Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones
Fascicule no 53 - Témoignages du 2 mai 2019
OTTAWA, le jeudi 2 mai 2019
Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd’hui, à 13 h 1, pour étudier la teneur du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, et à huis clos, pour l’étude d’une ébauche de rapport.
La sénatrice Lillian Eva Dyck (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour. Je souhaite la bienvenue aux sénateurs et sénatrices et aux membres du public qui suivent cette réunion du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones ici, dans la salle, à la télévision ou sur le Web. Je tiens à souligner, par souci de réconciliation, que nous nous réunissons sur les terres ancestrales non cédées du peuple algonquin. Je m’appelle Lillian Dyck, je viens de la Saskatchewan et j’ai l’honneur et le privilège de présider ce comité.
Nous poursuivons aujourd’hui notre étude préalable du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Avant de commencer, j’inviterais mes collègues à se présenter.
Le sénateur Doyle : Norman Doyle, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Ngo : Thanh Hai Ngo, de l’Ontario.
Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l’Alberta.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Francis : Brian Francis, de l’Île-du-Prince-Édouard.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Patti LaBoucane-Benson, de la région visée par le Traité no 6, en Alberta.
La sénatrice Anderson : Dawn Anderson, de Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest.
Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Nouvelle-Écosse.
La présidente : Merci, chers collègues.
Je tiens à accueillir devant le comité l’honorable Seamus O’Regan, ministre des Services aux Autochtones. Il est accompagné de hauts fonctionnaires de son ministère et du ministère de la Justice.
Monsieur le ministre O’Regan, merci à vous et à vos collaborateurs d’avoir pris le temps de comparaître aujourd’hui. Vous avez la parole.
L’honorable Seamus O’Regan, C.P., député, ministre des Services aux Autochtones : Je tiens d’abord à souligner que nous nous réunissons sur le territoire non cédé du peuple algonquin.
Je tiens aussi à saluer les deux responsables de l’enfance et des services de garde qui se trouvent derrière moi. Je comprends que j’ai toute une loi à faire appliquer.
[Français]
C’est un honneur de comparaître devant le comité à titre de ministre des Services aux Autochtones pour répondre à vos questions au sujet du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. J’aimerais remercier le comité de prendre le temps de faire une étude préliminaire de ce projet de loi important, car l’attention que vous lui portez permettra certainement de l’améliorer. J’aimerais aussi remercier la sénatrice LaBoucane-Benson d’avoir accepté de parrainer le projet de loi.
[Traduction]
J’aimerais souligner la présence, avec moi aujourd’hui, de Jean-François Tremblay, sous-ministre de Services aux Autochtones Canada, Joanne Wilkinson, sous-ministre adjointe, Direction générale de la réforme des services à l’enfance et à la famille, et Isa Gros-Louis, directrice générale, Direction générale de la réforme des services à l’enfance et à la famille.
Je dirai pour commencer que la protection et la promotion du bien-être des enfants et des familles autochtones devraient être la priorité absolue du gouvernement fédéral et de tous les gouvernements au Canada, mais cela n’a pas toujours été le cas.
Les membres du comité sont conscients de la douleur et des souffrances qui ont été et qui continuent d’être infligées aux enfants autochtones dans ce pays. La séparation des enfants autochtones de leur famille n’est pas seulement chose du passé. On continue de briser des familles autochtones aujourd’hui. En fait, le problème empire : il y a plus d’enfants autochtones placés aujourd’hui qu’en pleine période des pensionnats indiens.
Quant aux chiffres, plus de 52 p. 100 des enfants en foyer d’accueil au Canada sont autochtones, alors qu’ils représentent moins de 8 p. 100 de la population. Les études montrent qu’en moyenne, un enfant autochtone en foyer d’accueil fréquentera entre 3 et 13 familles avant l’âge de 19 ans.
C’est inacceptable. Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que le système tel qu’il est actuellement ne fonctionne pas dans l’intérêt des familles et des enfants autochtones et que nous ne pouvons pas perpétuer le statu quo.
En tant que parlementaires, nous devons agir. Comme le disait la Commission royale sur les peuples autochtones, il y a plus de 20 ans :
Le fonctionnement des familles autochtones a été perturbé dans une large mesure par des politiques gouvernementales inopportunes. Les gouvernements d’aujourd’hui ont le devoir de réparer les erreurs du passé.
Nous devons agir immédiatement et, avec ce projet de loi, nous avons une marche à suivre pour mettre en œuvre une réforme durable.
[Français]
Dans le cadre de l’approche actuelle, on sépare des enfants autochtones de leurs familles et communautés en raison de la pauvreté, d’un traumatisme intergénérationnel et d’une protection de l’enfance culturellement discriminatoire. Le projet de loi proposé vise la réforme de cette approche et la promotion d’un changement pour créer un système qui s’appuie sur des soins préventifs plutôt que sur l’appréhension.
[Traduction]
Tout d’abord, le projet de loi C-92 énonce des principes applicables dans tout le pays pour guider la prestation de services aux enfants et aux familles autochtones.
Au cours de la dernière année, des Autochtones de partout au pays nous ont exposé ce qui devrait figurer dans le projet de loi et quels principes devraient le guider.
Les principes contenus dans le projet de loi — l’intérêt supérieur de l’enfant, une égalité réelle et une continuité culturelle — sont conformes à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation et à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
En outre, le projet de loi affirmerait clairement le droit inhérent des Premières Nations, des Inuits et des Métis d’exercer leur compétence en matière de services à l’enfance et à la famille.
Les familles autochtones sont actuellement soumises à des règles et des systèmes qui ne reflètent pas souvent leur culture et leur identité. Notre vision est celle d’un système où les peuples autochtones sont responsables de leurs propres services à l’enfance et à la famille, ce qui, nous le reconnaissons, aurait dû être le cas depuis le début.
Un aspect important du projet de loi C-92 est qu’il est très flexible. Il ne propose pas d’approche universelle. Il est conçu pour que les peuples autochtones puissent exercer pleinement ou partiellement leur compétence en matière de services à l’enfance et à la famille, et à leur rythme. Selon la voie choisie, l’exercice de leur compétence pourrait faire en sorte que leurs lois l’emportent sur les lois fédérales et celles des provinces et territoires, si c’est le choix de la communauté.
En vertu du projet de loi C-92, lorsqu’un groupe ou une communauté autochtone souhaite exercer sa compétence sur les services à l’enfance et à la famille et faire prévaloir sa loi sur les lois fédérales, provinciales et territoriales, le ministre des Services aux Autochtones et le gouvernement de chaque province ou territoire où se trouve le groupe ou la communauté devront participer à une discussion tripartite concernant une entente de coordination.
Si une entente est conclue dans les 12 mois suivant la demande, les lois du groupe ou de la communauté autochtones auront force de loi comme loi fédérale et prévaudront sur les lois fédérales, provinciales et territoriales des services à l’enfance et à la famille.
Si aucune entente n’est conclue au cours de cette période, mais que des efforts raisonnables ont été déployés pour le faire, la loi autochtone aura également force de loi comme loi fédérale. En pratique, cela signifie que si un gouvernement n’agit pas de bonne foi durant la négociation d’une entente de coordination, après 12 mois, la loi autochtone sur les services à l’enfance et à la famille aura préséance sur la loi provinciale.
J’espère que les provinces feront preuve de bonne foi à la table de négociation, parce qu’il s’agit d’enfants et de familles.
Afin de promouvoir une transition et une mise en œuvre en douceur du projet de loi C-92, le Canada explorera la création de structures de gouvernance de transition fondées sur les distinctions. Les structures de gouvernance élaborées conjointement permettraient de trouver des outils et des processus pour accroître la capacité des communautés à assumer la responsabilité des services à l’enfance et à la famille.
Pendant cette étape, nous continuerons de travailler de concert avec nos partenaires chez les Premières Nations, chez les Inuits et chez les Métis, ainsi qu’avec les provinces et les territoires, afin de régler les détails du soutien à apporter aux communautés dans l’exercice de leur compétence.
[Français]
Nous ne pouvons pas imposer de solution. Cela serait contraire à ce que souhaitent les Autochtones, contraire à l’esprit de réconciliation et contraire aussi aux principes de la collaboration commune qui anime le projet de loi.
[Traduction]
Ce projet de loi est l’aboutissement d’une mobilisation intense au cours de laquelle près de 2 000 personnes ont participé à quelque 65 séances, notamment des aînés, des jeunes, des femmes, des grands-mères, des tantes, des personnes ayant un vécu personnel, des organisations nationales, régionales et communautaires représentant les Premières Nations, les Inuits et les Métis, des nations visées par des traités, des Premières Nations autonomes, des provinces et territoires et des experts.
Ce que nous avons entendu faisait état des valeurs et des pratiques culturelles, de l’expérience vécue et des recherches universitaires, ainsi que des recommandations d’un groupe de référence composé de représentants des organisations autochtones nationales.
Les Premières Nations, les Inuits et les Métis ont demandé à maintes reprises qu’un projet de loi soit élaboré conjointement, dans le cadre des résolutions adoptées par l’Assemblée des Premières Nations en mai et en décembre 2018, du souhait formulé par les dirigeants inuits d’une approche fondée sur les distinctions et de celui des Métis de voir la compétence en matière de services à l’enfance et à la famille reconnue par une loi.
Depuis la réunion d’urgence convoquée par ma prédécesseure en janvier 2018, il y a eu des réunions et des consultations approfondies dans tout le pays afin que ce projet soit bien mené.
Même dans les semaines qui ont précédé la présentation du projet de loi, nous incorporions les suggestions des groupes autochtones et des partenaires provinciaux et territoriaux.
Selon moi, la véritable mesure de nos efforts est venue d’une déclaration de l’un de vos honorables collègues, le sénateur Murray Sinclair, selon laquelle notre approche devrait :
[...] servir de modèle pour mettre en œuvre de façon significative et directe les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.
Cela ne veut pas dire que la conversation s’arrête là. Il n’y a pas de portes closes pour nos partenaires autochtones ni pour les provinces et les territoires. Ce projet de loi et les enfants qu’il vise à protéger ne sont servis que si nous collaborons pour veiller à leurs intérêts.
Je ne prétends pas non plus que cette loi est parfaite. Je suis le premier à admettre qu’on peut faire mieux, et j’accueille volontiers la contribution du comité.
Nous savons également que le financement doit faire partie de l’équation pour optimiser les répercussions de ce projet de loi.
Nous ne pouvons pas présumer que les modèles de financement qui ont soutenu le système déficient actuel seront ceux que les groupes autochtones voudront utiliser dans l’exercice de leur compétence. Les modèles et les niveaux de financement devraient être examinés et conçus dans le cadre du processus de l’entente de coordination. Nous nous engageons à collaborer avec les partenaires pour cerner les besoins à long terme et les lacunes de financement.
S’il est adopté, le projet de loi C-92 aidera à faire en sorte que les principes directeurs et le cadre législatif soient en place pour veiller aux besoins des enfants et des familles autochtones pour les générations à venir.
Je suis déterminé à maintenir la formidable dynamique qui s’est créée et à faire adopter ce projet de loi. L’heure est venue de tenir nos promesses aux enfants, aux familles et aux communautés autochtones.
Madame la présidente, je serai heureux de répondre aux questions des membres du comité. Meegwetch. Merci.
La présidente : Merci, monsieur le ministre. Nous passons maintenant aux questions.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci beaucoup, monsieur le ministre. Je tiens à vous remercier de la réunion que nous avons eue et, en particulier, du travail de votre personnel. L’aide que nous avons reçue à mon bureau nous a été très précieuse.
Je vous remercie également d’être ouvert à nos amendements. Je suis sûre que mes collègues vous diront qu’ils ont de bonnes idées.
Dans le cadre de nos travaux, nous avons entendu des témoignages aux antipodes les uns des autres. D’un côté, nous avons eu un vice-chef disant qu’il était prêt à occuper le terrain. Ils sont tellement prêts chez lui, ils n’en peuvent plus d’attendre que ce projet de loi soit adopté. Ils vont donner leur lettre d’avis et ils sont prêts à aller de l'avant.
D’un autre côté, nous avons entendu des témoins du Manitoba nous dire, très précisément, que si nous adoptons ce projet de loi, nous leur enchaînons un boulet au pied. Ils nous ont demandé de nous en détourner.
Ma question s’adresse peut-être à Mme Gros-Louis. Vous avez dit qu’on pouvait créer son propre modèle. Pouvez-vous nous expliquer en détail comment ce projet de loi aiderait le Manitoba à occuper le terrain?
Isa Gros-Louis, directrice générale, Direction générale de la réforme des services à l’enfance et à la famille, Services aux Autochtones Canada : Avec plaisir.
Le projet de loi offre un schéma général. Les détails sont laissés à la discrétion des communautés autochtones. Il n’y a pas de modèle universel. C’est comme cela que nous avons créé ce projet de loi. Nous pensons que ce que les chefs du Manitoba ont créé peut être intégré dans ce schéma ou harmonisé avec lui.
Nous avons mentionné que certaines normes devront être appliquées par tous. Il s’agirait d’avoir des discussions avec le groupe en question et la province. Comme vous le savez, le processus consiste à demander la tenue d’une réunion de coordination dans le but d’organiser des conversations sur une période de 12 mois. Au cours de cette période, le groupe discuterait avec la province et exposerait comment il entendrait mettre en œuvre sa propre loi et s’assurer qu’elle respecterait essentiellement les normes minimales énoncées dans ce projet de loi.
Pour le reste, en ce qui concerne les groupes autochtones, le projet de loi est très souple. Ils peuvent le modifier, ajouter des définitions et d’autres articles. Ils peuvent déterminer la forme qu’il prendrait.
M. O’Regan : J’ai pris la parole devant l’Assemblée des chefs du Manitoba la semaine dernière. Oui, il y a une certaine appréhension. Je les ai félicités, tout d’abord, pour la mesure législative dans laquelle ils sont investis, c’est-à-dire la Bringing Our Children Home Act. Je leur ai donné l’assurance, pour revenir à ce que disait Isa, qu’il y a une certaine marge de manœuvre ici pour incorporer leur loi et, surtout, bénéficier des protections fédérales prévues dans notre cadre législatif.
Les principes énoncés dans la Bringing Our Children Home Act sont tout à fait conformes à ce que nous visons. Les chefs m’entouraient à une table plus grande que celle-ci, et ils étaient beaucoup plus nombreux. J’ai dit que je ne pensais pas qu’aucun d’entre nous pouvait contester ces trois principes : que, premièrement, l’intérêt de l’enfant passait avant tout; que nous reconnaissions l’importance d’une égalité réelle, c’est-à-dire le plein respect de la dignité de l’enfant et de la famille lorsqu’ils se présentent devant le système; enfin, l’importance de la continuité de la culture. Au fond, la culture, la tradition et la langue sont essentielles au bien-être de l’enfant.
Évidemment, la question n’est pas que j’aie eu grand mal à leur donner ces assurances pour calmer leurs appréhensions. Ils y ont mis tellement de temps et d’efforts, nous ne voulons pas qu’il y ait de contradiction.
Je me ferai un plaisir de vous fournir le mémoire technique du projet de loi, que j’ai présenté et sur lequel certains ont voulu me tester, pour leur donner ces garanties d’aide, certes, mais aussi de protection.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci.
Le sénateur Tannas : Je veux m’assurer de bien comprendre. Ils ont dit clairement qu’ils n’avaient aucun intérêt à négocier avec la province. Cela ne fait qu’ajouter une année à une entente qu’ils croyaient avoir il y a deux ans; ils vont en profiter pour bien paraître aux yeux de tout le monde et pour se rattraper.
Au bout du compte, ils se retrouveront là où ils veulent être. Il leur suffit d’attendre encore un an et de faire semblant de négocier avec la province, si c’est ce qu’il faut, ou de demander à la province de faire semblant de négocier avec eux. N’est-ce pas?
M. O’Regan : Je vais vous répondre de façon générale, puis ensuite donner plus de détails. Je vois l’ajout de cette année-là comme très constructif, parce que nous devons conclure des ententes de financement. De toute évidence, nous devons fournir un cadre national. Vous avez tout à fait raison. Nous ne voulons pas retenir qui que ce soit.
Je pense qu’ils auront amplement de temps pour avancer durant cette période. Il faut reconnaître que les provinces et les territoires occupent ce champ de compétence et qu’ils ont des ressources. Nous le reconnaissons volontiers, et si nous sommes ici, c’est parce que le système actuel ne fonctionne pas. Il y a des ressources sur place et nous devons en assurer la transition, parce que, avant que les groupes autochtones ne prennent le relais, il faut qu’ils aient la capacité de prendre en charge un système complet. Chacune de ces communautés, de ces nations et de ces bandes va se charger d’un système de services à l’enfance et à la famille de sa propre création, espérons-le.
Beaucoup d’entre elles, peut-être, seront heureuses d’avoir au moins cette année-là pour y parvenir. Il faut se rappeler aussi que le gouvernement a doublé le montant consacré aux services à l’enfance et à la famille, pour le porter à 1,2 milliard de dollars par année. À l’heure actuelle, 80 p. 100 des fonds servent à retirer des enfants de leur famille pour les confier à ce que nous appelons des services de protection.
Il faut du temps pour ajuster les quatre cinquièmes d’un budget qui vont à la sécurité et au dispositif nécessaires pour retirer des enfants à leur famille et les réaffecter vers des soins préventifs et prénataux.
Le sénateur Tannas : Je ne veux pas dominer le débat.
Je vous ai entendu dire que vous travailleriez en même temps avec les chefs du Manitoba à des ententes de financement et ainsi de suite. Ils n’ont pas à attendre pendant un an que cette fausse échéance soit passée. Ils pourraient effectivement... Vous veillerez à ce que votre ministère ne dise pas : « Non, vous devez attendre un an avant que nous entamions la phase 2 des discussions. » Vous prendriez cet engagement-là envers les chefs du Manitoba?
Jean-François Tremblay, sous-ministre, Services aux Autochtones Canada : Nous avons discuté avec l’Assemblée des chefs du Manitoba et nous continuerons de le faire. Ils ont été une source d’inspiration pour ce projet de loi. C’est un peu paradoxal, mais ce projet de loi vient en bonne partie de l’administration au Manitoba, parce c’est elle qui nous a dit ce qui se passait.
C’est la province qui inquiète les chefs. Je ne veux pas parler en leur nom. Cela tient aussi au fait que le système au Manitoba fait l’objet d’un transfert de responsabilités, mais il n’a pas changé. C’est toujours un système provincial. Ils voudraient vraiment le changer. Ils ont leur propre frustration à l’égard de la province.
Nous encourageons les gouvernements à travailler ensemble. Comme nous l’avons dit — et c’est la raison de ceci —, nous ne voulons pas d’un gouvernement unique qui se présente de bonne foi avec quelque chose de sensé. S’ils ont quelque chose à présenter, nous serons là.
La loi qui leur est proposée et qu’ils n’avaient pas auparavant, en plus de tout le reste, dit que ce sont eux qui exercent la compétence. Le gouvernement fédéral le reconnaissait en vertu du paragraphe 91(24), qui n’était pas aussi reconnu qu’il l’est maintenant avec cette loi.
M. O’Regan : Je me permets d’ajouter quelques mots. J’ai vécu une expérience très enrichissante lors des réunions fédérales-provinciales-territoriales de la semaine dernière, où le Conseil tribal de Saskatoon a annoncé plusieurs ententes sur les services à l’enfance et à la famille avec le gouvernement de la Saskatchewan. Je l’en félicite. C’est beau de voir aboutir ces ententes.
C’est un délai qui offre de la souplesse et le bénéfice du doute. Si, au bout de 12 mois, après des négociations coordonnées et menées de bonne foi, aucune entente n’est conclue, alors c’est la loi autochtone qui prime.
Le sénateur Francis : Merci de votre visite, monsieur le ministre.
Plusieurs témoins nous ont parlé du financement des services requis lorsque l’enfant, en raison de son âge, sort du système des foyers d’accueil et a besoin de soutien. Cette question a été soulevée hier par deux jeunes personnes très éloquentes : Cheyenne Andy, de la Vancouver Aboriginal Child and Family Services Society, et Ashley Bach, de Youth in Care Canada. Elles sont dans la salle aujourd’hui.
Je sais bien que le projet de loi C-92 est axé sur les mineurs, mais les jeunes Autochtones ont besoin d’un soutien prolongé lorsqu’ils sont projetés dans le monde à l’âge de la majorité. C’est souvent après avoir quitté leur foyer d’accueil qu’ils se retrouvent confrontés à des problèmes comme l’itinérance, le suicide, et cetera.
Monsieur le ministre, le gouvernement a-t-il envisagé d’accorder du financement aux organismes qui se focalisent tout spécialement sur les jeunes sortis des foyers d’accueil afin de les soutenir dans leur transition vers l’âge adulte?
Mme Gros-Louis : Beaucoup de détails de ce projet de loi doivent encore être réglés par les groupes autochtones. La définition de l’enfant, entre autres, n’a pas été incluse, de sorte que nous utilisons la définition — la tranche d’âge — employée par les provinces. Les âges diffèrent dans certaines provinces.
Si nous n’avons pas inclus cette définition dans le projet de loi, c’est pour permettre aux groupes autochtones de décider par eux-mêmes de la tranche d’âge qui répond à leurs besoins. S’ils décident que des services devraient être offerts à une personne jusqu’à l’âge de 20, 21 ou 23ans, ce sera leur décision. Ce sera à eux de décider quel service est approprié pour cette tranche d’âge.
Si cela n’a pas été inclus dans le projet de loi, c’est notamment pour laisser aux organismes et aux groupes autochtones le soin de décider jusqu’à quel âge un jeune pourra recevoir ces services.
Le sénateur Francis : Je me réjouis d’entendre cela. Merci.
La sénatrice Coyle : Merci de votre présence, monsieur le ministre, et merci à tous ceux qui sont de retour parmi nous. C’est un plaisir de vous voir.
Beaucoup de points clés ont déjà été soulevés. J’ai deux questions, dont l’une a déjà été abordée hier soir par les deux témoins qui sont assis derrière vous.
Je parlerai de la question des Autochtones en milieu urbain et du bien-être des enfants en milieu urbain au Canada. Nous savons qu’une très grande partie de la population autochtone du Canada vit en milieu urbain. Nous savons aussi qu’il s’agit d’une population très jeune. Je me demande quelles personnes ou quels organismes envisagent la mise en œuvre de cette loi sur le plan de la responsabilité envers les enfants et les jeunes autochtones en milieu urbain.
M. O’Regan : Mon sous-ministre semble passionnément vouloir répondre à cette question. J’ai appris à ne pas tempérer ses ardeurs. Allez-y.
M. Tremblay : Que vont-ils penser de moi?
C’est une question cruciale. Il est important de dire que ce projet de loi a été conçu avec les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Il ne s’agit pas d’une mesure législative qui s’appliquerait seulement à l’intérieur ou à l’extérieur des réserves. C’est un projet de loi pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis, où qu’ils vivent au pays, un projet de loi qui stipule que la compétence leur revient. Rien ne les empêche d’exercer cette compétence partout au pays, parce qu’ils sont protégés par une loi fédérale.
De fait, cela signifie que les Inuits du Nunavut, par exemple, pourraient établir des règles pour les leurs, même lorsque ceux-ci vivent des problèmes à Ottawa. Ils devront s’entendre sur la façon de faire — il faudra régler tous les détails. C’était très important pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Ce n’est pas seulement une question de retrait des enfants. Il s’agit de pouvoir récupérer les enfants une fois qu’ils sont sortis des foyers d’accueil si nous voulons les ramener dans la collectivité et nous assurer qu’ils continuent d’entretenir un lien avec la communauté.
Ce projet de loi ne porte pas uniquement sur le territoire des réserves ou sur les collectivités des Premières Nations. Ce pourrait être partout au pays. De plus, c’est important pour les traités historiques. Si, par exemple, vous venez du Traité no 6, cela n’impose pas de limitation.
Ce pourrait être interprovincial. Les Autochtones pourraient décider d’appliquer certains éléments de la loi à tous les enfants et à toutes les familles, où qu’ils se trouvent au pays. Ils devront se mettre d’accord. C’est pourquoi le processus, qui durera un an, est si important : il oblige aussi le gouvernement fédéral à rendre la mesure législative publique pour que les gens sachent de quoi il s’agit lorsqu’une nation applique ces règles et cette compétence.
La sénatrice Coyle : J’ai une question complémentaire. Nous savons que, dans une région urbaine donnée, il n’y a pas toujours une concentration de personnes de tel ou tel groupe autochtone. Il peut y avoir beaucoup de gens qui n’entretiennent pas forcément beaucoup de relations avec leur communauté d’origine.
Fait-on preuve d’une certaine souplesse en ce qui a trait aux organismes qui œuvrent en milieu urbain, c’est-à-dire des organismes autochtones qui, sans être des organismes dirigeants, pourraient devenir des partenaires à cet égard?
M. Tremblay : Rien ne vous empêche de séparer la compétence et la prestation de services. Après tout, nous avons des programmes pour les immigrants qui sont parfois offerts par le YMCA. Le ministre et moi avons visité un organisme de Toronto qui s’occupe de plusieurs Premières Nations et conserve un lien avec les communautés. Il y en a sans doute d’autres. Ce n’est donc pas impossible.
La sénatrice Coyle : Ma principale question porte sur le financement. Étant donné que vous étiez ici — le ministre n’y était pas — et que vous avez dit que le projet de loi ne portait pas là-dessus...
M. Tremblay : Je dirai le contraire.
La sénatrice Coyle : Il en a dit un peu plus, parce qu’il a deviné ce qui s’en venait. Tous les témoins que nous avons entendus nous ont parlé de l’absence de financement. Ils ont dit ceci : « D’une manière ou d’une autre, il faut que l’engagement de financement figure là-dedans, car on va nous demander d’en faire plus. Nous voulons en faire plus, mais dans certains cas, nous devons accroître notre capacité. » Pour certains, il faudra une capacité bien plus grande. Ensuite, il faut respecter ces engagements, parce que les gens veulent bien faire les choses.
Ils sont évidemment anxieux à l’idée qu’on leur demande de prendre des mesures considérables. Pour ce qui est des principes, de l’intention, je pense que tout le monde est très enthousiasmé. Il y a une véritable inquiétude, sans cesse réitérée, au sujet du financement. Nous voulons savoir s’il y a moyen de tenir compte de cela dans le projet de loi.
M. O’Regan : En simple, la réponse est oui. Je suis ouvert à l’idée. Lors de mes déplacements à travers le pays et dans mes discussions avec les dirigeants, les mêmes préoccupations ont été exprimées. Près de Winnipeg, des femmes cries et des aînés m’ont dressé un portrait très détaillé de la situation. Pour ces personnes, il s’agit d’une préoccupation très réelle. Donc, en simple, la réponse est oui.
Nous entreprenons la chose avec les meilleures intentions. Nous avons doublé le financement des services à l’enfance et à la famille. Nous prenons acte du fait que 80 p. 100 du financement va aux services de protection de l’enfance. Nous croyons fermement que, en vertu de ce projet de loi et sous la gouverne des communautés autochtones, l’argent servira à faire en sorte que les enfants, les parents et les familles ne se retrouvent jamais dans une telle situation.
Le sénateur Patterson : J’ai été nommé porte-parole de l’opposition pour ce projet de loi. En principe, je suis d’accord avec l’intention de cette mesure législative.
Nous sommes tous au fait des graves problèmes qui portent atteinte au bien-être des enfants autochtones au pays. J’espère pouvoir apporter une contribution constructive à l’examen du projet de loi que nous menons.
J’aimerais aborder deux questions en particulier, l’une à propos du Nunavut et l’autre au sujet du Manitoba. Je crois que je vais commencer par le Manitoba, car nous venons d’entendre le point de vue du bureau du défenseur de la famille des Premières Nations du Manitoba . Il me semble qu’il y a un véritable problème de confiance. Il s’agit non seulement de la confiance envers la province — sauf votre respect —, mais aussi de la confiance envers le gouvernement fédéral. Vous savez sans doute de quoi je parle, monsieur le ministre. Vous vous êtes rendu sur place et vous avez parlé au grand chef.
Voici le problème tel que je le comprends. En décembre 2017, un protocole d’entente a été signé par deux ministres, rien de moins, à savoir Carolyn Bennett, ministre des Relations Couronne-Autochtones, et la ministre Philpott, votre prédécesseure. Les chefs du Manitoba s’engageaient ainsi dans une voie qui, croyaient-ils, allait mener à la reconnaissance de leur compétence inhérente. C’est mentionné dans le premier attendu du projet de loi.
Le First Nations Family Advocate Office indiquait, en substance, qu’il y avait beaucoup à faire pour que le projet de loi C-92 remplisse le cahier des charges. Cependant, nous nous sommes engagés de bonne foi dans un processus qui, croyions-nous, allait nous permettre de modeler la loi pour qu’elle reflète nos droits inhérents.
Ils nous ont dit sans ambages : « Rejetez ce projet de loi. Créez une exception pour nous. » Ils jugent qu’il faudrait sans doute apporter des modifications draconiennes au projet de loi pour qu’ils puissent arriver à façonner leur propre loi. C’était là, en effet, leur objectif, et ils voulaient le faire dans cinq langues, ce qui est très impressionnant. Voilà qui pourrait prendre cinq ans, pensaient-ils. Ils ont dit que l’accord prévoyait que les Premières Nations du Manitoba auraient pleine compétence d’ici cinq ans.
Il y a une disposition, je suppose. J’ai le protocole d’entente : on nous l’a remis hier soir. Il y avait une disposition selon laquelle l’une ou l’autre des parties pouvait résilier le protocole en remettant un avis. N’est-ce pas à l’article 16 du protocole d’entente? Il s’agit d’un préavis de 30 jours. On lit ceci :
Le présent Protocole d’entente entre en vigueur dès qu’il est signé. Il le demeure jusqu’à ce qu’il soit remplacé par une entente subséquente entre les parties. L’une ou l’autre des parties peut mettre fin au présent Protocole d’entente au moyen d’un préavis écrit de 30 jours adressé à l’autre partie.
Ce groupe est lié par le protocole d’entente. Les représentants du groupe disent qu’ils ont fait des efforts en toute bonne foi pendant près de deux ans. Voilà qui s’inscrit dans la foulée de la Bringing Our Children Home Act et de l’accord-cadre antérieur.
Monsieur le ministre, je ne sais pas comment nous allons pouvoir nous tirer d’affaire. Je vous comprends lorsque vous dites qu’ils devraient pouvoir s’inscrire dans ce cadre. Cependant, le problème existe et le comité devra s’y attaquer. Certes, la situation est exacerbée au Manitoba, puisque, comme ils l’ont dit, cette province est l’épicentre des enjeux en matière de protection de l’enfance autochtone. Comment comptez-vous composer avec le rejet du projet de loi par le bureau du défenseur de la famille des Premières Nations, qui dit représenter les chefs? Comment faire pour s’en sortir?
Lorsque j’ai pris la parole hier soir, je me suis dit que nous devrions peut-être suivre le processus en place, ce qui, je l’espère, nous permettrait d’atteindre l’objectif que nous poursuivons avec le projet de loi C-92. Quelle est la solution à ce problème?
M. O’Regan : C’est politique, en partie. Je veux dire que c’est politique au sens noble du terme. Au cours des quelques jours que j’ai passés au Manitoba la semaine dernière, j’ai constaté un énorme manque de confiance. C’est la configuration politique qui a cours là-bas.
Cela dit, on ne s’est pas contenté de reconnaître la validité des préoccupations qui ont été réitérées à l’Assemblée des chefs du Manitoba et dans mes discussions avec des femmes cries, on a aussi éliminé ces obstacles grâce au projet de loi. Nous tous, dans cette salle, sommes plus ou moins des êtres politiques. On sait bien que l’on peut répéter la même chose 1 000 fois, mais si le lien de confiance a été brisé, on ne peut pas le rétablir du jour au lendemain.
Je suis convaincu que ce projet de loi s’accorde avec des mesures législatives comme la Bringing Our Children Home Act et, à plus forte raison, qu’il protège de telles mesures et leur permet d’exister. Nous leur offrons un outil puissant, un outil qui, loin d’entraver ces mesures, les appuie et les protège.
Mon sous-ministre a de nouveau manifesté une irrésistible envie de répondre à cette question.
M. Tremblay : Merci de vous préoccuper de moi. En théorie, le projet de loi prévoit que, si un organisme des Premières Nations, des Inuits ou des Métis veut forger sa propre loi, il peut le faire, mais alors cette loi ne sera pas protégée par le principe de prépondérance que nous proposons. En ce qui a trait à la prépondérance, nous leur demandons d’essayer pendant un an de mettre au point une entente de coordination. C’est une requête qui ne nous semble pas exagérée. Nous disons clairement qu’il faut déployer un effort raisonnable pour cela et que l’autre partie devrait en faire de même. En l’absence d’entente, ils peuvent y aller de leur propre loi. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose.
J’aimerais aussi dire que, pour le moment, si nous décidions d’adopter une approche au cas par cas, en reconnaissant chaque loi de chaque nation une à une, nous pourrions le faire dans le cadre de l’autonomie gouvernementale. Ce n’est pas forcément plus rapide. Il faut s’entendre sur les droits ancestraux et les reconnaître. De telles discussions peuvent parfois durer plus longtemps que l’année qui est accordée à l’entente.
On nous a dit que nous pourrions faire de cette mesure législative une loi fédérale. Il faudrait alors procéder au cas par cas dans tout le pays. Ce projet de loi accélère la démarche pour tout le monde en prévoyant un seul processus pour tous ceux qui veulent adhérer à la loi en utilisant leur domaine de compétences. Il n’est pas nécessaire de procéder au cas par cas. Ils peuvent se joindre à l’exercice et, un an plus tard, le ministre rendra publique la loi qu’ils auront élaborée.
C’est une façon de renforcer la capacité des groupes des Premières Nations, des Inuits et des Métis qui souhaitent exercer leur compétence.
M. O’Regan : Lorsque je m’adresse à l’Assemblée des chefs métis, je dis que si j’avais le temps et les moyens d’adopter des lois pour chaque organisme ou pour chaque groupe qui souhaite disposer de son propre système de services à l’enfance et à la famille — qu’il s’agisse des Premières Nations, des Métis ou des Inuits —, je le ferais. Nous comprenons cependant que ce n’est pas réaliste, tant s’en faut, dans le cadre de notre calendrier législatif.
Avec ce projet de loi, nous faisons le maximum pour établir deux principes fondamentaux. Premièrement, il y a reconnaissance et affirmation d’un droit inhérent. C’est très important de le rappeler. Deuxièmement, sur le plan politique, je crois fermement que les solutions locales sont plus efficaces pour régler les problèmes locaux. Voilà qui permet aux groupes, à l’échelle locale, de trouver des solutions très créatives et très efficaces.
Le sénateur Patterson : Merci.
Vous m’excuserez, mais j’aimerais me focaliser sur le Nunavut. On sait que le gouvernement du Nunavut est un cas unique au pays. Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur le ministre, que le territoire comprend une population composée à 85 p. 100 d’Inuits. Il y a une forte majorité d’Inuits à l’Assemblée législative. Le premier ministre et la ministre des Services à l’enfance et à la famille, qui sont des Inuits, ont mis beaucoup de soin dans l’élaboration de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille propre au Nunavut. À mon humble avis, il est possible que le travail qu’ils ont accompli représente précisément le genre d’effort que vous souhaitez voir advenir dans le reste du pays.
En quoi leur loi s’accorde-t-elle avec le projet de loi C-92? Au Nunavut, on a mentionné certains ajustements qu’on juge nécessaires; il se pourrait que j’en fasse la recommandation au comité. Premièrement, votre projet de loi comprend une disposition qui indique qu’une province ou un territoire doit disposer d’une loi qui satisfait aux normes minimales que vous avez établies.
On a porté à mon attention le problème suivant : parfois, les normes provinciales ou territoriales sont plus élevées que les vôtres.
On m’a dit, par exemple, qu’on prend en charge des enfants jusqu’à l’âge de 26 ans. C’est la décision du Nunavut, je la respecte et je suis sûr que vous la respectez également. Il s’agit là de normes plus élevées que les vôtres. Nous ne voulons pas que la loi fédérale vienne s’immiscer dans ces normes. Ce n’est peut-être pas le cas, d’ailleurs.
Au Nunavut, on a laissé entendre que l’article 4 pourrait préciser de façon plus explicite que le projet de loi ne change rien à l’application d’une loi territoriale lorsque la contradiction est causée par un règlement qui dépasse les normes minimales. Je veux simplement vous signaler qu’il s’agit d’une préoccupation au gouvernement du Nunavut.
On s’y montre également préoccupé par l’article 5 de votre projet de loi et l’article 23 de la Loi sur le Nunavut. Je n’essaierai pas d’expliquer cela ici, même si j’ai reçu une certaine formation juridique il y a longtemps.
Il s’agit du fait que la Loi sur le Nunavut était liée à l’accord sur les revendications territoriales du Nunavut. Au Nunavut, on veut s’assurer que la compétence conférée au territoire en vertu de la Loi sur le Nunavut et de l’Accord sur les revendications territoriales n’est pas touchée par cette loi, puisque cette compétence est protégée par la Constitution. Ce sont des aspects techniques, mais il y a un amendement qui pourrait bien clarifier cela.
Je sais qu’on a tenté de régler ce problème dans le projet de loi C-92, ce qui est bien. Or, au gouvernement du Nunavut, on indique que ce n’est pas tout à fait réglé.
Si je mentionne cela, c’est parce que la ministre a dit au comité que, au gouvernement du Nunavut, on ne participait pas vraiment, avec votre gouvernement, à l’élaboration de ce projet de loi. On a dit avoir assisté à une séance d’information technique de deux jours à la fin de janvier 2019, à Gatineau.
La ministre a dit qu’il s’agissait d’une séance d’information et non pas d’une participation. Elle a dit que c’était la première fois qu’ils voyaient l’ébauche proposée et que peu de temps leur était accordé pour formuler des commentaires. De plus, les représentants du gouvernement du Canada ont clairement indiqué que le projet de loi devait être adopté avant les élections, ce qui ne laissait pas de temps pour la consultation.
Je pense qu’il y a certains enjeux qui concernent le Nunavut. Je ne les mentionnerai pas tous; je vais vous remettre une note d’information.
Enfin, pourriez-vous nous expliquer comment votre ministère des Services aux Autochtones Canada est organisé — voire réorganisé — pour soutenir le travail important qui devra être accompli pour faire avancer le projet de loi C-92?
M. O’Regan : Il me semble que trois questions se dégagent de cette consultation avec le gouvernement du Nunavut. Il s’agit de questions techniques concernant leurs préoccupations et la capacité de notre ministère. Je vais demander à M. Tremblay de vous en parler.
M. Tremblay : En ce qui concerne la participation, j’ai eu une discussion téléphonique fédérale-provinciale-territoriale avec les dirigeants du Nunavut vendredi dernier. Ce n’était pas la première fois. Nous avons reçu des appels l’été et l’automne derniers. Nous échangeons régulièrement avec eux.
Lorsque nous rédigeons des projets de loi, nous n’envoyons pas les ébauches à tout le monde sur une base quotidienne. Dans ce cas-ci, nous leur avons envoyé un avant-projet de loi en amont du dépôt, ce qui est une démarche exceptionnelle dans notre système. Nous avons collaboré avec l’Inuit Tapiriit Kanatami — soit l’ITK — et avec d’autres groupes inuits durant le processus.
En ce qui concerne les questions techniques que vous avez soulevées, vous avez raison : nous les avons entendues. C’est pourquoi il y a une disposition dans le projet de loi qui répond précisément aux préoccupations du Nunavut. À titre d’exemple, l’article 2 mentionne que les droits prévus à l’article 35 sont respectés, ce qui comprend le Nunavut et les droits issus des traités. À l’article 3, nous parlons des contradictions avec les accords existants qui pourraient s’étendre au Nunavut. Au Nunavut, on voulait que nous en fassions plus, alors nous avons inclus la Loi sur le Nunavut elle-même. Il y a l’article 5, qui porte précisément sur le Nunavut. C’est là.
Existe-t-il un meilleur libellé? Je serais ravi de le voir. Dans toutes les discussions que nous avons tenues avec le ministère de la Justice et avec les autres acteurs, on a jugé le libellé actuel plus que suffisant pour répondre aux demandes du Nunavut.
Pour ce qui est des normes minimales, elles sont justement appelées normes minimales. À l’article 4, on dit qu’il y a des normes minimales pour accroître le niveau de certitude. La phrase débute ainsi. Ces normes ne servent pas à remplacer les normes existantes qui peuvent être supérieures. Il ne s’agit pas d’abaisser la norme. Il s’agit d’une réponse à la demande de certaines provinces et de certains territoires qui, après avoir vu une ébauche du projet de loi, nous ont dit ceci : « Assurez-vous que vous ne nous obligez pas à abaisser nos normes, parce que dans certains cas, celles-ci sont peut-être meilleures que les vôtres. » Nous pensons avoir réglé ces problèmes.
M. O’Regan : Si les normes sont plus élevées, nous nous en réjouissons.
Le sénateur Patterson : Je ne veux pas m’éterniser là-dessus, car je vous ai agacé avec cela lors de la période des questions l’autre jour. L’ITK est bien commode. C’est juste de l’autre côté de la rue. Il est facile de s’adresser à Natan Obed, un homme éloquent que nous respectons tous.
Le problème s’est posé avec le projet de loi C-45. La consultation s’accompagnait de l’obligation solennelle pour la Couronne, en vertu de l’Accord du Nunavut — l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, article 32 —, de consulter le détenteur des droits dans le territoire, ce qui est à l’avantage de l’ITK — je sais que le président, monsieur Obed, est d’accord avec moi là-dessus.
Ainsi, la Nunavut Tunngavik Inc. — soit la NTI —, une société pour laquelle le président d’ITK a déjà travaillé — au conseil de développement social —, doit être consultée au sujet des changements sociaux et politiques apportés par le Canada. Je tiens à redire que, commodité mise à part, la Couronne, en vertu de l’Accord du Nunavut, a l’obligation de consulter Nunavut Tunngavik Inc. Je sais que le président de la NTI siège au conseil d’administration d’ITK. Nous constatons, je crois, que le gouvernement du Canada ne respecte pas toujours cette obligation. Le problème se posait avec le projet de loi C-45. Merci.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Vous avez parlé des normes minimales. Je crois que le ministre du Nunavut donnait en exemple des personnes de 26 ans vivant à Ottawa. L’idée était de pouvoir s’occuper de ces enfants lorsqu’ils sont... Je crois qu’il y a eu le cas d’un jeune homme de 24 ans. Au Nunavut, on voulait un accord intergouvernemental, interprovincial. Ce jeune homme s’est suicidé parce qu’on ne lui avait pas fourni les services qu’il aurait reçus à cet âge au Nunavut.
Qu’en est-il de ces ententes qui traversent les provinces et les territoires? Comment cette mesure législative permettrait-elle au Nunavut d’exercer sa compétence à Ottawa pour le soin des enfants? Quelqu’un peut-il —
M. Tremblay : En vertu de l’Accord du Nunavut, dans l’état actuel des choses, ce n’est pas possible, si je me souviens bien. Avec ce projet de loi, rien n’empêche les Inuits de se donner des lois et des mesures, relevant de leur compétence, qui s’appliquent à tous les membres inuits inclus dans leur communauté ou dans l’entente qu’ils ont signée. Ainsi, la loi s’appliquerait aux personnes en dehors du territoire. Pour ce faire, ils doivent se mettre d’accord. La mise en œuvre n’irait pas sans quelque difficulté. On est en territoire inconnu, puisque cette possibilité n’existe pas à l’heure actuelle.
Le sénateur Doyle : Étant donné que le ministre est originaire de Terre-Neuve-et-Labrador, j’aimerais me concentrer sur cette province. Dans le contexte de notre étude du projet de loi C-92, j’ai lu quelque part dans les notes que la province de Terre-Neuve-et-Labrador entretient des relations avec six groupes autochtones locaux, dont deux se trouvent sur l’île et quatre au Labrador.
Avez-vous eu des interactions avec ces groupes? En général, sont-ils favorables au projet de loi? Sinon, le projet de loi présente-t-il des problèmes risquant de toucher particulièrement les peuples autochtones du Labrador et de Terre-Neuve en général?
M. O’Regan : Ayant grandi au Labrador et ayant participé à des discussions avec deux de ces groupes, je suis particulièrement sensible à leurs préoccupations. Je ne crois pas qu’il serait exagéré de dire que les Inuits du Labrador sont plutôt enthousiastes à l’égard de ce projet de loi.
Pour ce qui est des Innus, nous continuerons à travailler avec eux. Il y a chez eux le même genre d’hésitation que j’ai constatée au Manitoba. Les Innus, surtout au Labrador, ont dû composer avec un flot constant d’enfants pris en charge par l’État. Comme vous le savez, la province examine la question plus en profondeur en collaboration avec les Innus. C’est conforme à l’intention de la loi, qui est de leur offrir la souplesse nécessaire pour trouver des solutions adaptées.
Le sénateur Doyle : Avez-vous des statistiques sur la prévalence des enfants autochtones pris en charge dans notre province? Par exemple, y a-t-il une différence à ce chapitre entre l’île de Terre-Neuve et le Labrador?
M. O’Regan : Je n’ai pas les chiffres sous la main. Nous pouvons vous les communiquer, sénateur.
Le sénateur Doyle : Est-ce comparable au reste du Canada?
M. Tremblay : C’est difficile à dire, car les déterminants utilisés pour les statistiques ne sont pas forcément les mêmes. Tantôt la notion de « protection » peut être très vaste, tantôt elle peut s’appliquer aux foyers d’accueil. Dans certaines provinces, les chiffres semblent énormes, mais lorsqu’on examine les données en détail, on se rend compte que ce n’est pas aussi considérable qu’on l’avait d’abord cru. Nous pouvons examiner les données à Terre-Neuve-et-Labrador.
M. O’Regan : Tout à fait, sénateur. Vous avez raison de soulever la question. C’est un enjeu politique très considérable chez nous. J’aimerais bien connaître les détails de la situation, mais je peux dire que sur le plan politique, c’est une question importante et chargée d’émotion.
M. Tremblay : Chose certaine, le chiffre est trop élevé.
M. O’Regan : Voilà qui ne fait aucun doute.
La sénatrice Anderson : Akana. Quyanainni pour la présentation. Je remplace un autre sénateur; il est donc possible que la question ait déjà été posée. Le projet de loi C-92, tel qu’il a été élaboré, propose une entente de coordination trilatérale entre le gouvernement fédéral, les provinces et les groupes autochtones. Quels commentaires avez-vous reçus de la part des provinces et des territoires? Que fera-t-on pour assurer la réussite de ces ententes et éviter qu’elles n’avortent au bout de la période de 12 mois qui est proposée?
M. O’Regan : Le déroulement de ce processus est prévu dans le projet de loi. À ce chapitre, l’enthousiasme a été variable d’une province ou d’un territoire à l’autre. Cette mesure législative reconnaît explicitement le droit inhérent des groupes autochtones d’élaborer leurs propres systèmes dans leur propre domaine. Nous leur donnons la protection du gouvernement fédéral pour qu’ils puissent exercer ce droit de façon sécuritaire et efficace.
D’entrée de jeu, nous avons travaillé avec les provinces et les territoires, lesquels reconnaissent, comme je l’ai dit plus tôt, que la solution locale est la plus efficace pour régler les problèmes. Nous avons besoin de l’appui des provinces et des territoires. Nous recommandons fortement — le projet de loi est ainsi conçu — une période de 12 mois. Si, au bout de 12 mois, aucune entente n’est conclue, la loi autochtone a préséance.
La sénatrice Anderson : Je suis une Inuvialuit et j’ai œuvré comme travailleuse sociale dans ma collectivité d’origine — une très petite collectivité. Je me pose donc la question suivante : reconnaît-on le travail des travailleurs sociaux autochtones? De tous les emplois que j’ai occupés, mon rôle de travailleuse sociale dans ma collectivité a été, je crois, le plus difficile. On s’occupe de la famille immédiate et de la famille élargie. Aussi, on en vient à posséder une connaissance intime de la communauté, des familles et des traditions communautaires. On doit appliquer et respecter les lois.
A-t-on réfléchi à la formation et au soutien des Autochtones qui s’occupent du système de services à l’enfance et à la famille?
M. O’Regan : En effet. Je laisserai à Mme Wilkinson le soin de vous en parler plus en détail.
Je rappellerai simplement, si vous me le permettez, que du montant de 1,2 milliard de dollars que nous avons affecté aux services à l’enfance et à la famille, 80 p. 100 de la somme est allé aux services de protection de l’enfance. Nous pouvons commencer à modifier le financement afin de prodiguer des soins préventifs plutôt que de retirer les enfants des familles. Voilà qui permettra à des personnes comme vous de commencer à prodiguer des soins préventifs beaucoup plus tôt de concert avec la communauté.
Joanne Wilkinson, sous-ministre adjointe, Direction générale de la réforme des services à l’enfance et à la famille, Services aux Autochtones Canada : C’est un travail extrêmement difficile. Merci beaucoup d’avoir soulevé cette question. Des travailleurs sociaux autochtones de partout au pays nous ont parlé des difficultés qu’ils éprouvent, surtout en ce qui a trait à la protection de l’enfance et au retrait des enfants des familles. Dans les collectivités, on nous a beaucoup dit que l’accent devrait être mis sur la prévention. Il faut privilégier la prévention, faire en sorte qu’elle prenne racine, pour ensuite envisager, peut-être, la dimension de la protection.
Il revient aux nations de décider elles-mêmes du genre de système qu’elles veulent avoir. Alors, les travailleurs sociaux autochtones pourront mettre cela en œuvre dans la collectivité plutôt que d’appliquer des lois qui proviennent de l’extérieur.
Sénateur Patterson, je ne suis pas certaine que cela figure au compte rendu, mais je tiens à vous assurer que nous avons collaboré avec les organismes de revendications territoriales. Nous pouvons vous fournir des listes, si vous le souhaitez.
Le sénateur Patterson : D’accord.
La présidente : C’est tout le temps que nous avions. Monsieur O’Regan, pouvez-vous rester pour répondre à deux autres questions?
M. O’Regan : Malheureusement, cela m’est impossible, madame la présidente, en raison de la période des questions.
La présidente : D’accord. Merci. J’ai préféré m’en assurer.
Merci beaucoup pour vos exposés et vos réponses aux questions des sénateurs.
Nous sommes heureux d’accueillir au comité deux témoins de l’Association du Barreau canadien : David Taylor, membre de l’exécutif, Section du droit des Autochtones, et Gaylene Schellenberg, avocate-conseil de la représentation. Nous sommes également ravis de recevoir deux témoins de l’Inuit Tapiriit Kanatami : Natan Obed, président, et Jenny Tierney, gestionnaire, Santé et Développement social.
Nous allons commencer par les déclarations préliminaires.
Gaylene Schellenberg, avocate-conseil de la représentation, Association du Barreau canadien : Je vous remercie de m’avoir invitée à présenter le point de vue de l’Association du Barreau canadien — soit l’ABC — sur le projet de loi C-92.
L’ABC est une association nationale qui regroupe plus de 36 000 avocats, étudiants en droit, notaires et universitaires. Nous cherchons à améliorer le droit et l’administration de la justice : c’est l’un des aspects importants de notre mandat. C’est d’ailleurs cet aspect qui nous amène à prendre la parole devant vous aujourd’hui.
Trois groupes de l’ABC ont collaboré à la rédaction de notre mémoire sur le projet de loi C-92, soit la Section du droit des Autochtones, la Section sur le droit des enfants et la Section du droit de la famille.
À mes côtés se trouve M. David Taylor, membre de l’exécutif de la Section du droit des Autochtones, une section composée de spécialistes en droit autochtone de partout au pays. M. Taylor pratique le droit ici à Ottawa. Il va résumer la substance de notre mémoire, puis il répondra à vos questions. Merci.
David Taylor, membre de l’exécutif, Section du droit des Autochtones, Association du Barreau canadien : Madame la présidente, sénateurs, bonjour et merci. Je suis ravi de m’adresser au comité aujourd’hui sur le territoire traditionnel et non cédé du peuple algonquin. Je suis heureux de contribuer à l’étude préalable du projet de loi C-92 par le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones.
Tout d’abord, je tiens à souligner qu’en plus de mes activités en tant que bénévole à l’ABC et en tant que membre de la Section du droit des Autochtones, au quotidien je suis avocat pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations dans le contexte de la plainte que la société a déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Bien que cette expérience ait sans nul doute façonné mon point de vue sur le projet de loi C-92, je tiens à préciser que je ne témoigne aujourd’hui que dans le cadre de mes fonctions à l’ABC.
Comme Me Schellenberg l’a mentionné, le mémoire de l’ABC est le fruit de la collaboration entre de nombreux membres provenant de différentes sections de l’ABC. C’est aussi le résultat des processus internes d’approbation de l’ABC.
Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans son Renvoi relatif à la réforme du Sénat de 2014, le Sénat a servi de tribune pour les groupes ethniques, sexuels, religieux, linguistiques et autochtones qui n’ont pas toujours eu l’occasion de présenter leurs points de vue de façon significative dans le cadre du processus démocratique populaire. Les personnes les plus touchées par le projet de loi C-92 se trouvent au carrefour de deux groupes sociaux sous-représentés, soit les peuples autochtones et les enfants. Dans toute société, les enfants comptent parmi les personnes les plus vulnérables. Les adultes en position d’autorité ont l’obligation de veiller à ce que l’on tienne compte de leurs intérêts.
Dans le mémoire, les membres des sections de l’ABC ont formulé huit recommandations. Certaines de ces recommandations portent sur des modifications précises au projet de loi C-92. Toutefois, dans ma déclaration préliminaire, je me pencherai sur les principes généraux qui sous-tendent nos recommandations, conformément à l’approche du comité pendant l’étude préalable, qui consiste à mettre l’accent sur le sujet du projet de loi.
Les principales préoccupations provenant des sections de l’ABC se résument à ceci : il y a le risque que le régime instauré par le projet de loi C-92 soit, dans le meilleur des cas, une autre promesse creuse faite aux enfants autochtones et, dans le pire des cas, un instrument reconduisant la situation de préjudice en causant des torts à une nouvelle génération d’enfants autochtones.
La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, la décision des tribunaux de l’Ontario dans l’affaire Brown c. Canada au sujet de la rafle des années 1960, l’entente de règlement ayant trait à la rafle des années 1960 et la décision historique rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne en janvier 2016 concernant la discrimination qui sévit, à l’époque contemporaine, dans les programmes fédéraux de protection de l’enfance pour les enfants vivant dans les réserves, sans parler des nombreuses ordonnances de non-conformité du tribunal : tout cela confirme que, depuis des générations, les enfants autochtones sont confrontés aux pires formes de discrimination et de négligence de la part du gouvernement fédéral, ce qui a des conséquences dévastatrices pour eux-mêmes, pour leur famille, pour leur communauté et pour leurs descendants.
Une mesure comme le projet de loi C-92 est censée avoir pour but de briser ce cycle.
Toutefois, nous sommes inquiets par la possibilité qu’un manque de financement empêche les communautés autochtones d’accomplir cela.
Bien que le projet de loi C-92 utilise de puissants outils du fédéralisme pour faire en sorte que les communautés autochtones puissent adopter leurs propres lois, des lois qui répondent aux besoins de leurs communautés, le fait que les fonds dépendront d’une entente tripartite conclue après coup — soit une entente entre le corps dirigeant autochtone, le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial ou territorial — risque de mener à des situations où des lois pourraient entrer en vigueur sans qu’il y ait un financement suffisant pour les mettre en œuvre.
Si l’on doit tirer une leçon des nombreuses décisions du Tribunal canadien des droits de la personne concernant les services à l’enfance et à la famille des Premières Nations dans les réserves, c’est bien que le financement est un aspect crucial. Selon le tribunal, la structure de financement du gouvernement fédéral créait des incitatifs pervers qui entraînaient le retrait des enfants des familles. Plus précisément, le système finançait le coût réel de la prise en charge des enfants en foyer d’accueil alors qu’il accordait peu ou pas de financement aux services de prévention. Par conséquent, les parents étaient souvent forcés de céder la garde de leurs enfants à l’État afin que les services essentiels leur soient fournis dans un foyer d’accueil et non pas au foyer familial.
Nous ignorons quels seront les effets sur le terrain du manque de financement qui peut survenir en raison de la structure actuelle du projet de loi C-92, compte tenu des dizaines d’ententes de coordination qui pourraient être conclues. Chose certaine, si, ignorant l’ordonnance du Tribunal des droits de la personne, on néglige le financement ainsi que les besoins de chaque communauté selon les circonstances qui lui sont propres, la discrimination va continuer, selon toute vraisemblance.
En réponse au rapport de 2011 de la vérificatrice générale concernant le programme des services à l’enfance et à la famille dans les réserves du gouvernement fédéral, Michael Wernick, qui était alors sous-ministre d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, a formulé les observations suivantes au Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes :
L’un des aspects vraiment importants du rapport de la vérificatrice générale tient à ce qu’il indique l’existence de quatre conditions gagnantes ou perdantes — c’est la manière de les combiner qui aboutira vraisemblablement à un changement durable. On pourrait choisir l’une ou l’autre de ces conditions, par exemple une législation sans financement, ou un financement sans législation, et ainsi de suite, et cela pourrait se traduire par quelques résultats, mais ceux-ci seraient probablement, à notre avis, de nature temporaire. Si l’on veut un changement structurel durable, il faut combiner ces outils.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi C-92 répond en partie aux conditions nécessaires pour instaurer un changement structurel. Comme M. Wernick l’a souligné dans son témoignage de 2011, il faudrait aller plus loin.
En plus de fournir un cadre pour l’application des lois autochtones, le projet de loi C-92 établit une série de normes minimales pour toutes les autorités chargées de la protection de l’enfance qui s’occupent des enfants autochtones. C’est important, car les diverses lois en la matière offrent un ensemble disparate de protections inégales aux enfants et aux familles autochtones. Pour être clair, les sections de l’Association du Barreau canadien ne considèrent pas ces normes comme un nivellement par le bas. Elles fixent un seuil minimal et non un plafond. Compte tenu de la doctrine de la prépondérance et de la raison d’être du projet de loi C-92, les lois provinciales, territoriales ou autochtones qui dépassent les normes de ce projet de loi demeureront valables, car elles ne seront pas incompatibles avec ses dispositions.
Les objectifs du projet de loi C-92 sont louables, et compatibles avec les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, les droits constitutionnels des peuples autochtones au Canada et le droit international. Toutefois, tel qu’il est rédigé, le projet de loi n’offre aucune garantie — exécutoire ou non — sur le financement des systèmes d’aide à l’enfance gérés par les Autochtones. Ainsi, il risque de causer plus de tort que de bien.
Ce sont nos observations. Merci. J’espère pouvoir vous aider aujourd’hui dans vos délibérations.
La présidente : Merci beaucoup. Vous avez la parole, monsieur Obed.
Natan Obed, président, Inuit Tapiriit Kanatami : Nakurmiik, madame la présidente. Je suis heureux d’être de retour devant le comité pour discuter d’une autre question très importante liée aux enfants et aux soins que nous leur prodiguons dans notre société.
L’Inuit Tapiriit Kanatami est l’organisme national représentant les 65 000 Inuits du Canada, dont la majorité vivent dans l’Inuit Nunangat, notre terre natale, qui englobe 51 collectivités, près du tiers de la masse terrestre du Canada et la moitié de son littoral. Notre organisme est gouverné par les dirigeants élus de la Société régionale inuvialuit, de Nunavut Tunngavik, de la Société Makivik et du gouvernement du Nunatsiavut.
Ces quatre organismes et gouvernements inuits représentatifs sont des détenteurs de droits inuits en vertu de l’article 35 de la Constitution, car ce sont eux qui ont négocié des ententes globales sur les revendications territoriales inuites avec la Couronne entre 1975 et 2005.
Il est donc juste et bon que la Couronne fasse participer les titulaires de droits inuits à l’élaboration du projet de loi C-92. Grâce à sa structure de gouvernance nationale, l’Inuit Tapiriit Kanatami a pu encourager les diverses régions à participer avec le gouvernement du Canada tout au long de ce processus.
Je sais que le comité en a discuté cette semaine. C’est un exemple vraiment fascinant de ce qui se passe lorsque les peuples autochtones et les gouvernements essaient de trouver une façon de travailler ensemble. Je pense que nous ne faisons que commencer à nous comprendre et à nous respecter les uns les autres tout au long du processus.
Un trop grand nombre d’enfants et de jeunes inuits ont été et continuent d’être pris en charge en raison de problèmes de négligence, ce qui peut être attribué en grande partie au manque d’attention accordée aux inégalités sociales et économiques chez les Inuits, notamment dans les domaines de la sécurité alimentaire, du logement, de la santé mentale, de la disponibilité des services de santé, de la sûreté et de la sécurité, de la répartition du revenu, de l’éducation, des moyens de subsistance, de la culture, de la langue et de la qualité du développement de la petite enfance.
En raison du nombre limité de foyers d’accueil, de services professionnels et d’établissements de soins pour bénéficiaires internes dans l’Inuit Nunangat, les enfants sont souvent envoyés à l’extérieur de leur collectivité ou de leur région pour être pris en charge. Par conséquent, beaucoup trop d’enfants sont incapables de participer à notre culture, à notre société et à nos collectivités.
Lorsque le projet de loi a été annoncé en novembre 2018, la ministre des Services aux Autochtones avait déclaré que le projet de loi ferait deux choses en fonction de ce que le gouvernement fédéral a entendu au cours de ses consultations.
Premièrement, il établirait un ensemble de principes fondés à la fois sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et sur la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant.
La ministre a dit clairement que :
[...] « Les décisions au sujet de l’avenir de nos enfants et de leur bien-être devraient être prises en fonction de l’intérêt supérieur de ces enfants et en fonction des droits de ces enfants et de leur famille. [...] Les enfants ne devraient pas être retirés de leur foyer pour des raisons de pauvreté économique ou de situations de santé qui n’ont pas été résolues. »
Deuxièmement, poursuivait-elle :
[...] « que cette loi affirme le droit à l’autodétermination en matière de services à l’enfance et à la famille. Des droits qui sont prévus par le droit international, notre constitution et nos traités. Et cette affirmation de l’autodétermination ouvre la voie aux Premières Nations, aux Inuit et aux Métis d’exercer la compétence qu’ils ont de plein droit. »
En juillet 2018, l’Inuit Tapiriit Kanatami a créé un groupe de travail chargé de fournir des commentaires, d’examiner la documentation et de formuler des recommandations au sujet de la loi fédérale proposée. Le groupe de travail comprenait des représentants de Nunavut Tunngavik Incorporated, de la Société régionale inuvialuit, du gouvernement du Nunatsiavut, de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik au nom de la Société Makivik, de Pauktuutit Inuit Women of Canada et du Conseil circumpolaire inuit du Canada.
Notre organisme a collaboré avec le gouvernement du Canada ainsi qu’avec l’Assemblée des Premières Nations et la nation métisse pour élaborer conjointement des options de législation fédérale visant la protection des enfants inuits. Dans le cadre de séances de mobilisation, dont l’une organisée par Pauktuutit Inuit Women of Canada — avec une trentaine de participants représentant des organisations inuites, le gouvernement et les fournisseurs de services de première ligne dans l’ensemble de l’Inuit Nunangat, ainsi que des chercheurs et les commentaires de notre groupe de travail —, nous avons énuméré et présenté à Services aux Autochtones Canada une série de priorités pour la protection des enfants, notamment : faire tout son possible pour garder les enfants dans leur famille immédiate ou élargie, ce qui nécessite une amélioration du soutien fourni par les ministères et les organismes; veiller à ce que tous les soins fournis aux enfants et aux familles inuits soient adaptés à leur culture; veiller à ce que les enfants et les jeunes inuits vivant à l’extérieur de l’Inuit Nunangat soient identifiés comme Inuits et reçoivent des soins adaptés à leur culture; et veiller à ce que les enfants et les jeunes inuits envoyés à l’extérieur de l’Inuit Nunangat pour recevoir des soins spécialisés demeurent en contact avec leur culture et leur communauté d’origine.
Les Inuits ont également demandé que la loi respecte quatre principes : premièrement, une approche axée sur les résultats; deuxièmement, une approche fondée sur les distinctions; troisièmement, une approche fondée sur des données probantes; et quatrièmement, l’autodétermination des Inuits.
Bien qu’une grande partie de ce que les Inuits ont proposé ait été incorporée au projet de loi C-92, l’Inuit Tapiriit Kanatami demande une modification à l’article 28 du projet de loi, qui porte sur les accords relatifs aux renseignements.
Nous savons que les enfants autochtones de 0 à 14 ans ne représentent que 7,7 p. 100 de la population infantile au Canada. Pourtant, 52 p. 100 des enfants placés en famille d’accueil dans des foyers privés sont autochtones.
Toutefois, au vu des données limitées disponibles dans les rapports publics, l’Inuit Tapiriit Kanatami et, dans la plupart des cas, les organisations inuites de revendications territoriales, sont dans l’impossibilité de déterminer facilement combien d’enfants inuits ont un statut actif auprès des services de protection de l’enfance à l’intérieur et à l’extérieur de l’Inuit Nunangat, ou de déterminer le type, la durée et l’emplacement des services que leurs bénéficiaires reçoivent.
Par conséquent, l’Inuit Tapiriit Kanatami demande que l’alinéa 28a) soit modifié de sorte que les données recueillies sur les enfants autochtones pris en charge soient ventilées afin de préciser s’il s’agit de membres des Premières Nations, d’Inuits ou de Métis et, dans le cas des Inuits, que l’organisme de revendication territoriale auquel ils sont affiliés soit désigné. Cela permettrait aux fournisseurs de services d’aviser ces organismes afin que les enfants et les jeunes inuits puissent continuer de recevoir les prestations auxquelles ils ont droit en vertu de leurs accords de revendications territoriales respectifs.
Il y a consensus parmi les dirigeants de l’Inuit Nunangat sur la façon idéale dont les services de protection de l’enfance devaient être offerts dans les collectivités inuites. Chaque région a également des dispositions importantes dans les lois, les politiques et des programmes de prévention holistiques ancrés dans la culture et les pratiques inuites, qui gardent les enfants dans leur famille et leur collectivité le plus possible et qui augmentent le soutien à la prestation de services communautaires et à ceux offerts par les Inuits eux-mêmes. Cependant, aucune des régions n’a pu effectuer un virage important vers cette vision à l’échelle du système. Le projet de loi C-92 peut nous aider à y parvenir.
Pour réaliser ce virage, il faut un investissement accru et soutenu dans le système de protection de l’enfance d’un bout à l’autre de l’Inuit Nunangat. Ces fonds sont nécessaires pour les besoins de dotation et d’autres ressources afin de mieux mettre en œuvre les services requis par la loi, pour la recherche et la prestation de nouveaux services axés sur la prévention à l’intention des familles, pour faciliter la conception et le financement d’un plus grand nombre d’initiatives communautaires visant à appuyer des familles en santé et des initiatives de changement des systèmes vers une plus grande autodétermination des Inuits dans tous les aspects de la protection de l’enfance.
La présidente : Merci beaucoup. Nous allons maintenant passer aux questions.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Ma première question s’adresse au président Obed. L’une des préoccupations dont d’autres ont parlé concerne les enfants en milieu urbain. Nous savons qu’il y a une grande population d’enfants inuits à Ottawa, par exemple.
Croyez-vous que le projet de loi C-92 contribuera à la prestation de services culturellement adaptés aux familles et aux enfants inuits à Ottawa, favorisant ainsi leur continuité culturelle?
M. Obed : Les dispositions sont universelles dans leur application et, par conséquent, obligeraient les administrations et toutes les personnes responsables à prendre les mesures nécessaires pour faire respecter la loi.
Nous y voyons une évolution, compte tenu de la mosaïque de lois qui régissent la protection de l’enfance. On n’incorpore pas toujours des dispositions propres aux Inuits ou aux Autochtones dans les lois ou les règlements qui les mettent en œuvre.
Nous avons eu des conversations ponctuelles avec des administrations où vivent des Inuits, comme l’Ontario, et nous avons essayé d’être utiles et de faciliter les meilleures interventions possibles ou d’autres scénarios pour les soins ou l’identification des Inuits dans ces régions. Nous espérons que ce projet de loi fédéral ouvrira la voie à un système plus structuré de façon à ce que tous les Inuits puissent y avoir accès au-delà de cette mosaïque de compétences provinciales et territoriales.
La sénatrice LaBoucane-Benson : J’ai une autre question.
J’ai examiné le mémoire de l’Association du Barreau canadien, plus particulièrement en ce qui concerne la modification de la définition de fournisseur de soins de façon à exclure les parents de famille d’accueil. La question a été soulevée à plusieurs reprises et elle était mise en relief lorsque j’ai lu le projet de loi. Je sais que dans les définitions, on parle concrètement des fournisseurs de soins comme membres de la famille, de la collectivité. On pourrait toutefois également inclure dans cette catégorie les parents de famille d’accueil non autochtones dont le seul lien avec l’enfant provient d’un service de placement des enfants.
Pouvez-vous nous en parler un peu? Modifieriez-vous la définition ou plutôt l’énoncé concernant les fournisseurs de soins? Comment régleriez-vous ce problème?
M. Taylor : On pourrait le faire d’une façon ou d’une autre, à condition que l’on tienne compte des droits particuliers que le projet de loi accorde aux fournisseurs de soins et que le libellé soit approprié pour tous les fournisseurs de soins, quelle que soit la nature de leur lien avec l’enfant. Par exemple, je crois que dans les articles qui traitent de cette question, ce qui fait craindre automatiquement qu’un enfant puisse être pris en charge, c’est le statut de ces personnes devant les tribunaux, le fait qu’elles puissent avoir leur mot à dire. Les lois provinciales prévoient des délais serrés qui peuvent faire en sorte qu’un enfant se retrouve dans une famille d’accueil assez rapidement. Si le seul lien est l’ordonnance du tribunal, ce n’est pas le genre de lien dont il est question dans la définition.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Il faudrait peut-être renforcer les définitions pour exclure les parents de famille d’accueil non autochtones dont le seul lien avec l’enfant se produit par l’entremise d’une telle ordonnance, car c’est un problème. En Alberta, par exemple, ils ne sont pas reconnus actuellement. Lorsque le projet de loi sera adopté, les parents de famille d’accueil pourraient avoir le droit de s’exprimer. Je pense que dans des provinces comme le Manitoba, nous avons constaté que ce n’était pas une bonne idée. Ça ne fait que causer encore plus de retards et de consternation.
M. Taylor : Ce serait du point de vue des praticiens dans ces domaines. Je ne travaille pas moi-même dans le domaine de la protection de l’enfance ou du droit de la famille, mais ceux qui le font pensent en effet que cela pourrait être problématique.
La sénatrice LaBoucane-Benson : La définition. Merci.
La présidente : Y a-t-il d’autres questions?
Je ne vois pas d’autres questions de la part des sénateurs. Malheureusement, le porte-parole de l’opposition a été pris ailleurs. Il ne peut vous poser des questions pour l’instant.
Sur ce, j’aimerais vous remercier, au nom des membres du comité, d’être venus. En particulier, je vous remercie d’avoir fourni de la documentation sur les modifications proposées par l’Association du Barreau canadien et l’Inuit Tapiriit Kanatami. Nous les avons par écrit, ce qui est très utile. Merci beaucoup.
Dans notre prochain groupe de témoins sur le projet de loi C-92, le comité est maintenant heureux d’accueillir Pamela D. Palmater, professeure agrégée et titulaire de la Chaire en gouvernance autochtone, Université Ryerson; Hadley Friedland, professeure adjointe, Faculté de droit, Université de l’Alberta; et Naiomi W. Metallic, professeure et titulaire de la chaire du chancelier en droit et politiques autochtones, Université Dalhousie.
Nous allons commencer par la déclaration préliminaire de Mme Palmater. Ce sera ensuite au tour de Mme Friedland et enfin, de Mme Metallic.
Pamela D. Palmater, professeure agrégée et présidente de la gouvernance autochtone, Université Ryerson, à titre personnel : [Mme Palmater s’exprime dans une langue autochtone.]
J’appartiens à la nation souveraine des Micmacs sur un territoire micmac non cédé. C’est un privilège d’être des vôtres aujourd’hui en territoire algonquin non cédé.
À titre d’information, je travaille comme avocate depuis 20 ans, dont 10 ans à Justice Canada, où j’ai suivi toute une formation sur le processus législatif, la rédaction et l’interprétation des lois. Mon doctorat portait spécifiquement sur les lois touchant les peuples autochtones. C’est donc devenu mon domaine d’expertise.
Je suis ici pour m’opposer au projet de loi C-92 dans sa forme actuelle. Il a besoin d’amendements de fond pour pouvoir être considéré digne des Premières Nations.
Ce qui me préoccupe le plus, c’est que le projet de loi ne fait rien de ce que l’Assemblée des Premières Nations ou le ministère des Affaires indiennes — quel que soit le nom qu’il veuille se donner aujourd’hui — avaient promis. On avait promis de s’attaquer à la crise humanitaire. Or, il n’en sera rien avec ce projet de loi.
Ma première préoccupation, c’est qu’il s’agit d’une loi panautochtone qui est discriminatoire à l’égard des Premières Nations, car elle ne s’occupe pas des droits et particularités, de l’histoire, des conditions économiques et des intérêts de chacune. Les Premières Nations ne devraient pas être limitées par le statut juridique, politique et social très différent des autres groupes. Par exemple, les Métis, comme collectivité, ne subissent pas les mêmes conditions socioéconomiques que les Premières Nations et les Inuits. Nous savons tous que, dans la loi, lorsque tous les groupes sont officiellement égaux, on nie l’égalité réelle aux groupes les plus opprimés. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un nivellement par le bas, nous parlons de différences très importantes dans les droits et les besoins de ces groupes.
C’est pourquoi les tribunaux canadiens ont expressément rejeté l’égalité officielle entre les groupes et préconisent maintenant l’égalité réelle. Ce n’est pas dans ce projet de loi. Les Premières Nations seront victimes de discrimination dans ce projet de loi et se verront refuser leurs droits fondamentaux à l’égalité réelle.
Ma deuxième préoccupation est qu’il n’y a pas de reconnaissance ou de statut indépendant pour les lois des Premières Nations. Elles sont considérées, si elles sont acceptées, comme une loi fédérale, un peu comme un règlement administratif en vertu de la Loi sur les Indiens. Tous ceux qui ont déjà travaillé pour les Premières Nations, savent qu’il est presque impossible d’obtenir que la GRC ou même un tribunal respecte un règlement administratif, malgré le fait qu’il s’agit d’une loi soi-disant fédérale.
Sous réserve d’être reconnues, les lois des Premières Nations seraient par ailleurs conditionnelles ou assujetties à la Charte, à la Loi canadienne sur les droits de la personne, à l’article 35 de la Loi constitutionnelle, à toutes les interprétations très limitées de ce genre de causes judiciaires, à la répartition des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux, aux ententes de coordination et à toutes les interprétations que les tribunaux voudront en faire, à des provinces qui ne voudront pas les respecter, aux définitions préexistantes de « l’intérêt supérieur de l’enfant » — définies par les tribunaux et ouvertes à interprétation. Toute forme de pouvoir discrétionnaire ou d’interprétation de la part d’autres personnes permet le racisme et les abus, et c’est là le problème du système actuel. Les articles 10 à 15 du projet de loi limitent eux-mêmes les pouvoirs des Premières Nations. On n’impose pas moins de sept conditions fondamentales aux pouvoirs des Premières Nations. C’est à se demander où ils sont ces pouvoirs, et c’est qu’il n’y en a pas.
La prépondérance des lois fédérales, provinciales et autochtones n’est pas très claire dans ce projet de loi. Il est exceptionnellement risqué de demander aux Premières Nations de se fonder sur les dispositions de non-dérogation de la Charte ou de la Loi canadienne sur les droits de la personne, parce qu’elles sont déterminées par les tribunaux eux-mêmes sans que leur force ait été établie. C’est un territoire inconnu, et on ne sait trop où on risque d’atterrir.
Nous avons de sérieuses réserves à l’égard de la disposition de dérogation et du fait qu’elle ne respecte pas les droits des Premières Nations.
Ma troisième préoccupation, c’est que le projet de loi oblige les Premières Nations à négocier des ententes de coordination avec le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, alors que ce sont les provinces qui posent problème. L’ennui, c’est qu’elles ne s’occupent pas du tout de nos enfants. C’est pourquoi ils sont assassinés ou portés disparus, pourquoi ils se retrouvent en prison, pourquoi ils sont victimes de traite, pourquoi ils sont maltraités chez eux et pourquoi nous avons cette crise sur les bras. La résistance des provinces à l’égard de ce projet de loi montre bien qu’elles ne sont pas prêtes à renoncer au pouvoir ou au financement associé à nos enfants. Elles l’ont d’ailleurs déclaré publiquement. Elles ont bâti toute une industrie autour de nos enfants et je ne crois pas qu’elles vont lâcher prise de sitôt. Elles n’ont pas reconnu leur part du processus.
Ma quatrième préoccupation, c’est qu’il n’y a pas de garantie légale de financement. Le fait de reconnaître une demande de financement de la part des Premières Nations ne constitue pas une garantie légale de financement. Il n’y a pas de lignes directrices voulant que le financement soit fondé sur le nombre d’habitants, l’inflation, les coûts réels, les besoins réels ou les droits des Premières Nations. Il n’y a pas de disposition obligatoire concernant le principe de Jordan. Il n’y a pas de lignes directrices sur ce qui constitue un financement destiné à la prévention. Il n’y a aucun engagement à s’attaquer aux causes profondes qui font qu’on nous retire nos enfants sous prétexte de leur offrir des services fondamentaux, dont le logement, la nourriture, l’eau, les vêtements et l’accès aux services de santé mentale, alors que c’est justement dans la carence de tout cela que résident les causes profondes. En tout cas, ces retraits ne sont pas nécessairement perçus comme des services à l’enfance et à la famille.
Ma cinquième préoccupation est que le ministre conserve tous les pouvoirs prévus par la loi et les règlements connexes. Le simple fait d’avoir à consulter les Premières Nations est la raison pour laquelle nous avons cette relation vraiment problématique au départ. La consultation à elle seule ne fonctionne pas. Il faut reconnaître le pouvoir des Premières Nations de prendre leurs propres décisions.
Qui prend la décision concernant l’« intérêt supérieur de l’enfant »? Puis, il y a les ententes de coordination — à savoir si elles sont suffisamment négociées. Qui prend cette décision? S’il y a un conflit avec les traités — qui prend ces décisions? Les consultations panautochtones faussent les commentaires que le ministre pourrait faire, par exemple sur la réglementation de questions qui n’ont absolument rien à voir avec les Premières Nations. Ce qui est bon pour les Métis ne convient pas aux Premières Nations, et vice versa. Nous ne devrions pas parler de ce qu’il en sera des Métis.
Quand on donne de nouveaux pouvoirs au ministre — et nous ne savons même pas quel ministre; il pourrait s’agir du ministre des Pêches et des Océans, pour en citer un au hasard — cela vient tout déformer et enlever des pouvoirs aux Premières Nations. Quel que soit le pouvoir que vous donnez à un ministre, vous enlevez nécessairement quelque chose à une Première Nation.
Il n’y a pas de disposition particulière contre la stérilisation forcée des femmes et des filles autochtones dans le contexte des services à l’enfance et à la famille, ce qui, nous le savons tous, est un problème. Ce projet de loi ne tient pas compte des différences entre les sexes. Il ne fait pas passer les voix des femmes en premier; il ne fait pas passer leurs expériences en premier. N’oublions pas que ce sont surtout les mères qui perdent leurs enfants, qu’il s’agisse d’un retrait ou d’une stérilisation forcée.
Il y a beaucoup d’autres problèmes : le libellé est confus, vague et imprécis. Il n’y a aucune directive prévoyant un maximum de contacts et des efforts actifs pour rendre des comptes aux Premières Nations. Il y a des problèmes liés à la protection de la vie privée qui iraient à l’encontre des lois en vigueur dans d’autres provinces tout en empêchant les Premières Nations à se défendre. Il n’y a rien sur la compétence des peuples autochtones vivant hors réserve et sur la façon dont cela serait réglé.
Les amendements que je propose visent à faire en sorte qu’il s’agisse d’une mesure législative propre aux Premières Nations — uniquement s’il y a consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, avec une clause dérogatoire détaillée qui finance des solutions de rechange facultatives. Si une Première Nation gère déjà ses propres services à l’enfance et à la famille, cela devrait être financé à titre de solution de rechange à une participation forcée à ce projet de loi. Il devrait y avoir un financement ciblé et engagé spécifiquement pour les Premières Nations, où « le ministre fournira le financement nécessaire en fonction des besoins et de la population » — le genre de libellé qu’on ne peut pas contourner; quelque chose de concret que les banques et les tribunaux seront obligés de reconnaître. Quelque chose de judiciable. Il n’y a rien de judiciable là-dedans.
Le droit inhérent des Premières Nations à l’autodétermination à l’égard des services à l’enfance et à la famille doit être reconnu à part entière. Pour ce faire, il faut une modification corrélative à la Loi sur les Indiens qui abroge expressément l’article 88 afin que les lois provinciales ne puissent pas s’appliquer dans les réserves. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, la DNUDPA, et les droits de l’enfant devraient être mentionnés. Le projet de loi devrait faire l’objet d’un examen approfondi afin d’y apporter des modifications importantes, s’il y a le moindre espoir de le sauver. Merci.
La présidente : Merci beaucoup.
Naiomi W. Metallic, professeure et titulaire de la chaire du chancelier en droit et politiques autochtones, Université Dalhousie, à titre personnel : Mme Friedland et moi-même sommes deux des cinq auteurs qui ont travaillé au rapport Yellowhead, dont vous avez sans doute reçu des exemplaires. Nous avons réparti notre temps de la même façon, c’est-à-dire que chacune de nous parlera de ce qu’elle a écrit.
Comme vous le savez, dans le rapport Yellowhead, nous avons relevé des problèmes importants dans cinq domaines. Nous avons cerné cinq problèmes majeurs. Il y en a certainement d’autres, mais ce sont les cinq sur lesquelles nous nous sommes concentrés.
Nous croyons que le projet de loi est rédigé de bonne foi, les intentions sont bonnes, mais nous pensons qu’il y a des améliorations importantes à apporter pour qu’il soit efficace. Je vais vous dire les raisons pour lesquelles je crois qu’il est si important que ce projet de loi traite du financement et de la reddition de comptes. Vous verrez que nos commentaires sont liés à la compétence. Tout cela est interrelié.
Notre position, et nous l’affirmons clairement dans notre rapport, est que sans un financement et une reddition de comptes réels, ce projet de loi ne fera que donner aux peuples autochtones le pouvoir de légiférer sur leur propre pauvreté. Nous avons vu une version annotée de ce que Cindy Blackstock a fait circuler avec certains amendements proposés. Je crois que vous en avez des exemplaires ou que vous en recevrez. Je pense que les modifications proposées en matière de financement et de reddition de comptes sont des solutions viables. C’est ce que je recommande de faire.
Ce projet de loi est une occasion tellement importante de faire une différence dans un domaine vraiment crucial. Beaucoup de gens, y compris la Commission de vérité et de réconciliation et le Tribunal canadien des droits de la personne, ont dit que la protection de l’enfance est l’équivalent moderne du système des pensionnats. En votre qualité de législateurs, vous avez l’occasion de faire quelque chose que les législatures précédentes n’ont peut-être pas pu faire. Je vous exhorte à bien faire les choses sans vous précipiter. Posez un geste vraiment significatif plutôt qu’un geste banal, vide de sens.
À ce sujet, j’ai fait pas mal de travail et j’ai récemment rédigé un article sur l’histoire du bien-être des enfants des Premières Nations, en mettant l’accent sur le cas de la société compatissante. Tout au long de mon étude, j’ai appris qu’à l’instar d’autres secteurs de services essentiels dans les collectivités des Premières Nations, la protection de l’enfance est un secteur longtemps négligé qui présente des problèmes systémiques et structurels majeurs. Je ne peux pas entrer dans les détails. Je donne des cours là-dessus. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une longue histoire, près de 70 ans d’histoire, qui ont commencé après la Seconde Guerre mondiale. Voilà pourquoi il est si important que le financement soit mentionné expressément dans le projet de loi, tout comme l’obligation redditionnelle du gouvernement fédéral.
Je vais parler des problèmes, mais l’une des principales caractéristiques de ce qui est si problématique dans la façon dont la protection de l’enfance a été structurée au cours des 70 dernières années, c’est la négligence des compétences. Les gouvernements fédéral et provinciaux se sont toujours demandé qui avait la responsabilité en se pointant du doigt. Le Parlement a pris des mesures — il a adopté l’article 88 pour tenter, après 1951, d’amener le gouvernement provincial à exercer sa compétence. Les gouvernements provinciaux ont refusé en disant qu’on ne pouvait pas les obliger au moyen de cette disposition unilatérale et qu’il fallait les rembourser si on voulait qu’elles offrent ces services. C’est ce qui a fini par se produire.
Dans les années 1960, le gouvernement fédéral a négocié diverses ententes avec plusieurs provinces, mais nous avons vu une approche disparate se développer où certaines provinces exerçaient des compétences et d’autres non, ou de façon très minime et seulement dans les circonstances les plus exténuantes. Nous avons assisté par endroits à la rafle des années 1960. Une véritable mosaïque, qui demeure telle, même si elle a évolué. Ce que nous avons vu, c’est la question de savoir qui tient la patate chaude sur le plan des compétences, et elle se poursuit, laissant nos enfants autochtones dans un vide juridique, avec tous les risques et l’incertitude que cela comporte.
Cela a également permis que le sous-financement se poursuive pendant plus d’une décennie. Si la situation s’est fait ressentir dans les collectivités, elle est passée quasiment inaperçue à l’extérieur, sauf au ministère des Affaires autochtones. Le Parlement n’était pas au courant et il y avait très peu de surveillance. À quelques reprises, le vérificateur général du Canada a dit, dans les années 1990 et 2000, que de la façon dont le système était structuré, il n’y avait pas de loi à proprement parler. En fait, cela a donné lieu à une situation où il y avait très peu de surveillance et de reddition de comptes, et le vérificateur général a demandé au Parlement d’en faire plus.
La dernière chose que je dirai, c’est que le système existe dans un tel déséquilibre des pouvoirs. Les Premières Nations ne peuvent pas vraiment apporter des changements significatifs ou contester les choses devant les tribunaux, malgré quelques tentatives dans les années 1990. La plus grande réussite a été celle de Cindy Blackstock et de l’Assemblée des Premières Nations qui ont eu gain de cause dans la décision contre la Société de soutien à l’enfance. Il a fallu neuf ans de travail ardu pour remporter cette cause.
Cette décision est cruciale. Il importe de retenir que c’est ce qui nous amène là où nous sommes. Ce projet de loi n’a pas été présenté pour d’autres raisons que pour cette affaire judiciaire. Il ne faut pas l’oublier. Il est important que la décision soit mentionnée dans la loi.
Deux choses importantes sont ressorties de cette décision. Premièrement, il a confirmé que les Premières Nations étaient sciemment sous-financées et qu’elles avaient droit non seulement à un financement égal ou comparable à celui des provinces, mais qu’elles avaient en fait droit à des services qui répondent à leurs besoins et à leur situation, y compris leurs besoins culturels, historiques et géographiques. Elles ont droit à des services comme les autres Canadiens, mais il s’agit de reconnaître qu’elles ont leurs propres besoins spéciaux.
Le deuxième élément important, c’est qu’en raison de la question de la patate chaude, cette décision confirme — et le Canada n’a pas interjeté appel — que le Canada exerce sa compétence lorsqu’il finance les Premières Nations en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle et qu’il assume la responsabilité principale en la matière. Le Canada soutient depuis longtemps que ce n’est pas le cas et il a essayé de dire que cette responsabilité appartient aux provinces. Il a été clairement confirmé dans cette décision qu’il s’agit de la compétence du Canada.
Ce sont les deux principaux points qui ressortent de l’affaire de la Société de soutien à l’enfance.
Je suis en faveur de la législation fédérale. Je pense que c’est important. Je crois que le Canada a la compétence de légiférer dans ce domaine. Nous avons assisté aux réunions du Comité permanent des affaires autochtones et du Nord aujourd’hui. Nous avons eu une discussion à ce sujet. Je ne pense pas du tout que ce soit controversé. Le Canada a compétence pour agir dans ce domaine.
Je pense qu’en ce qui concerne la législation, bien que la reconnaissance de la compétence autochtone soit une partie nécessaire de la loi, elle n’est pas suffisante en soi. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la loi doit prévoir un engagement de financement dans le cadre de la reconnaissance de la responsabilité du Canada.
La façon dont la loi est actuellement structurée semble indiquer que le financement sera précisé dans les accords de coordination entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Quand je pense à la longue résistance des provinces à faire quelque chose dans ce domaine, je pense qu’il est tout à fait naïf de penser que les peuples autochtones pourront conclure des ententes de financement avec les gouvernements provincial et fédéral.
Je pense que cela va exacerber le problème épineux de la patate chaude dont nous avons parlé.
Compte tenu de l’affaire de la Société de soutien à l’enfance, je pense qu’il est manifeste que la responsabilité incombe au gouvernement fédéral. S’il estime ensuite que le gouvernement provincial devrait intervenir, libre à lui. Laissons-les négocier cela séparément au lieu d’obliger les peuples autochtones à porter ce fardeau.
C’est conforme au principe de Jordan. Si une province et le gouvernement fédéral ne s’entendent pas sur le financement, c’est à eux de régler la situation. Toutefois, qu’ils n’empêchent pas la prestation de services aux enfants et aux familles autochtones qui en ont besoin. C’est ma position.
Dans notre rapport pour l’Institut Yellowhead, nous avons établi quatre domaines dans lesquels le financement devrait être fourni. Mme Palmater en a touché un mot. Je vais passer à mes deux derniers points.
Lorsque je dis que le financement doit aller de pair avec la reddition de comptes, ce que je veux dire, c’est que pendant très longtemps, les communautés autochtones n’avaient pas les moyens de faire en sorte que la loi énonce clairement les obligations du gouvernement fédéral. Il faut que ce soit établi. Il doit aussi y avoir moyen d’établir un mécanisme pour régler les différends, car il y en aura inévitablement. Pour le moment, la loi laisse entendre qu’il y aura un règlement à cet effet.
Compte tenu du passé, où le gouvernement fédéral disait parfois qu’il allait légiférer sur les questions autochtones et qu’il ne l’a pas fait — et nous en avons donné quelques exemples dans le rapport Yellowhead —, et bien que j’aimerais attendre de voir ce qui se prépare, j’appuie ce qui a été suggéré dans l’ébauche que Cindy Blackstock a présentée, à savoir que la Commission canadienne des droits de la personne devrait être désignée comme instance de dernier recours pour le règlement des différends. Il pourrait y avoir, avant cela, dans le cadre d’ententes ou de règlements, d’autres formes de règlement, mais si cela ne fonctionne pas, il s’agirait de laisser aux parties la possibilité de retourner devant le Tribunal canadien des droits de la personne.
Je pense vraiment qu’il est essentiel qu’il y ait un organe décisionnel indépendant, et non pas simplement permettre la médiation. Il faut quelqu’un d’indépendant qui n’a aucun lien avec le gouvernement fédéral pour prendre ces décisions, qui doivent par ailleurs être exécutoires. Voilà qui nous ramène une fois de plus au déséquilibre très profond des pouvoirs entre les communautés autochtones, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.
Mon dernier point n’est pas abordé dans la proposition annotée de Mme Blackstock. Je pense que c’est important. À l’heure actuelle, le projet de loi prévoit que le ministre a le pouvoir discrétionnaire de recueillir et de publier des données.
Il y a une recommandation dans le cadre de l’appel à l’action no 2 de la Commission de vérité et de réconciliation, qui demande au gouvernement de publier des rapports annuels sur le nombre d’enfants pris en charge, sur les dépenses totales engagées, sur les soins et services préventifs et sur l’efficacité des diverses interventions.
Je crois que c’est vraiment important pour la reddition de comptes. Si nous ne faisons pas de suivi, comment saurons-nous ce qui se passe? C’est ainsi qu’il y a eu sous-financement pendant une bonne dizaine d’années. Si personne ne suit ce qui se passe, il est vraiment difficile de tenir le gouvernement responsable.
Je pense que tel était l’esprit de l’appel à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation. Ce sont trois choses très importantes qu’il faut aborder, à mon avis.
Hadley Friedland, professeure adjointe, faculté de droit, Université de l’Alberta, à titre personnel : Vous avez notre rapport. Je veux me pencher sur deux aspects clés et entrer un peu dans les détails des parties de ce projet de loi qui, selon nous, doivent être modifiées pour que le statu quo ne puisse pas continuer.
Le premier point concerne l’article sur les normes nationales et le concept de l’intérêt supérieur de l’enfant. Le deuxième point concerne la compétence et le besoin de clarté et de certitude dans ces dispositions.
Personne ne conteste le fait que l’esprit de l’intérêt supérieur de l’enfant et les besoins de l’enfant devraient primer et que tous les adultes concernés devraient chercher la meilleure solution possible en fonction de la situation de l’enfant. C’est positif et important. Le problème, c’est la façon dont cela a été interprété et appliqué par les tribunaux. Inévitablement, ce projet de loi sera interprété et appliqué par les tribunaux canadiens. Or, à défaut de dispositions assez contraignantes, ils continueront d’interpréter la loi comme ils l’ont toujours fait, avec les mêmes résultats.
Il y a deux questions juridiques. Comme le dit Ardith Walkem, l’intérêt de l’enfant, tel qu’il a été appliqué par les tribunaux à l’endroit des enfants autochtones, mène à une stabilité à court terme sans égard pour les dangers, les dommages et la déconnexion qui se produiront à long terme, avec des résultats dévastateurs.
Il y a deux questions juridiques qui, si elles ne sont pas réglées, vont continuer à aboutir au même résultat.
Toutes les lois provinciales prévoient des délais obligatoires pour la prise en charge des enfants. Ces délais vont de six mois à deux ans. À ce moment-là, il n’y a souvent pas de discrétion et les relations légales de l’enfant avec sa famille d’origine sont définitivement rompues. De nombreuses lois ont supprimé tout pouvoir judiciaire discrétionnaire et de nombreux magistrats disent qu’ils ont souvent l’impression, voire savent, que ce n’est pas dans l’intérêt de l’enfant, même de leur point de vue, mais qu’ils n’ont pas le choix. Le projet de loi ne fait rien à cet égard. Cela va continuer.
La deuxième question juridique réside dans l’arrêt Racine c. Woods, que la Cour suprême a prononcé en 1983. C’est une bonne loi, elle crée un précédent contraignant et elle continue d’être appliquée par les tribunaux partout au Canada. Cette décision signifie que l’intérêt de l’enfant est une considération primordiale, et c’est positif. Elle fait le lien entre le concept de l’intérêt de l’enfant et une croyance troublante selon laquelle l’importance des antécédents culturels hérités d’un enfant autochtone, par opposition au lien avec un parent adoptif ou d’une famille d’accueil, s’estompe avec le temps. Tant que ce principe ne sera pas explicitement dépassé dans le libellé de la loi, les tribunaux doivent continuer de l’appliquer.
Tout d’abord, cela remonte à il y a 36 ans. Les années ne se sont pas écoulées en vain, l’avis des experts et la théorie des liens affectifs elle-même ont évolué bien au-delà de ce qu’il en était en 1983.
Deuxièmement, nous avons l’affaire Brown c. Canada, où de véritables éminences des quatre coins du Canada ont dit que le fait d’écarter les enfants autochtones de leurs liens culturels, de leurs relations et de leur territoire a causé beaucoup de tort.
Nous avons cela. Nous avons aussi un ensemble de lois sur le droit de la famille qui a beaucoup évolué au cours des 36 dernières années. Nous avons des parents multiples et des conditions de vie différentes, des enfants qui vivent dans des situations de garde partagée avec jusqu’à quatre parents, nous avons des outils créatifs et efficaces et des enfants qui ont réussi. Nous voyons des adultes grandir dans des conditions de vie différentes. Ces outils familiaux auraient dû être appliqués depuis longtemps en droit de la famille. Il ne s’agit pas de devoir choisir entre une chose et une autre.
Parmi les suggestions visant à modifier ou à régler cette question dans ce projet de loi, mentionnons, tout d’abord, Racine c. Woods et l’abolition des lois provinciales. Il s’agirait d’avoir une clause de raisonnement inadmissible, quelque chose pour préciser qu’au moment de déterminer l’intérêt d’un enfant autochtone, la durée de la garde parentale ou de la garde d’un aidant naturel non autochtone, ne peut en soi mener à la rupture permanente des relations juridiques de cet enfant ni être perçue comme un équivalent de la stabilité et de la sécurité.
Deuxièmement, il faut mettre l’accent sur la prévention et éviter la prise en charge au départ.
Il s’agirait d’ajouter un principe d’effort actif à l’instar de la Indian Child Welfare Act des États-Unis, selon laquelle il ne faut négliger aucun effort dans les limites du raisonnable pour la prestation des services et prouver que ces efforts ont été déployés avant que le retrait d’un enfant ne soit autorisé.
Ajouter quelque chose comme le principe du maximum de communication que consacre la Loi sur le divorce pour encourager le maximum de communication entre les enfants et les parents autochtones, la famille élargie, la collectivité et l’ensemble du territoire.
Éliminer l’intérêt de l’enfant lorsque ce n’est pas nécessaire ou pas clair. L’article 23 porte que les lois autochtones ne s’appliquent pas si elles ne sont pas dans l’intérêt de l’enfant. Il est inutile. Les tribunaux conserveront leur compétence parens patriae. Ils pourront décréter que la législation provinciale et fédérale ne s’applique pas si elle n’est pas dans l’intérêt de l’enfant. Vous pourriez être plus précis s’il y a des préoccupations particulières. Si c’est une question urgente de santé et de sécurité, il y a moyen de prévoir une exception pour être plus précis.
Passons maintenant aux questions de compétence. Mme Palmater en a présenté quelques-unes, tout comme Mme Metallic.
Nous croyons que la reconnaissance et le respect de la compétence inhérente des peuples autochtones dans ce domaine constituent un pas en avant. Il y a certainement des limites.
Selon nous, il y aurait moyen de renforcer cet article en le précisant et lui donnant plus de certitude. Il faut que les compétences fédérale et provinciale soient claires pour écarter le problème des sujets épineux et de négligence entre les divers niveaux de compétence. Là où le projet de loi envisage une compétence simultanée ou concertée, il faut préciser clairement comment cela va s’appliquer.
Il nous faut plus de clarté pour ce qui est des conflits et de la prépondérance. Ce projet de loi doit être assez clair pour qu’un travailleur social de première ligne pris au milieu d’une situation de crise sache qui, quoi et quand — qui est responsable et à qui s’adresser pour obtenir des services pour un enfant.
Les enfants et les familles doivent avoir un accès sûr aux lois autochtones. Dans sa forme actuelle, le projet de loi ne précise pas si la compétence se limite aux zones géographiques, si elle est territoriale ou si elle respecte la compétence personnelle des citoyens autochtones. C’est à clarifier. Autrement, de nombreux enfants autochtones se trouveront exclus de la portée de la loi, notamment les enfants des Premières Nations hors réserve, les enfants non inscrits, les enfants métis et inuits, de même que les enfants et les familles en milieu urbain.
Enfin, revenons à la question du financement. Cette compétence sera vide de sens sans les accords de financement appropriés pour élaborer et appliquer des lois autochtones et créer une égalité réelle entre ces lois et les lois provinciales et fédérales.
La présidente : Merci beaucoup.
La sénatrice LaBoucane-Benson : J’ai une question pour chacune d’entre vous. Je commence par Mme Metallic.
Tous nos témoins ont déploré qu’il ne soit pas question de financement dans le corps du projet de loi. Il ne suffit pas de mentionner le financement dans le préambule de la loi. Nous y travaillons déjà.
L’un des témoins était Kevin Page. Il nous recommandait d’inclure le financement dans les énoncés de principe. Une des idées que nous avons eues était de l’incorporer dans le principe d’égalité réelle. L’ajouter dans « e » peut-être. Cela assure la souplesse de tous les accords de coordination et de la façon dont chacun va imaginer ses propres modèles et le financement qui s’y rattache, tout en parlant véritablement d’égalité réelle et de financement. Que pensez-vous de cela?
Mme Metallic : Utiliser le langage de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et en faire un principe. Plus que toute autre chose, il faut que ce soit là. Il faut une norme dans la loi. Le problème avec l’ancien système est que la loi ne fixe pas de norme. Donc, cela prête à toutes sortes de débats.
J’aime ce que j’ai vu dans les amendements proposés par Mme Blackstock. Il y a un principe qui pourrait peut-être fonctionner. La clé, je dirais, est d’utiliser presque mot à mot la décision rendue dans Société de soutien. Cette décision traite d’égalité réelle, c’est-à-dire que les enfants et les familles des Premières Nations — et on pourrait étendre cela à tous les enfants autochtones — ont droit à des services adaptés à leurs besoins et à leur situation, y compris à leurs besoins culturels, historiques et géographiques.
Il y a différents moyens d’y arriver. Ce qui importe le plus, c’est d’en faire un principe et un engagement. Inévitablement, il y aura des différends, mais c’est la norme que le gouvernement fédéral devra respecter. Selon moi, c’est le plus important.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Je suis d’accord. Merci.
Ma deuxième question s’adresse à Mme Friedland. Nous avons parlé de l’intérêt de l’enfant. La primauté de la théorie de l’attachement dans les tribunaux de la famille est terrible. Elle a rejeté la continuité culturelle, les relations culturelles et la primauté des relations avec la famille.
Une idée à laquelle j’ai songé concerne l’intérêt de l’enfant, dans le but premier d’équilibrer son bien-être psychologique et émotionnel, d’une part, avec sa relation familiale et sa continuité culturelle, d’autre part, pour leur donner le même poids dans le but premier, ce qui est très différent de l’optique provinciale de l’intérêt de l’enfant et rehausserait la relation culturelle et familiale et rappellerait probablement les travaux de Jeannine Carriere de l’Université de Victoria sur la continuité culturelle. Ce sont peut-être des attachements culturels. Nous pourrions peut-être redéfinir l’intérêt de l’enfant. Que pensez-vous de cette idée?
Mme Friedland : Cela pourrait être utile. Cela créerait immédiatement un centre d’intérêt. Il restera aux décideurs à voir s’ils équilibrent ces deux choses. Parce que le poids de la jurisprudence est si grand dans cette vision de l’attachement — encore une fois, cette vision des attachements remonte à près de 30 ans, à l'époque où les femmes gardaient la maison. On imagine un foyer non autochtone, essentiellement blanc, de la classe moyenne, où la mère est à la maison avec les enfants pendant que le père est au travail. Nous savons que cela n’existe plus. Il faut élargir ces relations et parler de cette importance.
C’est important, mais je pense qu’il faut une dérogation explicite à Racine c. Woods, parce qu’il s’agit d’une loi exécutoire à ce stade-ci.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Avez-vous un exemple de cette disposition d’inadmissibilité dont vous parliez? Je n’en ai rien vu dans le rapport Yellowhead. Avez-vous un exemple de ce à quoi elle pourrait ressembler?
Mme Friedland : Ce n’est pas dans le rapport. Voulez-vous que je vous lise mon exemple?
La sénatrice LaBoucane-Benson : La transcription fera l’affaire, si vous avez déjà lu votre exemple, ou si vous voulez nous envoyer un courriel plus étoffé. Je ne voudrais pas vous donner plus de travail.
Mme Friedland : Je vais vous envoyer un exemple par courriel.
La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci.
Ma dernière question s’adresse à Mme Palmater. L’une des choses qui nous posent vraiment problème, c’est que les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, la CVR, préconisent des lois sur le bien-être des enfants autochtones avec des normes minimales. Tels sont les appels à l’action. Je pense que c’est ce à quoi le gouvernement réagissait. Je comprends ce que vous dites — comment concilier la compétence des Autochtones, la capacité de créer leurs propres lois, tout en reprenant les normes minimales du gouvernement? Pourtant, c’est ce que la CVR a préconisé.
Pourriez-vous nous expliquer en un mot comment concilier cet appel à l’action auquel il répond clairement avec des questions que vous avez soulevées?
Mme Palmater : Merci de votre question. C’est important, parce qu’il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup d’enquêtes publiques, de commissions, de rapports, de mises à jour et d’analyses.
Les peuples autochtones ont été étudiés ad nauseum. Ce n’est pas parce que cela semble être un appel à l’action ou une recommandation qu’il faut conclure que c’est la solution. Peut-être 90 p. 100 des appels à l’action traduisent ce que veulent les Premières Nations, mais ce n’est pas forcément le cas. Il en va de même pour la Commission royale sur les peuples autochtones. La CRPA a formulé beaucoup d’excellentes recommandations et d’autres qui sont très problématiques et que nous ne souhaitons pas suivre.
Le gouvernement fédéral ne s’est jamais tenu lié par un rapport de commission royale ou autre. J’aurais du mal à croire qu’il se sent lié par la CVR. Je le dis avec tout le respect que je dois à la CVR, car elle a produit un excellent rapport de fond. On peut toujours poursuivre dans cette voie, en principe, tant qu’il reste — si les Premières Nations, les Métis et les Inuits le veulent — une voie législative respectant le désir d’avoir une loi. C’est seulement que la réalité est différente. Il n’existe pas de groupe autochtone ni de personne autochtone. Nous sommes complètement différents.
Pour répondre à votre autre question, il est important, selon moi, de ne pas parler du financement seulement dans le préambule et dans un principe; le financement doit être un droit substantiel monnayable à la banque. Il devrait figurer aux trois endroits : dans le préambule; dans le principe; et dans un droit distinct, indépendant et arbitrable en justice.
Le sénateur Patterson : J’ai trouvé vos exposés contraignants et persuasifs. Par moments, ils m’ont rappelé nos discussions sur le projet de loi S-3 et les droits de la personne.
Voici la situation. Je parle en tant que membre du Sénat. Il y a des élections à l’automne. Nous avons un échéancier très serré pour traiter de dizaines de projets de loi, comme celui-ci, qui s’accumulent au Sénat et ceci est très important. Le Parlement doit mettre fin à ses travaux le 21 juin, à moins de changement. Le Sénat ne siégera peut-être pas beaucoup plus longtemps que cela.
Je vous demande ceci : Cindy Blackstock et les porte-parole des chefs du Manitoba et vous-même avez tous parlé hier de la nécessité de respecter les compétences inhérentes. Vous avez tous dit qu’il s’agit ici d’une loi fédérale qui affaiblit ainsi cette compétence. De fait, au Manitoba, il y avait même un protocole d’entente, qui date de quelques années, sur lequel on a commencé à travailler, et qui allait dans le sens du respect de la compétence inhérente. La participation a été de bonne foi et il en a résulté un bon processus.
Les gens du ministre ont dit que si l’on veut emprunter cette voie, c’est possible, avec l’autonomie gouvernementale, mais que le processus pourrait être long.
Mme Blackstock, Mme Palmater et vous avez proposé une approche vraiment différente du projet de loi. En même temps, je pense que tout le monde convient que la situation mérite notre attention. D’après ce que je comprends, et comme vous l’avez décrit dans l’historique, madame Metallic, les provinces ont pris la relève et il y a de l’argent en jeu. Certaines personnes parlent même de profit, en disant qu’au moins elles recouvrent leurs coûts et peut-être même plus.
J’aimerais comprendre que, si nous recommandons une approche radicalement différente qui témoignera d’un plus grand respect des droits inhérents, cela ne passerait pas facilement. Le ministre vient de nous dire que, si un groupe autochtone ne peut pas s’entendre avec la province, après un an, il peut aller de l’avant dans le cadre fédéral; ne vous faites donc pas trop de souci à ce sujet, nous a-t-on dit.
Si nous risquons de perdre ce projet de loi en y apportant des amendements importants, comme vous l’avez recommandé, avec Mme Blackstock — qui est très bien respectée dans ce domaine, bien sûr —, nous risquons de tout perdre, selon moi.
Est-ce le moment où le Comité des peuples autochtones doit dire : faisons-le comme il faut ou ne le faisons pas du tout? Vous comprenez mon dilemme?
Tout de suite après cette séance avec vous, nous sommes censés préparer un rapport pour le Sénat. J’ai commencé à penser à certains peaufinements possibles. Vous avez proposé des changements assez importants, tout le monde, et il me semble que vous partagez les mêmes positions.
Que conseillez-vous? Risquons-nous d’entamer un processus plus long et plus difficile en empruntant la voie que vous recommandez, qui nous mènerait à une confrontation avec le Parlement? Je suis peut-être en train de vous demander des conseils politiques, mais je tiens à confesser ma réaction à ce que vous aviez à dire. Est-il valable de faire ce petit pas en avant avec quelques peaufinements, ou devons-nous dire : « Non, ce doit être fondamentalement préférable de respecter les droits inhérents? »
Mme Palmater : Cela ressemble beaucoup au projet de loi S-3. De fait — et je ne sais pas s’il s’agit d’un conseil politique —, nous n’aurions pas le projet de loi comme tel si le Sénat n’avait pas pris fermement position et déclaré que, dans notre pays, l’égalité des sexes est la loi et qu’il faut faire mieux. Il nous reste encore des dispositions qui ne sont pas appliquées. Les enfants et les familles en sont toujours privés, et ils ne sont même pas couverts par le principe de Jordan parce qu’ils ne sont pas inscrits au Canada. Le gouvernement continue de se battre contre Cindy Blackstock devant les tribunaux pour ne pas payer ces enfants non inscrits.
Ce n’est qu’une conséquence de ne pas aller jusqu’au bout pour dire : « Non, nous nous sommes tenus debout. Nous allons le renvoyer. » Je pense que ce projet de loi présente un danger, qui est : si vous acceptez ce projet de loi malgré toutes ses lacunes et la façon dont il ne donnera rien de ce que nous voulions, sans promesse de financement, nous n’en aurons pas un autre. Parce que le premier ministre Justin Trudeau s’est fait élire en promettant : « Non seulement je vais respecter vos droits, mais je vais abroger toutes les lois que Harper vous a imposées, sans consultation, en violation de vos droits. »
Pas une de ces lois n’a jamais été abrogée et ne le sera jamais. Des modifications devaient être apportées au projet de loi C-51, la Loi antiterroriste — elles ne l’ont jamais été et elles ne le seront jamais. Si nous ne faisons pas bien les choses maintenant, la crise humanitaire va non seulement se poursuivre, mais encore elle va s’embourber dans ces 634 — peut-être — accords de coordination et conflits de compétence, ainsi que dans une vague primauté et des poursuites judiciaires. Et qui en souffrira?
Je ne pense pas que nous ayons le droit de dire, au nom des enfants des Premières Nations : « Vous savez quoi? Prenez n’importe quoi. » Nous devrions leur donner le maximum.
Le gouvernement leur a donné le minimum et c’est pourquoi nous traversons cette crise. J’ai vraiment l’impression que le Sénat est un Sénat différent. Il s’est battu pour nous avec le projet de loi S-3 et je pense qu’il peut se battre pour les personnes les plus vulnérables de notre pays et exiger davantage. Vous avez le pouvoir d’effectuer ce changement. Les députés pourraient ne pas l’aimer et s’en plaindre. Tenez-vous debout et dites non; cela forcera des amendements. J’estime que c’est ce que vous devriez faire.
Mme Friedland : Je vais adopter une position légèrement différente : il y a des amendements et ceux que nous avons proposés ne sont pas si énormes. Ils sont faciles à rédiger. C’est vraiment une question de clarté, en tout cas de certitude, et une question de veiller à ce que ce projet de loi atteigne l’objectif visé. Je pense que c’est faisable dans un court délai.
Mme Metallic : C’est le ton que nous avons voulu donner à nos mémoires. Je reconnais avec ma collègue, Mme Friedland, que certains éléments très importants ne donneront pas lieu à une refonte en profondeur, mais que d’autres éléments clés sont indispensables ici, par exemple, la reconnaissance du financement et de l’intérêt de l’enfant, ainsi qu’un mécanisme de règlement des différends. Ce n’est pas une réécriture qu’il faut. Ce sont, pour reprendre votre expression, des peaufinements.
J’ai lu le projet de loi C-91 après la rédaction du rapport Yellowhead, mais le préambule du projet de loi sur les langues propose un principe de financement. Je n’en revenais pas qu’il y en ait un là, mais pas dans l’autre.
La présidente : Estimez-vous que ce libellé conviendrait au projet de loi C-92, le libellé sur le financement?
Mme Metallic : Je pense qu’il est question de durabilité et d’adéquation. Il faut reconnaître l’égalité réelle. Le libellé dont nous parlions avec la sénatrice LaBoucane-Benson au sujet du libellé provenant de la Société de soutien.
La sénatrice McPhedran : Mes excuses pour ne pas avoir été capable d’être à deux endroits à la fois, puisque nous siégeons et que je ne savais pas non plus que nous avions commencé plus tôt. Je suis désolée d’avoir raté vos exposés.
Ce n’est pas ma question, mais je veux dire que les libellés des projets de loi C-92 et C-91 se ressemblent. Je pense que c’est aussi important. En tout cas, nous prenons note ici que l’énoncé de principe est bon dans le projet de loi C-92, mais qu’il demeure optionnel. Le mot utilisé est « peut ». Dans notre examen, je pense que nous ne l’oublierons pas.
Sans avoir eu le la chance d'entendre vos exposés, je tenais à vous demander si vos positions font une place à un retrait. Si l’on examine la situation dans une perspective hypothétique, cela devient un projet de loi. Vous en avez parlé en détail, du retrait? D’accord, très bien. Je peux donc passer à ma prochaine question.
Mme Metallic : Non, nous hochons la tête pour signifier que nous voulons —
La sénatrice McPhedran : Avez-vous des réflexions ou des points à exposer à ce sujet et des changements que nous pourrions peut-être envisager?
Mme Friedland : Je pense que la version annotée de Mme Blackstock ajoute une disposition qui traite du retrait et d’une façon ordonnée de procéder pour maintenir un service uniforme pour les enfants et les familles autochtones dans le cadre de ce processus. Nous étions en faveur. Nous avons pensé que cela réglerait correctement le problème.
Mme Palmater : J’avais dit qu’il devrait y avoir un droit de retrait parce que les Premières Nations ne sont pas toutes visées par la loi fédérale. Elles ont déjà leurs propres lois, par exemple, ou leurs propres compétences ou processus en place. La disposition de retrait doit être réaliste. Certaines des dispositions de retrait que l’ancien gouvernement conservateur proposait se résumaient à un choix entre le retrait et le statu quo. Ce que je dis, c’est qu’il doit y avoir un droit de retrait avec des solutions de rechange financées de sorte qu’on ne soit pas pénalisé en se retirant parce qu’on a son propre système, qui est également financé selon les mêmes principes de base. Les Premières Nations doivent vraiment pouvoir s’autodéterminer, pas parce que le gouvernement fédéral leur en reconnaît le droit, mais parce qu’elles sont déjà en voie de le faire.
La sénatrice McPhedran : Dites-moi si vous en avez parlé. J’aimerais savoir ce que vous pensez du libellé que l’on trouve plus loin dans le projet de loi, là où il est question des règlements, aux articles 32 et 34, dont chacun renferme le libellé suivant :
[...] si les corps dirigeants autochtones touchés ont eu l’occasion de collaborer de façon significative à l’élaboration des orientations préalables à [la] prise [du règlement]...
Aviez-vous déjà parlé de cela? Je tenais à connaître votre point de vue sur l’utilité, les précédents sur lesquels vous pensez pouvoir vous appuyer?
Mme Palmater : L’essentiel des pouvoirs revient toujours au ministre. C’est le ministre qui décide si l’accord de coordination a fonctionné ou pas, s’il y a un conflit, quelle est l’étendue du conflit, s’il faut un règlement. La seule obligation ici est de consulter, ce qui ne correspond pas au langage utilisé par la Cour suprême du Canada au sujet de la consultation, des accommodements, voire du consentement dans certaines circonstances, et qui ne correspond pas au consentement libre, préalable et éclairé selon la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, dont le Canada est censé être en faveur. C’est le cœur du problème.
Selon moi, la reconnaissance de la compétence des Premières Nations pour l’adoption de leurs propres lois, c’est justement cela. Non seulement nous adopterons la loi, mais nous finissons aussi par adopter les règlements, après avoir décidé s’il y a eu une occasion significative de financement. De même, c’est panautochtone. Les Métis ne devraient pas avoir leur mot à dire sur ce qui arrive aux enfants des Premières Nations et les Premières Nations ne devraient avoir rien à dire sur ce qui arrive aux enfants inuits, parce que ce sont tous des droits, des histoires, des contextes et des besoins différents, vu que les Premières Nations sont beaucoup plus éveillées que les Métis, par exemple, ou que les Inuits sont beaucoup plus éveillés que les Métis.
C’est un ministre non défini également. Il pourrait s’agir du ministre des Pêches et Océans ou du ministre de la Défense nationale. En soi, c’est insultant que ce ne soit même pas noté ici. Cela démontre qu’il reste très paternaliste que la décision leur appartienne. Nous avons beaucoup de problèmes avec cette disposition de réglementation. Nous ne savons pas ce que contiendraient les règlements, si jamais il y en a.
La sénatrice McPhedran : Craignez-vous comme moi que leur mode de conception rende inévitable l’environnement hautement litigieux?
Mme Palmater : Nous sommes là avec ce problème et toute la crise que nous avons, pas seulement en protection de l’enfance, mais aussi dans le logement, l’eau, les pipelines et gazoducs et les revendications territoriales à cause du problème posé par l’absence de consultation. C’est leur interprétation et celle des tribunaux. Si nous voulons faire respecter cette loi, et s’il n’y a pas eu de consultation, quelles sont nos options? Nous devons compter sur la bande la plus riche pour porter l’affaire devant les tribunaux, peut-être même jusqu’à la Cour suprême du Canada, dans 5, 10 ou 25 ans. En quoi cela aide-t-il les enfants? Les enfants perdent toute leur vie à cause de toutes ces dispositions discrétionnaires, de toutes les failles du projet de loi. Comme nous l’avons dit, j’ignore si vous étiez ici pour la discussion sur les accords de coordination. Il pourrait y avoir 634 accords de coordination dans les provinces et les territoires à cause de tout ce libellé défaillant; c’est énormément de litiges. Que dire des travailleurs sociaux qui essaient de prendre des décisions au sujet des enfants? Que font-ils à ce sujet? Encore une fois, les enfants sont les victimes.
Si nous n’avons pas de clarté ou de consignes contraignantes sur tout ce que nous voulons, nous prêtons le flanc aux litiges. Ce seront les tribunaux qui décideront pour nous, encore une fois, parce que nous n’aurons pas su reconnaître le droit des Premières Nations à l’autodétermination pour la prise de ces décisions.
Mme Metallic : Le problème avec l’article 32, c’est qu’il est libellé en termes larges, qui laissent un pouvoir discrétionnaire. Il y a des choses dans le projet de loi. Je vais revenir à l’une de celles qui me semblent importantes, à savoir les mécanismes de règlement des différends. C’est laissé à l’article 32. Les articles sur les compétences en font vaguement mention, mais, selon moi, l’article 32 est l’un des plus importants parce qu’il y aura et pourra y avoir des différends. Il y a plus de chances qu’il y en ait effectivement, et il faut des mécanismes clairs. J’en ai parlé dans mes observations au sujet du déséquilibre de pouvoir historique qui persiste entre les collectivités autochtones et les gouvernements fédéral et provinciaux.
Il est important pour ce qu’est le pouvoir de réglementation d’avoir une loi parfaite, de ne pas avoir cet énorme libellé discrétionnaire sur les pouvoirs de réglementation. Je suis d’accord avec ma collègue au sujet de la formulation sur les occasions de collaboration significatives, qui ne sont pas nécessairement compatibles avec l’obligation de consulter ou ne sont pas conformes à la norme de la DNUDPA.
Le sénateur Christmas : Je dois présenter les mêmes excuses que la sénatrice McPhedran; je ne pouvais pas être à deux endroits en même temps. J’espère que mes collègues ont entendu votre message très clairement. Les questions et réponses étaient excellentes.
Madame Metallic, Cindy Blackstock a fait remarquer dans son témoignage la nécessité de tenir des statistiques sur le nombre des enfants pris en charge. Je crois comprendre que vous avez dit la même chose dans votre exposé. Nous avons demandé à Mme Blackstock si elle pensait qu’il est nécessaire d’avoir un statisticien des Premières Nations, en vertu de cette loi, qui aurait mandat de compiler ce genre de statistiques. Êtes-vous en faveur de cette recommandation et, le cas échéant, pourriez-vous nous en dire davantage sur ce que devrait être le résultat de cette position?
Mme Metallic : Je suis en faveur de quelque chose du genre, même dans certains autres textes législatifs. Sauf erreur, dans le texte du professeur Grammond, on envisageait plus qu’un simple statisticien, mais un organisme ou une incarnation quelconque de la Société de soutien, qui deviendrait un institut national chargé de donner des conseils et du soutien. À mon avis, ce serait la Cadillac — là, j’exagère un peu. Il serait important d’avoir quelque chose comme cela.
Je songeais à la propriété matrimoniale dans les réserves, dont le centre d’excellence appuie et renforce les capacités. Pour être tout à fait honnête, vous en aurez besoin si vous voulez aider les collectivités autochtones à se donner leurs propres lois. Elles auront besoin de ce renforcement des capacités et de ce soutien.
Ma réponse dépasse peut-être votre question. Quant à savoir s’il faut quelqu’un pour compiler les chiffres et les statistiques, je pense que c’est essentiel. J’estime que c’est conforme à l’appel à l’action no 2 de la CVR à propos de la nécessité de mesurer. En raison de l’historique et du bilan de négligence et de sous-financement qui sont passés inaperçus pendant 10 ou 15 ans, si personne ne fait de suivi ni de surveillance, nous risquons que l’histoire se répète. C’est pourquoi la surveillance et le suivi sont si importants pour la reddition de comptes. Vous faites le suivi, et les gens restent sur le qui-vive.
Le sénateur Christmas : Après avoir entendu Mme Blackstock en parler, je suppose que le poste ou la responsabilité serait au gouvernement fédéral, à Statistique Canada ou quelque chose comme cela. Vous pensez que ce genre de rôle devrait être inscrit dans le mandat d’un organisme autochtone ou d’un organisme se consacrant à ces statistiques?
Mme Metallic : Cela se pourrait très bien. Nous avions cette conversation hier soir en parlant de la législation québécoise sur les droits de la personne, qui réserve un volet aux jeunes, c’est-à-dire la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Y a-t-il un rôle pour un organisme comme cela, hors du gouvernement? Même s’il n’a pas de pouvoirs décisionnels contraignants, il a au moins des pouvoirs d’observation et de surveillance. Je pourrais demander à ma collègue si elle veut intervenir.
Mme Friedland : En raison de l’échéancier, nous discutions de ce qui est faisable, et pas nécessairement de ce qui serait l’idéal, mais de ce qui serait préférable. La possibilité de nous en remettre à un organisme existant, même à la Commission des droits de la personne, et de miser sur un domaine spécialisé dans les enfants et les familles autochtones, pourrait être une meilleure solution pour couvrir une partie de tout cela.
Le sénateur Christmas : Excellent. Merci beaucoup.
Mme Palmater : J’estime que les statistiques sont importantes pour une autre raison. Lorsque la crise des enfants des Premières Nations est devenue très médiatisée, certaines provinces, comme le Manitoba, ont commencé à manipuler leurs statistiques, donc à changer leur façon de dénombrer les enfants considérés comme pris en charge. Le nombre d’enfants est le même, mais nous n’allons pas compter ceux qui sont pris en charge par grand-mère ou qui sont ici et là.
Nous devons aussi avoir un libellé précis pour être sûrs qu’il n’y a pas de manipulation des statistiques, que tous les enfants pris en charge sont dénombrés comme tels, afin qu’ils ne minimisent pas la crise actuelle et qu’ils ne soient pas responsables de ces chiffres.
Le sénateur Christmas : Nous devrions compter tout le monde?
La présidente : Je suis désolée, mais notre temps est écoulé. De plus, il y aura un vote dans quelques minutes, à 15 h 56, sur le projet de loi C-58.
Au nom du comité, je tiens à remercier nos témoins de cet après-midi. Merci de votre sagesse et de vos perceptions.
(La séance se poursuit à huis clos.)