Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Finances nationales
Fascicule n° 57 - Témoignages du 8 décembre 2017
OTTAWA, le vendredi 8 décembre 2017
Le Comité sénatorial permanent des finances nationales, auquel a été renvoyé le projet de loi C-63, Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 22 mars 2017 et mettant en œuvre d’autres mesures, se réunit en séance publique aujourd’hui, à 9 h 5, pour étudier ce projet de loi, et à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
Le sénateur Percy Mockler (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Je m’appelle Percy Mockler, sénateur du Nouveau-Brunswick, et je suis président du comité. Je vous souhaite la bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
J’aimerais aussi souhaiter la bienvenue à tous ceux présents ici dans la salle et à tous les Canadiens qui nous regardent, à la télévision ou en ligne.
Je vais maintenant demander aux sénateurs de se présenter, en commençant par ma gauche.
Le sénateur Marwah : Sarabjit S. Marwah, Ontario.
[Français]
Le sénateur Maltais : Sénateur Ghislain Maltais, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Élizabeth Marshall, Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Plett : Bienvenue, monsieur le ministre. Don Plett du Manitoba.
Le président : Merci, sénateurs.
Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-63, Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 22 mars 2017 et mettant en œuvre d’autres mesures.
C’est le genre de projet de loi qui s’inscrit au cœur même du mandat du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
Pour discuter du projet de loi no 2 d’exécution du budget de 2017, nous recevons ce matin le ministre des Finances du Manitoba.
Merci beaucoup, monsieur le ministre, de prendre le temps de discuter avec nous ce matin. On m’a indiqué que vous avez un bref exposé à nous présenter, après quoi les sénateurs auront des questions à vous poser.
L’honorable Cameron Friesen, ministre des Finances, gouvernement du Manitoba : Merci à tous et bien le bonjour en provenance du Manitoba. Je vous prie de m’excuser si j’ai la voix un peu grinçante ce matin. C’est à cause de tous ces chants de Noël que nous avons entonnés hier soir chez notre premier ministre. J’en paie le prix aujourd’hui.
Je suis heureux d’être des vôtres pour aborder la question de la taxation du cannabis. Comme vous le savez tous, les ministres des Finances se réuniront à Ottawa lundi pour examiner plus à fond la proposition du gouvernement fédéral qui suggère une division à parts égales des revenus provenant de la taxe d’accise. Toutes les provinces auront des décisions à prendre à ce sujet.
Notre premier ministre a été très clair. Au Manitoba, c’est la sécurité qui doit primer dans le dossier du cannabis. Nous avons le devoir d’assurer la santé et la sécurité des Manitobains qui choisiront de consommer ces produits lorsqu’ils seront légalisés. Nous avons le même devoir envers ceux qui choisiront de ne pas le faire.
Nous faisons valoir depuis le tout début que l’on précipite les choses. Compte tenu de l’importance de ces questions, nous croyons qu’il aurait mieux valu que le gouvernement fédéral prenne davantage de temps pour s’assurer que tous comprennent bien leurs obligations et soient pleinement conscients des systèmes, des règlements et des lois qui doivent être mis en œuvre.
Tout indique cependant que nous devrons composer avec l’échéancier qui nous a été imposé. Le Manitoba a mis les bouchées doubles pour relever le défi et cerner l’ampleur des mesures nécessaires dans la province. Pas plus tard qu’hier, à l’occasion de la dernière journée de séance de la session d’automne de notre assemblée législative, nous débattions de notre loi pour la légalisation du cannabis. Vous pouvez être assuré que le Manitoba a fait ses devoirs.
Il y a une chose qui est bien claire dans le contexte de la légalisation du cannabis. La part du lion des responsabilités et des risques revient aux provinces. Qu’il s’agisse des campagnes de sensibilisation publique, des inévitables coûts associés aux problèmes de santé et de santé mentale, des affaires judiciaires, des contrôles routiers et des autres enjeux liés à l’application de la loi, nous comprenons bien que ce sont les provinces qui vont écoper dans tous les cas, et ce, sans compter les responsabilités réglementaires qui vont également leur incomber.
Nous voyons essentiellement les choses dans une optique très simple. La nouvelle politique mise en œuvre émane principalement du gouvernement fédéral, mais ce sont les provinces qui assumeront la majorité des coûts découlant des activités et des ressources nécessaires. C’est ce que nous tenterons de faire valoir lors de la réunion la semaine prochaine.
Il est ressorti clairement de notre dernière réunion des ministres des Finances que l’on ne devrait bien sûr pas considérer les choses d’abord dans la perspective des recettes envisagées. Étant donné qu’il s’agit d’une transformation stratégique fondamentale dans le paysage canadien, nous avons indiqué que la sécurité devrait primer dans l’intérêt de tous nos citoyens. Or, nous sommes maintenant invités, en notre qualité de ministres des Finances, à examiner les choses dans l’optique des recettes possibles.
J’aurais un dernier élément à souligner avant de conclure. Je dirais que nous allons aborder cette rencontre des ministres des Finances dans des conditions loin d’être idéales, car nous devons composer à la fois avec des coûts connus, des coûts projetés et des coûts qui restent à déterminer. Il y a encore plusieurs éléments que nous ne saisissons pas bien. La part d’inconnu est considérable à ce moment-ci. Les différents gouvernements ne ménagent pourtant pas leurs efforts.
Vous connaissez tous le groupe de travail mis sur pied par les premiers ministres. Heather Stefanson, notre ministre de la Justice, était vice-présidente de ce groupe chargé de recueillir des informations essentielles pour alimenter la réflexion des premiers ministres. Il y a encore de nombreux faits à mettre au jour et bien des choses à comprendre relativement aux risques et aux responsabilités dont j’ai parlé.
C’est dans cet état d’esprit que nous allons aborder la prochaine rencontre. Il va de soi que toute discussion au sujet des recettes doit se tenir en considérant que les provinces assument les responsabilités et les risques, et que les ressources nécessaires devraient aller à l’entité qui doit composer avec ces responsabilités et ces risques.
La sénatrice Marshall : Merci, monsieur le ministre d’être des nôtres aujourd’hui. Nous avons discuté hier des dispositions du projet de loi portant sur les accords concernant la taxation du cannabis. Nous en parlions avec des fonctionnaires fédéraux, et nous voulions avoir une meilleure idée du montant qu’ils utilisaient comme base de calcul. Je sais bien qu’il s’agit seulement d’une estimation. Les fonctionnaires ne nous ont fourni aucune indication à ce sujet, mais je vous ai entendu parler dans vos observations préliminaires des coûts que vous avez déjà engagés et de ceux que vous projetez.
Pouvez-vous nous donner un aperçu de l’ampleur de ces coûts? J’ai l’impression que tout se fait à l’envers. Nous mettons en place toutes les politiques nécessaires, ou tout au moins une partie d’entre elles. Nous n’avons pourtant aucune idée des coûts ou des arrangements qui seront faits avec les provinces et avec les municipalités qui devront également éponger une partie de la facture. Pouvez-vous nous donner une idée de l’ampleur des coûts pour la province du Manitoba?
M. Friesen : Merci, sénatrice Marshall, pour la question. J’ai bien peur que ma réponse ne vous satisfasse pas.
Je crois que vous visez tout à fait juste en disant que l’on procède à l’envers. Dans quelques jours à peine, les ministres fédéral, provinciaux et territoriaux des Finances vont s’asseoir à la même table pour entamer les discussions au sujet des modalités appropriées pour le partage des recettes avec les entités qui choisiront de signer un accord avec le fédéral sur la taxe d’accise, mais tout cela se fera sur la base de données imparfaites et insuffisantes.
Je ne peux pas vous dire à ce moment-ci quels seront les impacts pour nos services de police. Je ne peux pas non plus vous dire quelles seront les répercussions pour nos tribunaux. Je ne peux pas vous en dire davantage sur les mesures de sensibilisation qui seront nécessaires. Nous savons bien que le gouvernement fédéral a indiqué que certains fonds seront attribués aux différents gouvernements pour les fins de la sensibilisation, mais il faut bien comprendre qu’il a fallu des années pour des organisations comme Les mères contre l’alcool au volant pour en arriver à transmettre, parallèlement aux efforts des gouvernements municipaux, provinciaux et fédéral, un message fort pour débanaliser la conduite en état d’ébriété. Dans le cas du cannabis, nous ne pouvons pas profiter d’un tremplin semblable.
Qu’il s’agisse des contrôles routiers, de la sensibilisation ou des mesures réglementaires que nous devrons prendre, je dirais que le dossier est si évolutif que nous apprenons de nouvelles choses à chaque jour. On commence à peine à disposer d’éléments d’information nous permettant de savoir comment les choses se sont déroulées dans des endroits comme l’Oregon et le Colorado, notamment.
Comme nous sommes à ce point dans l’inconnu, il y a une chose que je trouve importante, et c’est la nécessité de conclure une entente de nature provisoire. Si nous devons effectivement parvenir à nous entendre, il faudrait convenir que nous ne connaissons pas encore les coûts à engager. Il faut donc accepter de s’en tenir temporairement au cadre actuel pour revoir les choses dans quelques années alors que nous disposerons de données suffisantes pour mieux comprendre la situation.
La sénatrice Marshall : Les risques encourus sont énormes en raison de toutes les inconnues qui existent au départ. Nous parlons des risques sociaux. Je m’intéresse ici au risque financier. Nous avons entendu différents chiffres quant aux recettes fiscales possibles. Même en présumant que ces recettes atteindront 1 milliard de dollars, alors que certains parlent même de 5 milliards de dollars, si les provinces touchent 50 p. 100 de cette somme en provenance du gouvernement fédéral, il est possible que leurs frais d’administration soient nettement supérieurs.
C’est un grand risque pour notre pays, mais aussi pour les provinces et leurs cadres financiers respectifs.
M. Friesen : Merci, sénatrice. Vous avez tout à fait raison. C’est ce que notre province a affirmé également.
Il n’est pas garanti que les revenus vont dépasser les coûts. Certains ont parlé d’une véritable manne. Nous ne sommes pas de cet avis. Nous n’avons aucune garantie que les recettes vont être suffisantes pour compenser les coûts systémiques, comme vous l’avez indiqué, ce qui ne manque pas de nous inquiéter.
Merci également d’avoir évoqué la notion de risque. Il y a effectivement des coûts systémiques et ce sont les provinces qui vont en absorber la grande majorité dans tous les secteurs. Ce sont également les provinces qui vont assumer tous les risques qui s’y rattachent. Ce sont des risques énormes.
Le sénateur Pratte : Monsieur le ministre, comment voyez-vous la place des municipalités dans le partage de ces recettes? Nous avons reçu hier un représentant des municipalités du Nouveau-Brunswick. Nous en avons également discuté avec des fonctionnaires fédéraux. Le ministre fédéral des Finances a aussi abordé la question avec notre comité.
Disons d’abord et avant tout que les municipalités aimeraient bien se retrouver à la table avec vous lundi prochain. Elles voudraient avoir directement accès à une part de ces recettes. Si cela n’est pas possible, elles souhaiteraient tout au moins obtenir une portion des revenus que les provinces en tireront. Il est bien certain qu’elles devront assumer une large part des responsabilités et des coûts qui découleront de la légalisation du cannabis.
Comment allez-vous composer avec ces demandes des municipalités dans votre province?
M. Friesen : Merci pour la question, sénateur Pratte. C’est un aspect important.
J’aimerais d’abord apporter une précision supplémentaire à ma réponse à la question précédente. J’imagine bien que tous les ministres devront répondre à la même question en se rendant à Ottawa dans quelques jours : « Dites-nous quels seront vos coûts? » La sénatrice Marshall était donc tout à fait justifiée de poser justement cette question. Je crois vraiment que c’est le gouvernement fédéral qui devrait avoir le fardeau d’y répondre. Il a formulé une proposition en vue d’un partage équitable des revenus tirés de la taxe d’accise. Dans les faits, la question qu’il convient de se poser dans ce contexte est la suivante : « Quels sont les coûts de tout cet exercice pour le gouvernement fédéral?»
Lorsque nous précédons à ce calcul, nous n’arrivons pas à des coûts fédéraux qui dépasseraient ceux de fonctions administratives réduites. Je répondrais donc à la question précédente par une autre question : « Qu’a fait le gouvernement fédéral pour quantifier les coûts prévus? »
J’en viens, sénateur, à votre question qui est excellente. Le congrès annuel de l’Association des municipalités du Manitoba s’est tenu la semaine dernière dans notre province. Les séances plénières portant sur la légalisation du cannabis ont suscité beaucoup d’intérêt à cette occasion, car les municipalités ont effectivement des coûts à engager.
Je peux vous dire deux ou trois choses à ce sujet. Suivant le modèle hybride mis en place au Manitoba, nous laissons aux municipalités le soin de décider elles-mêmes si le cannabis pourra être vendu au détail sur leur territoire. Elles peuvent l’autoriser ou l’interdire.
Nous nous assurons ainsi qu’elles ont leur mot à dire. Les municipalités manitobaines sont très actives dans ce dossier. Nous savons qu’elles pourront octroyer des permis d’exploitation d’un commerce, ce qui leur procurera certains revenus. Il y a également les pénalités et les amendes en cas d’infraction qui sont versées aux administrations municipales. Les municipalités vont donc avoir également droit à leur part de revenus, mais je ne suis certes pas en train de laisser entendre qu’elles n’auront aucun coût à assumer.
La consommation, la possession et la vente de cannabis sont actuellement des activités illégales. Les services de police disposent déjà des compétences et des capacités nécessaires en la matière. Ils engagent des coûts pour pouvoir imposer des amendes lorsqu’il y a consommation, possession et trafic. Nous devons de toute évidence considérer que les nouvelles politiques entraîneront une augmentation de leurs responsabilités à ce chapitre. Il ne s’agira pas de postes de dépenses totalement nouveaux. Nous entendons toutefois des récriminations à ce sujet.
Cela montre bien à quel point il est important de remettre aux provinces la grande majorité des recettes fiscales, car il va de soi que les municipalités vont revenir à la charge pour nous demander davantage de ressources financières afin de pouvoir faire le nécessaire.
Le sénateur Pratte : J’ai une autre question à vous poser. Je ne sais pas si la Fédération canadienne des municipalités en a fait directement la demande, mais je peux vous dire que nous avons appris que certaines municipalités souhaiteraient un arrangement semblable à celui qui a été convenu dans le cas de la taxe sur l’essence il y a quelques années. Les recettes provenant de la taxe sur l’essence sont ainsi versées directement aux municipalités par le gouvernement fédéral.
Verriez-vous d’un bon œil un arrangement de la sorte pour la taxe d’accise sur le cannabis?
M. Friesen : Sénateur, je dirais qu’il est trop tôt pour se prononcer. Cela nous ramène à la question précédente. Nous ne disposons pas des données suffisantes pour savoir à quoi nous en tenir. Nous négocions à l’aveuglette. Nous partons du principe que nous allons devoir assumer la majorité des coûts, comme nous avons pu l’observer avec les gouvernements des États chez nos voisins du Sud. D’ici à ce que nous sachions mieux à quoi nous en tenir, il est préférable d’allouer aux provinces les recettes fiscales et les ressources nécessaires de manière à optimiser l’aide offerte aux administrations locales qui ont également des coûts à absorber.
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui soutiennent que les municipalités devraient obtenir directement des fonds en vertu d’un arrangement semblable. On créerait ainsi davantage de problèmes que de solutions.
La sénatrice Andreychuck : Monsieur le ministre, merci de comparaître devant notre comité une deuxième fois en si peu de temps. Votre contribution nous a été utile à la première occasion, et elle l’est certes encore aujourd’hui.
Est-ce que le gouvernement fédéral vous a indiqué pour quelle raison on tenait tellement à ce que cela se fasse d’ici le 1er juillet? Au fil des 10 dernières années, les débats ont toujours porté sur la décriminalisation du cannabis. Il y avait en effet trop de jeunes, entre autres, qui se retrouvaient avec un casier judiciaire pour la possession de petites quantités. Il a fallu un certain temps pour que cet objectif interpelle vraiment les gens, mais la plupart en sont venus à convenir de la validité de cette argumentation. Le gouvernement fédéral a énoncé récemment un autre objectif. On veut mettre un frein aux activités illicites. Ce n’est qu’au moment où nous nous apprêtions à nous pencher sur ce projet de loi et que l’attention s’est tournée vers l’échéancier du 1er juillet que nous avons commencé à parler des recettes possibles.
À votre avis, sera-t-il aussi difficile de déterminer quels seront les revenus que d’établir quelle part va à qui exactement? Si je vous comprends bien, vous ne savez pas trop à quoi vous attendre, car vous ignorez comment les choses vont se dérouler et vous ne savez pas au juste qui va aider qui. C’est le premier volet de ma question.
Deuxièmement, j’aimerais savoir si les provinces ont discuté entre elles des problèmes associés à ce mandat qui pourrait leur être confié. On semble obtenir des réponses différentes selon les provinces auxquelles on pose les questions, ce qui fait qu’il est encore plus difficile pour les gens d’y voir clair. Je me souviens de l’époque où l’on était considéré comme un jeune contrevenant jusqu’à 16 ans dans certaines provinces et jusqu’à 18 ans dans d’autres. Comme il arrivait que certaines des familles en cause déménagent, je me rappelle aussi de la confusion qui régnait lorsqu’il fallait imposer une caution et assurer le suivi. Cela risque d’être encore pire dans ce cas-ci.
Est-ce que les provinces ont discuté entre elles non seulement des recettes envisagées, mais aussi des enjeux stratégiques qui découleront de cette initiative?
M. Friesen : Sénatrice Andreychuk, je suis ravi de vous revoir. Je tiens à vous remercier, en même temps que tous les membres du comité, d’être venus nous visiter à Winnipeg il y a quelques semaines.
Je constate que notre discussion de ce matin est semblable à bien des égards à celle que nous avons eue précédemment au sujet des propositions fédérales de changements quant au traitement fiscal des petites entreprises. J’avais indiqué à ce moment-là que le Manitoba était d’avis que l’on précipitait les choses. On peut faire le même constat dans ce dossier-ci.
Si nous voulons bien faire les choses, il faut prendre le temps nécessaire. Je prie tous les Canadiens de me croire : des erreurs vont être commises. Quoi qu’il en soit, qu’on le veuille ou non, le cannabis sera légal le 2 juillet prochain.
Notre premier ministre a parlé au gouverneur du Colorado, qui lui a dit : « Si seulement on avait eu plus de temps ». Il a ajouté qu’avec le recul, il peut maintenant dire qu’ils n’avaient aucune idée de ce que l’avenir leur réservait. Si on considère les taux de mortalité, les blessures et les décès sur les routes, la maladie mentale et les suicides chez les jeunes, il y a tellement d’aspects à prendre en compte. On n’insistera jamais assez sur l’importance de mesures aussi simples qu’une campagne de sensibilisation.
Je suis un ancien enseignant. Je sais très bien ce que ça prend pour faire passer un message, mais je sais aussi qu’il faut beaucoup de temps pour vraiment inculquer un enseignement et modifier les comportements. Il faut que les jeunes entendent le même message à répétition. Je pense que les jeunes d’aujourd’hui sont bien meilleurs que nous pour se discipliner entre eux lorsque vient le temps de s’acquitter de leurs obligations sociales en empêchant quelqu’un de prendre le volant lorsqu’il est en état d’ébriété. Il y a bien des gens qui croient à tort que le cannabis fait d’eux un meilleur conducteur. C’est le genre de difficulté que nous allons devoir surmonter.
Pour répondre à la première partie de votre question, sénatrice Andreychuk, je dirais que notre attention est effectivement passée du côté des revenus alors qu’elle devait au départ se diriger vers la sécurité. Je comprends bien que nous sommes les ministres des Finances et que notre rencontre à venir doit forcément porter surtout sur les recettes. Cependant, nous cherchons d’abord au Manitoba à assurer la sécurité de nos enfants, à veiller à ce que les plus jeunes n’aient pas accès à ces produits et à limiter l’activité sur le marché noir. Je m’en voudrais d’ailleurs de ne pas vous servir une mise en garde à ce sujet. Tous ceux qui interviennent dans ce débat se bercent d’illusions s’ils s’imaginent qu’il sera facile de couper les vivres au marché noir.
Pour ce qui est de votre seconde question, compte tenu de la précipitation que l’on met afin de respecter l’échéance fixée pour la légalisation, les différentes provinces ont adopté des approches disparates. Nos régimes fiscaux sont également différents. Dans certains cas, il n’y a pas de taxe de vente harmonisée. En Alberta, il n’y a aucune taxe sur les ventes au détail. Il y aura des discussions au sujet de la marge bénéficiaire et de la taxe de vente provinciale. Le gouvernement fédéral a indiqué qu’il devrait pouvoir déterminer la mesure dans laquelle les provinces pourront se réserver une marge bénéficiaire.
Nous trouvons ces déclarations stupéfiantes, car ce n’est pas une responsabilité ou un droit fédéral. Au bout du compte, chaque province adoptera une approche différente qui entraînera ses propres défis. Nous parlons à titre de provinces. Je crois qu’il y a actuellement une union de principe. Toutefois, nous savons tous les deux que le Manitoba a déjà vu ce scénario dans lequel l’entente générale règne au début d’une réunion des ministres des Finances, mais que cette entente s’effrite avant la fin de la réunion.
Nous maintiendrons nos positions et nous ferons valoir les raisons que vous avez énumérées, à savoir la complexité, la priorité soudaine accordée à la production de revenus, et l’hypothèse selon laquelle les revenus seront suffisants. Nous nous arrêtons pour analyser la situation dans le cadre d’une approche à long terme qui nous permettra d’obtenir des données. On nous demande maintenant de prendre une décision pour les deux prochaines années et d’établir un cadre pour le partage des revenus. Durant cette période de deux ans, les ressources devraient être attribuées aux provinces, car les provinces assumeront cette responsabilité.
[Français]
Le sénateur Maltais : Merci beaucoup, monsieur le ministre. Bienvenue au comité. Je vais vous entretenir du dossier des municipalités.
Les municipalités auront à préparer leur budget pour l’année prochaine à la fin décembre. Nous savons tous que les municipalités devront faire une prévision des dépenses afin de veiller à la sécurité et à l’éducation dans leur ville et d’avoir l’équipement nécessaire pour la vérification du taux de THC dans le sang des conducteurs. Il est paradoxal de devoir faire des prévisions des dépenses sans avoir les prévisions des revenus. Si jamais les revenus ne sont pas suffisants, les municipalités seront obligées d’augmenter les taxes pour payer l’équipement nécessaire à la sécurité et à l’éducation de leurs citoyens. Voilà la première partie de ma question.
La deuxième partie, c’est qu’il y a des villes qui sont situées à la frontière d’autres provinces. L’âge légal pour consommer du cannabis sera-t-il le même dans ces villes frontalières que dans l’autre province? Si oui, c’est parfait, mais si ce n’est pas le cas, cela risque de causer un problème de plus. C’est une question à deux volets, et j’aimerais vous entendre à ce sujet, monsieur le ministre.
M. Friesen : Merci de cette question, sénateur.
[Traduction]
Vous faites valoir quelques points importants. Comme je l’ai mentionné plus tôt, nous reconnaissons certainement que les municipalités feront face à des coûts. J’ai fait valoir que ces coûts augmenteront graduellement, car manifestement, les municipalités paient actuellement des coûts et génèrent de petits revenus par l’entremise d’amendes, de pénalités, et cetera. Ce coût existe certainement.
Les municipalités sont créées par les provinces, et nous sommes les bailleurs de fonds principaux des municipalités. En raison de l’appui financier général des provinces à l’égard des municipalités, je soutiens que toute proposition de partage des revenus devrait attribuer les recettes fiscales aux provinces. Ensuite, nous pourrons prendre ces décisions en partenariat avec les municipalités pour quantifier ces nouveaux coûts et attribuer les ressources en conséquence.
En ce qui concerne la deuxième question que vous avez soulevée, ce processus est précipité. Nous n’avons pas suffisamment discuté de cet enjeu. Je ne sais pas si vous savez où se situe ma circonscription, mais elle est au sud de Winnipeg. Les villes de Morden et de Winkler sont situées à 15 milles au nord de la frontière américaine. Nous n’avons même pas encore commencé à réfléchir à la nouvelle forme de magasinage transfrontalier qui pourrait émerger. En effet, cela créera une activité économique véritable, mais pas le type d’activité que nous voulons encourager pour l’ASFC et les services de police locaux qui sont situés tout le long de la frontière canado-américaine.
Dans le cadre de mes discussions avec le premier ministre, j’ai appris que lors d’un récent voyage aux États-Unis, il a rencontré des gouverneurs et des responsables de la sécurité. Toutefois, on n’a pas suffisamment exploré les effets de la légalisation du cannabis dans le secteur du commerce. Vous l’avez bien exprimé ici. C’est une infraction majeure aux États-Unis. Nous tentons toujours de comprendre ce qui arrivera lorsqu’un conducteur de camion commercial se présentera à la frontière avec des traces de THC dans son système, et que le véhicule sera soudainement confisqué et le conducteur mis sur la liste noire.
Comment aborderons-nous ce type de situation? On n’a toujours pas de réponse à ces questions. Elles nous confirment que le temps imparti n’est pas suffisant. Il nous faut plus de temps. Récemment, j’ai demandé au ministre Morneau si c’était possible d’accorder plus de temps à ce dossier. Sa réponse ne m’a pas donné l’impression qu’il était prêt à accroître notre marge de manœuvre.
Le sénateur Plett : Je vous remercie beaucoup d’être ici, monsieur le ministre. Je suis certainement fier des efforts déployés par ma province pour ralentir ce processus et tenter de sensibiliser la population et de provoquer la réflexion à cet égard au Manitoba.
Vous avez abordé le fait que l’Alberta n’impose manifestement aucune taxe provinciale, et on nous dit que nous serons en mesure d’envoyer du cannabis par courrier par l’entremise de Postes Canada. Je suis sûr qu’on se demandera comment la province du Manitoba ou la province de la Saskatchewan pourra générer un revenu si les gens achètent le cannabis sans payer de taxes en Alberta et l’envoient ensuite au Manitoba par Postes Canada. Qu’en pensez-vous?
M. Friesen : Merci, sénateur Plett, de votre question. Cela nous préoccupe aussi. À titre de ministre des Finances du Manitoba, je peux vous dire que mon ministère déploie d’énormes efforts, en ce moment, en vue de renforcer l’observation des règles fiscales pour d’autres produits qui arrivent dans notre province. Il faut déployer d’énormes efforts en coulisse en raison de la modernisation du transport des produits. D’après ce que nous comprenons, des dispositions ne permettront pas l’envoi de cannabis par courrier, mais nous savons tous que cela se produira même si c’est illégal.
Nous avons affirmé que notre province favorisait la simplicité des processus administratifs dans toutes ses mesures. Nous avons dit que notre province avait trop de règlements. Nous sommes d’avis qu’il est souhaitable de simplifier les processus. Toutefois, cela va à l’encontre de notre philosophie. En effet, nous souhaitons bloquer l’arrivée de produits illicites par courrier, mais nous souhaitons aussi bloquer l’arrivée de produits qui enlèveraient tout simplement une part de marché aux entreprises du Manitoba qui tentent de prospérer en toute légalité.
L’enjeu que vous soulevez me préoccupe énormément. Il faut comprendre que cela fait partie de notre défi. Si nous n’aimons pas une proposition présentée par le gouvernement fédéral sur les droits d’accise, nous pouvons refuser. Nous n’avons pas à accepter une telle chose, mais essentiellement, nous échangerons cette simplicité administrative pour une démarche du type « faire bande à part ». C’est ce défi que nous tentons d’évaluer.
L’enjeu que vous venez de mentionner sera l’un des enjeux les plus importants dans le cadre de l’approche adoptée pour les deux prochaines années, et les provinces commencent à se poser des questions. Comment pouvons-nous favoriser, dans notre propre province, les conditions qui permettent aux entreprises légales de mener leurs activités, tout en nous attaquant à celles qui profiteront du courrier pour faire venir ce produit dans notre territoire, à notre insu dans la plupart des cas?
Le président : Monsieur le ministre, aimeriez-vous formuler un dernier commentaire?
M. Friesen : J’aimerais seulement vous remercier, monsieur le président, de m’avoir donné l’occasion de comparaître. J’aimerais également remercier les sénateurs de leur temps.
Je devrais également ajouter quelques commentaires sur le projet de loi qui a fait l’objet d’un débat, hier, à l’Assemblée législative. Le Manitoba accorde la priorité à la sécurité, et cela se traduit de plusieurs façons dans le projet de loi que nous avons présenté. En effet, l’âge d’utilisation a été établi à 19 ans, et non à 18 ans. Dans notre province, l’âge légal pour consommer de l’alcool est 18 ans et l’âge de la majorité est aussi 18 ans, mais nous croyons que nous envoyons un message clair lorsque nous augmentons cet âge à 19 ans. La culture de la marijuana à domicile ou dans la résidence principale ne sera permise sous aucune condition. Je crois que cela envoie un message. Ce produit sera également strictement interdit dans les écoles.
Nous croyons que tout cela indique clairement que le Manitoba accorde la priorité à la sécurité. Nous ferons valoir le même point au cours des discussions qui se dérouleront lundi.
Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de comparaître aujourd’hui.
Le président : Monsieur le ministre, au nom des membres du Comité sénatorial permanent des finances nationales, je tiens à vous remercier de votre temps. Nous tenons également à vous souhaiter, à vous et à vos proches, de joyeuses fêtes, ainsi que la santé.
Dans notre prochain groupe de témoins, nous accueillons Philip Cross, agrégé supérieur de l’Institut Macdonald-Laurier. Merci, monsieur Cross, d’avoir accepté notre invitation à comparaître pour nous faire part de vos commentaires, de vos opinions et de vos suggestions. Nous accueillons également Graham Shantz, président du Conseil d’affaires Canada-Chine. Bienvenue, monsieur Shantz.
Nous entendrons d’abord M. Cross, et ensuite M. Shantz. Après les exposés, nous passerons aux questions des sénateurs.
Philip Cross, agrégé supérieur, Institut Macdonald-Laurier, à titre personnel : M. Shantz et moi-même pensons qu’il sera difficile de suivre votre témoin précédent, mais nous tenterons d’être intéressants.
Dans mon exposé, je parlerai de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, mais une grande partie des commentaires que je ferai au sujet de la banque d’infrastructure seront pertinents dans le cadre des propositions d’accord de libre-échange avec la Chine dont on a beaucoup discuté cette semaine.
La Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures est la réponse chinoise à la Banque mondiale dirigée par les États-Unis. Ce qui est loin d’être clair, c’est la raison pour laquelle le Canada veut contribuer à soustraire l’économie mondiale à l’hégémonie des États-Unis pour la laisser à la Chine. Il est également douteux que les pays asiatiques manquent de capitaux et que le Canada doive contribuer à les financer, surtout lorsque nous nous apprêtons à créer une nouvelle banque d’infrastructure pour atténuer notre propre déficit d’infrastructure.
Même si l’Asie a d’énormes besoins en matière d’infrastructure, elle a également d’importantes réserves de capitaux, comme en témoignent ses énormes excédents commerciaux. De nombreux pays du sud-est asiatique ont des taux d’épargne et d’investissement de plus de 30 ou même 40 p. 100 de leur PIB. Ils devraient se donner pour priorité de trouver un mécanisme pour déployer leurs capitaux là où le besoin est le plus pressant.
Il est bien connu que ce n’est pas le montant de l’investissement qui détermine la croissance à long terme, mais bien son efficacité. De nombreux pays d’Asie, comme la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et Taïwan, avaient d’excellents taux d’investissement avant la crise asiatique de 1997. Mais leurs investissements, souvent dirigés par l’État sous le couvert de la politique industrielle, n’ont pas porté leurs fruits.
L’enthousiasme que suscite au Canada l’idée d’avoir sa place à la table de discussion lorsque la BAII décide de ses investissements est de mauvais augure pour l’investissement motivé uniquement par des considérations de marché. Le Canada et les autres pays qui ont tardé à adhérer à la BAII semblent vouloir obtenir une part des contrats de travaux d’infrastructure dans la région. Cela laisse croire à du favoritisme dans l’adjudication des contrats, ce qui ferait en sorte que les Asiatiques finiraient par payer plus cher des investissements auxquels ils ne reconnaissent pas nécessairement beaucoup de valeur.
Pourquoi l’Asie met-elle l’accent sur les infrastructures? Même si des infrastructures de qualité sont certainement indispensables pour une croissance durable, le maintien de la croissance après le stade initial du développement nécessite la capacité de se lancer dans les produits de consommation, avec la souplesse nécessaire pour s’adapter rapidement aux goûts changeants des consommateurs. Le Japon et la Corée du Sud ont des sociétés dans l’automobile et l’électronique qui ont démontré cette capacité, contrairement à la Chine et à d’autres pays du Sud-Est asiatique. On voit mal comment de nouveaux investissements dans les infrastructures aideraient à réaliser cette transition.
La contribution du Canada à la BAII semble aussi reposer sur l’idée que la Chine deviendra inévitablement une puissance économique dominante dans le monde. C’est loin d’être certain. En effet, avant la grande crise financière mondiale de 2008, la croissance rapide de ce pays reposait sur les exportations dans le cadre de l’intégration de sa production dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Toutefois, depuis 2009, elle dépend davantage de la demande intérieure pour sa croissance, dont une grande partie est alimentée par la dette. Ce n’est pas un fondement durable pour la croissance. Dans The Rise and Fall of Nations, le stratège mondial en chef de Morgan Stanley, Ruchir Sharma, fait observer que les nations qui affichent des hausses de plus de 50 points de pourcentage de leur ratio de la dette sur le PIB ont inévitablement traversé une longue période de croissance léthargique, sinon de crises financières. Depuis 2007, le ratio chinois de la dette sur le PIB a presque doublé, passant de 150 p. 100 à 282 p. 100. M. Sharma prévoit que la Chine fera face à de piètres perspectives de croissance dans les années à venir en raison de la flambée récente de sa dette et d’un net recul de sa population. La croissance économique rapide soutenue de la Chine semble faire écho aux projections des experts des années 1970, qui annonçaient que l’Union soviétique déclasserait les États-Unis. Puis, dans les années 1980, on a dit que le Japon allait devenir la superpuissance dominante du monde. Enfin, dans les années 1990, on prévoyait une domination de l’Union européenne. Toutes ces prédictions étaient erronées.
Il y a d’autres raisons de ne pas trop compter sur la Chine comme puissance émergente en Asie. Ses politiques sont souvent exactement le contraire de ce que les économistes préconisent habituellement pour favoriser la croissance économique. Plutôt que de favoriser la liberté et la libre circulation des idées et de protéger l’innovation par les droits de propriété, la Chine contrôle son Internet et ses médias sociaux, vole la propriété intellectuelle, contrevient aux règlements de l’OMC, manipule sa monnaie, lance des cyberattaques contre des pays et des entreprises du monde entier, fait des revendications territoriales non justifiées dans la mer de Chine méridionale, viole les droits de la personne, a une corruption endémique, et entretient de plus en plus un culte de la personnalité au lieu de promouvoir la démocratie.
Encore plus que les infrastructures ou l’investissement, la croissance dans les économies de marché émergentes au-delà de la fourchette des revenus moyens exige de bonnes institutions et une gouvernance qui permettent de protéger la propriété intellectuelle et faire respecter la primauté du droit, ce qui fait cruellement défaut à la Chine. Pour citer Douglas North, l’éminent spécialiste de l’importance des institutions dans la croissance économique :
[…] à long terme, les Chinois doivent intégrer le système d’incitatifs dans la structure politique et économique s’ils souhaitent poursuivre leur développement rapide. Cela nécessitera probablement des institutions qui ont des caractéristiques d’adaptation semblables à celles des sociétés de l’Occident.
On ne sait pas si la BAII aidera ou retardera l’émergence de ces institutions.
Pendant un bref moment, il était de bon ton, dans l’élite de Davos, de parler du nouveau consensus de Beijing sur la croissance économique dirigée par l’État pour remplacer le soi-disant consensus de Washington du Fonds monétaire international. La crédibilité du consensus de Beijing a atteint son plus haut niveau en 2014, au moment même du lancement de la BAII à Beijing. La confiance dans le consensus de Beijing a vite été ébranlée par la baisse marquée de la croissance des économies de marché émergentes en 2015, lorsque la léthargie des prix des produits de base et la vigueur du dollar américain ont révélé que ce modèle de croissance était en fin de compte une autre illusion soutenue par la dette, la source de croissance la plus précaire.
Même les Chinois semblent perdre confiance, à en juger par la quantité croissante de capitaux que les investisseurs locaux exportent de la Chine — 1,7 billion de dollars en 2015 et 2016 —, ce qui a amené la Chine à imposer des contrôles des capitaux en 2017. Cette fuite des capitaux des investisseurs locaux a aussi précédé la crise financière asiatique en 1997. Les sorties constantes des capitaux de la Chine, y compris un montant inconnu dans le marché du logement du Canada, traduisent le scepticisme des dirigeants chinois au sujet de la viabilité de la croissance économique et de la stabilité politique.
Il convient de rappeler que la percée de croissance dans de nombreux marchés émergents ces dernières décennies n’était du tout le résultat des investissements effectués au fil du temps par des institutions multilatérales comme la Banque mondiale. Elle reflétait plutôt l’adoption du capitalisme par les pays — provisoirement au début, en Chine, vers 1978, puis en Europe de l’Est après 1989, puis de plus en plus dans le monde entier, à mesure que les nations ont compris que ce sont les institutions et non pas les investissements dirigés par les gouvernements qui alimentent la croissance économique.
J’ai hâte de répondre à vos questions.
Graham Shantz, président, Conseil d’affaires Canada-Chine : J’aimerais remercier les membres du comité de me donner l’occasion de formuler des commentaires sur les travaux importants que vous effectuez sur un élément du projet de loi C-63, et plus précisément sur votre examen de la proposition du gouvernement visant à devenir membre de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures. J’aimerais brièvement décrire le Conseil d’affaires Canada-Chine, car je crois qu’il est important de comprendre pourquoi l’adhésion du Canada à la BIIA présente, selon nous, des avantages potentiels pour les membres du CACC et d’autres secteurs de l’économie canadienne, et pourquoi nous appuyons donc l’adhésion du Canada.
Le CACC est un organisme national non partisan et sans but lucratif composé de membres qui, depuis 39 ans, c’est-à-dire depuis 1978 et le lancement de réformes économiques en Chine, sert de plateforme aux entreprises canadiennes et aux organismes du secteur public qui ont des intérêts en Chine. Aujourd’hui, nous avons plus de 300 membres d’un océan à l’autre qui travaillent activement pour appuyer et accroître leurs activités avec la Chine. Plus de 70 p. 100 de nos membres sont des petites et moyennes entreprises et organisations.
Nous comptons parmi nos membres des établissements d’enseignement canadiens, ce qui comprend de grandes universités comme l’Université de l’Alberta, l’Université de la Colombie-Britannique ou l’Université Concordia, ainsi que des collèges communautaires, notamment le Collège LaSalle de Montréal ou le Collège Centennial de Toronto, qui a fondé un campus à Suzhou, en Chine.
Nous avons évidemment des représentants du secteur du génie-conseil et, ce qui est particulièrement pertinent pour la discussion d’aujourd’hui, du secteur des biens et services environnementaux. Le CACC compte en outre parmi ses membres de nombreuses grandes caisses de retraite publiques canadiennes et certaines sociétés privées de gestion de l’actif immobilier.
Enfin, les dirigeants provinciaux et municipaux du pays font souvent appel à nous pour que nous les aidions à organiser leurs missions commerciales en Chine, auxquelles participent habituellement des représentants d’un large éventail d’entreprises et d’établissements d’enseignement.
Je tiens à vous remercier de la patience dont vous avez fait preuve lors de cette mise en contexte. Je pense que c’est un aspect important, étant donné les avantages potentiels de l’adhésion du Canada à la BAII.
Notre appui n’est pas inconditionnel. Il est fondé sur l’hypothèse que la BAII adhérera, pour son fonctionnement, aux normes internationales les plus strictes en matière de gouvernance institutionnelle. À cet égard, nous considérons que la participation du Canada à titre de membre à l’étape de la création de la BAII pourrait favoriser grandement la mise en place de sa structure de gouvernance.
Je vais vous donner trois exemples pour illustrer ce que j’entends par « avantages potentiels ». Je sais — d’après l’expérience que j’ai eue au Service des délégués commerciaux du Canada à divers moments de ma carrière dans la fonction publique, et en particulier d’après mon expérience à la section commerciale de notre ambassade en Indonésie — que les entreprises canadiennes et les établissements d’enseignement ont souvent remporté des appels d’offres pour des projets de la Banque asiatique de développement, surtout dans les domaines de la prestation des services ou des services. Bien que cela ait changé récemment, je dirais que c’est toujours vrai et que l’une de nos forces est notre capacité d’obtenir des contrats dans divers domaines : formation, analyse comparative des impacts en fonction du genre, gestion de projets, suivi et évaluation de projets, biens et services environnementaux.
Bien que nous reconnaissions que la question de savoir si la BAII est une banque de développement ou une banque d’infrastructure suscite un débat, nous considérons que si la BAII adopte des normes rigoureuses en matière de gouvernance, les sociétés et les organisations qui sont en concurrence pour les projets de la Banque asiatique de développement auront de bonnes chances de conclure des ententes commerciales avec la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures.
Un deuxième avantage potentiel est peut-être plus ténu, mais il a son importance, à mon avis. Les caisses de retraite publiques canadiennes et les sociétés privées de gestion de l’actif immobilier cherchent à accroître leurs investissements dans les marchés asiatiques à forte croissance. Nous ne savons pas si les projets d’infrastructure financés par la BAII favoriseront l’établissement de partenariats avec les propriétaires et les exploitants canadiens d’infrastructures de longue durée. Les activités de la BAII sont à tout le moins susceptibles d’inciter les pays bénéficiaires de prêts et de programmes de la BAII à tenir des discussions stratégiques nécessaires sur les cadres réglementaires et juridiques requis pour attirer des capitaux à long terme.
Voilà le genre de capitaux patients que détiennent les caisses de retraite publiques canadiennes. Nos caisses de retraite ont publiquement signifié leur intention de chercher des actifs à long terme dans les marchés asiatiques à forte croissance afin de satisfaire à leurs obligations à long terme.
Enfin, les premiers ministres provinciaux et les dirigeants municipaux dirigent des missions commerciales en Chine — chaque année, dans bien des cas —, missions au cours desquelles ils s’arrêtent presque toujours à Beijing. Actuellement, nos dirigeants politiques et les délégations de gens d’affaires qui les accompagnent sont attirés par ce qui deviendra dans quelques années la plus importante économie mondiale. Cela dit, la participation du Canada en tant que membre d’une nouvelle et importante banque d’infrastructure établie à Beijing pourrait revêtir une grande importance pour les entreprises et les organisations canadiennes qui cherchent à obtenir des contrats internationaux dans des domaines qui font la force du Canada.
En résumé, je dirais que la BAII deviendra pour certaines de ces organisations un outil obligé pour la promotion de leurs services. Par conséquent, elle pourrait être utile aux dirigeants politiques provinciaux, territoriaux et municipaux du Canada et à leurs délégations respectives. Merci beaucoup.
La sénatrice Marshall : Merci d’être ici ce matin.
Mon domaine d’intérêt est la gouvernance, et vous avez tous les deux fait des commentaires à ce sujet. Selon toute probabilité, cette mesure législative sera adoptée. Actuellement, un montant de près d’un demi-milliard de dollars canadiens est réservé aux investissements dans cette banque. Mon grand intérêt pour la gouvernance découle de l’importance de cet investissement.
En ce qui concerne la structure de gouvernance actuelle, nous savons que le Canada ne sera probablement pas représenté au conseil d’administration, dont l’effectif est de 12 membres seulement. Nous aurons un gouverneur, mais probablement pas un membre du conseil d’administration.
Quelle est la nature des renseignements que le gouvernement et le Parlement recevront relativement à cet investissement d’un demi-milliard de dollars?
J’ai consulté les articles de l’accord, dont nous avons obtenu copie. La seule chose que j’ai vue à la rubrique « rapports et informations », c’est qu’on fournira des états financiers vérifiés. Il n’y a rien d’autre.
J’ai un exemplaire de ce qu’on appelle une politique provisoire d’information publique, mais je m’attendrais à ce qu’un investisseur reçoive beaucoup plus de renseignements. Cela engloberait notamment des renseignements sur les projets et l’approvisionnement, en particulier parce qu’on investit dans cette banque dans l’espoir que les entreprises canadiennes puissent rivaliser.
Je vous demanderais à tous les deux de parler de la structure de gouvernance. Selon vous, quels sont les aspects manquants et quelle serait une structure de gouvernance adéquate?
M. Shantz : Notre organisation n’a pas une connaissance approfondie de la BAII, des articles de l’accord, et cetera. Notre directeur général y a fait une visite pour connaître l’état des choses, pour savoir comment ils définissaient leur rôle et leur orientation. Je suis heureux d’avoir l’occasion d’en discuter.
Je vais faire un commentaire sur la structure de gouvernance en fonction de ce que j’ai appris en consultant leur site web, car on souhaite évidemment la transparence pour les procédures de soumission et les politiques en matière d’approvisionnement. Selon les normes internationales, il convient d’avoir des enveloppes de propositions techniques et des enveloppes de propositions financières. On ouvre d’abord l’enveloppe de propositions techniques pour déterminer si le soumissionnaire a les compétences requises, puis l’enveloppe de propositions financières pour connaître les coûts.
Voici les informations que nous avons recueillies lors de cette visite. D’après ce que nous avons constaté le 4 décembre, l’institution compte 129 employés provenant de 36 pays. Ceux qui ne sont pas Chinois ont un passeport diplomatique, ce qui n’est pas sans importance. D’après ce que je comprends, cela correspond à ce qui se fait dans d’autres institutions financières internationales, notamment la Banque asiatique de développement, à Manille, en Asie, et la Banque mondiale, à Washington.
Ils travaillent en collaboration avec nos autres institutions financières internationales : la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale. Certains de leurs premiers projets ont été cofinancés, probablement, à mon avis, parce que la BAII avait un effectif relativement petit à ses débuts. En outre, les autres institutions — la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale — avaient déjà entrepris les processus de définition, de conception, d’examen et d’appel de soumissions pour les projets. Ils ont donc été en mesure de tirer parti de ces analyses, puis de participer à ces projets et de les financer.
Nous ne prenons pas position sur les affirmations de l’organisme, qui a indiqué que sa structure de gouvernance est allégée, verte et propre. Je n’ai pas d’opinion à ce sujet; je transmets simplement cette information.
En ce qui concerne la structure allégée, il convient de souligner que la structure de gouvernance de l’organisme se distingue de celles d’autres institutions financières internationales. Les administrateurs des autres institutions habitent sur place. À Manille, par exemple, le directeur général — un Canadien — est basé là-bas en permanence. Dans la conception de la BAII, la notion de structure allégée renvoie au fait qu’aucun administrateur n’habiterait Beijing en permanence. J’imagine que les administrateurs s’y rendent par avion chaque trimestre pour assurer leurs fonctions.
Je ne sais pas précisément quel pourrait être le rôle du représentant du Canada. Chaque membre a un rôle à titre de gouverneur dans le cadre de ce qui serait, selon moi, une réunion annuelle. Je n’en suis pas certain, mais je suppose que ce serait sur une base annuelle.
J’ai cru comprendre qu’il pourrait y avoir un directeur adjoint pour les membres de la catégorie « autre », c’est-à-dire les pays qui ne sont ni des pays d’Asie ni des pays de la région. Je n’en suis pas certain. Toutefois, j’ai cru comprendre que le représentant du Canada pourrait périodiquement exercer le rôle de directeur ou de directeur adjoint. Nous ne souhaitons pas prendre position à ce sujet et nous ne savons pas ce qu’il en est. D’après ce que je comprends, c’est une possibilité.
La sénatrice Marshall : Ne pensez-vous pas que cela pose problème? Le gouvernement canadien parle d’un investissement d’un demi-milliard de dollars dans une institution. La mesure législative est prête. Nous sommes prêts à aller de l’avant et à émettre des chèques, mais nous ne savons même pas quel genre d’informations nous obtiendrons après avoir investi un demi-milliard de dollars.
Nous parlons de la Chine. Je crois savoir que M. Cross a fait référence au copinage et aux cyberattaques. Nous avons peu d’informations sur un possible comité à l’éthique, sur le code de conduite qui sera mis en place, sur les informations qui seront fournies concernant les projets, sur les modalités des appels d’offres et sur la façon dont les soumissions seront évaluées.
Il semble que nous soyons sur le point de signer un chèque, mais sans savoir exactement, pour le moment, ce que nous obtiendrons en retour pour que nous ayons à tout le moins l’impression de faire un bon investissement d’entrée de jeu. Les renseignements sont inexistants.
Monsieur Cross, pourriez-vous également présenter vos observations sur la question de la gouvernance?
M. Cross : J’en sais encore moins sur les modalités en matière de gouvernance, mais j’ai deux ou trois préoccupations, notamment le bilan des Chinois dans les accords internationaux en général.
Par exemple, j’ai trouvé très instructif que les États-Unis, la plus grande puissance économique mondiale, évidemment, n’aient pas souhaité s’engager dans des négociations directes avec la Chine. Cette stratégie a été établie sous l’administration Obama. Cela pourrait même être bien avant, probablement, étant donné le temps requis pour conclure des accords de libre-échange. La stratégie des États-Unis était d’abord de créer le PTP, de façon à établir les règles du jeu, avant de mettre les Chinois devant un fait accompli. Malgré toute leur puissance, les États-Unis n’ont pas voulu se lancer dans des négociations directes avec la Chine. Les États-Unis voulaient d’abord modifier quelque peu la donne.
Je pense que cela vous donne une idée de la prudence dont nous devrions faire preuve dès le départ. Il est aussi révélateur de constater que les États-Unis ne font pas partie de la BAII. Il y a une raison à cela, je pense que nous devrions en être conscients.
Une autre raison pour laquelle les États-Unis sont très réticents à entreprendre des négociations directes avec la Chine et de participer à la BAII est le bilan de la Chine à l’OMC. Peu m’importe ce qu’on dit de la structure de gouvernance sur papier. L’important, c’est qu’il s’agit d’une initiative chinoise dont le dirigeant sera nommé par la Chine. À titre d’exemple, nous avons vu qu’au sein d’organisations ou d’institutions internationales qui ne sont pas dominées par les Chinois, comme l’OMC, les Chinois agissent simplement à leur guise de toute façon.
J’ai récemment assisté à une conférence d’une journée, ici même à Ottawa. La conférence, qui s’est tenue il y a trois ou quatre semaines, était organisée par l’École de politique publique de l’Université de Calgary. Les experts ont indiqué que les Chinois établissent simplement leurs propres règles du jeu, qu’ils aient affaire à des entreprises ou à des pays. Si cela ne fait pas votre affaire, si vous plaignez et que vous menacez de les amener devant le tribunal de l’OMC, les Chinois se contentent de dire : « Faites-vous plaisir. Vous n’aurez pas d’autre contrat pour le reste de votre vie. » C’est ainsi qu’ils intimident les gens.
À quoi bon avoir des règles? La Chine fait simplement ce qu’elle veut et vous défie de faire quoi que ce soit pour l’en empêcher. Je me soucie peu de savoir quelle est la structure de gouvernance prévue. Ce qu’il faut retenir, étant donné le bilan de la Chine pour les accords de ce genre, c’est qu’il s’agit d’une institution dominée et dirigée par les Chinois. Elle reflétera leurs intérêts et leurs besoins, et cela leur est égal.
La sénatrice Marshall : Un demi-milliard de dollars. Merci beaucoup.
Le sénateur Pratte : Monsieur Cross, vous présentez la décision du gouvernement du Canada d’investir dans la BAII comme une transition du marché américain au marché chinois, comme si nous abandonnions le marché américain pour privilégier le marché chinois. En mon sens, le choix n’est pas aussi tranché. On choisit simplement d’entrer dans le marché chinois. Il me semble qu’on peut très bien décider de se tailler une place dans le marché chinois sans nécessairement accepter toutes les mesures prises par l’État chinois.
On peut choisir de tirer parti des avantages de ce marché et vouloir que les entreprises canadiennes participent à des projets d’infrastructure ou des occasions d’affaires en Chine ou en Asie sans pour autant accepter toutes les actions du gouvernement chinois.
M. Cross : En effet.
Le sénateur Pratte : Selon vous, n’y a-t-il pas un avantage de siéger au sein d’une institution financière manifestement importante plutôt que de rester en retrait et de ne pas participer?
M. Cross : Je trouve intéressant de voir que les États-Unis et d’autres pays importants d’Asie ont renoncé à cet avantage. Je pourrais me tromper, mais si je me rappelle bien, il s’agit de la Corée du Sud et du Japon.
M. Shantz : Si je me souviens bien, la Corée du Sud était un membre fondateur.
M. Cross : Très bien; c’est peut-être seulement le Japon.
Je trouve intéressant de voir que certains autres pays importants du G7, dont le Japon, qui se trouve juste à côté de la Chine, aient décidé de ne pas en faire partie. Manifestement, ils estiment pouvoir tirer parti des avantages.
Tout le monde veut avoir des échanges commerciaux avec la Chine, qui sera bientôt la plus grande économie mondiale. Nous voulons en faire partie, mais sommes-nous naïfs de penser que nous aurons voix au chapitre du simple fait de notre présence à la table, alors qu’il s’agit manifestement d’une initiative chinoise?
Le sénateur Pratte : Je pense que le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France ont tous décidé d’être des membres fondateurs.
M. Shantz : Je pourrais me tromper, mais je suis plutôt certain de mon affaire. Selon mon souvenir, sénateur, le premier pays européen à avoir annoncé son intention de participer était le Royaume-Uni. Cette décision a incité les Français et les Allemands à annoncer leur participation dans les 24 heures, et ils ont été suivis peu après par les Italiens.
Quant à la question de la gouvernance, ces pays ont eu la possibilité, en tant que premiers promoteurs ou membres de la catégorie des « membres fondateurs », de participer à l’établissement des clauses de la convention, des statuts constitutifs et tout le reste.
Je suis en désaccord avec mon collègue en ce sens que, certes, l’institution a son siège social à Beijing. Je précise que je ne suis jamais allé à Davos, mais que je suis allé à Beijing.
Des discussions ont été tenues avant la fondation de l’institution pour en déterminer la forme. Ensuite, lorsque l’institution a été créée, il y a eu processus de dotation. Actuellement, les postes supérieurs sont occupés par un Britannique et un Français. Il y a eu un Coréen, mais je pense qu’il a dû démissionner ses fonctions et qu’il a été remplacé, aux plus hauts échelons, par un Français et un Allemand. À mon avis, ce n’est pas au hasard que ces pays ont voulu être des membres fondateurs.
Nous sommes dans une catégorie qu’on appelle les « membres potentiels », sans astérisque. Les pays qui sont dans la catégorie marquée d’un astérisque sont des membres fondateurs parce qu’ils se sont manifestés assez tôt. Je ne suis pas tout à fait d’accord pour dire qu’il s’agit d’une institution exclusivement dirigée par les Chinois. Je pense que d’autres pays y voient un potentiel ou s’attendent à ce que leur adhésion soit avantageuse.
Le sénateur Pratte : D’accord. Je vais me faire l’avocat du diable ici, parce que c’est mon rôle.
M. Shantz convient que de nombreux grands pays occidentaux sont des membres fondateurs de l’institution et ont évidemment un rôle à jouer à cet égard, mais 9 des 12 directeurs proviennent de pays asiatiques. Les Chinois détiennent 30 p. 100 des parts de l’institution et exercent une grande influence sur la région.
Même si d’autres actionnaires exerceront une certaine influence, qu’est-ce qui vous fait penser que les Chinois ne domineront pas cette institution, pour le meilleur ou pour le pire?
M. Shantz : L’institution sera basée à Beijing. Elle centrera ses activités sur l’Asie. Encore une fois, je vous renverrais à la publication de Goldman Sachs au sujet des avantages prévus pour la classe moyenne, la classe aisée du monde. Selon les estimations, un milliard de personnes s’ajouteront à la classe moyenne d’ici 2030. Je crois que 88 p. 100 de ces personnes seront asiatiques et que la plupart d’entre elles seront chinoises. C’est la réalité économique.
Je ne prends aucune position morale à cet égard. Je ne dis pas que c’est bon ou que c’est mauvais. Je dirais simplement que cela semble être l’estimation d’une institution crédible en ce qui a trait à la croissance. Nous croyons qu’il serait imprudent sur le plan des intérêts canadiens d’ignorer cela.
J’ai habité en Chine dans les années 1980 et 1990. L’économiste en moi dit que le coefficient de capital marginal — dont parlait mon collègue lorsqu’il était question de transformer les investissements en croissance — a diminué pour de nombreuses économies dans le monde, y compris en Chine.
La question relative aux méthodes de prêt de la BAII est importante. On veut veiller à ce que la BAII soit propre et la présence canadienne sera utile à cet égard. Honnêtement, je crois que c’est ce qui sert le mieux les intérêts de nos membres. Si les procédures d’appel d’offres correspondent aux meilleures normes des IFI, leurs méthodes de sélection des projets n’ont pas toujours été les meilleures. C’est ce que je dirais.
Si l’on arrive à respecter la norme actuelle, le Canada — et nos membres — pourrait en tirer de nombreux avantages. Cela profiterait surtout à nos plus petits membres parce que c’est là où se trouve notre force : il faut avoir recours aux procédures appropriées pour le choix et l’examen des projets, et l’analyse des répercussions sur les collectivités. Par exemple, l’un de nos membres fait partie des Premières Nations et a une expertise en matière de répercussions sur les collectivités. L’expertise canadienne pourrait donc servir aux projets de la BAII.
Le sénateur Pratte : Je ne conteste pas cela. Certains craindront toutefois par exemple qu’on choisisse les projets d’infrastructure en fonction des intérêts de la Chine.
M. Shantz : La Chine a maintenant une politique officielle, qu’on appelle l’Initiative de la Ceinture et de la Route. Elle a été officialisée. Elle sera financée en grande partie par le Programme d’aide publique au développement de la Chine, qui est très opaque.
Oui, il se peut que la BAII penche de ce côté. En contrepartie, il y a la structure de dotation et les règles de financement de la BAII, selon ce que je comprends, et aussi les règles sur le conseil des gouverneurs et le conseil d’administration. Je ne dis pas que c’est impossible. Je dis seulement qu’il vaut mieux être dans la pièce pour éviter que cela ne se produise.
Si l’on regarde la façon dont l’institution s’est développée, on constate que le gouvernement chinois a fait très attention de ne pas être accusé de faire ce que certains pays développés nous ont accusés de faire avec la Banque mondiale, le FMI et la Banque asiatique de développement. Il faut reconnaître que la Chine est le plus important actionnaire. Oui, l’institution est basée en Chine. Oui, elle compte une catégorie spéciale pour les membres des pays asiatiques. Je ne peux pas nier cela.
Je crois toutefois qu’il y a des avantages économiques associés à notre présence et que nous pouvons tenter d’appliquer les meilleures normes de gouvernance.
La sénatrice Andreychuk : Je crois que ce qui nous inquiète, c’est que nous n’avons aucune idée de ce que deviendra la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures. Voilà notre dilemme, puisque 30 p. 100 des actions initiales appartiennent à la Chine, que l’institution est basée à Beijing et que la Chine semble avoir le contrôle et une influence sur ce qui se passe en Asie, au Vietnam et en Indonésie, et en tirer profit. C’est un fait. Les jeux de puissance sont là. Nous sommes face à un nouveau monde, alors il s’agit d’un nouveau concept.
Monsieur Shantz, nous avons un point de vue interne. La Banque mondiale n’a pas toujours fonctionné de manière appropriée. Elle n’a certainement pas profité à nos entreprises, mais elle visait l’amélioration des pays en développement, dans une certaine mesure. Lorsque ces pays se sont développés, ils ont voulu avoir leur mot à dire. Nous étions là pour les aider parce que nous avons cru que nous irions dans la bonne direction si nous arrivions à établir un système de gouvernance plus démocratique pour tous les pays, où il y aurait plus d’échanges que de dons, pour le développement.
La Banque mondiale a connu des hauts et des bas. Elle a son lot de problèmes. Ses structures ont changé. Est-ce qu’on investit un demi-million de dollars dans un concept d’infrastructure pour voir où cela nous mènera et pour tenter de l’influencer minimalement comme je crois que nous pourrons le faire? Je ne crois pas que nous serons un joueur clé dans cette affaire. On fait un pari. On investit de l’argent et on veut voir si cela va fonctionner et si on pourra en profiter.
Je ne crois pas qu’on puisse s’attendre à obtenir des contrats. Nous obtiendrons certains contrats de service. Votre conseil occupe une place stratégique. L’éducation donnera lieu à des contrats. Nous assurons une présence depuis des dizaines d’années grâce aux universités, aux collèges, et cetera. Nous tirerons peu de profits au départ, mais nous serons là pour évaluer la situation.
On parle de la Chine ici, mais ne sommes-nous pas là parce que nous voulons mettre un pied en Asie et dans d’autres pays — surtout au sud-est de l’Asie — qui tentent d’être indépendants de la Chine? Je comprends que vous vous soyez dirigés vers la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures et le PTP pour commencer. Nous explorons de nouvelles possibilités tout en continuant de faire des affaires avec nos partenaires commerciaux traditionnels.
Du point de vue du Canada, est-ce que ce demi-million de dollars était trop cher payé pour ce pari? Quelles sont les balises? Quels sont les objectifs du Canada? Comment décide-t-on si l’on continue dans le but de faire de l’argent ou si l’on continue pour l’investissement? J’espère que, en investissant, nous établirons des balises canadiennes pour veiller à atteindre les objectifs fixés et pour répondre aux questions de M. Cross. Voilà où nous en sommes.
Soit dit en passant, le Royaume-Uni s’est embarqué avant le Brexit, mais il exerce une influence de longue date sur l’Asie, surtout sur Hong Kong. Il s’agit d’une manœuvre politique plutôt que d’une manœuvre financière, pour protéger ses acquis, son influence et ses possibilités d’affaires.
On émet beaucoup d’hypothèses. Cela ressemble à un groupe de réflexion. Si le gouvernement dit qu’il fera le pari, je veux savoir quels seront les indicateurs de notre réussite stratégique en Asie-Pacifique. Je ne crois pas une seconde qu’on retirera un maximum d’avantages des banques. Cela n’a pas été le cas avec la Banque mondiale, alors pourquoi est-ce que ce serait différent en Asie?
Le président : Nous avons beaucoup de questions et de commentaires.
La sénatrice Andreychuk : C’est une approche philosophique différente. Est-ce qu’ils sont d’accord?
M. Cross : Je crois que je comprends. Il est vrai que, en établissant des balises, on admet qu’on n’a pas confiance en la bonne gouvernance de l’institution. Si elle fait preuve de bonne gouvernance, alors nous devrions accepter la possibilité de n’obtenir aucun contrat. Si nous imposons des conditions, c’est comme si notre participation visait une influence indue.
Ce n’est pas une bonne chose, à mon avis. La banque devrait servir à la population asiatique, pas à nous.
La sénatrice Andreychuk : Voilà pourquoi je dis que le pari est le suivant : nous voulons savoir si ce sera une banque ou une banque de développement. Est-ce qu’on vise le développement ou on veut obtenir des contrats?
M. Cross : Il faut que l’objectif soit le développement et nous devons accepter cela, même si la banque ne nous donne pas de contrat. Si elle permet d’améliorer l’économie asiatique et d’accroître le développement, à long terme, il y aura une ouverture des marchés et nous allons en profiter.
La sénatrice Andreychuk : Ce pourrait être une de nos balises. C’est ce que j’essaie de dire. Il faut déterminer les raisons pour lesquelles nous sommes là et ce que nous croyons pouvoir faire à l’échelle mondiale, mais aussi à l’échelle nationale au Canada.
M. Shantz : Je vous remercie beaucoup de vos excellentes questions, mais ce serait au gouvernement du Canada d’y répondre, pas à nous.
La sénatrice Andreychuk : C’est vrai.
M. Shantz : Je vais faire quelques observations personnelles, en me fondant sur mon expérience. Si nous utilisions les mêmes critères que ceux associés aux contrats avec la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement, la BERD et la Banque africaine de développement, on en viendrait probablement à la conclusion que le Canada a eu un rendement insuffisant sur le plan des entrées et des sorties.
Je crois que nous n’afficherions probablement pas le meilleur rendement en ce qui a trait à la création des appareils à pression pour les centrales nucléaires, puisqu’il est difficile de faire concurrence à des producteurs à moindre coût. Nous afficherions probablement un meilleur rendement dans les domaines dont j’ai parlé plus tôt. Je n’ai pas étudié la question récemment, mais je crois que ce serait l’expérience générale.
Il y a un débat philosophique associé à cela. Nous devrions être très fiers de voir que le Canada participe à la création de cette institution dans le monde de l’après-Seconde Guerre mondiale. Nous avons eu la Conférence de Québec et la Charte de l’Atlantique. Nous avons joué un rôle petit, mais important dans la création de ces institutions. Une partie de la discussion se veut philosophique; elle traite de la façon dont les sondages économiques changent et ont changé. Au fil des années, on a débattu des structures de gouvernance du FMI, de la Banque mondiale et d’autres IFI dans le but de mieux refléter le poids de certaines parties, notamment la Chine. Il s’agit d’une discussion importante et d’un signe des changements associés à l’économie mondiale.
Avec votre permission, monsieur le président, je vais faire un commentaire rapide sur l’accord de libre-échange, puisque mon collègue a abordé le sujet. Nous sommes pour l’accord de libre-échange. Certains diront que ce n’est pas une surprise, mais j’aimerais vous expliquer pourquoi. À notre avis, il y a trois raisons.
La première, c’est la diversification. Cela signifie en fait que nous savons que, en ce qui a trait aux exportations canadiennes, tous les intervenants ne sont pas aussi fiables qu’on le croyait. À notre avis, il ne faut pas ignorer l’importance de cette économie. Le Canada affiche un rendement insatisfaisant par rapport à ses principaux concurrents en ce qui a trait aux exportations vers la Chine. L’Australie détient probablement la plus grande part du marché des importations chinoises.
La deuxième, c’est l’accès à la classe moyenne chinoise en appliquant les règles de manière contraignante. C’est la deuxième raison.
La troisième, c’est la concurrence. L’exportation du bœuf représente un argument pour l’Ouest canadien. Lorsque les préférences tarifaires pour l’Australie entreront en vigueur en vertu de son accord de libre-échange avec la Chine, nos exportateurs dans les domaines traditionnels comme la production agricole, la production bovine et la production porcine se retrouveront en situation de désavantage par rapport à leur principal concurrent : l’Australie. Voilà ce que nous avons dit à propos de l’accord de libre-échange.
Dans le cadre de ce débat philosophique, les intérêts du Canada ont changé. Les universités, collèges et écoles secondaires du Canada comptent 150 000 étudiants chinois. Les étudiants internationaux permettent à certains établissements de rester ouverts alors qu’autrement, ils devraient fermer leurs portes. Les étudiants chinois représentent 35 p. 100 de tous les étudiants internationaux. Les étudiants américains en représentent 2 p. 100. C’est donc 35 p. 100 de tous les étudiants internationaux du Canada qui viennent de la Chine. Cela se fait sentir d’un bout à l’autre du Canada.
Je vous remercie de votre patience, monsieur le président.
Le président : Je vous remercie de ces précisions.
La sénatrice Andreychuk : Mon but n’était pas de détourner la conversation, mais je crois qu’il s’agit d’un sujet important. J’ai peut-être parlé de balises, mais je crois que nous avions d’abord parlé d’objectifs. Nous n’avons pas contribué à la Banque africaine de développement. Pour nous, les contrats étaient secondaires. Nous voulions que l’argent serve à l’investissement en Afrique afin de favoriser le développement, puisque l’Afrique dépendait trop de l’aide internationale. Il y a des raisons qui motivent notre adhésion à la banque. Je ne sais tout simplement pas si nous les avons désignées et si nous donnons suite à cela. C’est ce qui me préoccupe.
Le sénateur Marwah : J’aimerais poser deux questions qui s’adressent principalement à M. Cross, mais j’aimerais aussi entendre les réponses de M. Shantz.
Monsieur Cross, au début de votre déclaration préliminaire, vous avez dit que vous ne compreniez pas pourquoi nous voudrions nous éloigner du commerce avec les États-Unis.
Dans cette optique, croyez-vous vraiment que la diversification du commerce soit une mauvaise chose? Est-ce une bonne chose? Croyez-vous qu’on doive mettre tous nos œufs dans le même panier et accroître la concentration dans un pays avec lequel nous faisons déjà les trois quarts de notre commerce, surtout si l’on pense à ce qui s’est passé l’année dernière avec l’ALENA? C’est ma première question.
Pourriez-vous nous dire pourquoi, comme l’a fait valoir le sénateur Pratte, tous les autres pays du monde comme le Royaume-Uni, la France, l’Australie, l’Italie, l’Allemagne et la Corée du Sud ont choisi de devenir des membres fondateurs? Est-ce qu’ils sont tout simplement naïfs? Sont-ils stupides? Est-ce un peu des deux?
Je peux comprendre que les États-Unis choisissent de ne pas y prendre part, mais soyons réalistes : vous devriez savoir que les États-Unis n’ont pas fait cela parce que c’était sensé sur le plan économique. C’est tout simplement une question de géopolitique puisque les deux pays se livrent bataille pour dominer le monde. Le Japon n’y a pas pris part en raison de ses problèmes historiques avec la Chine. Il n’y a aucune autre raison. Ce n’est pas logique sur le plan économique. Ce n’est qu’une question de géopolitique.
Dites-moi pourquoi les autres pays y ont pris part.
M. Cross : Tout d’abord, la théorie économique veut que la diversification des risques soit une bonne chose. On n’investit pas tout son argent dans le marché boursier. Il faut une diversification.
Dans la pratique, cela fait tout simplement partie de l’histoire du pays. On a tenté à de nombreuses reprises de s’éloigner des États-Unis au fil du temps. Je me souviens qu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970, on parlait d’une troisième vague, mais au bout du compte, nous avons dû nous rendre à l’évidence : les États-Unis représentent 75 à 80 p. 100 de nos exportations. Nous devons tenir compte de cela avant tout.
Vous affirmez que nous avons des problèmes avec les États-Unis et que nous devrions peut-être regarder ailleurs. Je crois plutôt que nous devrions nous assurer de bien faire les choses avec les États-Unis, parce que nous serons vraiment dans le pétrin si nous ne le faisons pas.
Le sénateur Marwah : Ces deux choses ne sont pas incompatibles. Qu’en pensez-vous?
M. Cross : Elles n’ont pas besoin de l’être. Cependant, si nous ne faisons pas bien les choses avec les États-Unis, je ne pense pas que, si nous arrivons à bien faire les choses en Asie, cela permettra de compenser ce manque à gagner. Voyez-le ainsi. Je ne veux tout simplement pas me leurrer quant à ce que peuvent nous procurer des échanges avec l’Asie si nous ne faisons pas bien les choses avec les États-Unis. C’est peut-être une meilleure façon de l’exprimer.
Deuxièmement, en ce qui concerne la question géopolitique, les autres pays sont-ils dupes? Pourquoi le Japon ne l’a-t-il pas fait? Je ne pense pas que le Japon était le seul pays asiatique. Je me suis trompé au sujet de la Corée du Sud, mais je me rappelle qu’il y a un autre grand pays asiatique qui ne l’a pas fait; c’est peut-être l’Indonésie ou un autre.
M. Shantz : Je crois que c’est l’Inde.
Le sénateur Marwah : L’Inde est l’un des membres fondateurs. L’Inde est bien présente.
M. Cross : Les États-Unis ne l’ont pas fait pour des raisons géopolitiques, parce qu’ils voient la Chine comme leur principal concurrent. Je dirais que nous devrions soutenir les États-Unis dans cette histoire. Ce sont nos voisins. À quel point aurons-nous des échanges et des liens commerciaux avec la Chine, étant donné que les États-Unis sont nos voisins?
Je crois qu’il y a beaucoup d’autres raisons.
Le président : Si vous pouviez répondre directement à la question du sénateur Marwah, la présidence vous en serait reconnaissante.
M. Cross : Je crois avoir répondu le mieux possible à sa question.
Le sénateur Marwah : C’est très bien.
[Français]
Le sénateur Maltais : Monsieur Cross, vous avez dit une grande vérité au début de votre allocution. Il ne faut pas être naïf. Les investissements que le Canada s’apprête à faire en Chine par l’entremise de la banque, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Nous savons tous qu’il y a deux Chine; une partie de la population de la Chine est très progressive et l’autre est traditionaliste. Pour les Chinois, cette banque vise à servir leurs intérêts et non ceux des Canadiens. Les entreprises canadiennes en Chine — et Dieu sait que j’en ai visité — sont là pour répondre à des intérêts chinois, point à la ligne.
Vous parliez de l’Italie, monsieur Shantz, tout à l’heure. Pourquoi l’Italie fait-elle affaire avec la Chine? Pour acheter des tomates, afin de nous les revendre ensuite. Les Chinois ont un problème, parce qu’ils ont une population croissante, 1,4 milliard de personnes. Ils ont un problème de nourriture. Ils doivent aller la chercher à l’extérieur, et ce sont leurs intérêts qui comptent. Il ne faut pas rêver en couleur. Si l’on ne peut pas s’entendre avec nos voisins américains qui sont à quelques kilomètres, comment pourrons-nous nous entendre avec des gens qui sont à 20 heures en avion? Une banque d’infrastructure avec les Chinois peut être intéressante, pas pour les Canadiens, mais pour les Chinois. Qu’en pensez-vous, monsieur Cross?
[Traduction]
M. Cross : Dans mon exposé, j’ai parlé de l’importance des institutions pour le développement. J’ai cité Douglas North, pour lequel j’ai énormément de respect, et j’ai mentionné que dans un certain sens la Chine a fait la partie facile du développement jusqu’à présent. La situation se corse un peu plus lorsqu’un pays a une classe moyenne avec un revenu moyen. Comment poursuivre le développement? À un moment donné, les Chinois devront mettre en place de meilleures institutions en ce qui concerne particulièrement le droit et la propriété intellectuelle.
Je me demande ce que nous pouvons faire en la matière. C’est la véritable question qu’il faut nous poser à ce sujet. Si nous devenons membres de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, cela aidera-t-il la Chine à renforcer ses institutions et sa gouvernance? Au bout du compte, je crois que l’effet qu’aura le Canada dans tout cela sera pratiquement nul.
Je crois que seuls les États-Unis ont les moyens d’influer sur le renforcement des institutions en Chine. C’est la raison pour laquelle j’ai tendance à suivre l’exemple des États-Unis dans cette histoire. Si les États-Unis ne peuvent pas le faire, je ne crois pas qu’un autre le peut. Je ne crois certainement pas que la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, particulièrement si nous considérons qu’elle est dominée par les Chinois, sera une force positive qui contribuera au renforcement des institutions en Chine.
Le président : Monsieur Shantz, avez-vous des commentaires?
M. Shantz : J’en aurais peut-être deux. Je m’inspire de l’institution que représente mon collègue, soit l’Institut Macdonald-Laurier, et je crois me rappeler que notre politique nationale a été conçue pour maintenir le tarif de préférence britannique. Durant 100 ans, nous avons débattu de la pertinence d’une intégration plus étroite avec les États-Unis, ce qui a mené aux élections sur l’accord de libre-échange; j’étais assez vieux pour voter lors de ces élections. Nous avons débattu durant 100 ans de la pertinence d’entretenir des liens étroits avec notre voisin immédiat.
Nous avions choisi auparavant d’essayer de maintenir le tarif de préférence britannique et de faire fi de la logique de la géographie. Je parle ici en mon nom personnel et non au nom du Conseil d’affaires Canada-Chine. Je crois qu’il y a un élément important.
En ce qui a trait à la diversification, il y a près de 10 ans, au pire de la grande récession, je crois que les exportations canadiennes vers les États-Unis ont perdu environ 33 p. 100 de leur valeur en raison du ralentissement économique aux États-Unis. Cela représentait 10 p. 100 du PIB, mais notre économie a seulement perdu trois points pour diverses raisons, dont la diversification. J’étais en Espagne à l’époque. C’étaient l’Europe et l’Asie, surtout la Chine, qui nous ont aidés à combler notre manque à gagner en matière d’exportations. Je crois que c’est un argument en faveur de la diversification des échanges. Je dirais que c’est l’économiste en moi qui parle.
Je suis tout à fait d’accord. La qualité des aliments est une grande force du Canada, et cela dénote de la qualité de nos institutions. Nous distribuons efficacement les technologies à nos agriculteurs. Il y a une surveillance réglementaire. C’est la vigilance à la frontière de l’Agence canadienne d’inspection des aliments. Les consommateurs chinois y accordent une importance. Lorsque certains de nos membres exportent des produits en Chine, ils doivent prévoir 25 cents pour ajouter un petit autocollant pour que les consommateurs puissent être certains que c’est véritablement un produit canadien et non une imitation parfaite du produit qui est nocive pour leur santé.
À mon avis, cela vous dit tout ce que vous devez savoir. Je ne nierai pas que cela se veut également une critique à l’endroit du système de contrôle de la qualité des aliments en Chine. Je ne le ferai pas. Je dis seulement que cela représente une véritable valeur du point de vue des intérêts du Canada. Ce secteur de l’économie chinoise est en croissance, c’est-à-dire les consommateurs qui veulent avoir de bonnes tomates, de bons homards et des aliments de qualité qui répondent à leurs besoins.
Nous nous éloignons de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures.
[Français]
Le sénateur Maltais : Vous avez raison, et les Chinois n’acceptent pas n’importe quoi, qu’il s’agisse de nourriture, de bois d’œuvre ou de matières premières. Le Canada a une très bonne marque de reconnaissance là-bas.
M. Shantz : Absolument.
Le sénateur Maltais : Bien sûr, les Chinois vont préférer importer du Canada que de l’Union européenne pour différentes raisons. Le Canada doit continuer d’exercer son commerce avec la Chine, bien sûr, mais est-ce nécessaire d’investir dans une banque d’infrastructure qui servira à relever la deuxième Chine dont je parlais tantôt? C’est simplement cela. À l’heure actuelle, les grandes villes chinoises, comme Shanghai, n’ont pas besoin de la banque d’infrastructure du Canada pour faire leurs affaires. Par contre, la deuxième partie de la Chine, qui représente peut-être 1 milliard de personnes, a besoin des capitaux étrangers, et c’est ce à quoi servira le 0,5 milliard de dollars canadiens.
[Traduction]
Le président : Il y a également un autre élément, sénateur Maltais, dont vous avez parlé en ce qui concerne l’OMC. Lorsque vous étiez président du Comité de l’agriculture et des forêts, diverses représentations ont été faites. Le Canada a joué son rôle auprès de l’OMC en ce qui a trait au programme sur l’étiquetage indiquant le pays d’origine. Il est vrai que nous étions sur la bonne voie en la matière. D’autres pays n’en ont pas tenu compte. Le bois d’œuvre en est un excellent exemple au Canada.
La sénatrice Eaton : Plus j’entends de choses au sujet de la banque d’investissement, plus je pense que c’est une sorte de faux-fuyant d’un demi-milliard de dollars. Je suis en désaccord avec mes collègues lorsqu’ils parlent de diversifier nos échanges et de ne plus dépendre des États-Unis pour nos échanges commerciaux. Nous devrions le faire, mais nous avons maintenant l’Accord économique et commercial global. Nous pourrions y consacrer de l’énergie. Nous pourrions également nous tourner vers le Partenariat transpacifique, mais nous semblons éviter et refuser de signer des contrats. Nous pourrions aussi regarder du côté des pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.
C’est vrai que nous n’avons évidemment pas besoin d’être membres de la banque d’infrastructure pour avoir un accord de libre-échange avec la Chine, n’est-ce pas? Le premier ministre vient de se rendre en Chine et il a essayé de lancer des discussions préliminaires. Je crois que je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi nous investissons un demi-milliard de dollars pour devenir membres d’une banque, alors que nous détiendrons moins de 1 p. 100 de la banque et que nous n’aurons aucun représentant au conseil. La Chine détient 30 p. 100 de la banque, et je crois que l’Inde détient près de 8 p. 100 ou très peu. La Russie est le pays suivant. Xi Jinping a récemment dit que ce sera sa façon de faire ou rien du tout pour tout le monde, et nous nous attendons à vraiment avoir notre mot à dire dans les projets en cours en Chine.
Êtes-vous d’accord pour dire que c’est un peu un faux-fuyant et que cela n’a rien à avoir avec la diversification des échanges commerciaux?
M. Cross : Non. Selon ce que j’en comprends, je crois malheureusement que la motivation est le commerce. Il semble y avoir une entente tacite autour de la table : si vous vous joignez à la banque et que vous y contribuez à hauteur d’un demi-milliard de dollars, vous en récolterez des contrats. Comme je l’ai mentionné, je crois que ce n’est pas la bonne motivation. Nous ne devrions pas le faire pour nous-mêmes. Nous devrions le faire pour aider les économies asiatiques à croître d’elles-mêmes. Si nous demeurons concurrentiels et que nous avons de bonnes institutions, nous profiterons directement ou indirectement de cette initiative.
La sénatrice Eaton : Croyez-vous que nous serons en mesure d’exercer une quelconque influence en détenant moins de 1 p. 100 de la banque et en ne siégeant pas au conseil?
M. Cross : Non. Au contraire, je crois que nous aurons une influence et je crois que cela illustre bien mes réserves au sujet de la gouvernance de la banque. En échange de notre participation, nous nous faisons dire que nous en retirerons des contrats. Je ne sais pas comment il est possible de faire une telle promesse si c’est vraiment bien administré. Si ce l’est vraiment, les dirigeants devraient nous remercier de notre participation, nous dire que cet argent sera utilisé pour le plus grand bien des citoyens de l’Asie et nous expliquer que c’est leur seule motivation et que nous en retirerons peut-être des contrats, pourvu que nos soumissions soient concurrentielles. Voilà comment une bonne institution est administrée.
La sénatrice Eaton : Si nous voulons diversifier nos échanges commerciaux, ce que tout le monde autour de cette table semble vouloir, pourquoi ne regardons-nous pas sérieusement du côté du Partenariat transpacifique et des pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est?
M. Cross : La meilleure façon de diversifier nos échanges commerciaux, c’est de favoriser une croissance économique rapide en Asie, et nous réussirons tout simplement à en profiter si nous demeurons concurrentiels.
Le président : Monsieur Shantz, aimeriez-vous faire un commentaire concernant la question de la sénatrice Eaton?
M. Shantz : Selon ce que j’en comprends, je présume que nos membres pourront en profiter si nous devenons membres de cette banque et qu’ils n’en profiteront pas si nous ne le faisons pas. Je ne nie pas ce que vous dites. Je crois que c’est l’enjeu à débattre de notre point de vue. Nous considérons que cela apporte un certain avantage.
L’avantage le plus complexe, c’est celui que j’ai mentionné concernant les fonds de pension publics et certains de nos membres du secteur privé qui détiennent des actifs dans des infrastructures à long terme. Il y a un certain potentiel ici, mais je ne sais pas comment le quantifier.
Le président : Merci aux témoins de nous avoir fait part de leurs opinions et de leurs points de vue.
Honorables sénateurs, nous suspendrons nos travaux, puis nous aurons une réunion de 15 minutes à huis clos.