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OLLO - Comité permanent

Langues officielles

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES LANGUES OFFICIELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 1er octobre 2018

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 17 heures, à huis clos, pour procéder à l’étude d’une ébauche de rapport, et en séance publique, afin de poursuivre son étude sur la perspective des Canadiens au sujet d’une modernisation de la Loi sur les langues officielles.

Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.

(La séance se poursuit à huis clos.)

(La séance publique reprend.)

Le président : Honorables sénateurs et sénatrices, la séance reprend en public.

Bonsoir, je m’appelle René Cormier, sénateur du Nouveau-Brunswick. J’ai le plaisir de présider la réunion d’aujourd’hui.

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles poursuit son étude sur la perspective des Canadiens sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles. Nous poursuivons ce soir le troisième volet de cette étude, qui porte sur la perspective des personnes ayant vécu l’évolution de la loi.

Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Françoise Enguehard, auteure et journaliste, et ancienne présidente de la Société nationale de l’Acadie, et Mme Marie-France Kenny, présidente-directrice générale de Dualicom inc. et ancienne présidente de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada.

Avant de passer la parole à nos témoins, j’invite les membres du comité à bien vouloir se présenter, en commençant par ma gauche.

La sénatrice Poirier : Bonsoir et bienvenue. Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Smith : Larry Smith, du Québec.

Le sénateur Maltais : Bonsoir. Ghislain Maltais, du Québec.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.

La sénatrice Moncion : Lucie Moncion, de l’Ontario. Bonsoir.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

Le président : Nous sommes maintenant prêts à recevoir vos témoignages. Par la suite, il y aura une période de questions.

Françoise Enguehard, auteure et journaliste, à titre personnel : Bonjour, monsieur le président et membres du Comité sénatorial permanent des langues officielles. Je vous remercie de me donner la chance de partager avec vous mon parcours de Franco-Terre-Neuvienne convaincue tout au long du demi-siècle d’existence de la Loi sur les langues officielles. Je m’empresse de dire que mon point de vue n’est pas celui d’une experte en droit ni encore moins en droit constitutionnel, mais d’une citoyenne vivant en milieu minoritaire dont le quotidien repose depuis longtemps sur cette loi et sur la Charte.

Je suis arrivée au Canada quatre ans après l’entrée en vigueur de la Loi sur les langues officielles et je suis devenue résidante permanente en 1977, soit huit ans après sa mise en œuvre. C’est une des raisons, d’ailleurs, qui m’a fait choisir le Canada : pour avoir la chance de m’épanouir dans les deux langues, même à Terre-Neuve-et-Labrador, où nous n’étions à l’époque qu’une poignée de francophones.

La loi a donné lieu à un essor sans précédent du mouvement associatif et a nourri un formidable espoir chez les Franco-Terre-Neuviens à qui on avait tellement dit et répété qu’ils devraient tôt ou tard s’assimiler. Pour la première fois, ils avaient leur place au sein d’un pays officiellement bilingue. Peu après, la loi et la Charte nous ont permis de nous organiser et de commencer à revendiquer des services en français dans nos institutions fédérales, le droit à l’éducation en français langue maternelle ou l’accès aux tribunaux, par exemple.

Cinquante ans plus tard, le parcours accompli est remarquable. Dans ma province où à peine 0,5 p. 100 de la population est francophone, nous avons notre gestion scolaire, nos écoles et une politique provinciale de services en français.

Cela dit, force est de constater qu’aucune loi au pays — y compris à Terre-Neuve-et-Labrador — n’est aussi bafouée au quotidien que la Loi sur les langues officielles. Il suffit de voyager, d’avoir besoin de services judiciaires, de la police, de remettre sa déclaration de revenus ou de poster du courrier pour s’en rendre compte tous les jours.

Au début de l’adoption de la loi, nous avons naïvement cru que nous serions dorénavant servis dans la langue de notre choix dans tous les bureaux fédéraux. S’en suivirent des luttes épiques pour pouvoir parler français à la Société canadienne des postes, à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), à l’Agence du revenu, et j’en passe. Nous avons vite été déçus et, face à l’impossibilité de faire front partout, nous avons choisi nos batailles : accès à l’éducation en français langue maternelle, contrôle de nos écoles et financement de nos organismes, par exemple.

Aujourd’hui, avec le Web, toutes les agences fédérales nous servent en français... du moment que c’est virtuel. Au téléphone ou, pire, en personne, c’est une autre affaire. Quand un panneau « français-anglais : à vous de choisir » affiché devant un poste douanier ou un contrôle de sécurité signifie que l’employé francophone vous servira par téléphone depuis son bureau d’Ottawa, ou que vous devrez attendre en ligne deux fois plus longtemps que les autres, on est plutôt tenté de « Speak English ».

Quand un aéroport international ou une compagnie aérienne ne fait ses annonces qu’en anglais, c’est pareil. Parfois, les annonces sont diffusées dans les deux langues grâce à des enregistrements. Mais s’il y a une urgence à l’aéroport, ce qui m’est arrivé, on ne parle plus qu’en anglais. C’est pourtant en cas d’urgence qu’il serait important de comprendre ce qui se passe.

Une notion importante sous-tend la partie IV de la loi qui traite des communications avec le public. C’est la notion de la demande importante ou, comme l’indique la Charte, « là où le nombre le justifie ».

Pour effectuer ces savants calculs, il me semblerait essentiel — comme le soulignait le commissaire Fraser en 2016 — qu’on y inclue ceux et celles qui parlent le français à la maison par choix et sur leur lieu de travail, ou qui étudient dans la langue de la minorité, et ce, parce que notre société a bien changé en un demi-siècle.

Dans tous les cas irritants, voire insultants — que j’ai mentionnés plus tôt — d’affronts aux services supposément bilingues, on se tourne vers le commissaire aux langues officielles pour porter plainte. Je n’ai pas assez de doigts pour compter les fois où mon mari et moi avons porté plainte. À quoi cela a-t-il servi à part grossir les statistiques du bureau? À pas grand-chose!

L’ancien commissaire Graham Fraser a d’ailleurs été contraint d’aller lui-même prier le Parlement d’intervenir pour forcer Air Canada à respecter la loi : rien à faire. Le commissaire n’a pas de pouvoirs réels, si ce n’est de poliment taper sur les doigts des contrevenants et de les encourager à mieux faire. Je pourrais vous donner des dizaines d’exemples supplémentaires dans tous les secteurs.

Lorsque la loi a été revue pour renforcer la partie VII, nous nous sommes encore une fois permis d’espérer que la notion de « mesures positives » qu’on y avait ajoutée allait galvaniser les énergies et permettre d’avancer. Mais à part quelques réunions régulières au sommet entre les hauts fonctionnaires et nos organismes pour discuter de nos besoins, je n’ai jamais vu de résultats concrets. Pourquoi en serait-il autrement, puisque la partie VII « encourage », mais ne force jamais, tout comme le commissaire aux langues officielles souligne les manquements et demande poliment qu’on veuille bien les rectifier? Pourquoi en serait-il autrement puisque l’application de la partie VII est laissée au bon vouloir, ou non, de chaque ministère?

L’un des changements majeurs dans le paysage bilingue au Canada depuis 50 ans est la participation active des provinces dans la prestation des services bilingues. Que ma province ait une politique sur ces services et un bureau des services en français n’était qu’un rêve en 1973, mais c’est maintenant une réalité. Par contre, un francophone a bien du mal à s’y retrouver dans les compétences des uns et des autres, et il y a une opacité sur le contenu des ententes fédérales-provinciales en matière de services bilingues qui nous est particulièrement nuisible, tout particulièrement dans le domaine de l’éducation.

Pour résumer et conclure, la Loi sur les langues officielles, telle qu’elle est libellée aujourd’hui, n’est prise en charge par personne et n’oblige pas à grand-chose. Trop d’aspects de la loi sont laissés au bon vouloir des individus. Cela donne lieu parfois à de merveilleuses surprises, comme les services en français offerts par les services de sécurité de l’aéroport de St. John’s, à Terre-Neuve, ou à un criant manque de bonne volonté, comme à l’aéroport Stanfield d’Halifax, pour les mêmes services.

Beaucoup d’autres personnes vous l’ont déjà dit : il faut une révision de la loi qui donne clairement à une institution fédérale la responsabilité de voir à son application. Il ne m’appartient pas de vous suggérer qui doit s’en charger, mais il est essentiel que cela se fasse et que cette entité soit redevable de sa vigilance au peuple canadien. En guise de dernière remarque, je précise qu’il faut donner du mordant à la loi. Suggérer, susciter et encourager ne suffisent plus, il faut exiger, forcer et, ultimement, sévir.

Marie-France Kenny, présidente-directrice générale, Dualicom inc., à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invitée à comparaître devant vous aujourd’hui dans le cadre de votre étude.

J’ai consacré ma carrière professionnelle et bénévole à la dualité linguistique. J’ai été gestionnaire d’un programme national des langues officielles pour une société d’État, en même temps que j’étais présidente de l’organisme porte-parole francophone chez moi, en Saskatchewan. L’organisme Financement agricole Canada où je travaillais et dont je gérais le programme des langues officielles a été primé par la commissaire Adam, en Saskatchewan, pour son programme en matière de langues officielles.

Je ne suis pas avocate non plus, mais disons que je m’y connais assez bien en ce qui a trait à la loi et à sa gestion.

J’ai l’impression de vivre un moment de déjà-vu, parce qu’en 2009, alors que je venais à peine d’être élue présidente de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), je tenais le même discours que je vais vous tenir aujourd’hui. Donc, cela fait presque 10 ans maintenant. C’était, alors, le 40e anniversaire de la loi.

J’ai beaucoup de choses à dire en peu temps. Plusieurs organismes francophones et anglophones ont comparu devant le comité. Je soutiens largement leurs propos selon lesquels il faut rendre la loi plus moderne, cohérente et flexible afin qu’elle réponde véritablement aux intentions des législateurs et aux besoins des communautés francophones et anglophones du Canada. Je vais donc m’attarder sur certains points qui méritent qu’on s’y penche et qui ne semblent pas avoir été soulevés jusqu’à présent.

La Loi sur les langues officielles adoptée en 1969 et modifiée en 2005 a pour but de garantir des services dans la langue de la minorité selon le principe de la demande importante. Plusieurs organismes ont comparu, et je souscris largement aux principes proposés dans le projet de loi S-209 de la sénatrice Chaput à l’époque.

Chaque exercice de désignation des bureaux coûte des millions de dollars aux contribuables. Je suis d’avis que cet argent serait mieux dépensé en formation linguistique, en mise en œuvre de services bilingues et en consultation avec les communautés. Aujourd’hui, avec les changements démographiques et l’évolution technologique, il n’y a aucune raison de ne pas offrir un minimum de services dans les deux langues officielles dans l’ensemble des bureaux fédéraux. Par conséquent, je crois que tous les bureaux fédéraux devraient être désignés bilingues et offrir un minimum de services, soit une ligne téléphonique et un ordinateur spécialisé équipé avec Skype et autres choses.

Je crois également que la partie IV et son règlement doivent tenir compte de la vitalité de la communauté linguistique en situation minoritaire et de la première langue officielle parlée et arrimer les services à ceux qui sont offerts par les provinces et les territoires lorsque ceux-ci sont plus généreux, comme c’est le cas au Nouveau-Brunswick.

Selon moi, les organismes porte-parole et les CLOSM, en collaboration avec les ministères, devraient pouvoir s’entendre sur le niveau de service offert en fonction de la vitalité de la communauté. Par exemple, quand il y a une communauté de langue officielle, on offre une panoplie de services en personne. Je travaille avec beaucoup de ministères, je suis consultante, j’ai une entreprise et un centre d’excellence en bilinguisme. Quand on a commencé la dernière désignation, plusieurs ministères et sociétés d’État m’ont appelée en me disant : « Je ne comprends pas, le Conseil du Trésor m’impose de réduire le nombre de bureaux bilingues que j’ai; je ne le veux pas, mais on me l’impose. » Finalement, il y a eu le moratoire. Je sais que les fonctionnaires ont à cœur — la plupart, en tout cas — d’offrir les services aux citoyens dans la langue de leur choix, mais que, quelque part, on offre des garanties minimales dans la loi.

L’esprit de la loi n’a jamais été de restreindre la portée des services et des droits des communautés en situation minoritaire, mais plutôt de garantir un seuil minimum. Rien dans la loi ou dans le règlement ne limite la portée des services que peuvent offrir les institutions assujetties à la loi. Plusieurs institutions, comme Postes Canada ou Service Canada, excèdent leurs obligations en vertu de la loi en offrant des services dans les deux langues officielles, même si certains de leurs bureaux n’atteignent pas le seuil. Il existe donc des précédents et des pratiques exemplaires.

D’ailleurs, dans son jugement Norton c. VIA Rail, la cour a statué ceci :

[...] ni les règlements ni Burolis ne peuvent l’emporter sur la LLO ou la Charte, ou restreindre la LLO ou la Charte, et [qu’]ils doivent toujours être interprétés et appliqués d’une manière conforme aux objectifs généraux du préambule de la LLO et refléter les valeurs fondamentales de la Charte et de la politique canadienne en matière de bilinguisme.

À l’heure actuelle, rien n’indique que la loi et ses règlements constituent le minimum imposé au gouvernement. Ainsi, rien n’encourage le gouvernement à en faire davantage et à excéder ses obligations. Donc, pour moi, il est important qu’il soit explicitement exprimé par écrit qu’il s’agit d’un seuil minimum et qu’on encourage le gouvernement à en faire plus.

L’autre chose qui me paraît importante est de cerner l’interdépendance des différentes parties de la loi, et quelle partie de la loi a préséance. Je m’explique. Quand j’étais à Financement agricole Canada, j’avais entendu dire que mon bureau de Prince Albert n’atteignait pas le seuil de 5 p. 100 et qu’il ne serait plus désigné bilingue. Mon PDG de l’époque, qui avait reçu le prix de Mme Adam, a dit ceci : « Non, nous avons des clients francophones dans ce bureau, nous continuerons d’offrir des services en français. » Nous avons donc décidé de ne pas changer la désignation. On s’est fait dire par le Bureau du commissaire aux langues officielles et le Conseil du Trésor qu’en procédant ainsi, on ouvrait la porte à ce qu’une plainte soit présentée au commissariat et à une poursuite. Ce qu’on nous disait, c’était que, selon la partie VI de la loi, qui porte sur l’accès équitable à l’emploi, si un employé bilingue quittait ce bureau, qu’il n’y avait plus d’employé bilingue, et qu’on annonçait un poste bilingue, un employé — ou employé potentiel — unilingue anglophone aurait pu porter plainte en disant qu’il n’avait pas droit à un accès égal à ce poste parce que le bureau, en principe, ne devrait plus être désigné bilingue. Le commissariat m’avait dit que la plainte serait fondée. Mon PDG de l’époque, champion des langues officielles, a dit ceci : « Je m’en fiche, on nous poursuivra. Pour moi, le plus important, c’est de servir les citoyens dans leur langue. »

Il n’est pas clair non plus de savoir quelle partie a préséance. À mon avis, la partie IV et la partie VII devraient avoir préséance sur le droit des employés et des « employés potentiels », si on veut.

Pour le commissaire, en ce qui concerne l’autorité centrale — et je suis d’accord avec Mme Enguehard —, à l’heure actuelle la ministre responsable des langues officielles peut coordonner la partie VII de la loi, mais elle n’a d’autorité sur personne d’autre qu’elle-même. De même, le Conseil du Trésor peut imposer certaines choses, mais il préfère suggérer ou encourager. Or, cela ne fonctionne pas. Il nous faut un bureau central et, à mon avis, le seul bureau qui a le pouvoir et l’autorité sur l’ensemble de la fonction publique et des ministères, c’est le Bureau du Conseil privé.

Sinon, que l’on confie la responsabilité à la personne responsable des langues officielles, qui est dans ce cas-ci Mme Joly. Qu’on lui donne l’autorité sur les autres ministères pour tout ce qui a trait aux langues officielles. Année après année, dans le rapport annuel du Commissariat aux langues officielles, les commissaires successifs en arrivent au même constat et aux mêmes recommandations : cela ne marche pas. On pourrait même se demander pourquoi on charge un commissaire de faire des enquêtes si, en fin de compte, personne ne l’écoute et les rapports sont relégués aux oubliettes.

En fait, année après année, les rapports nous rappellent que, plus ça change, plus c’est pareil. Il faut donner au commissaire aux langues officielles des pouvoirs d’ordonnance et de sanction. Pour ma part je suis d’avis, et c’est peut-être subjectif, que les fonctionnaires peuvent, pour la partie IV, pour le règlement, s’entendre avec les communautés, et que s’il faut absolument une mesure, celle-ci devrait être fondée sur le nombre d’immigrants francophones qui entrent dans chaque province.

À l’heure actuelle, il y a un seuil de 5 p. 100, mais, depuis des années, on n’accueille que 2 p. 100 d’immigrants francophones par province par opposition à 15 ou 20 p. 100 d’anglophones. Il est certain que, dans un an, et c’est même déjà le cas dans certains bureaux, on ne fait plus le poids en termes de démographie. À ce moment-là, si on a 2 p. 100 d’immigrants francophones, on devrait fixer la cible à 2 p. 100.

Je vais m’arrêter ici, car je pourrais continuer pendant des semaines. Je suis prête à répondre à vos questions.

Le président : Je vous remercie beaucoup, mesdames, de vos présentations. La période des questions nous permettra d’aller plus loin dans l’approfondissement de vos points de vue.

Je rappelle aux sénateurs et sénatrices qu’ils disposent de cinq minutes pour poser leurs questions et en entendre la réponse. Nous allons procéder à un premier tour de questions et, s’il reste du temps, nous ferons un deuxième tour.

La sénatrice Poirier : En ce qui a trait aux consultations, tout le monde est en faveur du renforcement de la notion du « par et pour » dans les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Selon vous, quel type d’incitation pourrait forcer la main du gouvernement ou d’un ministre pour suivre et respecter les souhaits exprimés par les communautés lors des consultations?

Mme Kenny : Pour moi, il ne suffit pas de consulter, il faut rendre compte de ce qu’on a entendu. Donc, si vous venez me consulter, mais que vous changez de cap et faites autre chose, je veux savoir pourquoi. Il y a sûrement une raison, mais je veux que votre rapport indique aussi ce que vous avez entendu de ma part et, en l’occurrence, de l’ensemble des communautés.

Il ne suffit pas de venir nous écouter, il faut vraiment rendre des comptes. Pour moi, c’est indissociable. Dès qu’un nouveau programme fédéral est créé, on doit consulter les communautés en ce qui a trait aux critères que l’on veut mettre en place. Je vais vous donner un exemple concret. On a créé un fonds en matière d’infrastructure et, dans ce fonds, il fallait mettre à contribution le gouvernement fédéral pour un tiers, le gouvernement provincial pour un tiers, et le public pour un tiers. J’habite la Saskatchewan. Quand j’ai approché le ministère, on m’a dit d’obtenir 750 000 $ de la part de la province et qu’on me donnerait 750 000 $. J’étais capable de recueillir les 750 000 $ et d’obtenir la part du gouvernement fédéral, mais, en Saskatchewan, je n’étais pas capable d’obtenir la part du gouvernement provincial. J’ai travaillé avec des élus pour faire en sorte que l’on crée un fonds en matière d’infrastructure et qu’on change les critères pour les communautés francophones. Pourquoi cela n’avait-il pas été fait auparavant? Il a donc fallu pas mal plus de temps pour que nous, les francophones, ayons réellement accès à ces fonds.

Ce qui peut marcher pour la majorité, par exemple, quand on veut offrir une formation à 150 personnes, ne marche pas partout, car il y a fort à parier que si vous le faites à Regina, vous n’aurez pas 150 francophones. Donc, il faut changer les critères pour qu’ils soient équitablement accessibles à nos communautés. Je ne sais pas si je réponds bien à votre question.

Mme Enguehard : Je ne suis pas certaine d’avoir bien compris votre question. Pouvez-vous la reformuler?

La sénatrice Poirier : Bien sûr. Quand on parle des consultations, toutes semblent renforcer la notion du « par et pour » les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Selon vous, quel type d’incitatif pourrait forcer la main du gouvernement et du ministre pour qu’ils suivent et respectent les désirs des communautés? Je pense que Mme Kenny a répondu.

Mme Enguehard : Dans le sens plus large, je reviendrai à ce que j’ai dit auparavant. Je pense que c’est la Loi sur les langues officielles elle-même qui doit être contraignante, parce que c’est au bon vouloir du ministre et des gens qui l’entourent. C’est ce que je trouve préoccupant avec la loi.

Nous avons eu de grandes avancées où, après consultation avec la communauté, une personne était capable de porter la cause. Par contre, on ne peut pas toujours y arriver, il y a eu plusieurs ministres, différents gouvernements et différents responsables, et donc, on ne doit pas laisser cela à la seule capacité d’un individu ou d’une personne.

Dans un esprit plus large, je ne crois pas qu’une seule révision de la loi suffira à tenir compte de ce que nous sommes tous venus vous dire depuis des mois, qui favorisera d’une manière cohérente et d’une manière soutenue ce qui doit se faire.

Le sénateur McIntyre : Mesdames, merci de vos présentations.

Madame Kenny, dans votre présentation, vous avez abordé le sujet de l’immigration. Ma question porte sur l’immigration et l’égalité linguistique au Nouveau-Brunswick. Cela étant dit, le printemps dernier, le président par intérim de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) ainsi que deux de ses collègues ont comparu devant notre comité. Dans son mémoire, l’un des axes majeurs dans lequel s’engage la SANBest l’immigration et son impact sur l’équilibre linguistique au Nouveau-Brunswick.

Comme vous le savez, à l’heure actuelle, le pourcentage d’immigrants francophones est moindre que le pourcentage de francophones dans la province, selon la SANB, ce qui trouble l’équilibre linguistique. De plus, la SANB avance que « la communauté francophone du Nouveau-Brunswick n’a pas autant profité de l’immigration que la communauté anglophone. » Alors, la SANB souhaite que la Loi sur les langues officielles reconnaisse que le Nouveau-Brunswick est différent des autres provinces, et elle propose qu’un article abordant cette question y soit ajouté. Elle veut, autrement dit, obliger le gouvernement fédéral à : « tenir compte de l’équilibre linguistique spécifique de la province » dans « l’élaboration et l’application de ses politiques en matière d’immigration. » J’aimerais entendre votre opinion à ce sujet.

Mme Kenny : À mon avis, ce n’est pas seulement au Nouveau-Brunswick. Oui, c’est un problème criant au Nouveau-Brunswick. Nous accueillons 2 p. 100 d’immigrants francophones par rapport à 8 p. 100, 10 p. 100 ou 15 p. 100. Je crois que c’est 10 p. 100 dans la région de Moncton. Lors d’une comparution sur le sujet qui date un peu, on parlait de 10 p. 100. La ville se réjouissait, mais en réalité, elle compte 30 p. 100 de francophones. Donc, il faudrait que la cible du nombre d’immigrants francophones visés soit comparable au nombre de francophones qu’il y a maintenant.

En fait, je m’engage à vous faire parvenir les propos que j’ai prononcés à cette comparution selon lesquels on était en train de nous tuer à petit feu. C’est exactement ce qui arrivait. Les nouveaux arrivants qui viennent du Sénégal parlent le wolof, ils ne sont pas toujours comptés dans notre recensement. Ils sont comptés une fois sur deux, comme les gens qui parlent l’anglais et le français à la maison. Par contre, leur première langue officielle canadienne, c’est le français. Il faudrait peut-être clarifier quelle est la première langue officielle parlée des gens si on veut compter les immigrants et parler d’immigration dans la loi. Il faudrait d’abord demander clairement ceci aux nouveaux arrivants : « Il y a deux langues officielles au Canada : l’anglais et le français. Quelle est celle que vous parlez et comprenez le plus souvent? » Ce serait un peu plus logique.

Mme Enguehard : Le problème de l’immigration est extrêmement important partout. Au Nouveau-Brunswick, en termes de quantité, il est peut-être plus important qu’ailleurs, mais je peux vous dire qu’à Terre-Neuve-et-Labrador, le peu d’immigrants francophones qu’on y accueille a fait une énorme différence. On peut même dire que plus la communauté est petite, plus l’apport d’immigrants francophones est essentiel. Donc, il n’y a aucun doute pour nous et pour toutes les communautés quant au fait qu’il s’agit de quelque chose de très important.

Dans les provinces de l’Atlantique, on a amorcé les efforts à la Société nationale de l’Acadie, quand j’ai contribué au dossier de l’immigration dans le cadre de la table de concertation. Le travail se poursuit pour les provinces atlantiques. Les résultats ne sont jamais à la hauteur de la quantité de travail qui est fait.

Maintenant, votre question concernait la suggestion de la SANB, à savoir s’il faut l’inclure dans la loi. Cela dépasse mes compétences. Il est sûr que, tout comme l’immigration est un aspect déterminant de l’avenir de la société canadienne dans son ensemble, il est un élément déterminant de la survie et de l’épanouissement des communautés francophones à travers le Canada. Dans ce sens, au moment de revoir la loi, il faudra peut-être s’y pencher. C’est comme dans le cas des déterminants dans le domaine de la santé; il y en a, et dans le cas des langues officielles aussi.

La sénatrice Mégie : Madame Enguehard, vous avez mentionné la notion des mesures positives, et que le fait d’encourager seulement, ça ne marche pas. Le commissaire aux langues officielles encourage à mettre les notions en pratique, mais il ne sévit pas. Je sais que plusieurs de nos témoins ont déjà exprimé le désir que la loi ait plus de mordant, mais chacun a sa proposition. Auriez-vous une proposition, vous, pour que la loi ait plus de mordant?

Mme Enguehard : J’ai donné l’exemple d’Air Canada. C’est un irritant majeur qui concerne tous les Canadiens francophones qui voyagent et les aéroports. Après, il est tout de même remarquable que dans le cas d’Air Canada, le commissaire soit incapable de sévir et de forcer la société à prendre ses responsabilités. On le sait, Air Canada a une responsabilité et des obligations linguistiques que les autres compagnies n’ont pas, parce qu’elle a été fondée avec l’argent des contribuables. Il me semble qu’une loi avec du mordant permettrait de prévenir Air Canada et, ensuite, on pourrait sévir. Je ne sais pas comment les autres lois sont structurées, mais à un moment donné lorsqu’on ne respecte pas la loi une, deux ou trois fois, il doit bien y avoir des mesures punitives.

Donc, ce qui s’applique à Air Canada dans ce cas pourrait s’appliquer à l’aéroport d’Halifax, où on vous répond toujours oui, mais sans jamais prendre de mesures. Encore une fois, je crois qu’il faut voir avec les législateurs au moment de rédiger la loi. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut plus continuer comme on le fait maintenant. Cela me semble contre-productif.

Mme Kenny : Cela se passe dans mon aéroport désigné depuis, je crois, huit ans, à Regina. Il a fallu cinq ans avant que je puisse recevoir des services en français, malgré les plaintes répétées. Je pense que les plaintes en Saskatchewan, c’est moi qui les ai toutes faites. Je présentais des plaintes et on me disait que j’avais raison, et qu’on avait parlé à l’entreprise, qui avait promis de s’améliorer. J’avais appelé l’organisme avant de faire ma plainte pour lui expliquer qu’il était tenu d’offrir les services. Après une fois, on leur donne la chance de s’organiser et d’offrir les services. Après une deuxième fois, il devrait y avoir une sanction et, après une troisième fois, une sanction plus importante. Je pense qu’on devrait pouvoir imposer des amendes à ces institutions et créer un fonds pour l’ensemble des communautés. Cet argent pourrait être consacré à la culture dans les communautés en situation minoritaire. Si ça ne marche pas la troisième fois, la cause serait portée en cour. Pour moi, il n’y a pas de loi. Lorsqu’il a été décidé qu’on devait porter une ceinture de sécurité en voiture, on ne nous a pas donné 50 ans pour nous adapter et nous y habituer. Si je me fais arrêter parce que je ne porte pas ma ceinture, je vais recevoir une amende.

Le sénateur Maltais : Madame Enguehard, je vous trouve très courageuse de partir de la France pour immigrer à Terre-Neuve. Vous étiez un peu spéciale; vous aimiez la bataille et vous avez été grandement servie.

J’aimerais revenir à ce que vous avez dit concernant le commissaire aux langues officielles. Il n’a aucun pouvoir; il a passé 12 ans sur le dossier d’Air Canada et rien n’a changé.

Vous avez parlé de mesures punitives qu’on pourrait inscrire dans la loi. On pourrait demander au gouvernement, même au Conseil privé, d’être le chien de garde de la Loi sur les langues officielles. Que va-t-on retrouver comme plainte au bureau du conseil exécutif? Air Canada, Postes Canada, Revenu Canada et tous les ministères du Canada. Comment voulez-vous que le gouvernement se poursuive lui-même, se mette à l’amende? C’est la question qu’on a posée à bien des ministres ici. C’est un dilemme.

Mon collègue, le sénateur Joyal, qui a travaillé sur la première mouture de la Loi sur les langues officielles, nous disait ceci : « Ça ne se peut pas, on est dans une situation où le plaignant, qu’il soit anglophone ou francophone, demande au conseil exécutif, qui est l’autorité suprême du Canada, de pénaliser le ministre du Revenu national à ses côtés. » Il faut trouver une autre solution que celle de tout mettre dans le même panier. Si les ordres punitifs sont dans un panier et qu’on les remet au conseil exécutif, quand pensez-vous que le dossier sera réglé?

Mme Enguehard : Je me pose la question suivante : comment fait-on pour les autres lois? Lorsqu’on applique le reste des lois du gouvernement et qu’on se rend compte qu’un ministère n’a pas fait son travail, on doit bien être en mesure de le faire. Cependant, il me semble qu’il n’y a qu’avec la Loi sur les langues officielles qu’on se pose cette question. Le reste de l’appareil législatif concerne tout de même le gouvernement et on applique les lois. C’est la seule loi qu’on n’applique pas, parce qu’on n’a pas le pouvoir de l’appliquer ou parce que trop de ministères en sont responsables et que son application est laissée, comme je le dis souvent, à la bienveillance des gens et des responsables.

Je n’aime pas l’idée de créer des structures supplémentaires, je pense que le Canada en a suffisamment. Par contre, il faudra sûrement en arriver là. Comme je l’ai dit, je n’ai pas la solution. Ce n’est peut-être pas le Conseil privé, parce qu’il représente la plus haute autorité du gouvernement lui-même.

La seule chose, c’est qu’on ne peut plus continuer de confier la responsabilité de la loi à plusieurs ministères, et qu’il faut une entité qui est redevable.

Mme Kenny : Il faut faire la distinction entre le commissaire et l’autorité qui va gérer la Loi sur les langues officielles. Au Conseil privé, je parle de centraliser la fonction des langues officielles, et celui-ci serait l’autorité chargée de mettre en œuvre la Loi sur les langues officielles. Quant aux pouvoirs de sanction, c’est au commissaire, qui est un agent indépendant du gouvernement, qu’on peut les donner. Il est entendu qu’on ne peut pas donner au gouvernement la tâche de se punir lui-même.

En ce qui concerne la centralisation, lorsque je suis arrivée à Financement agricole Canada, qui venait de déménager en Saskatchewan, personne ne connaissait la loi. Alors, on recevait beaucoup de plaintes. On a donc centralisé les langues officielles. Plus rien ne se passait sans que mon bureau ne soit au courant. Si on lançait une nouvelle plateforme web, ça passait par mon bureau et j’exigeais qu’elle soit bilingue. J’étais responsable de la mise en œuvre. Cependant, il y avait tout de même un commissaire et un Conseil du Trésor pour faire des enquêtes. Je crois que c’est le rôle du commissaire aux langues officielles.

Le sénateur Maltais : Cependant, je vous rappelle que tous les gains qui ont été faits au niveau des langues officielles l’ont été grâce aux tribunaux. Les meilleurs gardiens de la Loi sur les langues officielles, ce sont les tribunaux. Ce sont les seuls qui ont réglé des dossiers. Les autres sont transmis d’un ministère à l’autre et, finalement, ils ne se punissent pas entre eux.

La sénatrice Moncion : J’ai quelques petites questions à poser.

Vous arrivez d’Europe. Combien de langues parliez-vous avant d’arriver à Terre-Neuve?

Mme Enguehard : D’abord, je n’arrivais pas d’Europe, j’arrivais de huit milles nautiques de l’île de Terre-Neuve, puisque je viens de Saint-Pierre et Miquelon. Je ne suis pas Européenne, je suis très Nord-Américaine.

Je parlais trois langues : le français langue première, l’espagnol langue seconde, et l’anglais, ma troisième langue. C’est ce que le système scolaire français proposait.

La sénatrice Moncion : Le point que je voulais faire, c’est la valeur ajoutée associée à la connaissance de plus d’une langue. C’est une des promotions qu’on ne fait pas au Canada.

Mme Enguehard : Je crois que le commissaire aux langues officielles pourrait avoir un rôle beaucoup plus étendu. Comme le mentionnait le sénateur Maltais, le commissaire aux langues officielles n’a pas de pouvoir punitif et de redressement de situation. Il pourrait jouer un rôle beaucoup plus large dans la promotion de la dualité linguistique, du bilinguisme, du trilinguisme et du multilinguisme.

J’ai beaucoup réfléchi avant de venir ici, et je trouve profondément triste qu’en deux générations, le Canada n’ait pas réussi à régler une fois pour toutes la question du bilinguisme. Comment se fait-il qu’après deux générations, on soit encore à discuter de cela? Je pense que c’est parce qu’on a laissé les deux ou trois solitudes continuer leur chemin et qu’il y a un énorme travail de communication à faire sur la valeur ajoutée. Non seulement sur la valeur ajoutée, mais sur la valeur de base pour le pays. C’est une question qui ne se pose pas en Europe.

La sénatrice Moncion : Je suis d’accord avec vous.

La semaine dernière, nous avons rencontré M. Graham Fraser et il nous a parlé de la protection et de la promotion de la langue. Cependant, lorsqu’on lui a posé la question concernant les pouvoirs de sanction, il mentionnait que ce n’était pas un rôle qui devrait être joué par le commissaire aux langues officielles. Il trouvait qu’être juge et partie rendait le rôle plus complexe.

Mme Enguehard : Il a été commissaire aux langues officielles plus longtemps que tous ses prédécesseurs et sans doute ceux qui vont le suivre. Donc, on peut penser qu’il a une bonne connaissance du terrain. Lorsqu’il s’est plaint d’Air Canada et qu’il a demandé au gouvernement d’intervenir, il aurait sans doute préféré avoir le pouvoir de faire quelque chose plutôt que d’aller supplier le gouvernement de s’en saisir. Je ne vois pas en quoi il est juge et partie. Comment les autres commissaires font-ils?

La sénatrice Moncion : Ils n’ont pas plus de pouvoir, je crois.

Mme Enguehard : Alors à ce moment-là, ça dépasse mes compétences. Je pense qu’il faut régler cette question. S’ils n’en ont pas, il faut trouver quelqu’un qui, peut-être...

La sénatrice Moncion : À moins que je me trompe.

Mme Kenny : Cela fait 50 ans qu’on a une loi. Cela fait 50 ans que nos droits sont bafoués. À quoi bon avoir un commissaire aux langues officielles s’il ne peut rien faire, s’il a les mains liées et si ses rapports finissent sur la tablette. On ferait mieux de le renvoyer chez lui afin d’épargner un salaire et de faire autre chose avec cet argent. Sincèrement, je ne comprends pas que ce ne soit pas le rôle du commissaire de s’assurer...

Quand j’étais gestionnaire de programme, des enquêtes étaient faites par le commissaire sur l’ensemble de toutes les institutions, et par le Conseil du Trésor. On recevait un rapport par institution qui était rendu public. On a tout arrêté et on s’est dit qu’on ferait des suggestions, des propositions et qu’on élaborerait des mesures incitatives. Malheureusement, ça ne marche pas. Cinquante ans plus tard, la loi n’est toujours pas appliquée. Quelle autre loi canadienne, à part la Loi sur les Indiens, a été bafouée ainsi pendant des décennies? À ma connaissance, il n’y en a pas d’autres.

Si ce n’est pas le rôle du commissaire, qui doit remplir ce rôle? Est-ce que je dois aller devant les tribunaux chaque fois que mes droits sont bafoués?

Le président : Je vais poser tout de suite une question complémentaire. Des témoins nous ont suggéré qu’un tribunal administratif devrait être créé pour gérer cette question. Qu’en pensez-vous?

Mme Kenny : Quand c’est l’organisme qui a le fardeau d’amener la preuve... Il a beau y avoir le Programme de contestation judiciaire, qu’on attend toujours, d’ailleurs, il reste que ce sont des ressources.

Lorsque la fédération a décidé d’amener le gouvernement en cours en raison de l’abolition du recensement long, je ne peux pas vous dire combien d’heures mon équipe et moi avons passées à travailler avec les avocats afin de défendre cette cause. Je parle de milliers d’heures.

Les organismes n’ont pas les reins ni les connaissances juridiques pour le faire. Même quand on reçoit des fonds du Programme de contestation judiciaire, il faut tout de même en sortir de sa poche. Selon moi, le rôle du commissaire ne fonctionne pas. On avertit quelqu’un une fois, deux fois, trois fois. On devrait lui imposer une amende, l’envoyer en cour et prendre les grands moyens. Ce rôle revient au commissaire aux langues officielles.

Mme Enguehard : Le citoyen doit avoir le droit lui-même de se plaindre. Est-ce qu’on s’attend à ce qu’un citoyen se présente devant un tribunal administratif? C’est comme le citoyen qui doit attendre que la personne revienne de sa pause pour être servi en français. On va le faire une fois, deux fois et, après, on fera autre chose. Lier l’application d’une loi à un tribunal administratif me semble une aberration.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Gagné : Merci. Cela fait réfléchir. On entend différents points de vue qui alimenteront certainement nos discussions.

Je ne parlerai pas du rôle du commissaire aux langues officielles. J’aimerais m’attarder au préambule de la loi. Je me demande si le préambule de la Loi sur les langues officielles devrait énoncer explicitement le fait que le français est la langue minoritaire au Canada. Si oui, pourquoi? Si non, pourquoi?

Mme Enguehard : Non, parce que c’est un peu comme se définir par un minima ou un manque. Je trouve qu’il y a une nuance négative. D’abord, cela ne s’appliquerait pas au Québec. Est-ce que, à ce moment-là, on dirait que la langue est minoritaire dans les 10 provinces et 3 territoires, et majoritaire au Québec? Non. J’y serais opposée.

Déjà, on s’est fait définir, très souvent, les francophones, comme étant « hors Québec ». Je n’ai jamais aimé me faire définir par ce que je n’étais pas. Je n’aimerais pas me faire définir par un nombre.

La sénatrice Gagné : Je vais revenir à vous, madame Kenny. J’aimerais pousser la réflexion plus loin. Quand on regarde tous les discours à l’heure actuelle au Canada quant aux plans d’action du gouvernement fédéral, ils visent presque uniquement les minorités linguistiques dans les provinces et territoires. On a plus ou moins exclu les francophones du Québec du discours sur les langues officielles.

Mme Enguehard : Je pense que les francophones du Québec se sont exclus du discours. Je parle de mon expérience en tant que francophone. Je crois que les francophones du Québec n’ont jamais été à l’aise dans le mouvement canadien-français, disons-le ainsi. Cela remonte à très loin. C’est peut-être pour cela que la loi est libellée comme elle l’est. Nous l’avons senti en tant que personnes très actives au sein de la francophonie canadienne. Il faut le dire : le Québec a été très longtemps absent. Il a été absent des forums et des discussions. Voilà. Il était en dehors du groupe pendant très longtemps. Il l’est encore. Il y a eu des forums jeunesse dans l’ensemble du pays, mais on n’a jamais eu de regroupement jeunesse québécois. Je me souviens la première fois qu’ils se sont rencontrés. Il fallait y être, car ça valait la peine.

Mme Kenny : Je ne serais pas d’accord non plus. Je me suis souvent fait dire, lorsque je parle en français à quelqu’un :

[Traduction]

« Nous parlons l’anglais, en Saskatchewan; le français est une langue seconde. » Mais le français n’est pas une langue seconde.

[Français]

Le français est une langue égale. Le statut est égal. Le fait de dire que le français est une langue minoritaire, selon moi, véhicule l’idée qu’on est moindre. On est peut-être moindre en chiffres, mais pas moindre en importance. Je me considère comme étant aussi importante que mon voisin anglophone qui ne parle pas français. En même temps, je suis d’accord avec Mme Enguehard pour dire que le Québec s’est lui-même exclu du discours. Dans la loi, on ne parle pas du Québec, mais on parle des francophones. Après les états généraux, le Québec s’est retiré. Il est revenu depuis.

Mme Enguehard : Cela a été épique.

Mme Kenny : Oui. Nous y étions toutes les deux.

Le président : Je vais me permettre de vous poser une question à laquelle je vais vous demander une réponse rapide.

Ma question concerne les ententes fédérales-provinciales. La FCFA a proposé que la Loi sur les langues officielles encadre ces ententes et crée des obligations claires pour le gouvernement fédéral au moment de rédiger et de négocier ces ententes. On pense, entre autres, à des dispositions linguistiques. Qu’en pensez-vous et quelles obligations, à votre avis, devraient faire partie de ces ententes?

Mme Kenny : La Loi sur les langues officielles indique clairement que, lorsque le gouvernement se départit de certaines obligations — comme l’éducation, dont on a beau dire que c’est un champ de compétence provinciale —, il doit inclure une disposition linguistique qui doit avoir du mordant. Le commissaire Fraser a parlé à des ministres de l’Éducation. Ceux-ci lui ont dit que, lorsqu’ils reçoivent le chèque destiné à l’éducation en langue française, ils décident où l’argent sera versé selon les besoins qu’ils déterminent. Selon moi, c’est inacceptable.

En ce qui concerne la reddition de comptes, si le gouvernement fédéral verse de l’argent, on veut savoir comment il est dépensé. On veut également s’assurer qu’il est dépensé là où il est censé l’être.

Mme Enguehard : Je vous dirais que c’est essentiel. La raison pour laquelle je l’ai inséré dans mon allocution, c’est qu’au dernier budget de la province de Terre-Neuve-et-Labrador, je me suis assise avec la communauté francophone. On a examiné soigneusement les détails du budget. C’était incroyable. On a une commission scolaire qui a besoin de fonds. Je n’ai pas fait un audit. J’en serais bien incapable, mais je sais lire les documents pour savoir qu’une grande partie de l’argent est allée ailleurs.

Le président : Merci, mesdames, de votre immense contribution à cette soirée, à la francophonie canadienne, et au développement et à l’épanouissement des communautés de langue officielle. Nous reconnaissons en vous à la fois des modèles et des femmes qui ont énormément contribué au mouvement. Merci beaucoup.

Nous avons maintenant le plaisir d’accueillir l’honorable Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême du Canada. Monsieur Bastarache, je vous remercie et vous souhaite la bienvenue parmi nous. Nous allons tout de suite vous laisser la parole et nous passerons ensuite à une période d’échanges avec vous.

L’honorable Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême du Canada, à titre personnel : Je vous remercie de l’invitation. Je crois, comme plusieurs d’entre vous sans doute, que la situation des langues officielles évolue très lentement et que nous continuons de traiter de nombreuses plaintes, qui sont le plus souvent portées à notre attention par le commissaire aux langues officielles.

Je ne suis pas convaincu qu’une modernisation de la loi aura un impact important à cet égard, tout simplement parce que, d’abord, le taux de bilinguisme personnel est encore trop faible pour permettre un changement important dans l’emploi de la langue minoritaire. Nous en sommes encore à l’étape du bilinguisme institutionnel, et cela limite la possibilité de créer une société vraiment bilingue dans les faits.

Si le problème fondamental se situe, comme je le crois, au niveau de la mise en œuvre de la loi, il faut se donner les moyens de faire mieux à ce titre. Malgré les discours positifs, la volonté politique n’est pas toujours présente. Je mentionnerai le fait que nous avons une action en Cour fédérale intentée par la Société franco-manitobaine qui porte sur l’application de l’article 20 de la loi. Cet article porte sur les services publics. La question de fond est la manière dont le gouvernement calcule le nombre de personnes qui est jugé assez important pour justifier la prestation de services.

Dans une autre affaire, le gouvernement a fait valoir qu’il pouvait tenir des audiences publiques en anglais seulement à Montréal, avec une documentation unilingue anglaise, dans le contexte des travaux pour autoriser l’oléoduc Énergie Est, au motif que l’Office national de l’énergie exerce des pouvoirs judiciaires régis par l’article 3 de la loi. La tenue d’une consultation publique n’est pas un service public régi par l’article 20, selon le gouvernement du Canada.

Il y a d’autres exemples importants, notamment celui des services de Radio-Canada à Windsor, qui a obligé la Cour fédérale à mettre en doute le domaine de compétences du commissaire à cet égard.

Ces exemples servent simplement à montrer que la majorité des problèmes provient de l’application défectueuse de la loi plutôt que de sa portée. On a voulu imposer l’engagement politique en adoptant la partie VII, mais là encore, le ministère de la Justice a donné une interprétation très restrictive devant ce même comité. Les représentants de la justice ont témoigné ici que la diminution des services n’était pas contraire à la partie VII, à condition que l’ensemble des activités du gouvernement soit positif.

Il faut se questionner aussi — on vient de le faire — sur le rôle du commissaire aux langues officielles. Est-ce qu’il a tous les pouvoirs requis? Est-ce que le gouvernement devrait être tenu de répondre aux rapports du commissaire? Est-ce que le recours aux tribunaux est adéquat? Parce que le commissaire — comme vous le savez — peut se présenter devant les tribunaux. Mais, ce qui est plus fondamental encore, est-ce qu’il ne faut pas modifier un système axé sur les plaintes et songer justement à créer un tribunal administratif? Je sais que vous en avez parlé tantôt, mais je peux vous expliquer comment cela peut fonctionner.

Il y a tout de même des améliorations à apporter à la loi elle-même ou, plus souvent en fait, à la réglementation. En raison du peu de temps dont je dispose, je vais simplement résumer ma pensée.

Pour ce qui est de l’article 20, il faut tenir compte de la vitalité des communautés et non seulement des nombres pour établir le seuil auquel on peut justifier l’offre du service dans une région. Il faut donner aussi réalité à l’obligation de fournir des services de qualité égale, ce dont on pourrait discuter longuement. D’après moi, il n’est pas logique de recruter des fonctionnaires à former plutôt que des personnes fonctionnellement bilingues quand on a pour principe de fournir des services d’égale qualité.

Parlons des services juridiques. Le droit au procès dans sa langue doit-il être limité à la Cour supérieure? Doit-il couvrir les appels, les motions et autres procédures accessoires? Doit-on avoir accès aux jugements dans sa langue sur Internet? Il y a aussi un problème fondamental concernant la capacité des juges, qui ont appris le français, à tenir une audience dans cette langue. Il n’y a pas de vrai contrôle de la qualité, ce qui est aussi un problème en ce qui concerne les règles de pratique. Il y a aussi un problème quant à l’affectation des juges dans les provinces et les territoires. Le commissaire aux langues officielles a d’ailleurs produit un rapport très détaillé sur cette question il y a trois ou quatre ans, rapport qui, si j’ai bien compris, est resté lettre morte.

Concernant l’éducation, ici, évidemment, nous sommes dans un domaine de compétence provinciale, mais Patrimoine canadien finance en partie l’enseignement dans la langue minoritaire dans les provinces et les territoires, de même que l’enseignement en immersion linguistique. Il n’y a pas de contrôle sérieux des dépenses faites par les provinces et les territoires. Les groupes minoritaires dénoncent depuis des années les transferts de fonds illégaux que font les provinces, c’est-à-dire lorsqu’elles reçoivent de l’argent destiné à l’enseignement en français, mais s’en servent pour l’immersion ou même pour financer d’autres services publics.

En conclusion, vous avez déjà entendu la Fédération des communautés francophones et acadienne vous dire que le progrès dépend largement de la mise en place de meilleurs mécanismes de contrôle au sein du gouvernement. Elle recommande une redéfinition du rôle du Conseil du Trésor. Il faut en effet se questionner sur les contrôles internes concernant l’application de la loi au sein de l’appareil gouvernemental. C’est le rôle du Conseil du Trésor, mais il faut aussi retenir et maintenir les devoirs et fonctions de Patrimoine canadien, qui s’occupe de la promotion des langues officielles, mais aussi des rapports avec les provinces et les territoires et les communautés minoritaires elles-mêmes.

Enfin, il faut voir comment le pouvoir du commissaire aux langues officielles pourrait être renforcé.

Je sais qu’il y a eu des progrès importants depuis la loi de 1988, mais la situation vécue depuis plusieurs années ne me rend pas très optimiste. Par exemple, plusieurs actions ont été intentées contre le gouvernement du Nouveau-Brunswick, la seule province bilingue, en matière de bilinguisme depuis cinq ans.

En outre, voyez le résultat de l’élection de la semaine dernière. Un parti qui a été créé pour s’opposer au bilinguisme, aux écoles francophones et aux hôpitaux francophones a obtenu 13 p. 100 du vote populaire. En présumant que les Acadiens n’ont pas voté pour ce parti, cela signifie que près du tiers des anglophones du Nouveau-Brunswick ont voté pour abolir le bilinguisme. Or, on dit qu’on a fait des progrès extraordinaires.

Je crois qu’il faut réagir, mais non pas en fermant les yeux et en présumant qu’on a fait des progrès extraordinaires qui ne sont pas réversibles. Merci.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Bastarache. Nous allons passer à la période des questions. Chaque sénateur ou sénatrice dispose de cinq minutes pour échanger avec le témoin, par tour de table.

La sénatrice Poirier : Merci, monsieur Bastarache, d’être ici. Lors du deuxième volet de son étude, le comité a entendu plusieurs témoins parler de la spécificité du Nouveau-Brunswick. La Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), entre autres, a présenté un excellent mémoire demandant que la spécificité du Nouveau-Brunswick soit reconnue dans la Loi sur les langues officielles. Selon vous, est-ce que la spécificité doit être reconnue dans la loi et, si oui, quels en seraient les résultats pour nos communautés?

M. Bastarache : Ma réponse est non. Je crois que la loi fédérale devrait porter sur ce qui est important à l’échelle nationale. Lorsqu’on dit que le Canada est un pays bilingue, ce n’est pas tout à fait vrai. Le bilinguisme au Canada, c’est un bilinguisme qui s’applique au gouvernement fédéral.

Maintenant, il y a évidemment une province qui s’est déclarée bilingue, c’est le Nouveau-Brunswick, mais son statut est prévu dans la Charte canadienne des droits et libertés et dans les lois provinciales du Nouveau-Brunswick. Je crois que c’est là que se situe sa spécificité, dans le fait qu’elle se distingue des autres provinces en se déclarant bilingue et en adoptant elle-même diverses lois qui portent sur le bilinguisme interne.

La sénatrice Poirier : Le comité a aussi entendu plusieurs témoins au sujet de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. Cependant, c’est aussi une partie de la loi qui n’est pas toujours claire ou qui semble susciter plusieurs interprétations de la loi, à savoir comment elle s’applique. Bref, il semble y avoir un besoin d’éclaircir la situation. Selon vous, à l’heure actuelle, est-ce que la partie VII est adéquate? Doit-on la modifier et, si oui, comment croyez-vous qu’on pourrait le faire?

M. Bastarache : Il y a un nombre limité de choses qu’on peut faire dans une loi. Lorsqu’on arrive à la mise en œuvre de la loi, nous sommes au niveau de la réglementation. Ce qui est arrivé en ce qui concerne la partie VII, et la raison pour laquelle elle a peu d’impact, c’est qu’elle est interprétée de façon restrictive par le gouvernement fédéral qui l’a adoptée.

J’ai déjà comparu pour parler de la partie VII et j’en ai proposé une interprétation. Je l’ai envoyée au ministère de la Justice, qui n’était pas d’accord avec moi. Je lui ai dit ceci : « Expliquez-vous ». On n’a jamais eu une réponse. Il prétend que c’est une notion qui est plus politique que juridique et qui dit essentiellement que le gouvernement doit simplement faire des efforts pour promouvoir le fait français quand il adopte des projets. Cela signifie aussi qu’il n’examine pas les dossiers projet par projet.

Par exemple, les gens du ministère de la Justice m’ont déjà dit que l’abolition du Programme de contestation judiciaire n’était pas nécessairement contraire à la partie VII, à condition que le gouvernement fasse autre chose pour compenser l’abolition du programme. Si on accepte cela comme raisonnement, ça veut dire, finalement, qu’on est dans un va-et-vient continuel où on retire des choses et où on ajoute des choses. Qu’est-ce que ça veut dire dans un cas comme celui-là?

Je crois que la partie VII signifie que, lorsqu’on établit un nouveau programme au sein du gouvernement, il faut tenir compte du fait qu’il y a deux publics à desservir : un public anglophone et un public francophone. Ils ne sont pas identiques. On ne peut pas faire des programmes anglais et les traduire en français et dire qu’on a satisfait aux exigences. On doit faire un programme et l’adapter aux besoins particuliers du public à desservir. Donc, c’est en amont, lorsqu’on crée le programme, qu’on doit penser à l’impact sur les communautés minoritaires. Ce n’est pas une fois que le programme est conçu en fonction des besoins d’un autre groupe et qu’ensuite on essaie de corriger ou de fournir quelque chose aux groupes minoritaires en faisant des traductions.

La sénatrice Mégie : La question importante qui est toujours sur toutes les lèvres est celle-ci : devrait-on exiger la connaissance des deux langues officielles à tout juge de la Cour suprême en vue de sa nomination?

M. Bastarache : Je crois que oui. Je crois que, après 50 ans de bilinguisme à la Cour suprême, les gens ont eu le temps de s’y préparer s’ils aspirent au poste.

Malgré tous les fonds investis dans l’enseignement de la langue seconde pour les anglophones, ils sont encore handicapés, soit parce qu’ils n’en ont pas bénéficié ou parce que les cours n’étaient pas suffisamment bons pour qu’ils se sentent à l’aise de travailler dans cette langue. Évidemment, ensuite, ils contestent le fait qu’on exige le bilinguisme fonctionnel dans certains emplois. Le gouvernement fédéral devrait abandonner l’idée d’embaucher des gens unilingues et de leur offrir des cours en leur disant qu’ils ont trois ans pour devenir bilingues et pour satisfaire aux exigences. Pourquoi? Parce qu’on donne des services de mauvaise qualité durant ces trois années. Lorsqu’ils ont atteint un bon niveau de bilinguisme, ils changent d’emploi et on recommence, parce que dans la fonction publique, il y a un roulement.

La sénatrice Gagné : Bienvenue, et merci pour tout le travail que vous avez fait également en ce qui a trait au projet de loi S-209, le projet de loi de l’ancienne sénatrice Maria Chaput. Vous êtes très bien versé dans ce domaine.

Vous avez commencé votre présentation en disant qu’une des raisons pour lesquelles on n’avance pas assez rapidement en ce qui a trait aux droits linguistiques et aux langues officielles, c’est le fait que le taux de bilinguisme personnel est trop faible.

M. Bastarache : Oui.

La sénatrice Gagné : Nous savons, par contre, que le taux de bilinguisme faible ou bas est surtout lié au fait que les anglophones ne parlent pas suffisamment le français, et non à l’inverse. Je vais revenir à la question que j’ai posée tantôt aux témoins, Mme Kenny et Mme Enguehard, à savoir si on devrait mentionner dans le préambule de la loi que le français est la langue minoritaire au Canada.

M. Bastarache : Il faut se demander à quoi sert un préambule. Il sert à une seule chose, soit à définir, simplement dans l’interprétation de la loi, l’objet de la loi lorsqu’on aborde ensuite les autres articles qui concernent la mise en œuvre des droits.

Si on insérait un paragraphe au préambule avec la mention que le français est une langue minoritaire, qu’est-ce que cela donnerait du point de vue de l’interprétation? Je crois que c’est un peu le même problème qui se présente lorsque le Québec prétend qu’on devrait indiquer dans la Constitution que le Québec est une société distincte. Une fois que c’est dit, à quoi cela sert-il? Qu’est-ce qu’on fait avec ça?

Je ne vois pas en quoi c’est utile. Au Nouveau-Brunswick, la raison pour laquelle les gens résistent beaucoup à cela, c’est qu’on a fini par obtenir, après 75 ans, non seulement une Loi sur les langues officielles, mais aussi la Loi reconnaissant l’égalité des communautés linguistiques officielles du Nouveau-Brunswick. Cela veut dire que le gouvernement reconnaît qu’il n’y a pas une communauté majoritaire et une communauté minoritaire, mais deux communautés égales en droit.

Je crois que les gens résisteraient à n’importe quelle autre déclaration, surtout à l’échelle nationale, qui viendrait défaire cela et qui indiquerait qu’au Nouveau-Brunswick, comme ailleurs, une partie de la société est majoritaire. Le terme « majoritaire », dans l’esprit des gens, signifie qu’ils ont un statut de supériorité par rapport aux autres.

C’est bien le cas au Nouveau-Brunswick. Un tiers de la population du Nouveau-Brunswick est francophone, la Loi sur les langues officielles existe depuis 50 ans et plus, et je crois que seuls 18 p. 100 des anglophones ont une certaine connaissance du français. Il est lamentable qu’il n’y ait pas eu plus de progrès que cela, surtout lorsqu’il y a des écoles d’immersion depuis aussi longtemps. Pourquoi est-ce que c’est comme ça? C’est parce que les anglophones ne sentent aucun besoin d’apprendre le français. S’ils le font, c’est simplement pour des questions culturelles ou pour la paix sociale, comme ils disent, dans certains cas. En pratique, ils n’ont pas vraiment besoin de l’apprendre non plus, parce que presque tous les Acadiens sont bilingues. Finalement, quand les Acadiens sont en face d’anglophones, dans n’importe quelle fonction sociale, ils communiquent en anglais, parce que c’est plus facile.

La sénatrice Gagné : Comment peut-on contribuer à l’avancement du bilinguisme?

M. Bastarache : Je crois qu’il faut convaincre la jeunesse anglophone qu’il y a un avantage personnel à être bilingue. Il faut faire appel à d’autres notions que la simple notion de l’emploi. Je crois que nous avons trop misé sur l’emploi. On peut dire que c’est intellectuellement avantageux pour une personne de connaître plusieurs langues et que c’est avantageux pour un pays de se distinguer aussi sur le plan du bilinguisme.

C’est beaucoup plus difficile pour nous que pour les pays européens. Si vous êtes Italien en Suisse, vous représentez seulement 13 p. 100 de la population, mais l’Italie est à côté. Alors, il n’y a pas de risque que vous puissiez disparaître comme société. Ici, nous sommes seuls sur le continent à parler le français et nous ne sommes pas nombreux.

Je crois que l’un des problèmes majeurs, c’est l’immigration au Canada. L’immigration est très largement anglophone, ce qui veut dire que la proportion des francophones diminue continuellement, et on n’a pas trouvé le moyen de convaincre les gens qui arrivent que c’est important pour eux d’être bilingues ou d’embrasser le français comme langue prioritaire.

Je crois que, dans le fond, le problème s’aggrave à l’heure actuelle.

La sénatrice Moncion : Bienvenue, monsieur Bastarache. La semaine dernière, nous avons reçu un témoin qui a parlé du mouvement Ottawa, ville bilingue. La personne a mentionné que, parce qu’Ottawa est la capitale nationale, son statut et tous les droits et les obligations qui y sont liés devraient être enchâssés dans la Loi sur les langues officielles. Que pensez-vous de cela?

M. Bastarache : Je le souhaiterais si c’était possible sur le plan politique. Dans ce domaine, le symbolisme est très important. Le fait de déclarer la capitale comme étant une ville bilingue représente beaucoup de choses d’un point de vue symbolique. C’est une reconnaissance véritable du fait que l’on accorde une très grande importance à la deuxième langue parlée au Canada, mais qui est parlée dans la capitale.

La capitale devrait être en mesure d’accueillir les gens des deux langues et de leur offrir des services d’égale qualité. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle. Il y a certainement beaucoup de services en français dans la ville d’Ottawa, mais, symboliquement, je crois que ce serait très important. Le gouvernement du Canada peut le faire, mais je présume qu’il n’a pas le courage de le faire, parce que les questions linguistiques sont toutes devenues des questions sur lesquelles on se penche de façon émotive plutôt que rationnelle. Il est difficile de convaincre quelqu’un qui résiste aux arguments fondés sur la raison, en raison du sentiment qu’il a à l’égard de cette question.

La sénatrice Moncion : Merci de votre réponse, que j’aime beaucoup.

Ma deuxième question porte sur la compréhension des fonctionnaires, au sein du ministère, des besoins des minorités linguistiques au Canada. Jusqu’à quel point les personnes qui sont chargées de ces dossiers-là comprennent-elles leurs besoins?

M. Bastarache : J’ai souvent parlé à ces gens par le passé. Je leur demandais pourquoi ils faisaient la promotion du français et quel en était le véritable objectif. Était-ce parce qu’ils avaient des problèmes et qu’ils avaient besoin d’aide? Était-ce parce qu’on était généreux et qu’on voulait les aider? Ou était-ce parce qu’on croit vraiment que c’est un moyen de transformer la société canadienne pour qu’elle soit une société bilingue dans les faits plutôt que sur le plan normatif? On peut dire qu’on est bilingue parce qu’on a la Loi sur les langues officielles, alors qu’au fond, c’est faux. On est bilingue si on est réellement bilingue et si on peut fonctionner en français ailleurs qu’au Québec et dans les endroits où il y a des populations francophones qui sont réunies en nombre suffisant pour justifier le service.

Quand on voit le gouvernement fédéral donner une interprétation absolument restrictive de l’article 20, on se demande alors pourquoi il a adopté la loi. Est-ce que c’était vraiment pour changer les choses? Est-ce que c’était vraiment pour que les francophones se reconnaissent dans les services fédéraux et qu’ils soient traités de la même façon qu’un anglophone qui demande d’être servi en anglais? J’ai l’impression que ce sont souvent les exigences administratives qui gèrent ou qui influencent la conduite des gouvernements.

Il y a une chose que j’ai remarquée, parce que j’ai souvent fait des choses devant les tribunaux, comme vous le savez. Lorsqu’on revendique des droits linguistiques, ce n’est pas la même chose que lorsqu’on fait une revendication en vertu des droits de la personne ou des droits à l’égalité des femmes. Pourquoi? Parce que le gouvernement le perçoit toujours comme une revendication politique. C’est politique lorsqu’on fait une demande liée aux droits linguistiques, même si elle est fondée sur la loi. Pourquoi? Parce que ça dérange. Dans l’article 20, il y a une décision de la cour qui précise que, lorsqu’on élabore un programme, par exemple dans le domaine économique, on doit modifier la planification du programme. On doit tenir compte des deux communautés à desservir et adapter le service aux francophones. Cela les dérange. Ce n’est pas ainsi qu’ils aiment faire des programmes. Ça a l’air politique. Vous voulez qu’on change notre façon de gouverner. Vous voulez des pouvoirs indirects au sein du gouvernement en exigeant qu’il change sa façon de faire les choses. Évidemment, les administrateurs résistent toujours à cela, parce que ça complique leur vie et, dans beaucoup de cas, ils ne voient pas pourquoi c’est nécessaire.

La sénatrice Moncion : Merci.

Le sénateur McIntyre : Merci de votre présentation.

En tant qu’ancien juge de la Cour suprême du Canada, je pense que vous êtes dans une bonne position pour répondre à ma question qui porte sur l’intention du législateur dans le cadre de la Loi sur les langues officielles. Selon vous, quelle était l’intention du législateur lorsqu’il a adopté la Loi sur les langues officielles en 1969, lorsqu’il a revu cette loi en 1988 et lorsqu’il l’a modifiée à nouveau en 2005?

M. Bastarache : Lorsqu’il a adopté la Loi sur les langues officielles, il pensait essentiellement au Québec. On était dans une situation de crise, après la Commission Laurendeau-Dunton, et on s’est dit qu’il fallait absolument faire quelque chose pour que le Canada reconnaisse le fait français d’une façon plus fonctionnelle. Autrement, le mouvement séparatiste allait prendre de l’ampleur et mener au démantèlement du Canada. Je crois que c’était là l’intention. Je ne crois pas qu’il y avait d’autres choses.

Maintenant, une fois que la loi est adoptée et qu’on doit la mettre en œuvre, il faut trouver, évidemment, des objectifs qui sont moins politiques. À ce moment-là, je crois qu’on a reconnu le fait qu’on ne pouvait pas développer le Canada en se disant que le Québec est français et que le Canada, moins le Québec, est anglais. Il fallait maintenir la réalité du fait français à l’extérieur du Québec. Je crois que c’est pour cette raison que le gouvernement fédéral, à ce moment-là, en dehors de la loi, a élaboré toutes sortes de programmes d’aide aux minorités et, surtout, un programme d’aide aux provinces pour l’enseignement dans la langue minoritaire.

En 1988, ce qu’on a fait essentiellement, c’est changer la loi pour qu’elle ne soit pas en conflit avec la Charte canadienne des droits et libertés, qui commençait à être interprétée de façon très positive par les tribunaux. On voulait corriger un certain nombre de choses. Par exemple, on voulait qu’une personne qui s’adresse en français devant les tribunaux comparaisse devant un juge qui parle sa langue et non par l’entremise d’un interprète, tout simplement parce que l’interprétation n’offre pas un service d’égale qualité. On a fait cela pendant bon nombre d’années. Moi-même, je représentais des gens devant la Cour fédérale. Quand le juge n’était pas francophone, je passais à l’anglais, parce que j’étais sûr que le fait de présenter une chose par l’entremise d’un interprète était au détriment de mes clients. On a corrigé cela en 1988 et un certain nombre d’éléments semblables.

La dernière modification a été apportée uniquement à la partie VII. Le contenu de la partie VII y figurait déjà en bonne partie, mais le gouvernement lui-même avait dit qu’il s’agissait de dispositions de nature politique et non juridique. Alors, on a créé un objectif politique de promotion, mais pas une obligation de promotion.

On a aussi déterminé que Patrimoine canadien devait être en quelque sorte le chien de garde en administrant la chose en forçant les différents ministères à élaborer des plans de développement du bilinguisme. Ces ministères allaient jouer un rôle de coordination à ce chapitre. C’est pourquoi, je crois, beaucoup d’associations vous disent que si c’est interne, c’est plutôt le Conseil du Trésor qui devrait s’en occuper, et non le ministère du Patrimoine canadien. Il est certain qu’il faut mettre en place un mécanisme interne de contrôle. Peut-être que le Conseil du Trésor, théoriquement, est le bon organisme. Cependant, le Conseil du Trésor n’a pas toujours fait un très bon travail dans ce domaine. Je ne sais pas si on veut vraiment lui donner plus de responsabilités, à moins, évidemment, que le mandat soit beaucoup plus clair à ce chapitre.

Le sénateur McIntyre : Très bien. Merci.

Le président : Merci. Nous allons passer au deuxième tour, mais j’ai moi-même quelques questions à vous poser, monsieur Bastarache.

L’un des grands défis, c’est effectivement de donner plus de mordant à la loi. Comment le faire? Qu’est-ce qu’on inscrit dans un règlement et qu’est-ce qu’on inscrit dans la loi? On entend des points de vue divergents à ce sujet.

Vous avez mentionné plus tôt que vous aviez des idées quant à un tribunal administratif. J’aimerais entendre votre point de vue à ce sujet. Pouvez-vous également nous parler de cette distinction entre ce qui devrait être contenu dans la loi et ce qui devrait plutôt apparaître dans la réglementation? Parce qu’on nous dit que la réglementation peut être modifiée plus facilement, que c’est moins solide, en fait.

M. Bastarache : Il y a, par exemple, à l’article 20, une disposition selon laquelle, essentiellement, le gouvernement fédéral est obligé d’offrir des services dans les deux langues — et dans certains cas à l’étranger ou lorsqu’il s’agit d’un service unique —, mais, en général, uniquement lorsque le nombre de personnes est assez important. C’est tout ce qui est indiqué dans la loi.

Alors, dans la réglementation, qu’est-ce qu’on fait? On établit des règles pour déterminer quand le nombre est assez important. Est-ce que c’est un nombre? Par exemple, on avait décidé, dans une municipalité, qu’il fallait qu’il y ait 3 000 personnes qui parlent la langue, ou 20 p. 100 de la population si on atteignait 5 000 personnes. Tout était mécanique. Il n’était pas question de la vitalité de la communauté. Supposons donc qu’il faut 2 000 personnes. Le gouvernement fédéral offre les services, mais il y a un nouveau recensement dans lequel on dénombre 1 950 personnes, donc on coupe les services. C’est arrivé au Manitoba, et c’est pour cette raison qu’il y a des poursuites. C’est illogique. Qu’est-ce que ça signifie par rapport à l’objet de la loi? S’agit-il de donner les services là où ils sont requis ou bien là où la population est suffisante pour s’en prévaloir?

Dans le cas d’Air Canada, celle-ci affirme offrir des services bilingues à ses guichets, mais dans l’avion, il faut pouvoir passer d’un aéroport bilingue à un autre. Si je vais à Vancouver sans escale, j’ai des services en français. Si j’ai une escale à Regina à l’aller, je n’ai plus de services en français. Quel est le raisonnement derrière cela? Voilà le type de règlements qu’on a.

Cette situation existe aussi à la GRC. Au Nouveau-Brunswick, la GRC offre des services bilingues. Si vous traversez pour vous rendre à Amherst, en Nouvelle-Écosse, 2 kilomètres plus loin, vous n’avez plus de services en français. Dans le cas des gens qui se promènent sur la Transcanadienne, ils recevront les services ici, mais pas là, et de nouveau à un autre endroit. Ces règlements ne sont pas logiques. Pourquoi est-ce ainsi? Parce que l’objectif est simplement fonction de ce qui est plus favorable sur le plan administratif ou le moins coûteux.

Le président : Dans le fond, vous nous dites que la réglementation doit être renforcée dans le cas de la Loi sur les langues officielles. La question sous-jacente est de savoir si chacune des parties de la loi devrait être dotée d’une réglementation spécifique.

M. Bastarache : Pas nécessairement toutes les parties, mais une grande partie, surtout pour des éléments comme ceux-là, qui concernent les services au public.

J’ai déjà discuté avec des responsables de la réglementation. Ils n’étaient pas capables de répondre à certaines de mes questions. Je leur demandais quelle était la réglementation sur tel point. Ils me répondaient ceci : « Il va falloir que j’aille voir dans mes livres. » Si c’est le cas, ça veut dire que le public ne sait pas non plus à quel moment il a droit à des services.

La pire chose dans tout cela, c’est la façon de calculer les besoins. Ils se demandent s’ils doivent offrir des services en français à Saint-Boniface, et comment compter le nombre de personnes qui va représenter une demande importante. Ils se demandent s’ils doivent faire un sondage ou utiliser les chiffres de Statistique Canada. S’ils se servent des données de Statistique Canada, ils doivent choisir des critères : les gens qui parlent la langue ou les gens dont c’est la langue première.

Or, c’est ce qu’ils ont fait : ils ont décidé de compter seulement les personnes dont c’est la langue le plus souvent parlée à la maison. Dans nos communautés, maintenant, la grande majorité des jeunes ménages sont exogames. Si la mère est anglophone, ils vont parler plus souvent anglais à la maison, même s’ils sont parfaitement bilingues. Pourquoi? Parce que les enfants parlent plus souvent à leur mère qu’à leur père. C’est la nature humaine, et on ne va pas la changer. Pourquoi le gouvernement choisit-il cette avenue?

Il me semble que ce que la loi indique, si on la regarde objectivement, c’est que la demande est importante du moment que quiconque demande un service en français. Je crois que, potentiellement, tout le monde qui parle français peut demander un service en français, mais le gouvernement du Canada affirme que ce n’est pas le cas.

Le président : Je ne veux pas monopoliser le temps, mais j’aimerais entendre votre opinion sur le tribunal administratif. On a souvent entendu cette recommandation.

M. Bastarache : Ce serait un peu comme à la Commission des droits de la personne. C’est une commission à laquelle on présente des plaintes, qui fait des enquêtes et des recommandations. Si on n’est pas satisfait, on peut faire appel à un tribunal des droits de la personne. C’est un tribunal administratif devant lequel on peut se représenter soi-même, mais où cela peut aussi être fait par des avocats. Le tribunal peut, comme n’importe quel tribunal, imposer des sanctions.

Le gros problème avec les sanctions contre des organismes gouvernementaux, et nous parlions tantôt de l’exemple d’Air Canada, c’est de déterminer la somme de l’amende à imposer pour faire la différence. Si vous infligez 2 000 $ en dommages à Air Canada comme sanction à un manquement, pour Air Canada, ce n’est absolument rien. Cela ne l’encourage même pas à suivre la loi. Cela lui crée un problème administratif, mais pour elle, une amende très faible, c’est comme une taxe de fonctionnement. C’est tout ce que cela représente pour elle.

Ce qu’il faut, c’est aller devant un tribunal, parce qu’il peut émettre une injonction et dire « Je vous oblige à faire ceci ou cela », comme embaucher du personnel bilingue ou offrir des services en français.

Le président : Merci, monsieur Bastarache.

La sénatrice Mégie : Monsieur Bastarache, vous avez dit, d’entrée de jeu, et vous me direz si je vous ai bien compris, que vous n’étiez pas convaincu que la modernisation de la Loi sur les langues officielles permettrait de favoriser davantage sa mise en application.

Beaucoup de gens, parmi nos témoins, ont proposé une révision tous les 10 ans. Si la modernisation elle-même n’a pas trop de force, est-ce qu’on devrait mettre de l’énergie sur la révision aux 10 ans? Qu’en pensez-vous?

M. Bastarache : Je lis la loi aujourd’hui, et je me demande quelles modifications je pourrais y apporter pour faire en sorte d’obtenir beaucoup plus de services bilingues et de reconnaissance des droits des francophones. Je ne vois pas vraiment beaucoup de choses à corriger. Il y a des choses à corriger qui ont été cernées dans le domaine judiciaire, et ainsi de suite, mais ce ne sont pas des changements importants.

Il serait beaucoup plus important d’avoir un contrôle interne, au sein du gouvernement, sur l’application de la loi de façon sérieuse; il faut beaucoup plus de sérieux dans les ententes fédérales-provinciales quant à leur mise en œuvre, au contrôle des dépenses, et cetera, si on veut avoir un impact plus grand sur la communauté.

Ensuite, on vous a proposé de faire quelque chose quant à l’impact de l’immigration au Canada. Je ne sais pas si cela se fait ou pas. Cependant, ces choses auraient beaucoup plus d’impact qu’un changement dans le texte de la loi.

À l’heure actuelle, je crois qu’on a davantage besoin d’apporter des changements à la réglementation et à la mise en œuvre de la loi plutôt qu’à la loi elle-même. Si on dit que l’article 20 est mal appliqué parce qu’on n’obtient pas des services de qualité égale ni des services partout où on en a besoin, comment va-t-on en modifier le texte? Le texte indique « là où la demande est suffisante ». Veut-on réellement modifier cet aspect? Si oui, que doit-on indiquer? Dans le fond, la volonté politique compte beaucoup plus que la terminologie qu’on emploie.

La sénatrice Gagné : C’est presque décourageant.

Je vois que vous avez peut-être adouci vos propos, parce que vous dites tout de même qu’on applique le règlement d’une façon illogique, pour ce qui est de la partie IV. Par contre, dans vos propos de 2015, quand vous êtes venu témoigner à notre comité, vous avez dit qu’en pratique, l’adoption d’un seuil formel et mathématique était manifestement inconstitutionnelle.

M. Bastarache : Oui. Je crois que c’est contraire à l’article 20, non pas de la loi, mais de la Charte. Dans la Charte, on ne mentionne pas la notion de demande importante de la part de la minorité francophone. Si on établit un système fondé sur cette notion, d’après moi, le système en place est inconstitutionnel.

La sénatrice Gagné : Les règlements, c’est bien, pourvu qu’on ne limite pas la portée de la loi. Par rapport à la partie IV, quand on fait un calcul de la demande importante, ça a pour effet de limiter.

M. Bastarache : C’est comme l’exemple que je vous donnais au sujet des séances publiques dans le dossier des oléoducs. L’Office national de l’énergie ne prend aucune décision; il fait une recommandation au Cabinet. Le ministère de la Justice, lui, affirme que l’office a une fonction judiciaire. Connaissez-vous un tribunal qui fait des recommandations? Moi, non. Les tribunaux prennent des décisions. Ensuite, le ministère prétend que oui, c’est une fonction judiciaire, et que lorsque l’office consulte le public, cela fait partie de la fonction judiciaire.

Je crois que la fonction judiciaire entre en jeu lorsqu’une mesure touche les droits de quelqu’un. Cependant, les droits en question dans un procès ou une entreprise judiciaire, ce sont les droits des demandeurs et des défendeurs, pas les droits des spectateurs dans la salle. Lorsqu’on demande au public ce qu’il pense, d’après moi, on lui rend un service public. Je ne peux pas comprendre que cela fasse partie de l’article III.

Si je me trompe, qu’on modifie la loi, parce que c’est contraire à l’esprit de la loi. Pensez-vous que c’est vraiment quelqu’un qui se dit qu’il va appliquer la loi de façon honnête et correcte? La même personne pourrait dire ceci : « Nous ferons des audiences publiques en anglais seulement à Montréal, et c’est correct, puisque s’il s’agit d’une fonction judiciaire, nous avons le droit de choisir la langue, il n’y a pas d’obligation. »

En fait, il y a eu une traduction, mais elle n’était pas gouvernementale. C’est la compagnie elle-même qui l’a faite volontairement après nous avoir rencontrés. J’ai rencontré ces gens et j’ai négocié avec eux pour qu’ils fassent la traduction et qu’ils prévoient l’interprétation à leurs frais, pas aux frais du gouvernement. Ils n’avaient aucune obligation de le faire.

La sénatrice Moncion : Je vais ajouter à votre question de tout à l’heure concernant le tribunal administratif. Quels sont les pouvoirs du commissaire dans un tribunal administratif, par exemple, si on regarde les droits de la personne?

M. Bastarache : Cela ne changerait pas vraiment les pouvoirs du commissaire. Il faudrait presque lui enlever le droit d’aller devant les tribunaux. Le commissaire fait ses enquêtes et ses recommandations. Cependant, si les recommandations ne sont pas acceptées par la partie qui a fait la plainte, celle-ci peut aller devant le tribunal administratif. Alors, il faudrait qu’il y ait un président du tribunal administratif qui aurait ces pouvoirs-là et qui ne serait pas le commissaire.

La sénatrice Moncion : Qui n’est pas le commissaire. Je fais référence à quelque chose que j’ai dit plus tôt, quant au fait que les commissaires n’ont pas de pouvoirs de sanction, et ce, pour toute nomination, que ce soit à l’éthique ou autre.

M. Bastarache : Non. Généralement, ils font des recommandations ou des constats et, normalement, on s’attend à ce que le gouvernement suive leurs recommandations ou accepte leurs conclusions.

La sénatrice Moncion : Lorsqu’on a rencontré le sénateur Joyal, avant l’été, il nous avait mentionné qu’il y a plusieurs années, un fonds existait pour financer des causes. Ce fonds a été éliminé, mais on a toujours le droit de faire une poursuite. Aujourd’hui, cependant, les causes sont financées par les gens qui doivent rassembler des fonds.

M. Bastarache : Le gouvernement a annoncé qu’il allait créer un nouveau programme. Il y a plus d’un an de cela, mais le programme n’est toujours pas sur pied. Ce nouveau programme sera très insuffisant, parce que le gouvernement dispose du même budget qu’il avait auparavant, mais il a élargi les thèmes sur lesquels on peut fonder des causes.

L’autre chose qu’a faite le gouvernement pour les minorités, ce qui est le plus important, c’est l’application de l’article 23 sur les droits scolaires. Dans le nouveau programme, il est mentionné qu’il financerait seulement les causes scolaires s’il s’agissait de nouvelles questions. Si on veut fonder une école et que le gouvernement refuse de le faire, ce n’est pas vraiment une nouvelle question sur le plan juridique. Cependant, si on ne finance pas ce type de cause, que va-t-on financer dans ce domaine? Je crois qu’il y a beaucoup d’ambiguïtés et que cela peut poser des problèmes.

En effet, les montants prévus pour mener des causes sont très insuffisants. Il va falloir que les avocats travaillent à des taux très bas ou qu’ils fassent beaucoup de choses sans être payés. Je crois que le maximum est de 150 000 $. La cause qu’on avait présentée sur la santé au Nouveau-Brunswick avait coûté 500 000 $, je crois. On est loin du montant avec l’enveloppe de 150 000 $.

La sénatrice Moncion : Il y a un gros manque à gagner.

Le président : Le Quebec Community Groups Network a proposé, lors de son passage devant le comité, d’étendre les obligations de la loi à l’ensemble des industries régies par la réglementation fédérale, telles que le secteur de l’aviation et le secteur bancaire. Il pourrait s’agir d’obligations en vertu des parties IV et V ou encore d’un ensemble plus large d’obligations. Pensez-vous que ce serait possible?

M. Bastarache : C’est ce que le Québec a fait pour essayer de contrôler, dans son domaine de compétences, le droit du travail et la composition des conseils d’administration.

Vous vous souvenez peut-être — j’ai plus de 70 ans, je m’en souviens — qu’il y avait eu tout un débat à savoir si les banques allaient être obligées d’émettre des chèques bilingues. C’est un peu cela.

Au Nouveau-Brunswick, comme vous le savez, j’avais mené une commission sur la réforme de la loi, et on m’avait demandé ce qu’on pouvait faire dans le domaine privé. J’avais répondu qu’il fallait faire une première étape, c’est-à-dire créer des obligations dans tous les domaines où on touche à la sécurité ou aux droits des consommateurs. Alors, il y a une obligation voulant que les contrats d’assurance automobile et habitation soient bilingues. Il y avait également la question de l’affichage pour les normes de sécurité au travail. Ce sont toutes des choses qui touchaient les compagnies, mais on n’est pas allé plus loin, parce qu’on s’est dit qu’on allait susciter encore plus d’opposition à la Loi sur les langues officielles.

Nous avons finalement obtenu, l’an dernier, l’obligation pour les organismes professionnels, comme le Barreau et l’Association des médecins, d’offrir des services bilingues. Au Nouveau-Brunswick, le dossier est encore devant les tribunaux, parce que l’Association des infirmières n’accepte pas l’obligation d’offrir des services complètement bilingues pour l’admission à la profession.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Bastarache, de votre témoignage. Je vous remercie également de tout le travail que vous avez fait pour l’avancement des droits linguistiques au Canada. Votre nom n’est pas étranger à ceux qui s’intéressent à la question des langues officielles. Merci de votre contribution.

(La séance est levée.)

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