Je ne suis pas certaine que nous voulons nécessairement le savoir. Mais elles ont la responsabilité d'appliquer les sanctions.
Le président : Je trouve ahurissant que nous nous reportions toujours au document de 1986, et je me dis que nous sommes pourtant en 2016. Cela fait 30 ans, et qu'est-ce qui a changé? Si vous et moi avons bien compris, les lignes directrices du Cabinet dont il est ici question exigent une évaluation du risque pour les civils d'un pays, mais pas pour les civils d'autres pays. Par exemple, dans le cas qui nous occupe, les actes posés par les Saoudiens contre des civils yéménites, il faut une recommandation, il faut dire au gouvernement que nous sommes en 2016, non pas en 2015, comme l'a dit lui-même le premier ministre.
Quels moyens pourrions-nous prendre pour le faire, et que recommanderiez-vous à ce chapitre si l'objectif est que le Canada intervienne un peu plus? Le monde n'est plus ce qu'il était en 1986. Vous avez peut-être une réponse à formuler.
Mme Wille : Je crois que l'élément clé sur lequel nous devons insister, c'est de ne plus être liés au territoire du pays qui procède à l'achat. Encore une fois, il s'agit d'armes, et si le pays en question a l'intention de mener une guerre contre un autre État, il ne faudrait pas oublier que les armes pourraient servir dans cet autre pays et qu'un pays comme l'Arabie saoudite a montré qu'il était intéressé et prêt à intervenir militairement davantage dans le Golfe. C'est la réalité, les armes qui leur sont livrées vont fort probablement être utilisées non pas sur le territoire de l'Arabie saoudite, mais à l'extérieur, et elles seront utilisées par les forces saoudiennes ou des forces que le pays a armées et qu'il soutient. Je crois donc qu'il est extrêmement important que l'on tienne compte de cet aspect.
L'autre chose qui à mon avis serait magnifique, ce serait d'avoir une meilleure idée, ou un aperçu des mécanismes nécessaires pour contrôler ces préoccupations. Encore une fois, si les contrats vont obtenir le feu vert, si les achats vont se faire, peut-on savoir quels mécanismes de contrôle seraient appropriés si l'on veut pouvoir donner suite à ces contrats ou les résilier? Si le Canada se contente d'attendre que des vidéos ou des photos soient diffusées sur YouTube, je ne crois pas que l'on pourrait dire qu'il se comporte avec toute la diligence voulue.
Je crois que le Canada devra en faire beaucoup plus pour éviter de se rendre complice et pour pouvoir dire au peuple canadien qu'il a fait tout ce qu'il pouvait faire pour s'assurer que ces armes seraient utilisées aux fins prévues et à nulle autre fin.
Mme Charron : Nos règlements agissent comme un filtre en précisant ce qui peut être exporté du Canada et ce qui peut y être importé, et c'est pourquoi il est difficile de prévoir ce qui se passera dans trois, quatre ou cinq mois, et encore moins dans quelques années d'ici. On a déjà proposé une sorte de certificat d'utilisateur final, et c'était dans le contexte du Processus de Kimberley, quand on cherchait à faire le ménage dans le commerce des diamants. La leçon que nous en avons tirée, c'est que toute proposition doit être logique sur le plan des affaires. Si c'est logique, les chances que la proposition soit respectée sont bonnes. Il s'agit de réunir les conditions qui feront en sorte que, pour l'industrie des armes, il sera logique de respecter les règlements du Canada et de continuer à fabriquer des armes et de l'équipement, car le Canada en a besoin, nos alliés aussi, et nos forces de police également. Il n'est pas logique de dire qu'il faudrait interdire ce type d'industrie, il faut que cela soit logique sur le plan des affaires.
Par exemple, l'entreprise qui fabrique les Kalashnikov, le célèbre fusil d'assaut, se rend compte aujourd'hui qu'elle ne fait pas autant d'argent qu'avant à vendre ces armes; elle fabrique aujourd'hui des pantalons cargo. Toutes les entreprises vont un jour ou l'autre devoir prendre des décisions stratégiques de ce type. Mais il est impossible de les imposer en se servant d'un outil unique. Il faut qu'un grand nombre d'organisations, de gouvernements et d'entreprises travaillent de concert en cherchant une solution logique pour tout le monde; c'est cela qui est difficile.
Le sénateur Ngo : Vous venez de dire que le Canada pourrait utiliser de nombreux outils à titre de sanctions, par exemple la Loi sur les Nations Unies et ainsi de suite. Est-ce que la Loi sur les licences d'exportation et d'importation permettrait de prendre des sanctions? Quels systèmes avons-nous en place pour nous assurer que les sanctions que le Canada impose sur les importations et les exportations sont efficaces?
Mme Charron : Pour répondre à votre première question, la Loi sur les licences d'exportation et d'importation ne sert pas à proprement parler à imposer des sanctions, sauf en ce qui concerne les articles figurant sur les listes de contrôle des pays visés que cette loi comprend. La Loi sur les mesures économiques spéciales est l'outil le plus approprié. La Loi sur les licences d'importation et d'exportation peut avoir l'effet d'une sanction, en ce qu'elle comprend ces listes des marchandises d'exportation contrôlée, qui s'appliquent aux marchandises quittant le Canada. Toutes sortes de marchandises sont visées par ces listes d'exportation contrôlée, ce qui fait que, si nous voulons changer la Loi sur les licences d'exportation et d'importation et que nous imposons trop de prescriptions dans une catégorie, la loi ne pourrait plus être efficace pour nos autres catégories. Il y a toujours un juste équilibre à atteindre.
Si nous compliquons trop nos lois, les fonctionnaires passeront tout leur temps à tenter de trouver de nouvelles manières de rendre la loi applicable, et cela crée des incitatifs à contourner les lois. Nous devons toujours nous préoccuper de tout. Pourriez-vous répéter votre seconde question, avec toutes mes excuses?
Le sénateur Ngo : Quels systèmes sont actuellement en place pour nous assurer que les sanctions imposées par le Canada sur les importations et les exportations sont efficaces?
Mme Charron : Notre Agence des services frontaliers contrôle les marchandises qui entrent au Canada et qui en sortent. Une grande partie de ce fardeau repose sur les entreprises, qui doivent s'assurer d'avoir les licences nécessaires, conformément à la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, pour exporter des marchandises qui pourraient être visées par des sanctions ou figurer sur les listes d'exportation en vigueur. Le nombre de permutations différentes est tout simplement effarant. C'est pour cette raison que les entreprises sont toujours de plus en plus nombreuses à demander l'aide des avocats pour naviguer parmi toutes ces mesures législatives.
Le sénateur Ngo : Est-ce que les logiciels, par exemple, pourraient être considérés comme faisant partie de la catégorie des ventes d'armes?
Mme Charron : Je ne suis pas une experte de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, mais il y a le groupe 1, la liste de marchandises à double usage, le groupe 2, la Liste de matériel de guerre, et il y en a aussi une pour le secteur nucléaire; le groupe 5 s'applique aux marchandises et technologies diverses. C'est peut-être dans cette catégorie qu'entreraient les logiciels, mais je ne suis pas une avocate spécialisée en droit commercial. Cette question s'adresserait plutôt à Affaires mondiales.
Le président : Je pense après coup à une question que j'ai oublié de poser au représentant de Project Ploughshares. J'aimerais avoir votre opinion; le gouvernement Trudeau devrait-il aller de l'avant dans tout ce dossier de la vente de VBL à l'Arabie saoudite ou devrait-il prendre un peu de recul, se demander s'il ne devrait pas faire un examen complet de la question et y mettre le holà. Je sais qu'il y a des gens, ici, qui parlent d'économie, des emplois créés dans le sud- ouest de l'Ontario, et qui évaluent l'importance de tout cela; mais, à votre avis, cette vente devrait-elle se faire, comme il semble qu'elle se fera?
Mme Charron : Il y a parfois des moments comme celui-ci où je suis vraiment heureuse de ne pas être une politicienne; c'est pour des raisons comme celles-là qu'ils sont si grassement payés.
C'est une question difficile. Nous parlons de milliards de dollars, et l'économie du Canada est mal en point. Cela aide une entreprise canadienne, et il faut que cette entreprise canadienne s'en tire, car elle ne peut survivre grâce au seul marché canadien. Nous voulons conserver ces emplois et ces compétences. Tout a été fait dans les règles. Selon l'accord, l'Arabie saoudite ne devait pas se servir des VBL pour commettre des actes en contravention avec les droits de la personne. L'accord respectait nos lois, et c'est pourquoi on a décidé d'aller de l'avant.
Mais est-ce que cela est acceptable? Les Canadiens vont en débattre. Selon ce qu'on en sait, il semble qu'ils aient évalué les avantages et les inconvénients. C'est une zone grise, et c'est pourquoi nous avons élu des gens qui prennent ces décisions en notre nom.
Mme Wille : Au moment où l'accord a été conclu, la situation était en effet différente. Ce dont il faudrait parler, aujourd'hui, c'est de la situation actuelle dans cette région du monde et de l'engagement de l'Arabie saoudite, étant donné le contexte d'aujourd'hui; nous avons un nouveau gouvernement — un gouvernement qui a choisi de mettre les droits de la personne au centre de tout, un gouvernement qui a pris des mesures positives incroyables dans bien d'autres domaines —, et dans le contexte de la guerre au Yémen, où l'Arabie saoudite a pris les commandes d'une coalition qui commet des actes de violence à tel point horribles que bien d'autres pays, comme je l'ai souligné, ont décrété un embargo complet sur les armes. Selon cette optique, le ministre des Affaires étrangères aurait été bien plus avisé de déclarer que le moment était mal choisi pour aller de l'avant, étant donné que la norme du Canada, je le répète, est le risque; et le risque est bien réel.
Nous devons prendre un moment de recul et parler avec l'Arabie saoudite de ce que nous voulons la voir mettre en place, les assurances au sujet de l'utilisation finale et un robuste mécanisme de contrôle de façon que nous puissions continuer à faire un suivi de cet accord et pouvoir apposer notre signature au bas de la page et donner le feu vert. Malheureusement, ce n'est tout simplement pas ce qui s'est passé.
Le président : Nous vous remercions beaucoup tous les deux. Nous venons de passer deux heures incroyables à nous renseigner aux fins de notre étude. C'était une idée du sénateur Ngo, et nous espérons avoir des recommandations. Nous autres sénateurs avons un point de vue indépendant. Nous sommes indépendants et nous représentons différents partis; mais, normalement, nous en arrivons à un consensus. Vous avez donné un éclairage très précieux pour nos décisions et recommandations, et c'est pourquoi nous vous remercions.
La séance est levée.
(La séance est levée.)