Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Finances nationales
Fascicule no 96 - Témoignages du 28 mai 2019 (réunion du matin)
OTTAWA, le mardi 28 mai 2019
Le Comité sénatorial permanent des finances nationales se réunit aujourd’hui, à 9 h 32, pour étudier la teneur complète du projet de loi C-97, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars et mettant en œuvre d’autres mesures (aide au journalisme canadien — partie 1f)).
Le sénateur Percy Mockler (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénatrices, honorables sénateurs, avant de commencer nos travaux prévus aujourd’hui, j’aimerais vous signaler que notre collègue, l’honorable sénatrice Jaffer, n’est plus membre de notre comité depuis le 17 mai 2019.
En conséquence, son poste de vice-présidente du comité est vacant. À titre de président du Comité sénatorial permanent des finances nationales, je vous demande s’il y a des propositions pour le poste de vice-président du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : Je voudrais proposer la candidature du sénateur Joe Day, qui a accompli un travail remarquable lorsqu’il était président du comité. Je pense qu’il serait bon qu’il soit de retour à titre de vice-président.
[Français]
Le président : La sénatrice Eaton propose que le poste de vice-président du Comité sénatorial permanent des finances nationales soit occupé par le sénateur Day.
Y a-t-il d’autres propositions?
L’honorable sénatrice Eaton propose que l’honorable sénateur Day soit le nouveau vice-président du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
[Traduction]
Plaît-il aux honorables sénatrices et sénateurs d’adopter la motion?
Des voix : Oui.
Le président : La motion est adoptée.
Bienvenue, sénateur Day, dans vos nouvelles fonctions. Il ne fait aucun doute qu’avec votre expérience, vous constituerez un atout de taille pour le comité.
Le sénateur Day : Monsieur le président, je ferai de mon mieux pour vous rattraper. Je vous remercie tous de la confiance que vous m’accordez.
Le président : Merci, sénateur Day.
Je m’appelle Percy Mockler, sénateur du Nouveau-Brunswick et président du comité.
[Français]
J’aimerais souhaiter la bienvenue à tous ceux qui sont présents ici dans la salle et à tous les Canadiens et Canadiennes qui nous regardent à la télévision ou en ligne.
[Traduction]
Je voudrais aussi rappeler à ceux et celles qui nous regardent que nos séances sont ouvertes au public et sont aussi diffusées en ligne à l’adresse sencanada.ca.
Je demanderais maintenant aux sénatrices et aux sénateurs de se présenter.
Le sénateur Klyne : Bonjour. Je m’appelle Marty Klyne, de la Saskatchewan.
La sénatrice Duncan : Bonjour. Je m’appelle Pat Duncan, du Yukon.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Sénateur Paul Massicotte, de la Belle Province.
[Traduction]
La sénatrice M. Deacon : Je m’appelle Marty Deacon, de l’Ontario.
Le sénateur Boehm : Je m’appelle Peter Boehm, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Forest-Niesing : Josée Forest-Niesing, de l’Ontario, l’autre belle province.
Le sénateur Day : Joseph Day, du Nouveau-Brunswick, la troisième belle province.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : Je m’appelle Nicky Eaton, de l’Ontario, la meilleure province.
La sénatrice Marshall : Je m’appelle Elizabeth Marshall, de Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
Le président : J’aimerais également souligner la présence de la greffière du comité, Gaëtane Lemay, et de nos deux analystes, Alex Smith et Shaowei Pu, qui, ensemble, appuient les travaux du comité.
[Traduction]
Honorables sénatrices et sénatrices, distingués membres du public, nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-97, qui a été renvoyé au comité par le Sénat du Canada le 2 mai 2019. Le projet de loi C-97, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars 2019 et mettant en œuvre d’autres mesures, est ce que nous appelons la loi d’exécution du budget. Ce genre de loi relève manifestement du mandat que le Sénat du Canada a confié au Comité des finances nationales.
Il y a deux semaines, nous avons tenu trois séances pour passer en revue l’ensemble du projet de loi avec des fonctionnaires, dont la majorité venait du ministère des Finances. Ce matin, honorables sénatrices et sénateurs, nous nous pencherons exclusivement sur l’alinéa 1f) qui, comme l’indique le sommaire du projet de loi C-97, consiste à « prévoir de l’aide pour le journalisme canadien ».
[Français]
Nous entendrons deux groupes de témoins sur cette question.
[Traduction]
Au cours de la première partie, nous entendrons M. John Hinds, président et chef de la direction de News Media Canada.
[Français]
De plus, nous acccueillons Mme Linda Lauzon, directrice générale de l’Association de la presse francophone.
[Traduction]
Nous recevons enfin M. John Miller, professeur émérite de l’Université Ryerson et ancien journaliste et chef des nouvelles.
Nous remercions les témoins d’avoir accepté notre invitation pour nous faire part de leurs opinions et répondre aux questions des sénatrices et des sénateurs. La greffière m’informe que M. Hinds prendra la parole en premier, suivi de Mme Lauzon et de M. Miller, après quoi les sénatrices et les sénateurs pourront poser des questions.
Monsieur Hinds, vous avez la parole.
John Hinds, président et chef de la direction, News Media Canada : Bonjour. News Media Canada représente plus de 700 journaux quotidiens et communautaires du pays. Je témoigne au nom de nos membres afin de traiter des mesures prévues dans le budget fédéral de 2019 dans le but de soutenir le journalisme canadien.
Ces mesures sont très importantes pour les journaux quotidiens et communautaires, puisqu’elles contribueront à préserver les salles de presse alors que nous élaborons de nouveaux modèles. Il importe de se rappeler qu’il y a au pays des gens qui dépendent encore des journaux. Notre problème n’en est pas un de lectorat, mais de revenus.
News Media Canada a récemment publié une enquête qui révèle que 88 p. 100 de la population canadienne lisent une forme de journal chaque semaine. Il s’agit d’une légère augmentation par rapport à l’année précédente.
Le président : Monsieur Hinds, pourriez-vous parler moins vite à l’intention de nos interprètes?
M. Hinds : D’accord.
Le président : Vous êtes encore dans votre limite de cinq minutes.
M. Hinds : Malheureusement, les affaires demeurent difficiles. Le lendemain de la publication de notre étude, les employés du Globe and Mail ont appris que le journal devait réduire ses coûts de main-d’œuvre de 10 millions de dollars par année. Le même jour, Torstar a publié des résultats financiers montrant que la compagnie avait éliminé 32 postes au cours du premier trimestre de l’année.
Ce sont toutefois les petites communautés qui subissent réellement les répercussions de la perturbation de l’industrie. Le pays a perdu 150 journaux depuis deux ans, principalement dans de petites communautés. Par exemple, 20 p. 100 des journaux communautaires de la Saskatchewan ont fermé ou se sont fusionnés, laissant des communautés sans voix.
Les recherches montrent que la perte d’un journal a une incidence directe sur la force et la vitalité sociales, économiques et politiques des communautés. Récemment, une recherche menée aux États-Unis a révélé que lorsqu’une salle de presse ferme ses portes, les gens ne se présentent pas aux élections, les dépenses publiques augmentent et l’activité économique diminue.
Les journaux canadiens de toute taille s’emploient à transformer leurs modèles d’affaires pour continuer d’exercer le rôle clé qu’une presse libre doit jouer dans une démocratie saine.
Il faut toutefois du temps pour élaborer ces modèles d’affaires. Ils incluent de nouvelles caractéristiques, comme les abonnements payants aux nouvelles numériques et les dons de bienfaisance. Au cours de la transition, toutefois, nous éprouvons de plus en plus de difficultés à glaner les nouvelles et les informations dont nos communautés ont besoin.
Le crédit d’impôt remboursable pour la main-d’œuvre de 25 p. 100 pour les employés des salles de presse permettra aux journaux de continuer de couvrir leurs communautés, voire d’accroître cette couverture. Par exemple, le Winnipeg Free Press embauchera de 15 à 20 journalistes supplémentaires et rétablira la couverture dans des domaines comme le système d’éducation public. Quant au crédit d’impôt personnel pour les abonnements aux nouvelles numériques, il contribuera à accroître la base future de nos activités : un lectorat numérique payant. Le fait que certaines organisations journalistiques puissent recevoir des dons de bienfaisance pour lesquels les Canadiens pourront réclamer des déductions fiscales fournira une autre source de soutien dont les organisations journalistiques ne bénéficiaient pas par le passé.
D’aucuns ont laissé entendre que ces mesures budgétaires rendront les journaux redevables au gouvernement fédéral et qu’étant ainsi non indépendants, ils seraient plus susceptibles de lui donner une couverture favorable. Si le gouvernement actuel caressait ce plan lorsqu’il a annoncé ce programme l’an dernier, je dirais que c’est un échec spectaculaire.
Je pense que nous devons aussi prendre du recul et admettre qu’Ottawa n’est pas le centre d’intérêt. Même si nous avons ici une tribune de presse solide et indépendante, quoique réduite, 99 p. 100 des journalistes canadiens ne travaillent pas sur la Colline du Parlement et ne couvrent pas les affaires fédérales. Ils sont à l’œuvre dans leurs communautés, écrivant à propos de sujets importants pour ces dernières. J’espère qu’à titre de législateurs, vous considérez qu’il s’agit d’un investissement dans ces communautés. Même si les Canadiens ont une tribune de presse ici, à Ottawa, il faut admettre que seulement trois de nos assemblées législatives provinciales en ont une. Un grand nombre de conseils municipaux et de tribunaux ne sont pas assujettis à la surveillance et à la reddition de comptes allant de pair avec la couverture médiatique.
Je pense que nous devons aussi admettre que le gouvernement fédéral n’assume pas ici de nouveau rôle. Le soutien direct à l’industrie journalistique remonte avant la Confédération et est toujours offert au titre du Fonds du Canada pour les périodiques, lequel fournit du financement à plus de 300 journaux. Le gouvernement aide certainement les stations de radio et de télévision locales, ainsi que les magazines et, bien entendu, le diffuseur public.
En fait, je dois féliciter notre gouvernement ou tout gouvernement qui offrirait ce genre d’aide aux journalistes. Le rôle de toute presse réellement indépendante est de révéler les faits et de formuler des critiques. Tout gouvernement légitime qui aide la presse agit dans l’intérêt de la démocratie et non dans l’espoir de bien paraître à la une.
Le processus prévu dans le budget garantira l’indépendance du programme et fera certainement l’objet de surveillance, comme il se doit. Nous sommes encouragés par le fait que le gouvernement ait entrepris de mettre sur pied un groupe d’experts pour appuyer la mise en œuvre des mesures, en ce qui concerne notamment les critères d’admissibilité. Nous ne pouvons embaucher qui que ce soit ou compter sur du nouveau financement d’ici à ce que ce groupe ait remis son rapport et que le programme soit en route.
Un grand nombre de nos membres ont soulevé des questions précises à propos des mesures budgétaires et sont impatients de faire connaître leurs points de vue au groupe d’experts.
En conclusion, ces mesures budgétaires sont accueillies favorablement par les journaux quotidiens et communautaires que je représente. Je répondrai à vos questions avec plaisir.
[Français]
Linda Lauzon, directrice générale, Association de la presse francophone : Monsieur le président, honorables sénatrices et sénateurs, bonjour. L’Association de la presse francophone, l’APF, est devant vous ce matin en qualité de porte-parole du Consortium des médias communautaires de langues officielles, qui offre des services aux populations francophones et anglophones en situation minoritaire du Canada.
Bien que les membres du consortium ne soient pas tous touchés par les mesures annoncées par le gouvernement dans le budget de 2019 dans le but de soutenir le journalisme canadien, les journaux membres de l’APF et de la Quebec Community Newspapers Association attendaient le dépôt de ce budget avec beaucoup d’espoir. Depuis 2016, l’APF et la QCNA ont fait part de leurs attentes et surtout de leurs réalités aux gouvernements, afin que les journaux qui fournissent des services aux communautés de langue officielle en situation minoritaire puissent continuer de protéger la démocratie et de servir l’intérêt public au sein de leur communauté respective.
Une des mesures que nous préconisions était la mise en place d’un crédit d’impôt sur la masse salariale. Nous étions donc soulagés d’apprendre, lors de l’annonce de l’énoncé économique de l’automne 2018, que le gouvernement s’engageait à mettre en place une telle mesure. Malheureusement, lors du dépôt du budget de 2019 en mars dernier, certaines mesures proposées en vue de soutenir le journalisme canadien nous ont confirmé que le gouvernement, a encore une fois, décidé de ne pas tenir compte des journaux canadiens les plus vulnérables, soit ceux qui servent les communautés de langue officielle en situation minoritaire dans les 10 provinces et les 3 territoires du Canada.
Qui plus est, encore une fois, le gouvernement semble avoir adopté une approche « one-size fits all » et n’a pas tenu compte de ses responsabilités en vertu de la Loi sur les langues officielles dans l’élaboration de ces mesures. Il va sans dire que certains critères proposés dans le but de définir un employé de salle de presse admissible causent un sérieux préjudice à nos journaux.
En raison des décisions prises par le gouvernement au cours de la dernière décennie, notamment l’effritement graduel de la publicité du gouvernement fédéral dans nos médias, de même que dans tous les médias, la majorité de nos journaux ont été contraints d’adopter un modèle de prestation de services et d’affaires complètement différent en diminuant le nombre de leurs employés et en faisant appel à des collaborateurs externes.
Or, le gouvernement définit un employé de salle de presse admissible comme suit :
[...] travaille, en moyenne, un minimum de 26 heures par semaine tout au long de la partie de l’année d’imposition [...];
[...] à tout moment de l’année d’imposition, a été employé par l’organisation pendant une période minimale de 40 semaines consécutives [...]
Ces deux critères disqualifient automatiquement plus de 80 p. 100 de nos journaux. C’est sérieux. Pour vous donner un exemple concret, voici la situation typique qui est celle d’un journal que je ne nommerai pas, qui offre des services à une communauté de langue officielle en situation minoritaire.
Il y a un rédacteur en chef qui travaille à temps plein, mais il travaille 46 semaines et s’arrête pendant une partie de l’été — donc, 46 semaines non consécutives pendant l’année. Il y a un journaliste à temps plein qui travaille de janvier à juin, qui fait relâche pendant l’été, et qui reprend à l’automne. Là encore, le critère des semaines consécutives n’est pas rempli. De plus, il y a un concepteur graphique qui les appuie et qui travaille 20 heures par semaine. Aucun de ces postes ne correspond aux critères d’admissibilité, conformément aux mesures présentées dans le budget. C’est vraiment sérieux.
Selon ces deux critères et plusieurs autres critères secondaires ou sous-critères, aucun journal de communauté de langue officielle ne serait actuellement admissible au crédit d’impôt.
Ce qui est aussi très préoccupant pour les journaux membres de notre association, c’est que, dans les mesures proposées, le gouvernement semble vouloir donner quelque chose d’une main, mais enlever autre chose de l’autre. C’est cette iniquité que nous décrions aujourd’hui.
Les critères indiquent clairement qu’un journal ne pourra avoir accès au crédit d’impôt s’il bénéficie déjà d’une subvention du programme d’aide aux éditeurs du Fonds du Canada pour les périodiques administré par Patrimoine canadien. Notons que, dans le cadre de ce programme, les petits journaux qui servent les communautés de langue officielle sont déjà en concurrence avec tous les grands journaux et magazines canadiens, et reçoivent seulement une portion négligeable de l’enveloppe budgétaire prévue pour ce programme. Les montants qu’ils reçoivent grâce à ce programme leur permettent tout juste de garder la tête hors de l’eau.
Conséquemment, certains critères disqualifient plusieurs de nos journaux deux fois plutôt qu’une. Pourtant, la partie VII de la Loi sur les langues officielles oblige les institutions fédérales à établir, lorsqu’ils développent des programmes et des services, des critères qui tiennent compte des réalités et des besoins des communautés de langue officielle en situation minoritaire. La Loi sur les langues officielles exige aussi que les principaux acteurs de ces communautés soient consultés avant d’établir ces critères, ce qui n’a pas été fait, ou très partiellement, ou alors de manière rétroactive, par le gouvernement.
L’histoire se répète, et le gouvernement ne semble pas avoir le réflexe de passer par ces étapes quand il met des programmes en place. Les médias jouent un rôle essentiel, surtout les médias communautaires, dans le développement et l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire, et ils sont souvent leur seule source d’information dans leur langue dans toute une province ou un territoire.
Le rapport du Comité permanent du patrimoine canadien de juin 2017 en fait d’ailleurs éloquemment foi. Les conclusions du rapport d’enquête du commissaire aux langues officielles, publié également en juin 2017, abondent dans le même sens. Nous serons heureux de vous les faire suivre, si vous le jugez utile.
À ce stade, le statu quo n’est pas une option, puisqu’il fera en sorte que, encore une fois, nos communautés de langue officielle en situation minoritaire seront moins bien servies, et que certains de nos journaux resteront vulnérables et ne survivront même peut-être pas.
L’APF et la QCNA ont été invités à nommer chacun un représentant pour siéger au sein du groupe d’experts indépendants qui se penchera sur les critères d’admissibilité au cours des prochains mois. Nous avons accueilli cette nouvelle avec soulagement.
Comme toujours, nous sommes prêts à travailler avec le gouvernement pour trouver des solutions « gagnantes-gagnantes », afin qu’il respecte ses obligations relativement à la partie VII de la Loi sur les langues officielles pour permettre aux journaux communautaires de langue officielle en situation minoritaire de profiter pleinement des mesures positives de soutien au journalisme.
D’ici là, il est essentiel que les mesures de soutien au journalisme local prévues dans le projet de loi C-97 appuient concrètement les journaux qui offrent des services aux communautés de langue officielle en situation minoritaire, dans le respect des lois applicables, mais aussi de la partie VII de la Loi sur les langues officielles.
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, merci de nous avoir donné l’occasion de partager nos préoccupations.
[Traduction]
John Miller, professeur émérite, Université Ryerson, à titre personnel : Je vous remercie de m’offrir l’occasion de traiter de cet important projet de loi.
Le projet de loi C-97 comprend plus de 106 000 mots, dont quatre me préoccupent, car je les considère comme potentiellement très dangereux pour le journalisme et la confiance du public à l’égard des informations que diffusent les journalistes, des informations vérifiées dont les gens ont besoin pour être de bons citoyens engagés dans une démocratie.
Fort d’une expérience de 55 ans à titre de journaliste et de professeur de journalisme, je suis formé pour utiliser les mots avec soin, et j’ai le regret de dire que ces mots constituent la plus grave menace à la liberté de presse que j’aie vue dans notre pays.
Les quatre mots dont je parle font référence aux organisations journalistiques « qualifiées » ou « enregistrées », qui seront les seules à recevoir du soutien fédéral.
Le journaliste en moi se demande quels journalistes se qualifient, où ils sont enregistrés et qui profite de ces mesures. Le projet de loi n’offre aucune réponse à ces questions.
Heureusement, le Sénat du Canada est au fait de ces problèmes. Plus que toute autre institution, il a étudié les médias et l’intérêt que leur bon fonctionnement a pour la population. De Keith Davey, en 1970, à la commission royale d’enquête de Tom Kent, en 1981, les sénateurs ont proposé des mesures pour préserver la liberté et l’indépendance de la presse.
Bien entendu, ces propositions ont eu bien peu de résultats, car les éditeurs et les propriétaires de médias ont, pendant des années, rejeté toute intrusion dans leurs salles de presse. Leurs motifs valent la peine d’être soulignés. Russell Mills est un journaliste que j’admire. Cet ancien éditeur de l’Ottawa Citizen a, en 2003, écrit un article dans la Revue parlementaire canadienne dans lequel il traite de la commission Kent. Il y fait une remarque très importante, affirmant que l’indépendance a toujours constitué une valeur fondamentale du journalisme et que l’indépendance à l’égard du gouvernement est primordiale, car le gouvernement contrôle un très grand nombre d’éléments pouvant limiter ou influencer les nouvelles sur la manière dont nous sommes gouvernés.
Selon lui, certaines propositions de la commission Kent auraient passé près de permettre au gouvernement de s’ingérer dans les salles de presse canadiennes. Je me suis opposé à ces mesures aux côtés de tous les hauts dirigeants de l’industrie journalistique et, avec l’aide d’organisations internationales de protection de la liberté de presse, nous avons réussi à faire écarter la loi proposée sur les journaux.
Que devons-nous penser de la réaction diamétralement différente qu’ont les éditeurs aujourd’hui au sujet de ce que je considère comme des menaces bien plus graves? Que devons-nous penser du président et chef de la direction de la chaîne de journaux la plus importante du Canada quand il affirme, en réaction aux mesures budgétaires, que tous les membres de l’industrie devraient chanter victoire?
Je pense que nous connaîtrons la réponse en examinant qui profite de ces mesures.
Mon ancien journal, le Toronto Star, fonctionne toujours en vertu d’un énoncé de principes que je suis fier d’avoir contribué à élaborer il y a de cela des années. Voici ce qu’il indique :
La liberté d’expression et de presse doit être défendue contre l’ingérence de quelque partie que ce soit, publique ou privée.
Soit dit en passant, l’organisation de M. Hinds affirme agir selon un principe semblable.
Pour vous donner une idée de ce que ce principe signifie, si on découvrait qu’un journaliste a accepté de l’argent d’une source donnée, une telle infraction justifierait son renvoi, parce qu’il y a là un conflit d’intérêts qui ébranle la confiance du public à l’égard de son organisation journalistique. Voilà que maintenant, les éditeurs accueillent à bras ouverts une proposition voulant que le gouvernement, une source fréquemment évoquée, les paie pour qu’ils engagent des journalistes et des rédacteurs. Je ne pense pas que ce soit avisé ou professionnel.
Ce n’est pas tout. Le ministre du Patrimoine a déjà nommé huit organisations journalistiques afin de former un groupe de travail supposément indépendant qui déterminera les qualifications qui devraient s’appliquer, tout en restant coi sur l’identité de ceux qui approuveront ces qualifications. Nous n’avons aucune nouvelle sur le mystérieux autre groupe de travail dont il est question ou sur sa composition. Quoi qu’il en soit, le présent projet de loi limite le pouvoir qu’a le premier groupe de décider qui se qualifie.
Pourquoi quelqu’un, même un éditeur à court d’argent, penserait-il que c’est une bonne idée de laisser le gouvernement influencer la définition du journalisme professionnel?
J’exhorte respectueusement les sénatrices et les sénateurs à corriger deux lacunes dans le projet de loi. Sachez d’abord que je ne m’oppose pas au fait que le gouvernement aide les organisations journalistiques, mais il ne doit jamais offrir d’aide directe à ceux qui écrivent les nouvelles. C’est dangereux. Il existe de meilleures solutions. En outre, il faut revoir le processus d’approbation afin de le rendre transparent. Il devrait être expliqué en détail dans le projet de loi. Ce dernier décrit en détail deux comités semblables : l’un supervisera les pratiques de gestion de la GRC, alors que l’autre prodiguera des conseils sur la délivrance de permis aux consultants en immigration.
La liberté de la presse est trop importante pour s’en remettre au hasard.
La sénatrice Marshall : Je remercie les témoins de comparaître aujourd’hui. Je voulais aborder la question de l’indépendance, dont M. Miller a parlé avec éloquence. J’aimerais toutefois commencer avec M. Hinds. Comment avez-vous appris que votre organisation figurerait parmi celles qui choisiront les membres du comité d’experts? Pouvez-vous nous indiquer qui a communiqué avec vous et ce que vous comprenez de votre mandat?
M. Hinds : Pour le groupe d’experts?
La sénatrice Marshall : Oui.
M. Hinds : Le président de l’organisation a reçu une lettre du ministre du Patrimoine nous demandant de choisir une personne qui ferait partie du groupe d’experts et nous fournissant un aperçu du mandat de ce groupe.
La sénatrice Marshall : Le mandat est donc défini?
M. Hinds : Oui.
La sénatrice Marshall : Et il l’est dans la lettre?
M. Hinds : Oui.
La sénatrice Marshall : Pourrions-nous obtenir une copie de cette lettre?
M. Hinds : Je présume que oui.
La sénatrice Marshall : Monsieur le président, ce serait fort intéressant.
Le président : Monsieur Hinds, auriez-vous l’obligeance de transmettre cette lettre à la greffière?
M. Hinds : Je ne l’ai pas avec moi, mais je pourrais la lui envoyer plus tard.
Le président : D’accord. Merci.
La sénatrice Marshall : Pour le moment, vous avez l’impression que vous aurez un certain degré d’influence sur l’établissement du groupe d’experts, mais les paramètres sont-ils bien définis? Quand on examine le document budgétaire, on constate que les critères d’admissibilité sont déjà établis. Vous avez donc l’impression d’exercer une certaine influence sur les critères, alors qu’ils ont déjà été établis. Pourriez-vous formuler des commentaires à ce sujet?
M. Hinds : Oui. Il est question d’avoir deux journalistes à temps plein issus d’une organisation qualifiée, et je considère que c’est réellement préoccupant. Je pense d’ailleurs que Mme Lauzon a soulevé la question. Le rôle que nous envisageons consisterait en partie à étudier les critères pour veiller à ce qu’ils soient adaptés aux salles de presse du pays et qu’ils permettent au crédit d’impôt d’atteindre son objectif.
Vous avez employé le mot « défini ». Le document budgétaire comprend une définition de « salle de presse ». Je pense que c’est à cet égard que le groupe d’experts interviendra pour indiquer en quoi consistent une salle de presse et les activités qui seraient visées par le crédit d’impôt.
La sénatrice Marshall : Qu’en est-il du comité administratif? Avez-vous une influence quelconque à ce sujet? Vous indiquez que non.
Pour le moment, vous avez l’impression que vous aurez de l’influence ou du contrôle sur la manière dont tout cela fonctionnera, mais d’après le document budgétaire, il semble que le gouvernement a déjà en grande partie établi le processus.
M. Hinds : Je pense que c’est le cas, et le document budgétaire contient certaines mesures préoccupantes. Ce document a été préparé par le ministère des Finances, bien entendu. Il n’a pas été écrit par des journalistes ou des personnes qui connaissent les salles de presse. Je pense que le comité d’experts aura pour rôle de fournir des conseils éclairés sur ce qui constitue une salle de presse et une tâche appropriée afin d’accorder une subvention sous la forme d’un crédit d’impôt.
La sénatrice Marshall : M. Miller a parlé de l’indépendance de la presse. Or, dès le départ, votre indépendance — si vous vous sentez indépendant — est déjà affaiblie parce que le gouvernement a pris beaucoup d’avance en déterminant les critères. Vous pourriez n’avoir aucun contrôle sur le comité administratif. Il me semble donc que ce serait un domaine où vous auriez des motifs de vous inquiéter de votre indépendance d’entrée de jeu.
M. Hinds : Je ne pense pas que nous voyions cela comme une question d’indépendance. Nous considérons qu’il faut établir des critères pour que le programme soit efficace et atteigne son objectif, c’est-à-dire permettre aux journaux et aux salles de presse de continuer de s’occuper des nouvelles qu’ils couvrent. Je ne pense pas que nous considérions que ce projet de loi modifie en quoi que ce soit le fonctionnement des salles de presse ou le contenu. Notre objectif consiste à rendre le programme efficace.
La sénatrice Marshall : Mais le gouvernement a déjà établi les critères. Je peux probablement interroger Mme Lauzon à ce sujet. D’après ce que j’ai compris de votre exposé, certains des critères vous déplaisent. Vous pourriez donc en arriver à un point de mésentente avec le gouvernement, car il veut appliquer ces critères et vous ne les aimez pas.
Mme Lauzon : Nous faisons manifestement très attention dans le cadre de ce processus, car les critères ne correspondent pas du tout aux besoins de notre secteur et à ce que nous demandons. Ils nous écartent du jeu.
Nous sommes effectivement légèrement préoccupés de voir que ces mesures sont déjà dans le budget et que les critères sont établis. Selon le message que nous avons tiré de nos échanges avec le cabinet du ministre, le groupe d’experts ne pourra pas rejeter de critères; mais il pourra surtout y apporter des nuances pour certains groupes et les élargir. Voilà pourquoi nous nous réjouissons que le gouvernement nous ait demandé de choisir quelqu’un pour faire partie du groupe d’experts.
La sénatrice Marshall : Avez-vous envisagé la possibilité qu’il se serve de vous pour faire la promotion de ses programmes?
Mme Lauzon : Pas pour l’instant. Sachez que nous n’étions pas censés faire partie du groupe d’experts au départ. Les membres devaient être nommés par le ministre et les responsables, nous laissant ainsi complètement à l’écart du processus.
Je sais que notre association, News Media Canada et bien d’autres groupes ont dit : « Non, nous voulons participer au processus. Si vous allez parler de nous, il faut que ceux et celles qui savent comment nous travaillons et fonctionnons fassent partie du groupe d’experts. »
La sénatrice Marshall : Merci.
Le président : Je vous demanderais d’essayer de limiter vos interventions à quatre ou cinq minutes pour que tous aient l’occasion de poser des questions.
[Français]
Le sénateur Massicotte : Je vous remercie tous les trois d’être parmi nous ce matin. C’est très important.
[Traduction]
Nous venons tous d’horizons différents. Pour moi, ce qui est important, c’est que j’hésite toujours quand le gouvernement cherche à combler une demande de la population. Cette demande est habituellement déformée, et dans 20 ans, on se demandera « Pourquoi cela est-il arrivé? » Je suis toujours hésitant quand je vois le gouvernement affecter des fonds en tentant de trouver un dessein.
La seule chose qui trouve un écho puissant en moi, c’est l’argument démocratique et le besoin de bénéficier d’opinions diversifiées et d’informations justes. Quand on voyage en Afrique, on constate que la démocratie est mise à mal quand le gouvernement contrôle les médias. C’est ce qui est le plus important pour moi.
Monsieur Miller, je tente d’en arriver à votre argument. Je suppose que ce qui vous tracasse beaucoup, c’est le risque potentiel de dérapage. Le budget comprend trois formes de financement. Celle qui vous déplaît particulièrement, c’est probablement celle qui finance les journalistes et une partie de la salle de presse. Je présume que vous n’avez rien à redire sur les dons de bienfaisance, car la mesure est très générique. Il en va probablement de même pour les abonnements aux nouvelles électroniques. Ai-je raison de penser que c’est la question du financement des salaires qui vous préoccupe particulièrement?
M. Miller : Oui. Au fil des ans, la plupart des organisations journalistiques de bonne réputation ont dressé un mur invisible entre les fonctions rédactionnelles et les revenus, et ce, pour une excellente raison. J’ai travaillé dans des salles de presse où les grands annonceurs exerçaient une influence énorme sur le jugement relatif aux nouvelles. Cela arrive aux meilleurs endroits. Je voudrais donc que le gouvernement accorde de l’aide aux revenus, pas aux salles de nouvelles. Le principe est très simple.
Par exemple, supposons que je sois un journaliste enquêtant sur un scandale au sein du gouvernement, mais que, pour diverses raisons, l’affaire n’aboutit pas et je laisse tomber. Si un de mes lecteurs l’apprend, comment pourrai-je me défendre s’il affirme que j’ai laissé tomber l’affaire parce que je reçois de l’argent du gouvernement, même si j’ai agi pour des motifs légitimes? Voilà pourquoi il devrait y avoir un mur. Les occasions ne manquent pas de financer des organisations journalistiques sur le plan des revenus, sans toucher directement les journalistes.
Le sénateur Massicotte : Nous sommes ici pour discuter du financement fédéral. Quelles sont les attentes de l’industrie à l’égard du financement provincial? Comme vous le savez, un grand nombre de provinces suivent automatiquement le mouvement et fusionnent leurs lois, en ce qui concerne les reçus pour dons de bienfaisance, par exemple. Vous attendez-vous à ce qu’elles emboîtent le pas au gouvernement fédéral?
M. Hinds : Nous prévoyons qu’elles le feront.
Le sénateur Massicotte : Devrions-nous nous inquiéter si elles le font? Les dons de bienfaisance donnent droit à un crédit d’environ 50 p. 100, ce qui réduit de moitié le coût pour le donateur. Ne craignez-vous pas que les montants deviennent substantiels au point où vous vivriez aux dépens des contribuables, au lieu de tenter de vous attaquer initialement à la question du déficit démocratique et aux préoccupations qui nous habitent au sujet de l’obtention d’informations justes? Cette source de revenus pourrait-elle devenir si importante qu’elle constituerait la cible principale de vos efforts et le fondement de l’existence future d’un journal?
M. Hinds : Je pense que dans bien des marchés, le fait est que le diffuseur public fait concurrence aux journaux, car il est essentiellement financé à même les fonds publics. Si vous examinez les prévisions relatives aux dons, vous verrez que la croissance est assez modeste. Certains groupes, comme la Presse, s’intéressent à certaines solutions, mais je ne pense pas que ce soit un mécanisme auquel tous les journaux adhéreront.
Le sénateur Massicotte : Merci.
La sénatrice Eaton : Merci. J’ai, il y a longtemps, travaillé dans une salle de presse pendant cinq ans; ce que je vois m’attriste donc grandement. Je considère ces mesures comme une immense trappe à souris ornée d’un gros morceau de fromage prenant la forme de 600 millions de dollars, invitant les gens à se servir.
Ce qui me tracasse, c’est que c’est l’organisme établi par le gouvernement qui déterminera ce qu’est une organisation journalistique canadienne qualifiée. Je me sentirais plus à l’aise si les organisations elles-mêmes déterminaient la composition de cet organisme au lieu de laisser le gouvernement en nommer les membres.
À titre de sénatrice conservatrice, par exemple, je me désole de voir qu’Unifor, qui a déclaré la guerre au Parti conservateur, fera partie du groupe d’experts. Je sais que ce syndicat représente des journalistes, mais je préférerais que le doyen de l’école de journalisme d’une université fasse partie du groupe d’experts plutôt qu’un dirigeant syndical afin de véritablement déterminer ce qu’est le journalisme. Unifor en sait probablement davantage sur les heures de travail que sur le journalisme, pour être juste.
Nos trois témoins pourraient-ils se prononcer sur la question? Que pensez-vous de la partialité des membres du groupe d’experts qui déterminera ce qui constitue une organisation journalistique qualifiée?
M. Miller : Cela politise le processus, cela ne fait aucun doute. Il est malheureux que le syndicat ait entrepris sa campagne politique environ au moment où il était nommé au sein du groupe d’experts. D’autres grands syndicats représentant les journalistes qui n’adoptent pas de position politique auraient pu en faire partie. Je pense que cela suscite un malaise.
Mme Lauzon : Pour notre part, nous sommes très apolitiques. C’est un secteur qui collabore étroitement avec les gouvernements, qu’il s’agisse de l’ancien gouvernement ou de celui au pouvoir. Pour moi, c’est une tribune où nous pouvons nous faire entendre.
Je considère brillant votre commentaire sur la présence d’un professeur d’université comme M. Miller au sein d’un groupe semblable. Il y aurait sa place. Je partage entièrement votre opinion, mais pour nous, en raison de la nature de notre secteur, il était très important pour nous d’être de la partie.
La sénatrice Eaton : Je peux comprendre pourquoi vous faites partie du groupe si vous avez été nommés par un comité non gouvernemental.
M. Hinds : Nous espérons que les personnes que les organisateurs nommeront posséderont une réelle expertise et des connaissances sur le fonctionnement des salles de presse du pays pour pouvoir concevoir un programme. Il y a l’Association canadienne des journalistes et il y a nous. Tout dépend de ceux et celles qui sont choisis pour faire partie du groupe d’experts et des compétences qu’ils amènent dans le cadre des discussions.
La sénatrice Eaton : J’ai une dernière question. Avez-vous vérifié ou savez-vous si dans d’autres pays anglophones, comme les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni, le journalisme est soumis aux mêmes genres de pressions qui semblent s’exercer sur lui au Canada? Je suis certaine que vous le savez tous.
M. Hinds : C’est certainement le cas. Fait intéressant, je lisais justement ce matin que le gouvernement de la Nouvelle-Zélande vient d’annoncer un programme prévoyant l’embauche de journalistes par l’entremise du diffuseur public pour qu’ils travaillent dans les salles de presse du pays afin de fournir du contenu. Le Royaume-Uni a également un programme dans le cadre duquel il a embauché...
La sénatrice Eaton : Je ne pensais pas exactement à la BBC ou à la CBC, car ces organisations sont financées par le gouvernement de toute façon. Je m’intéressais plutôt aux organisations indépendantes.
M. Hinds : Dans le cas des programmes de l’Australie, le gouvernement a offert du soutien à la presse régionale pour embaucher des journalistes et créer du contenu.
La sénatrice Eaton : Procède-t-il de la même manière?
M. Hinds : Il agit de manière semblable. Au Royaume-Uni, la commission Cairncross a présenté son rapport récemment. Le gouvernement cherche des moyens d’accroître le financement. Il a demandé à la BBC de financer des postes dans des journaux. Voilà comment il procède.
Tous ces pays envisagent des programmes semblables.
[Français]
La sénatrice Forest-Niesing : Merci à vous trois d’être présents et de partager vos préoccupations, que je partage également.
Ma question s’adresse plus particulièrement à Mme Lauzon. Vous avez parlé d’une solution uniforme, et nous reconnaissons que les journaux des communautés de langue officielle en situation minoritaire font face à des défis bien différents et qu’ils requièrent possiblement des solutions mieux adaptées à la réalité de leurs défis.
En vous écoutant, j’ai été alarmée par le fait qu’une proportion de 80 p. 100 de la main-d’œuvre visée par ces mesures de redressement sera exclue en raison de certains critères. Par exemple, le fait d’éliminer le critère selon lequel les semaines de service sont consécutives permettrait-il de remédier au problème que vous nous avez exposé? Faudrait-il aller plus loin et créer une exception complète pour les journaux qui offrent des services de langue officielle en situation minoritaire?
Mme Lauzon : Notre analyse préliminaire est la suivante. Notre examen nous a amenés à conclure qu’il faudrait presque une dérogation ou une exception. Trop de facteurs ont une influence pour nos journaux. Les deux critères que je vous ai présentés sont ceux qui sautent aux yeux, mais il y a malheureusement beaucoup d’autres petites nuances qui sont importantes.
C’est le message que nous avons tenté de transmettre au ministère Patrimoine canadien et auprès de la Direction générale des langues officielles et ainsi de suite, à savoir que, pour les modèles utilisés en ce moment, il faut de la latitude afin de prévoir une dérogation. Je ne veux pas utiliser le mot « accommodement », mais il faut une compréhension de la réalité et il faut adapter cette réalité à nos journaux.
Le gouvernement l’a déjà fait, à petite échelle, dans le cadre du programme d’aide aux éditeurs. Cela veut donc dire que, pour les journaux de langue officielle, certains allègements ont été faits pour permettre un accès aux journaux selon leur tirage. Nos journaux n’ont pas le tirage des grands journaux, alors il est clair que certains allègements et certains ajustements ont été faits, mais il ne s’agit que de directives.
En ce qui a trait au groupe d’experts indépendants, nous espérons être en mesure d’exercer une influence et de faire reconnaître la nécessité d’une dérogation et de l’adaptation des critères pour respecter nos réalités.
La sénatrice Forest-Niesing : Êtes-vous d’accord pour dire que vous pourriez invoquer la partie VII de la Loi sur les langues officielles pour justifier cette adaptation?
Mme Lauzon : C’est déjà fait auprès du ministre Rodriguez, et nous avons également publié une lettre ouverte dans tous nos journaux, soit au Québec dans les journaux anglophones et partout au Canada dans les journaux francophones.
La sénatrice Forest-Niesing : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Bonjour et bienvenue devant notre comité. J’ai un certain nombre de questions.
Tout d’abord, j’examine la question sous l’angle de la préservation de la démocratie et des nouvelles d’actualité qui éclairent et mobilisent le lectorat. Dans les salles de presse indépendantes, il existe une séparation nette entre l’éditeur ou le chef de la direction et le rédacteur ou le chef de la rédaction. J’aimerais obtenir des éclaircissements à cet égard. Avez-vous l’impression que ces mesures causeront l’effacement de cette séparation? J’ai toujours pensé que les rédacteurs gardaient leur lettre de démission dans le tiroir inférieur droit de leur bureau. Je ne pense pas que la séparation soit menacée.
Mme Lauzon : De notre côté, elle ne l’est absolument pas. La moitié de nos journaux reçoivent du financement du gouvernement par l’entremise des Langues officielles ou de Patrimoine canadien. Ce financement n’a aucune incidence dans les salles de presse et sur les décisions qui y sont prises. Il n’en a jamais eu. Nos membres tiennent mordicus à leur indépendance. Dans notre secteur, donc, le financement n’a pas d’incidence.
M. Miller : Je vais vous lire un passage de la déclaration de principes de News Media Canada :
L’obligation première d’un quotidien est sa fidélité envers le bien public. C’est donc au quotidien qu’il incombe de défrayer les coûts inhérents à la cueillette de l’information. [...] Les quotidiens se doivent de conserver leur indépendance face aux gouvernements et aux intérêts commerciaux ou autres qui pourraient tenter d’en utiliser le contenu à leurs fins.
J’éprouve une grande confiance à l’égard des journalistes, jugeant qu’ils respecteront leur indépendance. Ce que j’ignore toutefois, c’est ce que le gouvernement — pas nécessairement le gouvernement actuel, mais un autre — ferait pour déterminer ce qu’est un journaliste professionnel et comment il pourrait retirer cette désignation, les crédits d’impôt étant un avantage facile à enlever. Je me préoccupe de ce que le gouvernement pourrait faire avec cette mesure et de ce que les éditeurs aux principes moins élevés pourraient faire s’ils jugent que le travail de certains journalistes met en péril ce financement.
Le sénateur Klyne : Nous reviendrons aux crédits d’impôt plus tard. Je pense que les rédacteurs ont des principes et tiendraient bon.
Ma deuxième question concerne le financement des salaires et la manière dont il faudrait procéder à cet égard. La publicité a toujours servi à couvrir les frais des salles de presse. C’est leur source de revenus. Pour simplifier le modèle à outrance, le contenu des salles de presse crée un lectorat, qui est loué aux annonceurs. Ce modèle ne fonctionne plus de ce côté, car une multitude d’occasions s’offrent aux annonceurs, particulièrement sur les médias sociaux et en ligne.
Il me semble qu’il faut intervenir du côté des salles de nouvelles, pas de celui des annonceurs ou du marketing. Si vous avez des observations qui laisseraient penser le contraire, j’aimerais les entendre.
M. Miller : Ce financement a entre autres pour objectif de permettre aux journaux d’innover, de survivre à la crise actuelle ou de trouver un nouveau modèle d’affaires. Sinon, ce ne serait qu’une mesure d’urgence pour pallier les pratiques du passé. Les critères que nous avons vus jusqu’à maintenant semblent défavorables aux petites organisations, aux nouveaux journaux numériques et aux nouvelles initiatives de journalisme d’enquête, sources de véritable innovation. Ils seront à la table, mais n’auront pas une miette du gâteau.
Le sénateur Klyne : Ne se réinventeraient-ils pas en s’inspirant de ce que les autres pourraient être? Merci.
La sénatrice Andreychuk : Je pense que vous avez déjà répondu à certaines de mes préoccupations et de mes questions. Ce qui m’inquiète, c’est que vous ferez partie d’un groupe d’experts auquel les critères ont déjà été imposés. Quel sera alors votre rôle? Réagir aux critères? Rien ne vous garantit que les changements que vous proposerez seront acceptés. Si je dis cela, c’est parce que vous constituez le rempart, le protecteur des principes énoncés par M. Miller. Pourquoi feriez-vous partie d’un groupe d’experts si on ne vous garantit pas que votre voix sera entendue? Vous en reviendrez à espérer que le gouvernement écoute.
Les gouvernements effectuent beaucoup trop de consultations de nos jours, et les voix ne sont pas entendues. « Nous avons consulté le groupe d’experts, qui nous a prodigué des conseils. Nous en avons tenu compte, mais... »
Avec votre intégrité, pouvez-vous faire partie de ce groupe si rien ne vous garantit que votre voix sera entendue, sachant seulement que le gouvernement tiendra compte de vos avis?
M. Hinds : Je pense que nous avons une garantie que le gouvernement veut obtenir notre avis à ce sujet. Il a très clairement indiqué qu’il veut entendre l’opinion d’experts au sujet des mécanismes. Je pense qu’en réalité, il veut pouvoir définir ce qu’est une salle de presse à l’appui des objectifs du crédit. Je pense que nous comprenons bien qu’il veut notre son de cloche au sujet de règles comme celle des deux journalistes. Nous devons manifestement nous engager de bonne foi dans le processus. Je présume que les recommandations du groupe d’experts seront rendues publiques et feront l’objet d’un rapport pour que les gens comme les sénateurs puissent examiner la question. Je suppose que nous devons agir de bonne foi.
La sénatrice Andreychuk : Consulterez-vous vos associations pour connaître leurs points de vue ou ferez-vous partie du groupe d’experts fort de la conviction que vous comprenez les dimensions du pays et les difficultés inhérentes au fait de parler pour toutes les voix disparates?
M. Hinds : Sachez que les journaux n’hésitent pas à faire connaître leurs besoins, leurs souhaits et leurs problèmes. Nous nommerons quelqu’un au sein du groupe d’experts et consulterons nos membres pour savoir ce qu’ils veulent afin d’être certains que notre position témoigne des besoins et des souhaits des membres des quatre coins du pays.
La sénatrice Andreychuk : Un point qui me préoccupe, c’est la résurgence de la question de la liberté de presse à divers égards. Il y a de plus en plus de métissage entre les gouvernements, les grandes entreprises et les journalistes à l’échelle internationale. Ce métissage adopte des formes très différentes. Le problème n’est pas nouveau, nous le savons. Il touche le journalisme depuis des lustres, car le gouvernement se rapproche de plus en plus des nouvelles et choisit les parties qu’il soutiendra.
La ministre Freeland a exprimé de vives inquiétudes au sujet des valeurs démocratiques et de la liberté de presse dans le monde, nommant des pays où les oligarques et les entreprises non seulement s’ingèrent dans les affaires du gouvernement, mais tiennent entre leurs mains l’essence et la survie mêmes du journalisme. J’observe maintenant dans notre système une fracture qui justifie ce que les autres font. Quand vous serez dans le groupe d’experts, comment pouvons-nous être sûrs que l’observation de M. Miller sur le fait qu’on choisit les gagnants et les perdants sera prise en compte sérieusement? La liberté de presse signifie qu’il n’y a pas de gagnants et de perdants; toutes les voix devraient être entendues.
M. Hinds : Je pense que nous devons être clairs sur ce point, l’idée qu’il y a des gagnants et des perdants. Je pense qu’il s’agit de la différence entre l’offre d’un journalisme réel et de qualité, et la production d’articles sur des chatons et les Kardashians. Ce sont les définitions que nous examinons pour nous assurer que ce programme produit des résultats qui permettront aux journalistes de couvrir les vraies nouvelles et de combler ce déficit démocratique. La réalité est qu’aujourd’hui, dans notre pays, à l’exception de l’Ontario, du Québec et de la Colombie-Britannique, aucune assemblée législative ne compte de tribune de la presse. J’espère que ce programme permettra de régler ce genre de problème.
Le président : Merci. Chers collègues, je dois passer à autre chose. Nous parlerons également du journalisme avec le deuxième groupe de témoins. Vous pourrez donc peut-être poser certaines de vos questions. Nous ne pourrons pas tenir une seconde série de questions avec ce groupe de témoins.
La sénatrice Duncan : Merci. Je suis reconnaissante de l’occasion qui m’est offerte. Avant de passer à ma question, je dois corriger les propos de M. Hinds. Le Yukon compte une tribune de la presse très active pour couvrir les travaux de notre assemblée législative et de nos conseils municipaux. Nous avons deux journaux ainsi que trois diffuseurs publics.
M. Hinds : Je parle d’un journaliste législatif spécial.
La sénatrice Duncan : Y compris des journalistes législatifs spéciaux. La triste réalité est que le problème se pose lorsque les journalistes du Sud du Canada viennent couvrir nos nouvelles.
J’ai regardé ces médias et j’en fais partie depuis plus de 50 ans au Yukon. J’ai entendu M. Miller parler d’éditeurs à court d’argent, et je l’ai aussi entendu dire qu’il y avait de « meilleures solutions » dans son exposé. Ayant été témoin du fait que les éditeurs sont à court d’argent, en particulier les éditeurs de médias imprimés, j’aimerais savoir si vous pouvez nous décrire les solutions de rechange à ce qui a été proposé.
M. Miller : Le gouvernement a en fait demandé au Forum des politiques publiques d’étudier la question, et il a mené de nombreuses consultations. Il s’agit d’un excellent rapport qui montre clairement comment le gouvernement pourrait venir en aide aux journaux. Il est très bien documenté. Il met notamment en garde contre le crédit d’impôt, qui est l’un des principaux éléments de cette mesure. Ils ont indiqué que, pour diverses raisons, ils ont réellement abandonné cette idée. De ce que je sais, les éditeurs se sont battus avec acharnement pour cela, et c’est ce que le gouvernement a réussi à faire.
Le danger ici est que le gouvernement a un pouvoir sur les organisations journalistiques et qu’il est en train de déterminer qui est un organisme professionnel. C’est ce qui m’inquiète. Cela pourrait être aussi simple que d’augmenter la publicité. Le gouvernement était autrefois le principal annonceur dans les journaux, et cela ne posait aucun problème. Cela ne me pose aucun problème. Il pourrait même fixer un seuil correspondant à un certain pourcentage. Il ne l’accorderait qu’aux organisations journalistiques qui dépensent un certain pourcentage de leur budget dans leur service éditorial. C’est très simple.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Si vous me le permettez, je vais transformer une question en observation. Il se peut qu’elle redevienne une question. Beaucoup de choses ont été dites aujourd’hui sur des questions que je souhaitais aborder. Merci à vous tous d’être présents.
J’ai trois choses en tête. L’une est le groupe d’experts, et je pense que les questions ont été posées : l’établissement du groupe d’experts, son but ultime, qui sélectionne ces personnes, qui prend les décisions et comment pourra-t-on assurer son fonctionnement optimal en vue de l’amélioration continue du journalisme dans notre pays. Je suis encore en train de réfléchir à certaines des questions que j’ai entendues ce matin. Je pense à cela.
L’autre chose est le fait que l’on se soit entretenu, à dessein, avec le PDG et le chef des opérations du principal journal de notre pays la semaine dernière pendant 30 minutes et qu’on leur ait demandé ce que cela signifiait pour leur domaine et leur travail. La réponse a été fournie par les deux personnes, en quelque sorte, les plus importantes du milieu journalistique au pays, dont l’univers professionnel est très différent de celui des autres.
Mais peut-être plus important encore, chaque sénateur a sa propre histoire. Je suis dans la région de Waterloo et je collabore avec 31 personnes qui travaillent dans le domaine de l’information et des médias, et ce, depuis les 20 dernières années. De ces 31 personnes, 2 font partie des journaux principaux, qui comptent de 2 à 20 personnes, mais les 28 ou 29 autres journaux comptent 1 ou 2 membres ou moins, un demi-équivalent temps plein avec un placard comme bureau. Au cours des discussions approfondies que j’ai tenues avec ces personnes, elles m’ont dit qu’elles travaillaient aussi en se greffant à ces entreprises locales de plus grande taille ou en partenariat avec elles, ce qui est une bonne chose. Elles doivent le faire pour survivre, et la collaboration est bonne.
La question ou l’observation que j’essaie, avec difficulté, de formuler concerne donc la dynamique de cette relation. Ces personnes doivent encore faire rapport, croître, s’améliorer et innover, mais en ce qui concerne la capacité des journaux de grande taille — plus de deux personnes — et de ceux de plus petite taille, je me demande ce que vous pensez de l’incidence de cette relation de travail. Le statu quo est-il maintenu, aucun changement, ou devrions-nous nous inquiéter? Si vous pouviez nous donner votre point de vue, je vous en serais reconnaissante.
M. Miller : Je viens d’une collectivité qui a perdu son quotidien après 150 ans d’existence. Nous avons un certain nombre d’entreprises en démarrage. Elles ne collaborent pas avec les grandes entreprises. Elles sont en concurrence avec elles. Elles ne seraient pas admissibles. Aucune des 11 entreprises ne serait admissible à ce programme, et elles feront faillite. C’est tout.
Mme Lauzon : Du côté des langues officielles, c’est la même chose. Elles sont isolées au sein d’une communauté majoritaire, c’est donc très difficile. Elles essaient, et elles réussissent parfois, mais c’est très difficile et compliqué. Donc, oui, elles ne pourraient pas continuer.
M. Hinds : Je pense que cela dépend réellement des communautés. Je crois qu’il existe des endroits, comme dans la région de Waterloo, où il y a beaucoup de collaboration, et d’autres où il n’y en a pas. Cela dépend réellement du marché.
Le président : Je vous remercie. Nous allons clore le premier groupe de témoins, et j’aimerais mentionner que le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue au Canada.
Madame Lauzon, vous avez envoyé une lettre à la ministre pour lui faire part de vos préoccupations concernant la Loi sur les langues officielles. Pourriez-vous transmettre ce document à la greffière pour qu’il soit intégré à un document public du Sénat du Canada?
Merci beaucoup.
[Français]
Nous poursuivons avec notre deuxième groupe de témoins. Nous recevons, par vidéoconférence de Québec, Mme Pascale St-Onge, présidente de la Fédération nationale des communications. Nous accueillons également M. Guy Crevier, éditeur au journal La Presse, ainsi que Mme Colette Brin, professeure titulaire et directrice du Centre d’études sur les médias à l’Université Laval.
Merci à tous d’avoir accepté notre invitation afin de répondre aux questions des sénateurs au sujet du projet de loi C-97.
Cela dit, nous allons poursuivre avec la déclaration de Mme St-Onge, qui sera suivie de M. Crevier et de Mme Brin.
Pascale St-Onge, présidente, Fédération nationale des communications : Mesdames et messieurs les membres du Comité sénatorial permanent des finances nationales, au nom de la Fédération nationale des communications et de ses 6 000 membres, qui œuvrent dans le secteur des médias et de la culture au Québec, au Nouveau-Brunswick et en Ontario, je tiens à vous remercier de cette occasion de vous soumettre nos commentaires et nos suggestions relativement au projet de loi C-97, portant exécution de certaines dispositions du budget de 2019.
Mes propos porteront essentiellement sur les mesures qui concernent l’aide à la presse écrite. Tout d’abord, la fédération tient à saluer ce nouveau programme qui donnera un bon coup de main à un secteur lourdement éprouvé par l’arrivée sur nos marchés, depuis plus d’une décennie, de ceux qu’on appelle les géants du Web.
Les mesures en soi ne viendront pas réparer l’iniquité fiscale, réglementaire et structurelle qui avantage indûment les plateformes étrangères de diffusion de contenu, mais elles permettront aux entreprises de la presse écrite quotidienne ou hebdomadaire de dégager, nous l’espérons, une marge de manœuvre alors que plusieurs d’entre elles sont aux prises avec d’importants problèmes de liquidités.
Nous croyons que le gouvernement a choisi de bonnes mesures qui permettent de maintenir l’indépendance des médias, car il s’agit de crédits d’impôt dont pourront bénéficier les entreprises reconnues, les abonnés et les donateurs. Ces mesures fiscales s’appuient sur des critères objectifs qui évitent le favoritisme en fonction d’une ligne éditoriale, d’un propriétaire ou d’un modèle entrepreneurial.
Nous pensons également que la somme totale prévue de 595 millions de dollars sur cinq ans correspond à la hauteur des besoins, dans le but de préserver les emplois et les journaux imprimés ou numériques qui sont toujours en activité au Canada.
Toutefois, notre analyse montre qu’il est pratiquement impossible que les montants prévus au titre des crédits d’impôt pour les abonnements numériques des contribuables, de même que ceux pour les dons philanthropiques, soient réellement utilisés en entier.
Par ailleurs, les sommes maximales que peuvent recevoir les médias en crédits d’impôt sur la masse salariale sont beaucoup trop basses et ne correspondent pas à la réalité des emplois, particulièrement dans les grandes villes. Nous estimons que le salaire moyen des employés syndiqués au Québec dans les salles de nouvelles est de 76 000 $. Ce salaire est appelé à être revu à la hausse quand on y ajoute le personnel-cadre qui travaille aussi à la production de contenu d’information.
On peut également imaginer que les salaires sont plus élevés dans les grandes villes canadiennes comme Toronto, Calgary, Ottawa ou Montréal. Il serait regrettable que le programme dans sa forme actuelle n’atteigne pas l’objectif souhaité, soit le maintien des entreprises et des emplois qui permettent à la population canadienne d’avoir accès à une information journalistique professionnelle et de qualité.
Nous recommandons donc les amendements suivants : diminuer l’estimation du gouvernement de 235 millions de dollars pour les crédits d’impôt sur les abonnements numériques et la philanthropie, augmenter le plafond salarial admissible pour les crédits d’impôt sur la masse salariale à 90 000 $ et, enfin, ne pas limiter les crédits d’impôt aux emplois dans les salles de nouvelles. Cela porterait le montant maximal par emploi à 22 500 $ plutôt que 13 750 $, et le crédit d’impôt sur la masse salariale serait de 35 p. 100 plutôt que de 25 p. 100.
Les arguments qui plaident en faveur de telles modifications sont nombreux. Tout d’abord, les principaux journaux canadiens qui comptent sur des abonnements payants et qui fonctionnent réellement sont le Globe and Mail et Le Devoir. Avec l’information qui est disponible en grande partie gratuitement sur Internet, moins de contribuables ont pris l’habitude de payer pour leur contenu en ligne. L’abonnement numérique est également moins cher que la version papier. Par exemple, un abonnement annuel au journal Le Devoir en version numérique coûte 213 $ par année. Quant au Globe and Mail, le prix est de 323,88 $ par année.
Selon Statistique Canada, en 2016, les ménages canadiens ont dépensé en moyenne 15 $ en abonnements à des journaux par année; c’est une moyenne qui est peu élevée en raison du nombre de ménages qui ne s’abonnent pas. Avec les tendances observées, nous estimons que ce montant doit maintenant représenter 14 $ par ménage, ce qui fait au total 196 millions de dollars en dépenses d’abonnements pour l’ensemble des ménages canadiens. En supposant que 40 p. 100 de ces dépenses d’abonnements sont consacrées aux versions numériques, nous parlons d’un montant total de 70,4 millions de dollars pour l’ensemble des ménages canadiens.
Le coût annuel du crédit d’impôt, s’il est réclamé par la totalité des ménages qui ont un abonnement numérique, atteindrait 11,7 millions de dollars par année. Par contre, ce taux de 100 p. 100 de déclaration parmi les contribuables est un scénario qui gonfle artificiellement le coût réel auquel on pourrait s’attendre.
Il est presque impossible que le coût de cette mesure atteigne 59 millions de dollars sur cinq ans, ce qui laisserait une marge de 176 millions de dollars sur cinq ans pour les crédits au titre des dons de charité. Ces crédits d’impôt sont actuellement de 15 p. 100 sur les premiers 200 $ et de 29 p. 100 sur les 500 $ qui suivent. Actuellement, seuls deux journaux nationaux devraient être en mesure de se qualifier pour remettre des reçus pour dons de charité grâce à leur constitution en fiducie ou en fondation. Il s’agit du Devoir et de La Presse.
Il faudrait que ces deux entreprises récoltent des sommes faramineuses en dons afin que toutes les sommes prévues dans cette mesure soient utilisées. Il nous semble également plutôt improbable qu’un grand nombre de journaux transforment leur modèle d’affaires d’ici cinq ans pour être en mesure de délivrer ces reçus.
Ultimement, le but est de garder en vie des journaux fortement ébranlés par la baisse importante de leurs revenus publicitaires, qui sont aujourd’hui accaparés par des entreprises étrangères qui jouissent de privilèges fiscaux et législatifs inéquitables. Ce genre de concurrence déloyale est intolérable dans n’importe quel type de marché. Elle met en péril les fondements mêmes de notre démocratie dans le secteur de l’information journalistique. Au moins, en attendant de corriger cette iniquité de traitement, assurons-nous que les mesures d’aide aux entreprises de la presse écrite soient suffisantes pour leur permettre d’affronter les années à venir et de jouer pleinement leur rôle. Le journalisme est un bien public qui doit être reconnu comme tel. Il est l’expression de la liberté de presse, un droit fondamental qui est garanti dans nos Chartes.
Je vous remercie de votre attention et je serai heureuse de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, madame. Monsieur Crevier, vous avez la parole.
Guy Crevier, éditeur, La Presse : Honorables sénateurs, vous n’êtes pas sans savoir que les médias écrits traversent actuellement une crise sans précédent qui menace leur existence même. Cette crise est essentiellement attribuable aux grands joueurs américains qui siphonnent littéralement les sources de revenus traditionnelles des médias écrits. Pas moins de 80 p. 100 des revenus publicitaires numériques sont en effet accaparés aujourd’hui par deux grands joueurs américains, soit Google et Facebook. Il s’agit d’une crise à l’échelle mondiale.
Au cours des 15 dernières années, près de 1 800 journaux ont fermé leurs portes, ce qui a laissé des régions entières sans sources crédibles d’information.
Au Canada, les quotidiens ont perdu près de 60 p. 100 de leurs revenus publicitaires au cours des sept dernières années. Au cours de la même période, environ un tiers des postes de journalistes ont carrément disparu au Canada.
Dans un tel contexte de crise aiguë, les mesures portant sur l’aide à la presse écrite doivent obligatoirement conduire à des solutions structurantes pour assurer la survie des journaux.
Or, comme dans n’importe quel programme gouvernemental, il faut faire la distinction entre la volonté, soit l’objectif souhaité, et l’exécution.
Une lueur d’espoir est apparue dès la mise à jour économique de l’automne 2018. Le gouvernement Trudeau a alors reconnu l’existence d’une crise aiguë et s’est engagé à mettre sur pied un programme universel d’aide aux médias. Il convient de saluer cette initiative.
Le budget de mars dernier venait amplifier les premières lueurs d’espoir. L’industrie et le gouvernement Trudeau s’accordaient sur l’importance d’une action structurée qui exigeait une injection de fonds d’environ 600 millions de dollars sur une période de cinq ans. La divulgation des détails du programme a toutefois eu l’effet d’une douche froide pour l’industrie. Dans sa mécanique, le programme saupoudre les fonds de l’enveloppe financière prévue à gauche et à droite sans se concentrer sur la nécessité première, soit le besoin d’une aide structurante à la transformation de notre industrie.
Le programme contient trois mesures : un crédit d’impôt lié directement au financement des salles de nouvelles, une déduction pour les dons de charité et une déduction pour les abonnements numériques.
En résumé, la mesure la plus structurante, soit le crédit d’impôt attribué directement au financement des salles de nouvelles, est sous-financée et les montants alloués aux deux autres mesures sont exagérés. Ils ne reflètent en rien la réalité. En optant pour un plafond salarial à 55 000 $ et un crédit d’impôt à 25 p. 100, le programme réduit considérablement les fonds qui seront consacrés aux grandes salles de nouvelles du pays et limite grandement leur capacité à s’adapter aux nouvelles réalités du marché.
Quant aux deux autres mesures, attardons-nous sur une seule d’entre elles pour juger de sa non-pertinence.
Le programme prévoit des dépenses de 25 millions de dollars pour la seule année 2020-2021 au chapitre des dons de charité. Pour entraîner de tels coûts, les médias écrits devront recueillir, au cours de cette seule année, près de 110 millions de dollars en dons répartis entre les sociétés et les particuliers, ce qui est impossible. Si nous réussissions à obtenir 110 millions de dollars, les problèmes des médias seraient réglés.
Premièrement, peu de médias écrits pourront se qualifier dès la première année pour remettre des reçus de charité. Deuxièmement, le concept visant à amener des contribuables à faire des dons pour soutenir une information de qualité est un long processus qui nécessitera des années et des années avant d’atteindre une vitesse de croisière réelle et bénéfique. Par exemple, le quotidien The Guardian, en Angleterre, a mis des années avant d’implanter sa structure. Les mêmes incohérences figurent au chapitre des crédits d’impôt pour les abonnements numériques.
Nous arrivons sensiblement au même résultat que la Fédération nationale des communications. En conclusion, nous croyons que le programme de 595 millions de dollars sur cinq ans ne représente pas la moitié des sommes qui seront réellement dépensées.
Permettez-moi d’attirer votre attention sur la situation des journaux en prenant l’exemple de La Presse. Cette dernière figure dans le peloton de tête des quotidiens en Amérique du Nord qui ont fait preuve d’audace et d’innovation afin de changer leur modèle d’affaires. Nous n’avons plus de journal papier. Notre journal se trouve uniquement sur les tablettes et sur les téléphones mobiles, ce qui a coûté une fortune. Nous avons investi 40 millions de dollars pour développer des systèmes. Nous avons changé tous nos systèmes d’exploitation, ce qui a demandé un énorme travail. Nous avons réduit nos dépenses de 60 millions de dollars. Nous avons revu l’ensemble de nos conventions collectives. Le nombre d’employés est passé de 910 à 525. La Presse+ est un véritable succès populaire. Nous avons aujourd’hui près de 270 000 tablettes, chaque jour, qui consultent notre contenu. Nous avons réussi à rajeunir considérablement notre auditoire.
Nous avons un temps de consultation de 30 à 35 minutes par jour en moyenne par tablette. C’est donc un très grand succès. Nous avons aussi réussi à accaparer une bonne part des revenus numériques dans notre petit marché. Malgré tout cela, nous faisons face à une situation précaire qui menace notre survie, comme tous les journaux canadiens d’ailleurs.
Dans la recherche d’un nouveau modèle, l’innovation demeure le meilleur moyen, voire le seul, d’assurer la viabilité des grands journaux, qui jouent un rôle fondamental dans la vitalité de la démocratie au Canada. Pour ce faire, les quotidiens doivent pouvoir compter sur un financement adéquat, qui ne peut se réaliser sans programme gouvernemental structurant. Vous avez, comme membres du Sénat, joué un rôle important dans l’évolution des médias au Canada, en vous penchant notamment sur le dossier de la protection des sources journalistiques, et nous vous en sommes très reconnaissants.
Vous avez aujourd’hui l’occasion de modifier les règles d’un programme en vue d’assurer la pérennité des médias écrits au Canada, sans augmenter l’enveloppe budgétaire prévue de 595 millions de dollars sur cinq ans. Les solutions qu’il faut apporter sont simples, et je crois qu’elles se résument essentiellement à ce que la Fédération nationale des communications a présenté : élargir la définition des dépenses admissibles pour refléter la réalité des grands journaux canadiens; porter le plafond salarial à 95 000 $; et, enfin, augmenter de 25 à 35 p. 100 le taux des crédits d’impôt.
Il faut se rappeler que le Canada a réussi, pendant les années 1960, à mettre en place une vision qui a permis de développer un système culturel fort, et ce, malgré la proximité du géant américain. Nous avons réussi à faire cela grâce à des politiciens et à des gens qui dirigeaient différents organismes, comme Radio-Canada, l’ONF, de même que des fonds de financement; nous avons réussi à mettre en place un système fantastique, malgré le fait que nous vivons à proximité du plus grand producteur de contenu culturel au monde.
Aujourd’hui, nous nous trouvons face au même défi. Nous devons réfléchir à la façon de sauver les médias écrits au Canada, qui jouent un rôle essentiel dans la vitalité de la démocratie. Je vous invite donc à entreprendre une grande réflexion à ce sujet qui est, selon moi, fondamentale pour l’avenir de la démocratie au Canada. Je vous remercie.
Colette Brin, professeure titulaire et directrice du Centre d’études sur les médias, Université Laval, à titre personnel : Merci beaucoup de votre invitation. Je m’exprime ici au nom du Centre d’études sur les médias, qui est un OSBL de recherche fondé en 1992. De manière générale, les mesures prévues par le projet de loi nous semblent bien pensées et conformes aux objectifs. Il s’agit d’abord, à notre avis, de soutenir un besoin essentiel pour l’ensemble des citoyens bien plus qu’un appui à une industrie en difficulté ou à un métier, même s’il est le plus beau du monde.
Ces dernières années, notre écosystème médiatique a été bouleversé à un point tel, à notre avis, qu’un soutien de l’État au journalisme sera sans doute nécessaire à long terme. Ce que l’État fait dans le domaine des arts, il peut le faire pour l’information. Pourquoi ne pas tout simplement laisser agir le marché? La théorie économique fournit une réponse à cette question.
On considère l’information comme un bien public, un cas d’exception. L’exemple classique d’un bien public est le phare. Tous peuvent bénéficier librement de sa lumière sans avoir à payer pour l’utiliser. Cette défaillance du marché est amplifiée dans la nouvelle économie numérique, où la circulation des contenus d’information échappe de plus en plus à ses producteurs. Ceux-ci n’arrivent plus à capter la valeur économique de leur produit qui circule sur les réseaux. Surtout, le déséquilibre entre les géants du numérique, les GAFA, et les médias traditionnels sur le marché de la publicité numérique est tel que la survie même de ces derniers est menacée. Au Canada, les trois quarts des dépenses publicitaires en ligne sont versés à deux entreprises : Google et Facebook.
Les médias écrits sont les plus durement touchés par cette transformation : les dépenses publicitaires pour les journaux quotidiens et hebdomadaires ont baissé de plus de 60 p. 100 entre 2000 et 2017. Leurs difficultés ne s’expliquent pas par un manque de lecteurs : la consommation des journaux, toutes plateformes confondues, est en croissance. Cependant, les médias écrits ne profitent plus de l’avantage d’offrir un produit groupé, puisque l’assemblage traditionnel des contenus médiatiques est décomposé dans l’espace numérique.
L’affaiblissement des écosystèmes médiatiques a des conséquences réelles pour la vie démocratique. Une récente étude américaine établit un lien entre la disparition des journaux et la baisse du taux de participation aux élections locales, tant en ce qui concerne le vote que pour les candidatures à des postes électifs. Au Canada, le volume de la couverture des affaires publiques dans les médias locaux a diminué de 36 p. 100, selon une analyse du Forum des politiques publiques.
Les professeurs April Lindgren et Jon Corbett ont recensé 231 fermetures et 44 fusions de médias depuis 2008, qui ont touché au total 197 collectivités au pays. Les nouveaux médias ne suffisent pas à combler le vide laissé par ces réductions de services, pas plus que le journalisme citoyen ou les initiatives locales sur les médias sociaux. Pour survivre, les médias écrits se tournent de plus en plus vers les consommateurs d’information, par la mise en place de murs payants et de stratégies de philanthropie. Les incitatifs fiscaux pour les dons et les crédits d’impôt à l’abonnement des publications numériques auront pour effet de renforcer et d’augmenter la contribution des lecteurs. De telles habitudes sont toutefois loin d’être bien ancrées.
D’après la dernière enquête du Digital News Report, qui a été réalisée au début de 2018, à peine 9 p. 100 des Canadiens paient d’une manière ou d’une autre les contenus d’information qu’ils consomment en ligne. Seulement 18 p. 100 envisagent de faire un don à un média, mais ce chiffre s’élève à 28 p. 100 pour les répondants âgés de moins de 35 ans.
D’ici les prochaines semaines, un comité précisera les critères d’une organisation journalistique canadienne admissible et déterminera quels employés d’une salle de nouvelles pourront bénéficier du crédit d’impôt remboursable pour les frais de main-d’œuvre. Il devra aussi formuler des recommandations visant à créer un autre comité, chargé d’administrer les demandes des entreprises.
Les critères d’admissibilité devront concourir à assurer la diversité et la qualité du journalisme tout en protégeant l’indépendance des salles de rédaction. C’est, à notre avis, tout à fait possible. Après tout, personne n’a jamais remis en cause l’indépendance des magazines qui ont reçu une aide du Fonds du Canada pour les périodiques depuis 20 ans.
L’application de l’ensemble des mesures devra se faire de la manière la plus transparente possible, et avec un souci d’équité notamment l’égard des plus petits joueurs, des nouveaux médias et des communautés les moins bien servies en matière d’information locale et régionale.
Nous recommandons également à tous les ordres de gouvernement de s’engager à acheter de l’espace publicitaire dans les médias d’information d’ici, et aux municipalités d’y diffuser leurs avis publics, ce qui constitue une forme de soutien indirect. Ce sont là des mesures simples, neutres et peu coûteuses.
Enfin, il serait utile d’élaborer des outils pour évaluer l’efficacité des mesures par rapport à leurs objectifs, qui sont de soutenir une diversité de médias forts et indépendants.
Je vous remercie de votre attention, et c’est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, madame Brin. Avant de donner la parole aux sénateurs pour une période de questions, je voudrais vous demander, pour les fins de la transcription des délibérations du comité, d’expliquer l’acronyme que vous avez employé : GAFA. De quoi s’agit-il?
Mme Brin : C’est un acronyme qu’on utilise souvent pour désigner les géants de l’industrie numérique : Google, Apple, Facebook et Amazon. On pourrait y ajouter Microsoft et peut-être d’autres.
Le président : Merci beaucoup, madame Brin.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Merci beaucoup d’être ici aujourd’hui.
Je m’intéresse à l’indépendance du programme, car on vous demande en fait de définir les critères d’un programme dont vous serez les principaux bénéficiaires. Mais il ne s’agit pas là de ma question globale.
Dans le document budgétaire, on vous demande de définir des critères, mais le budget contient une page complète où les critères ont déjà été établis. On vous demande de définir des critères, mais le gouvernement les a déjà établis. Il y aura également un organisme administratif qui administrera les critères, mais nous ne savons rien à son sujet.
La valeur du programme se chiffre à un demi-milliard de dollars. Est-il possible que vous soyez si heureux de voir ce demi-milliard de dollars que vous n’avez pas bien lu les détails du document budgétaire?
Quand je le lis, j’ai l’impression que l’on vous y demande de participer à ce programme. La première moitié a en fait été établie, et le gouvernement a déjà pris sa décision, mais nous ne savons rien au sujet de la deuxième moitié et du comité administratif. Nous ne savons pas qui en fera partie, et ce sont ces personnes qui distribueront les fonds. Ce n’est peut-être pas une si bonne chose en fin de compte.
Avez-vous envisagé que vous pourriez être déçus lorsque vous examinerez les détails du budget? Ou pensez-vous que ce programme sera exécuté de façon harmonieuse? Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet? En lisant le document budgétaire, je me suis dit que si j’étais vous, je m’inquiéterais de ce que contiennent les détails. Pourriez-vous formuler des commentaires à ce sujet?
[Français]
Mme St-Onge : D’abord, je dois faire une précision. La FNC a été choisie pour siéger au comité ou pour déléguer une personne pour siéger au comité, mais notre organisation ne sera pas bénéficiaire de ces sommes. Nous représentons des gens qui travaillent dans les médias, mais la FNC n’en tire aucun bénéfice. Nous représentons des employés de toutes les salles de nouvelles, tant du côté du Québec, comme La Presse, le Journal de Montréal, Le Devoir, et nous représentons des journalistes indépendants qui travaillent aussi dans des médias communautaires et de plus petits médias. Notre préoccupation est celle de la démocratie, soit de s’assurer que les journalistes professionnels seront en mesure de continuer de rendre ce service à la population. C’est toujours comme cela que nous avons abordé l’idée que le gouvernement doit apporter un soutien aux médias d’ici, comme cela se fait partout en Europe. Partout en Europe, les médias de la presse écrite sont soutenus par des fonds publics; le Canada était une exception. En ce moment, le marché ne soutient plus ces médias. Ce que nous avons réclamé, c’est un soutien de la part du gouvernement; nous étions favorables à ce que le gouvernement décide de la totalité des critères, car, à nos yeux, ce sont des critères administratifs. Des critères de crédit d’impôt, ce sont des critères administratifs, et non qualitatifs. Ce n’est pas subjectif. C’est le cas dans l’industrie cinématographique et dans celle des nouvelles technologies. Il y a énormément d’industries qui sont soutenues par des crédits d’impôt. Il y a déjà des programmes de crédit d’impôt sur la masse salariale qui ont été implantés au Québec pour soutenir spécifiquement les emplois liés au développement technologique des entreprises de presse. Il y a un consensus au Québec; les critères sont administratifs; certains ont émis des réserves, mais cela a été fait correctement. Le gouvernement a choisi de nommer des comités. Nous participerons à la recherche d’un consensus, mais pour nous, les crédits d’impôt étaient déjà une bonne façon de soutenir l’indépendance des médias.
M. Crevier : J’aimerais corriger l’une de vos affirmations. Toutes les analyses montrent que le programme ne coûtera pas 595 millions de dollars; il ne devrait pas y avoir de dépenses de plus de 350 millions de dollars. Quand on voit tous les montants qui sont alloués à la fois pour les abonnements numériques et pour les dons caritatifs, cela n’a aucun sens. Il y a une mauvaise répartition dans le programme. Il y a un consensus dans l’industrie à cet égard. Là où l’on fait erreur, c’est quand on cherche à implanter un programme qui est universel. J’étais éditeur de la Voix de l’Est à Granby à l’âge de 29 ans; j’ai travaillé en région. Je pense qu’il y a deux réalités au Canada. La première, c’est celle des petits journaux; ils jouent un rôle essentiel, soit de couvrir les régions et d’informer les gens sur leurs communautés. Les grands journaux ont un rôle d’enquête, de recherche et couvrent les grands dossiers. Lorsqu’on limite le plafond salarial à 55 000 $ pour les grands journaux, cela n’a aucune valeur. Ce n’est pas avec le montant alloué à La Presse qu’elle pourra poursuivre sa transformation; c’est nous qui devons nous transformer, nous devrons investir dans les plateformes pour faire face à Google et à Facebook. Donc, je trouve que le programme, dans son ensemble, répartit mal les fonds.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Puis-je répondre à un commentaire? Le budget du programme est de 594 millions de dollars, et il figure dans le document budgétaire. Cette somme est étalée sur cinq ans. Je tiens à le préciser.
[Français]
M. Crevier : Je comprends; quand on regarde la répartition des fonds d’une année à l’autre, c’est faux de dire que le programme coûtera 25 millions de dollars en crédits d’impôt pour les dons caritatifs en 2020-2021. C’est impossible.
Le président : Merci, monsieur Crevier.
[Traduction]
Le fait est qu’il s’agit du chiffre qui figure dans le budget du Canada.
[Français]
Mme Brin : Je ne participerai pas à ce comité. Les membres seront nommés par huit organisations qui représentent, pour l’essentiel, les journalistes canadiens. Je trouve que c’est une précaution intéressante, car cela permet d’établir une distance avec les règles fixées par le gouvernement. Ce comité, comme l’a dit Mme St-Onge, aura un travail de consensus à faire. Il y a des réalités très différentes entre les diverses façons de travailler ou la gestion de la main-d’œuvre dans les différents types d’entreprises. J’ai voulu mettre de l’avant la question de l’équité, soit que ce programme n’existe pas pour un type de journal en particulier. Nous voulons que le programme soit universel et général. On peut poser des questions sur ce comité : comment cela se passera-t-il? Est-ce qu’ils vont trouver dans la sérénité, dans un délai assez court, des solutions à ces difficultés? Pour l’instant, je préfère leur faire confiance. Il faut essayer, car la crise est telle qu’on ne peut ne rien faire. En ce qui concerne la constitution du deuxième comité, le premier comité devra formuler des recommandations pour la constitution de ce dernier. Nous sommes dans l’incertitude, mais disons que je donne la chance au coureur.
Le sénateur Boehm : Merci à nos invités de leur présence et de leurs commentaires très pertinents. J’ai seulement quelques petites questions sur les journaux locaux et sur la tendance globale.
[Traduction]
Dans le travail que vous avez réalisé, je pense plus particulièrement à vous, madame Brin, parce que vous avez participé à l’étude sur les politiques publiques intitulée Le miroir éclaté, qui est un titre saisissant parce qu’on se demande si on doit rassembler les morceaux et mettre quelque chose sur pied, je me demande si vous avez examiné d’autres administrations. Il s’agit d’un phénomène mondial, l’érosion des journaux communautaires. Plus particulièrement, il s’agit également d’un problème démographique, car les jeunes n’obtiennent pas leurs nouvelles dans les journaux ou même en ligne auprès de sources traditionnelles. Vous avez mentionné, bien sûr, les géants de l’information en ligne.
Lorsque l’on regarde les pays vastes sur le plan géographique, par exemple l’Australie, ou ceux qui sont en quelque sorte multiethniques — je pense aussi à la Belgique avec ses différents journaux locaux —, est-ce que l’on apprend quelque chose de ce qui se passe dans le monde? Et dans quelle direction évolue cette tendance?
[Français]
Mme Brin : À l’échelle internationale, cela appuie les arguments que j’ai mis de l’avant, c’est-à-dire que le marché n’offre pas de solution commerciale à moyen terme. Les initiatives que je considère comme intéressantes ont été mentionnées par M. Hinds lors du premier panel. Il s’agit d’initiatives qui viennent de diffuseurs publics comme la BBC ou l’ABC en Australie. Il n’y a pas de solution, on n’a pas de formule miracle pour sauver les médias régionaux et locaux qui viendrait de l’innovation technologique. L’innovation technologique est nécessaire, mais je ne crois pas qu’elle sauvera les journaux. Je ne crois pas non plus que ce programme sauvera les journaux, mais c’est une mesure qui m’apparaît nécessaire et elle me semble relativement neutre et équitable.
Le sénateur Boehm : Monsieur Crevier, avez-vous des commentaires à faire?
M. Crevier : C’est plutôt une réflexion. J’entends beaucoup d’interventions selon lesquelles on dit que l’information est un bien public. Comme vous le savez, à La Presse, nous suivons maintenant un modèle d’OSBL. Nous affirmons haut et fort que tout l’argent qui nous est versé sera consacré à une seule mission, soit de produire une information de qualité. Avec l’évolution de la société aujourd’hui, si l’on considère l’information comme un bien public, pourquoi ne favorise-t-on pas des modèles comme La Presse, soit un modèle non payant? Nous rejoignons 63 p. 100 de la population francophone au Québec; nous avons une influence, les gens nous écrivent, nous lisons les lettres des lecteurs. Regardez le New York Times, c’est fantastique le travail qu’il fait pour influencer la politique américaine, mais il ne rejoint que 4 p. 100 de la population américaine. Pourquoi est-ce un bien public? Pourquoi l’information de qualité doit-elle être accessible aux riches? Autrefois, les gens qui avaient accès à de l’information de qualité étaient des gens qui pouvaient se payer La Presse, le Globe and Mail, MacLean’s, L’actualité et le New York Times.
Aujourd’hui, quand on regarde les défis que doit relever notre société, en ce qui a trait notamment à l’environnement, la politique, l’éthique, l’équité entre les gens, il est important que l’information de qualité soit gratuite. Le gouvernement devrait appuyer les médias comme La Presse, qui ont adopté un statut d’organisme à but non lucratif.
Mme St-Onge : Sur la question internationale, on a fait quelques études qui ont démontré qu’il y a des traditions bien ancrées dans les pays européens pour ce qui est d’aider financièrement les médias de la presse écrite. Il y a un soutien à la presse en France et en Finlande. L’aide accordée par citoyen est d’environ 92 $ par année par habitant. Donc, ce sont des traditions bien ancrées et qui ne menacent en rien la démocratie et l’indépendance de ces médias.
Il est extrêmement important de s’assurer que le public a un droit à l’accès à l’information qui est protégé. Cela exige une diversité des médias et une diversité des voix. Cela garantit la liberté de la presse et la liberté d’expression et cela garantit le droit du public à l’information. Ce qu’on voit au Canada depuis les dernières années, ce sont des dizaines de quotidiens et des centaines d’hebdomadaires qui ont fermé. Cela crée des déserts médiatiques dans ces régions où le droit du public est brimé. La liberté de la presse est reconnue dans nos Chartes. Le gouvernement a une obligation et une responsabilité de s’assurer que la liberté de la presse peut s’exprimer dans la réalité. À l’heure actuelle, c’est cette liberté qui est en péril.
Il y a plusieurs années que nous réclamons l’aide du gouvernement à cette fin. Maintenant, est-ce qu’il y a une solution parfaite? Non, mais la solution qui veut que les seuls revenus des médias proviennent de la publicité ne l’était pas non plus. Dans mon travail, j’ai vu des compagnies annuler des contrats publicitaires, car leur entreprise avait fait l’objet d’une couverture défavorable. Donc, pour être capable de produire de l’information, il faut de l’argent. Il faut que l’information vienne des grandes salles de nouvelles. Cela exige beaucoup en termes de temps, d’énergie et d’argent.
Si le marché publicitaire ne peut plus répondre aux besoins de ces médias et de la population, le gouvernement a le devoir de trouver des alternatives. C’est ce qu’il fait actuellement.
La sénatrice Eaton : Merci à tous de vos interventions.
[Traduction]
Je suis très préoccupée par ce groupe d’experts nommé par le gouvernement — je pense à la liberté de la presse — dont l’un des membres est Unifor. Pourquoi les journalistes ne nommeraient-ils pas les membres d’un groupe d’experts chargé de déterminer qui est admissible aux allégements fiscaux? C’est ma première question.
La Presse s’est transformée, comme vous le dites, en innovant et en devenant un journal numérique. On se demande si d’autres ne devraient pas faire de même. Vous parliez d’un nouveau plan de soutien à la culture comme nous l’avons fait dans les années 1960, lorsque nous avons créé l’Office national du film, et cetera. Comment suggérez-vous que le gouvernement traite un sujet aussi délicat que la liberté de la presse? Comment pourrait-il l’appuyer sans porter atteinte à votre liberté?
[Français]
M. Crevier : Tout le dossier d’Unifor est un dossier hautement politique qui est difficile à commenter. Ma seule critique par rapport au comité, c’est que je trouve que la représentation des médias y est faible. Je suis d’accord avec Mme Brin pour dire qu’il faut de la diversité et de l’équité. C’est quand même un problème auquel les médias font face aujourd’hui, qui demande énormément d’analyse relativement aux états financiers, et je pense que ces analyses ont été faites par de grandes organisations et de grands centres de recherche. Je ne suis pas convaincu qu’un conseil de presse ou d’autres gens seront nécessairement en mesure de bien évaluer le problème. Quant à l’indépendance des journaux, dans les grands journaux, nous avons des conventions collectives et des codes d’éthique. On souscrit aux principes de la fédération et aux règles générales, on souscrit aux règles du Conseil de presse. L’indépendance des journaux n’est pas menacée. Regardez le débat politique et le rôle que Maclean’s y a joué. Ce n’est pas parce qu’ils ont accès au Fonds du Canada pour les périodiques que cela les a empêchés de publier des dossiers qui sont dommageables à l’endroit du gouvernement. Moi, je ne crains pas pour l’indépendance des journaux. Ce qui est fondamental pour moi, lorsqu’on considère l’aspect politique et qu’on le veuille ou non, c’est que certains grands journaux canadiens sont détenus par les familles les plus riches au pays.
Regardez le Globe and Mail, qui appartient aux Thompson, qui est la famille la plus riche du Canada. La Presse, avant d’être un organisme à but non lucratif, appartenait à la famille Desmarais. Comment un gouvernement peut-il justifier le fait de donner de l’argent à des médias qui appartiennent à de riches familles ou entités? Je trouve que le modèle permettant d’aider des journaux à but non lucratif fait en sorte qu’aucuns fonds ne peuvent sortir de la compagnie, car tout l’argent sert uniquement à produire de l’information de qualité. Je pense que c’est un modèle d’avenir pour un gouvernement qui veut soutenir des journaux. Ce n’est pas qu’il ne veut pas soutenir les autres. Je pense qu’il devrait y avoir des exemptions ou des bonifications spéciales pour les journaux à but non lucratif.
Mme Brin : Je comprends votre préoccupation relativement à la liberté de la presse. Il faut être prudent dans l’administration de ce programme. Malheureusement, on n’a pas encore vu de résultats. On devra juger à l’usage, mais je crois aussi que, dans ce qui a été mis de l’avant jusqu’à présent, il y a des précautions qui ont été prises dans la création du premier comité — et du deuxième, j’espère — qui vont permettre de contourner ce risque. Évidemment, comme on l’a déjà mentionné, le fait que les crédits d’impôt peuvent être supprimés ou modulés signifie qu’un risque va toujours persister. Je pense qu’on peut s’assurer que tout cela se fait dans le respect de la mission des médias. On peut compter sur les médias pour assurer une surveillance de ce programme, comme ils l’ont fait jusqu’à maintenant. Quant à la question du modèle OSBL, c’est une solution au problème du bien public. C’est une formule qui est tout à fait compatible. Je ne crois pas que cela doit être la seule formule, mais elle est compatible avec les buts du programme.
Mme St-Onge : Sur la question d’Unifor et en ce qui concerne la FNC-CSN, je tiens à préciser que, de notre côté, nous sommes des organisations syndicales non partisanes. La FNC va prendre position à l’occasion sur des questions qui touchent aux médias ou à la culture. Les gens que nous représentons peuvent prendre position sur des politiques ou des idées, mais jamais contre ou en faveur d’un parti politique. C’est bien ancré dans nos traditions syndicales. Au sujet de la composition du comité, je comprends qu’il peut y avoir des critiques. Je trouve cela très sain. On se questionne sur la façon de procéder et sur bien d’autres choses, mais il y a des contraintes de temps importantes.
Il y a des dizaines de quotidiens et des centaines d’hebdomadaires qui ont fermé. Il y a des quotidiens et d’autres hebdomadaires qui sont aujourd’hui menacés de fermeture. Ce qu’on dit c’est ceci : allons de l’avant et voyons ce qui va émaner de ce comité. L’important, c’est qu’on établisse des critères à caractère administratif et non subjectif, peu importe qui siégera au comité ou établira ces critères. Ultimement, ce sont des critères que l’on recherche. Sur la deuxième question, effectivement, à long terme, il faudra trouver d’autres solutions. Le crédit d’impôt, c’est un pansement, ce n’est pas une solution qui va régler la question de l’avenir de l’information. Un jour, il faudra s’attaquer à la base du problème, qui est de faire participer ceux qui gagnent de l’argent avec nos contenus au financement de l’information. C’est ce qu’on a fait dans l’industrie télévisuelle canadienne durant les années 1990 en créant le Fonds des médias du Canada. Il faudra prendre des actions dans ce sens également. Ceux qui gagnent de l’argent en ce moment avec nos contenus, ce sont les fournisseurs d’accès Internet et les plateformes de diffusion comme Facebook, Google et les autres.
Le sénateur Massicotte : Merci à vous trois d’être parmi nous ce matin. Nous sommes sensibles à l’importance de la presse dans notre démocratie. C’est l’argument qui nous touche le plus. Ce n’est pas l’aspect du divertissement ou de l’information, car il y a plusieurs moyens d’être informé, mais l’aspect fondamental de tout cela, c’est la démocratie.
Cela dit, on sait que le marché en tant que tel est relativement efficace et que le produit répond à un besoin. Ce que j’aime beaucoup dans la formule proposée, c’est qu’il y a une partie importante de dons. On sollicite un appui dans la communauté, et c’est une façon directe de confirmer que les journaux répondent à un besoin de la population.
Monsieur Crevier, si vous retirez la partie relative aux dons et que vous augmentez celle des subventions directes par l’intermédiaire de l’augmentation salariale, cela va quelque peu contre mes principes, mais cela devrait être temporaire. Vous dites qu’il faut des années pour instaurer un système de dons et d’appui. Même si votre argument est assez fort, peut-être que tout cela devrait se faire graduellement. En d’autres mots, la partie qui a trait aux salaires est peut-être plus élevée, mais, d’ici 5 à 10 ans, vous pourriez revenir à la formule proposée, selon laquelle la partie ayant trait aux dons sera plus importante que ce que vous proposez. Êtes-vous d’accord?
M. Crevier : Je reviens à ce que j’ai dit plus tôt. Je comprends que, lorsque vous étudiez le budget, vous le faites à l’aide de chiffres fournis par le gouvernement, mais il est impossible que le montant alloué soit dépassé pour la partie qui a trait aux dons.
Regardez l’exemple de La Presse qui, actuellement, veut relancer la contribution volontaire en recueillant des dons. Si nous prenons l’exemple du journal The Guardian, il faudra des années avant d’arriver à convaincre les gens de la nécessité de faire des dons pour soutenir une presse de qualité. Nous allons y arriver, mais ici, c’est manifestement une question d’éducation.
Vous avez raison de dire que la partie qui a trait aux contributions et à l’engagement du public est extrêmement importante. Toutefois, les montants qui figurent dans le budget ne sont pas réalistes. Ils ne seront pas dépassés au cours des premières années. Effectivement, dans nos recommandations et dans celles de la SRC, nous mentionnons que, même si on augmentait le plafond salarial à 95 000 $ et qu’on faisait passer la contribution de 25 p. 100 à 35 p. 100, le programme coûterait encore 595 millions de dollars, parce que la partie relative aux dons prendra davantage de temps avant de prendre forme, et ce sera la même chose du côté des abonnements numériques. Lorsque je vois le calcul relatif aux abonnements numériques, je constate qu’il faudrait pratiquement 1,4 million d’abonnements numériques au Canada au cours de la première année. Ce n’est tout simplement pas réaliste.
Le sénateur Massicotte : Ce n’est pas réaliste. Il faut arriver au constat que tout cela est lié à l’appui de la population et qu’il n’y a pas que les subventions. Peut-être que ce sera le cas dans cinq ou sept ans. Toutefois, on peut dire que le programme devrait accorder davantage d’importance à la partie qui a trait aux dons, pas seulement aux subventions directes.
M. Crevier : Ce qu’il est très important de retenir, c’est que, quel que soit le montant dépensé, il serait fort dommageable de dépenser 300 ou 400 millions de dollars sans d’abord régler le problème structural. C’est la raison pour laquelle j’invite le gouvernement à créer un programme structuré. N’oublions pas une chose. L’impact des journaux — et on ne l’a pas assez dit — est grand au sein de la démocratie. À titre d’exemple, nous, au journal La Presse, même si nous sommes francophones et que nous produisons une information de qualité, nous sommes le deuxième quotidien le plus cité dans les médias au Canada. L’information que nous publions chaque matin nourrit des chaînes de radio et des émissions de télévision. En plus de faire ouvrir 270 000 tablettes chaque matin, nous pouvons dire que, avec nos différents contenus, nous rejoignons 63 p. 100 de la population.
Le sénateur Massicotte : Madame St-Onge, comment peut-on mettre en place une structure qui ne produit pas une dépendance à l’endroit de l’État, qui aurait un impact direct sur la communauté et qui recevrait un appui constant de la part de ceux qui consomment votre produit?
Mme St-Onge : Pour ma part, je suis d’accord pour dire qu’il faut susciter l’intérêt du lectorat et l’inviter à participer au financement du contenu d’information. Nous ne sommes pas contre les principes énoncés dans ce budget, au contraire.
Comme M. Crevier l’a dit, il y a un problème sur le plan des montants. Toutefois, j’émettrai certaines réserves.
La philanthropie au Canada a ses limites, et les domaines qui sont les plus soutenus par les grands philanthropes, de nos jours, sont la santé et l’éducation. Tous les autres sont loin derrière, y compris la culture.
J’ai tout de même certaines réserves. Je ne crois pas que, du jour au lendemain, les gens se mettront à faire massivement des dons à l’ensemble des médias d’information. Pour des médias nationaux comme La Presse ou Le Devoir, qui sont situés dans de grands centres, ils attirent plus facilement l’intérêt des grands donateurs. Cela exigera beaucoup de travail de la part de ces entreprises, mais ce sera quand même plus facile.
Par ailleurs, dans le cas d’un journal régional ou local, le fait de penser qu’il sera soutenu grâce à des dons philanthropiques est une hérésie. Cela n’arrivera pas. Le petit journal à Saguenay aura des difficultés à recueillir des dons. Il est utopique de croire que cela deviendra un modèle universel qui réussira à tous.
Cependant, il faut l’encourager. En ce sens, l’idée n’est pas de créer des médias complètement dépendants de l’État, mais plutôt de se donner le temps de trouver des mesures structurantes pour l’industrie. Le gouvernement a un rôle incontournable à jouer, soit celui d’assurer une bonne répartition de la richesse, et, en ce moment, cela ne se fait pas. Actuellement, ceux qui gagnent de l’argent avec les contenus n’en partagent pas une partie pour financer le contenu médiatique. Le problème est là.
Que ce soit par le biais des droits d’auteur, des redevances ou des taxes, il ne se passe rien à l’heure actuelle. Aujourd’hui, les demandes que nous faisons relativement aux crédits d’impôt sont le résultat d’une inaction, et ce, depuis la naissance de Google en 1998 et celle de Facebook en 2004. Voilà ce à quoi nous assistons aujourd’hui.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Pour en revenir aux dons et aux crédits d’impôt, je pense moins au contribuable canadien qui fera un don au moyen d’un abonnement numérique qu’aux dons importants d’organismes de bienfaisance qui pourraient recevoir des dons d’organismes canadiens ou étrangers qui pourraient soutenir des causes, des mouvements ou des programmes divers. Pensez-y un instant. Combien d’organismes de bienfaisance sans but lucratif ou de journaux enregistrés existe-t-il, et combien pourraient se convertir à un modèle sans but lucratif ou l’adopter?
[Français]
M. Crevier : Aujourd’hui, seuls Le Devoir et La Presse se qualifient par rapport à la définition que l’on retrouve dans le programme. Nous parlons donc de deux quotidiens. Est-ce que je prêche pour ma paroisse? Peut-être. J’ai l’impression que la plupart des journaux, à un moment donné, se transformeraient en des modèles similaires au modèle OSBL, si jamais le gouvernement décidait de faciliter le financement d’un tel modèle. Si c’est un critère d’admissibilité à des subventions structurantes du gouvernement, à mon avis, la plupart des journaux accepteraient d’adopter des modèles comme celui-là. On sait aujourd’hui que les journaux ne sont pas rentables et que les propriétaires, essentiellement, perdent de l’argent.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Craint-on que de grands organismes canadiens ou étrangers acheminent de l’argent par l’entremise d’organismes de bienfaisance qui peuvent faire des dons aux journaux? Les organismes de bienfaisance sont maintenant autorisés à faire des dons.
[Français]
M. Crevier : Je crois que cela figure dans les critères que le gouvernement a élaborés. On assure une certaine transparence en rédigeant un rapport d’activités que l’on va publier dans nos journaux chaque année. On n’acceptera pas de dons qui ne seront pas identifiés. Je pense donc que les journaux joueront un rôle assez important.
Mme Brin : Je voudrais ajouter un point sur la question de la gouvernance des médias à but non lucratif comme La Presse. C’est très important également d’avoir une structure de gouvernance qui assure l’indépendance, et je pense que vous avez déjà pris les précautions nécessaires. Il est également important que la protection de cette indépendance soit transparente pour garder la confiance du public, tout simplement. On peut avoir de grands donateurs, et en même temps les tenir à distance. Il est évident que certains donateurs seront tentés de faire pression sur le contenu, mais il est possible de maintenir une structure de gouvernance pour protéger cette indépendance.
Le président : Madame St-Onge, avez-vous un commentaire à faire?
Mme St-Onge : Oui. Je voudrais ramener les choses à la base de ce qu’est le journalisme. Être un média, cela a toujours supposé de mener un combat pour la liberté d’esprit et pour la liberté de penser. C’est un combat que les journalistes ont toujours mené afin de garder leur indépendance. Quant à la question de l’influence que peuvent exercer certains grands donateurs sur la mission même des médias, oui ce sera un combat de conserver cette indépendance, tout comme il a été difficile de garder notre indépendance et notre liberté de penser par rapport aux grands publicitaires qui ont des intérêts commerciaux. La liberté de la presse n’est jamais acquise. Ce sera toujours un combat de la conserver et il faudra toujours être prudent. Comme je l’ai dit d’entrée de jeu, ce qu’il faut protéger dans cette situation, c’est la diversité, en offrant une pluralité de voix. Les médias se surveillent entre eux également. Donc, c’est vraiment tout ce mécanisme ainsi que la diversité qu’il faut préserver. Je le répète : la liberté de la presse ne sera jamais acquise.
Le président : Merci, madame St-Onge.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Je me rends compte qu’il est maintenant 11 h 30. Les témoins pourraient peut-être répondre par écrit.
Comment mesureriez-vous la réussite du programme? Il est assez coûteux, alors quels changements aimeriez-vous observer au bout de cinq ans? J’aimerais obtenir la réponse par écrit. Peut-être qu’ils pourraient nous revenir là-dessus.
[Français]
Le président : Monsieur Crevier, madame Brin et madame St-Onge, merci de votre participation. Pour la dernière question, si vous pouviez nous fournir une réponse par l’intermédiaire de la greffière, ce serait très apprécié.
Comme vous voyez, le sujet suscite beaucoup d’intérêt. Soyez assurés que nous sommes là pour vous écouter, ainsi que pour faire des recommandations.
[Traduction]
Chers collègues, notre prochaine séance aura lieu au même endroit à 13 h 30 cet après-midi.
(La séance est levée.)