LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le vendredi 27 novembre 2020
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 10 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner la teneur du projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Mesdames et messieurs, je déclare la séance ouverte. Je suis Mobina Jaffer, sénatrice de la Colombie-Britannique, et j’ai le plaisir de présider cette réunion. Aujourd’hui, nous tenons une autre séance hybride, la dernière de notre marathon de cinq jours d’audiences. Je vous remercie encore une fois, chers collègues, de votre patience, le temps que nous nous adaptions à cette nouvelle façon de travailler.
Comme je l’ai dit plus tôt, honorables sénateurs, nous avons vraiment couru un marathon cette semaine, avec 81 témoins, et nous avons essayé d’atteindre un équilibre en entendant des témoins représentant tous les points de vue.
Honorables sénateurs, je vous remercie beaucoup de votre appui. Je tiens également à remercier le greffier du comité, M. Mark Palmer, et l’équipe formidable qui l’appuie et qui nous a aidés à mener à bien, en un temps record, la tâche monumentale de recevoir 81 témoins en une semaine, moyennant très peu de préavis. J’aimerais remercier le greffier et son équipe en notre nom à tous.
[Français]
Je vous rappelle que, lorsque vous parlez, vous devez être sur la même chaîne que la langue dans laquelle vous parlez.
[Traduction]
Chers collègues, je vous rappelle que chaque membre dispose de quatre minutes pour poser ses questions, et je ferai de mon mieux pour donner la parole à tous.
J’ai maintenant le plaisir d’accueillir notre premier groupe de témoins de ce matin, le Dr K. Sonu Gaind, professeur agrégé, de l’Université de Toronto, et le Dr Scott Kim, chercheur principal, Département de bioéthique, au National Institute of Health.
[Français]
Je voudrais prendre quelques minutes pour vous présenter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui : la vice-présidente, la sénatrice Batters, le vice-président, le sénateur Campbell, la sénatrice Boyer, le sénateur Carignan, qui est porte-parole du projet de loi, le sénateur Cotter, le sénateur Dalphond, la sénatrice Dupuis, le sénateur Boisvenu, la sénatrice Keating, la sénatrice Petitclerc, qui est la marraine du projet de loi, le sénateur Gold et le sénateur Plett. Nous avons également parmi nous aujourd’hui le sénateur Kutcher, la sénatrice Pate, la sénatrice McCallum et la sénatrice Miville-Dechêne.
[Traduction]
Au nom des membres du comité, je souhaite la bienvenue à tous et je tiens à dire aux témoins que nous avons hâte de vous entendre. Je sais que vous avez eu peu de temps pour vous préparer, et nous vous savons gré de votre effort. Nous commençons avec le Dr Sonu Gaind.
Dr K. Sonu Gaind, professeur agrégé, Université de Toronto, à titre personnel : Je m’appelle Sonu Gaind. Je suis professeur agrégé à l’Université de Toronto et chef de la psychiatrie à l’Hôpital Humber River. Mon expertise clinique est en psycho-oncologie, et je suis le médecin président de l’équipe de l’aide médicale à mourir de notre hôpital. Je vous remercie de l’occasion de m’adresser à vous.
La maladie mentale frappe jusqu’à un Canadien sur cinq chaque année, et 8 % des adultes souffrent de dépression clinique à un moment donné de leur vie. La maladie mentale change la façon dont le sujet pense et se sent, et peut être aussi grave et intolérable que n’importe quelle maladie physique. Et pourtant, le projet de loi C-7 propose d’exclure les troubles mentaux comme fondement unique de l’AMM, l’aide médicale à mourir. Pourquoi?
Les idées sur l’AMM sont variées. Toutes les opinions sont permises, mais une société compatissante devrait se donner des politiques fondées sur les meilleures données probantes qui soient. On n’a qu’à regarder ce qui se passe chez nos voisins du Sud lorsque ce sont les vœux pieux et l’idéologie qui dictent la politique. Une opinion sans preuve a beau être répétée maintes et maintes fois, cela n’en fait pas un fait.
Or, les faits, les voici.
L’AMM au Canada est permise lorsqu’une condition médicale s’annonce irrémédiable. Sauf que nous ne savons pas comment prédire l’irrémédiabilité d’une maladie mentale.
Certains ont fait valoir que l’imprévisibilité des troubles mentaux n’est pas différente de celle des troubles physiques. C’est absolument faux. Les troubles sur lesquels s’appuient les décisions judiciaires en matière d’aide médicale à mourir sont beaucoup plus faciles à prévoir que les troubles mentaux. Bien que certains autres troubles physiques puissent être imprévisibles, les tenants de l’expansion rappellent rarement que nous ne comprenons pas la pathophysiologie de presque tous les troubles mentaux. C’est une fausse équivalence que d’assimiler l’imprévisibilité de maladies comme le cancer, de maladies neurodégénératives ou de troubles liés à une biologie sous-jacente connue, d’une part, à des maladies mentales dont nous n’avons aucune connaissance fondamentale, de l’autre.
Donc, si les personnes atteintes de troubles mentaux n’obtenaient pas l’AMM pour quelque chose dont nous pourrions, en toute honnêteté, dire qu’elle est irrémédiable, à quoi servirait l’AMM?
Nous savons que la souffrance psychosociale augmente à la fois le risque d’être atteint d’un trouble mental et la souffrance qui en résulte.
Nous savons que les troubles mentaux, la suicidabilité, la culpabilité et le désespoir peuvent être des symptômes de maladie mentale. On peut être suicidaire pour diverses raisons, mais je ne connais aucune maladie dont les critères de diagnostic comprennent le désir de mourir.
Les tenants de l’expansion se gardent bien de le dire lorsqu’ils réclament que tout le monde soit traité sur le même pied.
Ils nous assurent également que les groupes vulnérables ne recherchent pas l’AMM en nombres disproportionnés. En Amérique du Nord, il y a un équilibre entre les sexes et les demandeurs de l’aide médicale à mourir ont tendance à être mieux nantis, instruits et de race blanche, et c’est là que l’aide médicale à mourir est destinée aux mourants, aux personnes qui ont bien vécu et qui veulent bien mourir. La preuve révèle que c’est un groupe différent qui demande l’AMM pour une maladie mentale : les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à demander l’AMM dans ces situations, et les patients présentent de facteurs de stress psychosociaux non résolus.
C’est une partie de ce que nous savons. Qu’en est-il de ce que nous ne savons pas?
La preuve révèle que nous ne savons pas comment faire la distinction entre les demandeurs de l’AMM pour cause de maladie mentale et les patients dont les idées suicidaires sont un symptôme de la maladie mentale.
En bref, les données probantes montrent qu’il y a des différences marquées dans les troubles mentaux qui justifient un traitement différent pour l’AMM. Refuser ce traitement serait discriminatoire.
Compte tenu de toutes ces réalités, en tant que récent président de l’Association des psychiatres du Canada, je trouve extrêmement troublant que l’APC ait pris position, sans consulter ses membres et sans analyser de données probantes, pour affirmer qu’il serait discriminatoire de ne pas permettre l’AMM pour la maladie mentale. Fait remarquable, elle l’a fait tout en admettant qu’elle n’a pas examiné comment l’irrémédiabilité peut être établie. N’est-ce pas mettre la charrue devant les bœufs?
Certains font valoir qu’il s’agit seulement d’une absence de consensus et proposent d’appliquer une disposition de temporarisation pour exclure les troubles mentaux, le temps d’élaborer des normes. Le problème, ce n’est pas l’absence de consensus; le problème, c’est plutôt le manque de données probantes pour prédire l’irrémédiabilité des troubles mentaux. Si l’APC met la charrue devant les bœufs, une disposition de temporarisation reviendrait à mettre la charrue devant les bœufs sans même savoir si les bœufs sont là.
Nous parlons de préjugés et de discrimination terribles dont sont victimes les personnes atteintes de maladie mentale. Ce n’est pas parce que nos amis et nos proches sont faibles ou inférieurs. C’est le reflet de notre société, qui se donne des politiques discriminatoires et ferme les yeux sur les réalités de la maladie mentale.
Prétendre qu’il n’y a pas de différences entre la maladie mentale et la maladie physique aux fins de l’AMM frise — et je crois être qualifié pour le dire — le délire. Ce n’est pas une question d’infantiliser qui que ce soit ou de priver qui que ce soit de son autonomie. Les patients eux-mêmes souhaitent continuer à vivre lorsque leur état s’améliorera. Il s’agit d’éviter la discrimination en veillant à ne pas adopter de politique sans données probantes, en exposant nos proches à des évaluations arbitraires sans normes, qui peuvent mener à leur décès prématuré. J’ai limité mes remarques préliminaires à cinq minutes. Vous verrez dans mon mémoire mes six recommandations précises. J’ai hâte de pouvoir en discuter pendant la période de questions. Merci.
La présidente : Merci beaucoup, docteur Gaind. Nous vous savons gré de votre exposé. Nous passons maintenant au Dr Scott Kim.
Dr Scott Kim, chercheur principal, Département de bioéthique, National Institute of Health, à titre personnel : Merci, madame la sénatrice. C’est un privilège de vous parler. On m’a dit que j’ai 10 minutes pour mes commentaires initiaux et je m’en tiendrai à cela. J’ai présenté mes notes en PowerPoint. Les trois premières pages font état de mes antécédents. Je vous signale que je ne représente que moi-même, en tant que particulier et chercheur, et non pas mon employeur, en quoi que ce soit. Il est très important de le préciser.
Je commencerai par la diapositive 4, si vous suivez. Le premier point que j’aimerais aborder est que l’AMM psychiatrique — c’est le terme que j’utiliserai, par commodité, pour désigner ce dont nous parlons — n’est un type parmi d’autres de cause de droits de la personne. Je dirais que non, c’est le contraire. Disons que l’Australie et la Nouvelle-Zélande se sont toutes deux donné des lois...
Le greffier : Docteur Kim, nous devons nous arrêter un instant. Je pense que l’interprétation ne fonctionne pas.
Dr Kim : Je vous remercie de me donner l’occasion de m’adresser à vous. C’est un grand privilège de vous parler. J’ai remis mes notes d’allocution sous forme de PowerPoint, et je commencerai par la diapositive 4. La seule chose de vraiment pertinente dans les trois premières, qui décrivent mes antécédents, est que je parle qu’en tant que simple citoyen et chercheur, et que je ne représente en rien mon employeur.
Je commencerai par la diapositive 4. D’entrée de jeu, je dirai que je vais utiliser le terme « AMM psychiatrique » en abrégé, car on m’a invité à présenter une perspective internationale, de même que spécifique, de l’AMM lorsqu’elle est effectuée principalement au motif d’un trouble psychiatrique.
S’agit-il d’une cause d’avant-garde en matière de droits de la personne? Je dirais que c’est le contraire. Si je dis cela, c’est que l’Australie et la Nouvelle-Zélande se sont récemment donné des lois qui permettent l’AMM, mais que ces lois excluent expressément et explicitement l’aide médicale à mourir fondée uniquement sur un trouble ou une incapacité psychiatrique. Des rapporteurs spéciaux des Nations unies ont soumis au Conseil des droits de l’homme un rapport compatible avec cette façon de voir. J’ajouterai que l’AMM psychiatrique a un faible niveau d’approbation même là où elle est permise. Seule une minorité du public et des médecins hollandais, y compris des psychiatres, approuvent la pratique. On trouve des données similaires au Canada également.
Pourquoi en est-il ainsi? Ma foi, je pense que le Dr Gaind en a déjà touché un mot, de façon très convaincante, mais permettez-moi quand même de dire simplement que c’est parce que l’AMM de fin de vie et l’AMM psychiatrique reflètent des décisions fondamentalement différentes. L’AMM de fin de vie est une approche exceptionnelle d’une expérience universelle, celle de la mort, et une approche qui a cours — selon les données — dans les pays relativement privilégiés et riches. Ce sont des gens qui tiennent à la vie.
Je vais le répéter. Dans l’ensemble, ce sont des gens qui veulent vivre, et qui veulent choisir comment mourir.
Comparons cela à l’AMM psychiatrique, où nous avons une sous-population de personnes ayant des troubles mentaux qui ne veulent plus vivre, même si elles ne sont pas mourantes. Ces personnes ont toujours été considérées comme des personnes très vulnérables, méritant des ressources et des protections spéciales dans nos sociétés civilisées. C’est pourquoi ces nouvelles lois, de même que les experts des droits de l’homme des Nations Unies, ont voulu protéger ce groupe. De même, il est important de ne pas prendre les données sur les anciennes pratiques d’AMM de fin de vie et d’essayer de les projeter dans ce qui arriverait avec l’AMM psychiatrique. C’est une mauvaise utilisation des données probantes.
Je parle d’une différence entre l’exemple et la population. Les bonnes politiques ne sont pas idéalisées, surtout dans les cas difficiles ou dans les zones grises. Je vais parler de l’effet de la pratique sur une population. J’espère que nous utiliserons des données directes, là où il y en a — et il s’agit des données des Pays-Bas, où est pratiquée l’AMM psychiatrique. Les Pays-Bas sont un cas type utile parce qu’ils ont d’excellents soins de santé accessibles et un système d’examen de l’AMM plus transparent que les autres pays.
Or, que constatons-nous? Qui demande et reçoit l’AMM psychiatrique? C’est surtout le même groupe de personnes que les professionnels de la santé mentale suivent et traitent pour leurs tendances suicidaires. Des personnes atteintes de troubles de la personnalité — la majorité souffrent de troubles de la personnalité — dépression, antécédents traumatiques et troubles anxieux. Des personnes qui ont besoin de soutien pour renforcer leurs capacités d’adaptation. La majorité d’entre elles sont socialement isolées et seules. Voici quelques citations de médecins qui ont euthanasié de ces patients :
La patiente a indiqué qu’elle avait vécu une vie sans amour et n’avait donc pas le droit d’exister.
Le patient était un homme complètement seul, qui avait raté sa vie.
La plupart de ces patients avaient aussi déjà tenté de se suicider, et plus de 70 % des personnes qui reçoivent l’AMM psychiatrique sont des femmes. C’est une constatation solide et convergente d’un pays à l’autre au fil du temps. C’est le même ratio que les tentatives de suicide, qui sont de deux à trois fois plus fréquentes chez les femmes dans ces pays, alors que les taux de réussite sont plus élevés chez les hommes, ce qui reflète le fait qu’on parle d’une population à risque de suicide.
L’AMM psychiatrique comporte des situations imprévues, comme dans le cas d’une femme en santé qui a été euthanasiée 12 mois après la mort de son mari, à la suite d’un diagnostic de trouble de deuil persistant. Ce trouble ne figure pas dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, mais il est actuellement très étudié et on ne s’entend pas sur le temps que doivent persister les symptômes. Certains experts pensent qu’il faut 12 mois de symptômes. Il n’y a donc pas de données scientifiques qui confirment que sa condition était irrémédiable. Son cas est frappant. Plus du quart de l’AMM psychiatrique est administrée à des personnes atteintes d’une forme ou d’une autre de psychose. Chose surprenante, le trouble du spectre de l’autisme est devenu un motif relativement courant en aide médicale à mourir en Belgique, par exemple : jusqu’à 19 % dans un groupe de 100 patients.
Les évaluations de capacité seront-elles rigoureuses? Lorsque nous en parlons, on nous dit qu’elles doivent l’être, mais dans la pratique, les médecins jouissent d’une grande marge de manœuvre. Notre étude des cas nous a fait constater que, plus de la moitié du temps, les médecins se contentent de dire que le patient est apte à donner un consentement éclairé. Ainsi, même dans le cas que voici, c’est tout ce que nous avons vu. Une septuagénaire souffrant de schizophrénie depuis son enfance avait l’impression que :
... sa tête était continuellement envahie par des voix... commentant tout et lui commandant de faire certaines choses. Elle avait l’impression d’être dans une sorte de camp de travail et « possédée par l’ennemi ».
Ni son médecin ni son psychiatre n’étaient disposés à administrer l’aide médicale à mourir. Elle l’a reçue dans une clinique spécialisée là-dedans. Nous avons aussi trouvé des cas où des médecins reconnaissent que le patient n’a pas toutes les aptitudes pertinentes pour la capacité, mais le jugent quand même apte à donner son consentement à l’aide médicale à mourir.
L’irrémédiabilité est un critère très important, un critère crucial. Même lorsqu’elle est un critère médical objectif, où les patients doivent se soumettre à des traitements raisonnables, comme aux Pays-Bas, 56 % d’entre eux refusent, mais reçoivent quand même l’AMM. Vingt pour cent ne sont jamais hospitalisés. Lorsque nous examinons spécifiquement le cas des personnes ayant des troubles de la personnalité — parce qu’elles forment un très grand groupe — nous voyons que la participation des spécialistes est rare, que ce soit dans le traitement ou dans l’évaluation. Plus du quart, 28 % ne reçoivent pas le traitement que nous considérerions comme usuel, c’est-à-dire dans les troubles de la personnalité, une psychothérapie. Les rapports de cas ne citent pas de données ni d’études scientifiques sur l’irrémédiabilité, parce que les données scientifiques sont rares et non favorables. Cela se fait dans une large mesure en fonction d’impressions cliniques, très honnêtement.
Maintenant, pour ce qui est du Canada, si l’irrémédiabilité est définie subjectivement comme au Canada, sur le plan fonctionnel, je pense qu’il est important de souligner que cela fait du médecin ou du professionnel de la santé un instrument du suicide du patient, sans tenir pleinement compte de ce qui rend le patient aussi vulnérable, lorsqu’il perçoit des choses comme « je ne vais pas m’améliorer, ma vie ne vaut rien, il n’y a pas d’autre option, et cetera. » La conclusion est brutale, lourde de conséquences si elle est légalisée dans le contexte actuel.
Les demandes d’AMM psychiatrique ne sont pas stables. Je suppose que quelqu’un l’a déjà dit, mais dans le cas d’une série de 100 personnes jugées aptes à donner un consentement éclairé et endurant des souffrances intolérables en raison de conditions réfractaires, 38 % ont retiré leur demande, et après un ou quatre ans de suivi, 57 étaient toujours en vie. À noter que 48 patients « suivaient une thérapie régulière ou occasionnelle ou n’en suivaient aucune ». Il s’agissait de personnes qui, au départ, avaient été aptes à donner leur consentement ou qui enduraient des souffrances intolérables en raison de conditions réfractaires. Il n’est pas étonnant que les médecins ne s’entendent pas sur l’admissibilité. En fin de compte, comme seule une minorité de médecins sont en faveur, la pratique profite aux médecins qui ont des opinions minoritaires.
Dans les cas que nous avons présentés, près du tiers des demandes avaient déjà été refusées. Même dans les cas acceptés, un quart du temps, il ne subsiste aucun désaccord, mais dans la moitié de ces cas, le point de vue du médecin généraliste prime sur l’avis du psychiatre. On en est arrivé au point où plus de 9 cas psychiatriques sur 10 aux Pays-Bas se trouvent dans les cliniques spécialisées, qui ont pour seul rôle d’administrer l’aide médicale à mourir, sans relation préalable avec le patient, sans soins palliatifs et sans autres traitements offerts.
Dans la pratique, qu’est-ce que l’AMM psychiatrique demande aux médecins de faire? Ils doivent faire l’un ou l’autre, soit prévenir le suicide de patients particulièrement vulnérables, ou fournir un moyen définitif de mettre fin à la vie de ces mêmes patients vulnérables. De le faire sur la base d’impressions cliniques et personnelles — pas de preuves scientifiques — et en appliquant de larges critères juridiques — pas cliniques — qui sont mal définis par des fournisseurs de soins de santé et des médecins dont les points de vue, je vous le rappelle, s’opposent à ceux de la majorité de leurs pairs, du public et des experts des droits de l’homme de l’ONU.
En conclusion, en ayant cela à l’esprit — certains disent que les preuves provenant des Pays-Bas ne sont pas généralisables — je dirais que ce sont les cas réels. Ce sont les meilleures données dont nous disposons actuellement, parce qu’il s’agit de gens ayant reçu l’AMM dans un cadre où elle est surveillée de plus près et avec plus de ressources. Si cela est légalisé dans d’autres contextes, je dirais que la conclusion suivante est très raisonnable. Il y aurait un risque important de mettre fin à tort à la vie de nombreux patients, soit parce qu’ils ne sont pas aptes à donner un consentement éclairé ou qu’ils souffrent d’un trouble ou d’une perception d’une situation qui peut être corrigée, soit parce qu’ils auraient changé d’avis au sujet de l’aide médicale à mourir avec le temps et le traitement, et qu’ils auraient peut-être retrouvé la volonté de vivre. Merci.
La présidente : Merci, docteur Kim.
Avant de passer aux questions, j’ai oublié de mentionner deux sénatrices qui sont également présentes au comité, il s’agit des sénatrices Boyer et Frum.
Nous allons maintenant passer à la première question de la sénatrice Petitclerc, la marraine du projet de loi.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : J’ai une question pour le Dr Gaind en premier et, si le temps nous le permet, je poserais la même question au Dr Kim.
On a entendu, depuis le début de cette semaine, plusieurs témoins qui nous ont fait part de leurs différentes préoccupations en ce qui a trait à la maladie mentale. J’aimerais vous citer la Dre Gupta, qui a dit ceci il y a quelques jours :
D’ailleurs, nous évaluons déjà la capacité à consentir à l’AMM chez des personnes atteintes d’un trouble mental et d’un problème de santé physique concomitants. Si une méthode fonctionne dans un cas, il faudrait trouver une raison très valable de la déclarer inapplicable dans l’autre cas.
J’aimerais vous entendre à ce sujet. Que répondez-vous à ceci, docteur Gaind?
[Traduction]
Dr Gaind : Je n’avais pas la traduction, mais je vais essayer de faire de mon mieux. Je crois que vous vouliez des précisions sur ce que la Dre Gupta a dit au sujet de la façon dont nous évaluons déjà la capacité dans les cas difficiles.
La sénatrice Petitclerc : Exactement, oui. Permettez-moi une traduction spontanée. Pour résumer, si nous sommes en mesure d’évaluer la capacité lorsqu’il ne s’agit pas seulement d’une situation de maladie mentale, nous devrions pouvoir le faire lorsque ce n’est que la maladie mentale qui est en cause. Je voulais vous entendre là-dessus.
Dr Gaind : Je vous remercie de la question. Comme je l’ai mentionné, j’ai des antécédents en psycho-oncologie, alors je m’occupe de patients mourants et de patients qui peuvent avoir à la fois des problèmes de fin de vie et des problèmes cognitifs. En psychiatrie, et surtout en médecine de liaison-consultation, nous évaluons fréquemment les cas difficiles d’aptitude à donner un consentement éclairé et de capacité. C’est vrai, cela fait partie de nos compétences.
Cela ne veut pas nécessairement dire que cela s’applique, systématiquement, à chaque évaluation de l’AMM. Cela s’explique en partie par le fait que la capacité n’est pas un problème global. Nous ne déterminons pas si un patient est tout à fait apte ou pas du tout; c’est au cas par cas que la décision est prise.
Il ne faut donc pas oublier que la décision concernant l’aide médicale à mourir est prise lorsque quelqu’un ne veut plus vivre. Il y a de multiples raisons pour lesquelles une personne pourrait ne pas vouloir vivre. Dans le cadre actuel de l’AMM, lorsque la mort est raisonnablement prévisible — et dans tous les cadres d’AMM en phase terminale —, ce que nous voyons habituellement, c’est que les gens veulent que l’AMM leur épargne une mort douloureuse. Au fur et à mesure que nous élargissons les critères, et une fois que vous enlevez la mort naturelle raisonnablement prévisible et que vous examinez d’autres états de santé, toutes sortes d’autres souffrances surviennent. Ensuite, nous constatons que les gens veulent la mort pour éviter une vie douloureuse.
Lorsque nous essayons de mesurer l’impact des distorsions cognitives de la dépression sur quelqu’un, cela introduit une complexité tout à fait nouvelle. Ce sont des choses qui me font sentir que « le monde est lamentable, mon avenir est lamentable, je suis lamentable. Je suis un fardeau pour les membres de ma famille et pour mes proches. Je suis sans valeur. » Imaginez comment cela pourrait influencer votre décision de vous présenter ou non ici. C’est très différent de dire : « Voulez-vous prendre une pilule ou non, ou voulez-vous participer ou non à un programme d’exercice? »
La présidente : Sénatrice Petitclerc, nous reviendrons à vous au deuxième tour.
[Français]
Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse à nos deux témoins et porte sur la définition de la maladie mentale.
Le projet de loi définit ce qu’est la maladie mentale et, docteur Kim, je vous ai entendu parler de troubles psychiatriques et de maladies psychiatriques. On parle aussi de troubles mentaux. Est-ce que, pour vous, la définition de maladie mentale est suffisamment claire? On a entendu la Dre Gupta nous dire également que cette définition n’était pas suffisamment claire.
La situation dont vous nous avez parlé traite surtout de troubles psychiatriques, docteur Kim, ce qui me semble être des termes plus précis que « maladie mentale » en général. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
[Traduction]
Dr Kim : Je pense que cela exprime le point soulevé par la Dre Gupta. D’après ce que je comprends, il y a des comorbidités chez les patients qui ont des maladies somatiques graves en plus des maladies psychiatriques, et comment savoir, s’ils demandent l’aide médicale à mourir, quelle en est la raison et ainsi de suite? Je pense que ce serait une conséquence très concrète de la question que vous posez.
Pour ma part, j’ai pu faire aux Pays-Bas les recherches dont je vous ai parlé, où l’on autorise ce que j’appelle l’aide médicale à mourir psychiatrique. Les médecins et les comités d’examen ont identifié ces cas pour les examiner séparément. Pour autant que je sache, il n’y a pas de conflit important quant à leur capacité de le faire, et cette possibilité nous a permis de faire l’étude.
Selon mon étude de cette pratique à l’étranger, chaque catégorie a des limites et des zones grises, et il faut le reconnaître, mais d’après mon expérience, ce n’est pas une difficulté majeure.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je voudrais préciser avant que le Dr Gaind continue.
Je ne parle pas de comorbidité entre un aspect mental et un aspect physique. Je parle vraiment d’une situation où il y a uniquement une maladie mentale. Le concept de maladie mentale englobe beaucoup de choses et cela ne semble pas suffisamment précis, de l’avis de la Dre Gupta.
Vous pouvez continuer.
[Traduction]
Dr Gaind : L’un des défis qui se sont posés — et peut-être que c’est ce à quoi la Dre Gupta faisait allusion — était de savoir si nous considérerions des choses comme la démence comme une maladie mentale aux fins de cette exclusion? S’agissant des aspects pratiques de la question et de la réponse, c’est probablement le plus important.
Mis à part quelques domaines comme celui-là, je dirais qu’il y a une assez bonne définition de ce que nous considérerions comme des maladies mentales. Il s’agit des troubles de l’humeur, des troubles anxieux, des troubles psychotiques, des troubles de la personnalité — toutes sortes de troubles. En Amérique du Nord, nous utilisons le DSM. Le reste du monde utilise la CIM, et il y a un chevauchement important entre ces critères diagnostiques des maladies mentales.
Il est intéressant de noter que les troubles les plus liés à votre question, les troubles neurocognitifs ou neurodégénératifs, comme les démences, par exemple, existent également dans les classifications diagnostiques en neurologie. C’est un objet intéressant s’agissant de savoir dans quel champ il se trouve, la psychiatrie ou la neurologie?
La différence, c’est qu’on a tendance à avoir une bien meilleure capacité de prédire l’irrémédiabilité ou l’évolution. La maladie d’Alzheimer est irréversible et ne va pas tout simplement disparaître.
Je dirais donc que, oui, nous pouvons ergoter sur la question de savoir s’il y a de petites choses aux marges, mais au bout du compte, les limites pratiques sont assez bien définies. Et n’oubliez pas que lorsque nous examinons l’AMM dans les pays qui l’autorisent pour les maladies mentales, la majorité des gens l’obtiennent exactement pour ce à quoi on s’attendrait probablement, c’est-à-dire les troubles de l’humeur et la dépression. Il y en a aussi quelques autres, et certains des diagnostics pour lesquels les gens bénéficient de l’aide médicale à mourir sont préoccupants, comme les troubles de la personnalité.
La sénatrice Batters : Docteur Kim, dans votre exposé, vous avez mentionné une étude selon laquelle 70 % des personnes qui ont accès à l’aide médicale à mourir en psychiatrie sont des femmes. C’est le même ratio de femmes qui tentent de se suicider, qui est environ deux à trois fois plus élevé que celui des hommes. Les statistiques nous disent aussi que les femmes sont beaucoup plus susceptibles que les hommes de tenter de se suicider, alors que les hommes sont plus susceptibles de mourir par suicide. C’est généralement parce que les hommes choisissent des moyens plus létaux.
Cependant, par l’accès à l’aide médicale à mourir, nous donnerons aux femmes des moyens plus létaux de se suicider, supprimant toute deuxième chance d’obtenir enfin un bon traitement psychiatrique avec l’espoir d’une amélioration. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
Dr Kim : Merci, sénatrice. Je pense que vous avez très bien résumé la situation. Nous avons soumis un article, qui est en cours d’examen, sur cette question. Nous avons examiné la documentation sur le suicide, ainsi que la documentation sur l’AMM, pour essayer de comprendre cela.
L’une des constatations les plus solides et les plus constantes dans cette documentation est que 70 à 80 % des cas d’aide médicale à mourir en psychiatrie sont des femmes. S’agissant des personnes qui présentent un risque important de pensées suicidaires et de tentatives de suicide, les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes. En examinant les antécédents personnels de nombre de ces patients, le genre de choses qui mènent à une vie avec des troubles mentaux difficiles à traiter, des troubles de la personnalité et ainsi de suite, nous constatons souvent qu’il y a plus de femmes. Les hommes et les femmes souffrent également de TSPT, mais ce sont les femmes ayant des antécédents d’abus sexuel et de traumatisme dans leur jeunesse qui, à mesure qu’elles vieillissent, sont les plus touchées.
Nous savons que les troubles de l’humeur sont plus fréquents chez les femmes, ce qui ajoute au problème. Mais nous ne savons pas pourquoi c’est plus courant chez les femmes que chez les hommes. L’OMS s’intéresse à la question suivante : pourquoi y a-t-il davantage de femmes atteintes de ces troubles mentaux, qui semblent avoir des antécédents sociaux qui les rendent plus vulnérables?
Tout compte fait, la situation est inquiétante. Il s’agit de populations...
La sénatrice Batters : J’aimerais passer à ma deuxième question, si vous me le permettez.
Nous avons entendu cette semaine que certaines personnes ont dépassé la question de savoir s’il faut inclure la maladie mentale comme condition sous-jacente unique pour l’AMM, et ne discutent plus de l’éventualité d’une telle mesure, mais du moment de sa mise en œuvre. D’après les témoignages que nous avons entendus cette semaine, cela semble terriblement prématuré.
Pensez-vous, docteur Kim, qu’il existe un certain consensus dans le milieu psychiatrique qui justifierait une disposition de temporarisation, comme certains l’ont proposé, qui fixerait dans le projet de loi C-7 une date précise pour la fin de l’exclusion de la maladie mentale?
Dr Kim : Je ne connais aucun consensus professionnel ni aucun fondement scientifique sur lequel vous pourriez vous appuyer pour le faire. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve; je n’en suis pas certain. Compte tenu des meilleures données directes disponibles sur les cas dont je viens de vous parler, je ne sais pas. Très franchement, je n’avais pas entendu parler de cette idée de disposition de temporarisation jusqu’à tout récemment, et je n’ai aucune idée de la façon dont on pourrait justifier cela sur la base d’un consensus scientifique ou professionnel, ou même sur la base des droits de la personne, comme je l’ai dit.
La sénatrice Batters : Merci.
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse aux deux témoins, mais je vais commencer avec le Dr Kim.
Dans votre exposé, vous avez parlé de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie. Ce n’est pas ma question, mais je veux simplement dire qu’il n’y a pas de charte des droits en Australie et que la déclaration des droits de la Nouvelle-Zélande ne donne pas aux tribunaux le pouvoir d’adopter une loi. Le contexte juridique est peut-être légèrement différent de celui du Canada. Cela dit, les faits sont les faits et les preuves demeurent les mêmes.
À la page 14 de votre exposé, le dernier paragraphe de votre conclusion est très intéressant. Vous dites que si nous ouvrons l’AMM à la psychiatrie ou à la maladie mentale, l’AMM sera fournie à certaines personnes qui ne sont pas aptes à donner un consentement éclairé, qui ne souffrent pas de pathologies irrémédiables ou qui ont changé d’avis.
Ces trois mises en garde que vous faites ne sont-elles pas le signe que les psychiatres ou la profession médicale sont incapables d’évaluer correctement l’aptitude au consentement éclairé, le caractère irrémédiable de la maladie mentale et la capacité des patients d’envisager d’autres possibilités?
Dr Kim : Je pense que votre question est de savoir pourquoi les médecins ne sont pas compétents pour faire ces trois choses afin que...
Le sénateur Dalphond : Je ne dis pas qu’ils ne sont pas compétents, mais vous semblez remettre en question leur capacité d’appliquer les critères.
Dr Kim : Oui. Je ferais une distinction. Je dis que même lorsqu’ils font de leur mieux, ils échouent. Les données le montrent selon moi.
Pourquoi en est-il ainsi? Premièrement, l’évaluation de l’aptitude au consentement éclairé est un art. Il faut utiliser des critères très larges et les points de vue diffèrent à ce sujet.
Selon un article récent provenant de Belgique, lorsque des neurologues et des psychiatres ont été interrogés au sujet de leur formation et de leur capacité d’évaluation de l’aptitude, ils ont répondu : « Nous n’avons jamais vraiment reçu de formation institutionnelle. » Ils avaient tous des points de vue différents sur la façon de procéder. L’article concluait en disant que pour se débarrasser de cet arbitraire, il fallait faire X, Y, Z. Voilà l’état actuel des connaissances.
Pour ce qui est d’évaluer l’irrémédiabilité, bien sûr, nous avons parlé des données scientifiques. Ce n’est pas possible.
Le sénateur Dalphond : Puis-je poser la même question au Dr Gaind, ancien président de l’Association des psychiatres du Canada?
Dr Gaind : Je pense que l’aspect le plus pertinent en ce qui concerne les évaluations de l’AMM, est l’absence de critères pour déterminer l’irrémédiabilité. Le fait que nous ne puissions pas la prédire ne reflète pas le fait que les gens n’appliquent pas correctement certaines normes. Il n’y a pas de normes. De plus, nous ne savons pas si c’est possible, en raison de l’imprévisibilité inhérente des maladies mentales qui peuvent être différentes des maladies physiques. Cela fait partie du problème, et cela nous ramène à la question précédente de la sénatrice, à savoir s’il devrait y avoir une disposition de temporarisation.
Une disposition de temporarisation présuppose le résultat de notre recherche pour savoir si l’irrémédiabilité peut être prédite, et nous ne le savons pas encore. J’ai fait partie du groupe d’experts du Conseil des académies canadiennes, de même que le Dr Kim, et ce n’est pas comme si nous n’avions pas examiné cette question. Nous nous sommes penchés sur la question et nous n’avons pas pu trouver de preuve de la capacité de prédire l’irrémédiabilité, ni même un consensus à ce sujet.
Le Centre de toxicomanie et de santé mentale ou CAMH, qui est probablement l’un des organismes sans intérêt partisan les plus respectés, sinon le plus respecté, s’est prononcé sur cette question. Ses représentants ont dit expressément qu’à un moment donné, une personne peut sembler ne réagit à aucune intervention, sa maladie peut paraître actuellement irrémédiable, mais qu’il n’est pas possible de déterminer avec certitude l’évolution de la maladie. Il n’y a tout simplement pas suffisamment de données probantes disponibles dans le domaine de la santé mentale à l’heure actuelle pour que les cliniciens puissent déterminer si une personne en particulier a une maladie mentale irrémédiable.
Je ne prendrai pas plus de temps pour répondre à la question, mais je vous renverrai à la documentation que j’ai fait parvenir dans mon mémoire. Je vous demanderais en particulier de jeter un coup d’œil à l’exposé de cas présenté par la Dre Dembo, l’un des témoins précédents, qui est une ardente défenseuse de l’élargissement de l’AMM. Veuillez lire l’exposé de cas du patient, dont la Dre Dembo pensait, même après une recherche documentaire approfondie, que l’état ne pourrait pas s’améliorer. Sa santé mentale s’est améliorée et la personne a été heureuse de vivre. La Dre Dembo conclut en disant qu’en fin de compte, ils avaient tort de croire que l’état de cette personne ne pouvait pas s’améliorer, mais ils ne pouvaient pas le savoir à ce moment-là. Voilà l’état de la science.
Le sénateur Plett : Ma première question s’adresse également au Dr Gaind, et j’en ai une à poser au Dr Kim si j’en ai le temps.
Docteur Gaind, vous êtes psychiatre, et vous en avez parlé brièvement, mais j’aimerais avoir une meilleure explication. En plus d’être psychiatre et d’avoir une expertise clinique auprès des patients atteints de cancer et des questions de fin de vie, vous avez récemment été président de l’Association des psychiatres du Canada. Vous n’êtes pas objecteur de conscience, et vous avez participé activement au travail initial de l’ACP lorsque les politiques sur le suicide assisté ont été élaborées. Pourtant, vous critiquez, à juste titre je dirais, la position actuelle de l’ACP. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi et quels changements se sont produits?
Dr Gaind : Merci, sénateur, de votre question. Je tiens d’abord à souligner qu’il est difficile pour moi de parler de cette question. J’ai passé de nombreuses heures à travailler avec des collègues de l’ACP et d’autres groupes partout au pays. Nous avons toujours suivi des processus visant à consulter nos membres et les intervenants externes. Ce n’est pas ce qui s’est produit lors de l’élaboration de la position actuelle de l’ACP, et franchement cela m’a choqué.
Lundi, je crois, vous avez entendu le témoignage de l’ACP elle-même, qui a affirmé avoir consulté ses membres. Je crois que c’était en réponse à une question sur la représentativité de leur position actuelle, et la réponse était qu’ils consultent les membres et les intervenants depuis 2016 au moyen de sondages et de symposiums, et cetera. Je connais bien ce sujet. Il est vrai qu’entre 2016 et 2018, lorsque j’ai présidé le groupe de travail de l’ACP sur l’AMM, dont le mandat était limité dans le temps, nous avons consulté les membres par des sondages et les avons invités à des symposiums, entre autres. Toutefois, après la fin de ce programme en 2018, il n’y a pas eu de consultation. Puis, deux ans plus tard, sans consultation, l’ACP a publié sa position actuelle.
Lundi, vous avez entendu dire que les membres ont à nouveau été sondés et que des assemblées publiques ont eu lieu, et c’est vrai. Cependant, il n’y a pas eu de questions sur la position de l’ACP ni sur la capacité de rétroaction. Cela a été remarquablement absent des questions de l’enquête, et les assemblées publiques ont seulement cherché à obtenir des commentaires sur ces mêmes questions de l’enquête. Ce qui est plus préoccupant, c’est que l’ACP a en fait rejeté la demande de plusieurs membres d’inscrire l’AMM à l’ordre du jour de la récente assemblée générale annuelle. À ce jour, l’ACP n’a pas demandé à ses membres ce qu’ils pensent de sa position.
De plus, l’Association n’a pas fait appel à des intervenants ou à des experts. On n’a pas demandé l’avis de ceux qui ont vécu cette expérience, et on n’a pas demandé non plus la tenue de consultations sur la culture autochtone ou autre dans le cadre de l’élaboration de cet énoncé de position. S’il y a une chose que nous apprenons avec les événements qui se déroulent autour de nous, c’est que la participation et l’inclusion doivent être plus que de simples mots à la mode. Elles doivent se refléter dans les actions.
Lors de la récente assemblée générale annuelle, on a souligné que, bien qu’il y ait eu une bonne diversité de membres élus, jusqu’au conseil d’administration et au président qui sont tous élus par les membres, nous n’avons pas vu cette diversité dans les nominations de cadres supérieurs. L’ACP est une association nationale qui a des bureaux à Ottawa, mais en plus de 60 ans d’existence, elle n’a jamais eu de membres d’une minorité visible comme PDG ou président.
Pour ce qui est de la consultation et de l’obtention de divers points de vue pour contribuer à l’énoncé de position de l’ACP sur l’AMM, je regrette de vous dire que cela ne s’est pas produit, et cela m’attriste profondément.
Le sénateur Plett : Merci. Très rapidement, docteur Kim, pensez-vous qu’une évaluation de la capacité de prendre des décisions et de donner un consentement éclairé soit une mesure de protection suffisante dans le contexte du suicide assisté, et pourquoi?
Dr Kim : Il est difficile de répondre en peu de temps. En tant que clinicien qui veut s’assurer que c’est vraiment le désir authentique du patient, compte tenu de tous les facteurs pertinents, je pense que c’est nécessaire, mais insuffisant.
Le sénateur Plett : Merci.
La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse au Dr Kim. Au Canada, les Autochtones ont été victimes de racisme et de discrimination dans l’accès aux services de soins de santé. Comme vous le savez peut-être, il y a des cas de personnes autochtones ayant été ciblées et forcées de subir des procédures contre leur gré, comme la stérilisation forcée. Si une personne autochtone passe par le processus d’AMM, elle est susceptible d’interagir avec des fournisseurs de soins de santé non autochtones, qui peuvent ou non être formés pour fournir des soins de santé respectueux des valeurs culturelles. Nous avons entendu hier qu’il faut mettre en place des mesures de protection supplémentaires pour veiller à ce que les patients autochtones ne subissent aucune pression ou coercition de la part des praticiens.
Compte tenu de votre expérience en matière d’éthique et de capacité décisionnelle, quelles mesures de protection sont nécessaires pour protéger l’autonomie des patients dans le processus décisionnel en lien à l’AMM?
Dr Kim : Vous posez une question très importante, sénatrice. La seule véritable mesure de protection serait d’assurer un accès égal et excellent aux soins de santé dans un contexte adapté à la culture qui ne soit pas différent de celui de toute personne qui vit dans la région la plus privilégiée du Canada.
Si vous pouviez le garantir, alors je dirais que vous avez pris une mesure cruciale et nécessaire, mais si ce n’est pas une réalité, je ne sais pas dans quelle mesure une évaluation isolée de la capacité décisionnelle peut vraiment régler ce qui est un énorme problème systémique.
La sénatrice Boyer : Merci, docteur Kim.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma première question s’adresse au Dr Kim et ma deuxième au Dr Gaind.
Docteur Kim, vous nous avez donné des statistiques concernant les Pays-Bas. J’ignore dans quelle mesure ces statistiques et ces recherches tiennent compte d’une analyse basée sur le sexe. Lorsqu’on examine vos statistiques, on constate qu’elles comptent nettement plus de femmes. Est-ce que cela s’explique par le fait que, de toute façon, les femmes consultent plus que les hommes?
On se rappellera qu’il n’y a pas si longtemps, beaucoup de femmes étaient institutionnalisées à la seule demande de leur mari. Des études contextuelles doivent être menées pour justifier les données que nous avons aujourd’hui. D’ailleurs, je ne suis pas certaine d’avoir vu cela dans vos documents. Ma question est la suivante. Est-ce que vous connaissez l’expérience menée au Québec depuis une dizaine d’années? De plus, avez-vous pris connaissance du récent rapport de l’Association des médecins psychiatres du Québec au sujet des maladies mentales?
[Traduction]
Dr Kim : Je ne suis pas au courant, madame la sénatrice, et si vous voulez que je le commente vous pourriez me l’envoyer séparément, je me ferai un plaisir de le lire et de vous faire part de ma compréhension.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Docteur Kim, je tiens à dire que nous partageons avec vous le sentiment que ce sont des discussions très difficiles et très délicates, d’autant plus que je suis impliquée dans ce genre de discussion depuis une dizaine d’années, et ce, de façon très soutenue. Le fait que tous ceux qui naviguent autour de ces questions soient confrontés à cette difficulté est assurément un constat.
Docteur Gaind, ce que vous avez dit est très important, au sujet du fait qu’il n’y a pas de critères pour juger du caractère irrémédiable de la maladie et que, dans le cas des maladies mentales, on ne peut pas en prédire l’évolution. Ma question est la suivante. Je ne sais pas dans quelle mesure vous êtes au courant de l’expérience québécoise, mais est-ce que vous acceptez le fait qu’il y a une évolution importante dans la relation patient-médecin, que le rapport de force est plus égalitaire maintenant et que, devant un éventail de solutions, on en est venu à la conclusion que le médecin devait respecter la décision du patient? Est-ce que vous partagez cette opinion?
[Traduction]
Dr Gaind : Merci, sénatrice. Je partage sans équivoque ce point de vue. Il y a eu un rééquilibrage nécessaire de la relation contextuelle entre les patients et les médecins, ou tout autre fournisseur de soins de santé. C’est une question de respect, d’autonomie, d’égalisation et, dans la mesure du possible, d’amélioration de cet équilibre.
Cela dit, personne ne peut connaître l’inconnu. Comme je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas objecteur de conscience. Je préside notre équipe de l’AMM à l’hôpital, mais je ne me sens pas capable de faire des évaluations de l’irrémédiabilité pour des maladies qui se trouvent en dehors de mon champ d’expertise. Je ne fais donc pas cette évaluation de l’irrémédiabilité parce qu’il ne s’agit pas de maladies mentales qui sont classées comme irrémédiables ou non. Je ne peux pas évaluer si une maladie mentale est irrémédiable.
[Français]
La sénatrice Dupuis : J’apprécie votre candeur, docteur Gaind. C’est exactement pour cela que je vous pose la question. Devant ce constat de votre incapacité à le faire, non seulement en ce qui concerne votre incapacité personnelle, mais aussi celle du corps médical, ne comprenez-vous pas pourquoi j’insiste pour que vous me laissiez le choix, au bout du compte, si ma souffrance est intolérable? Parce que je suis devant un néant médical, précisément.
[Traduction]
Dr Gaind : Je crois que si, madame la sénatrice, et si nous disons que ce qui permet d’aller de l’avant dans notre cadre d’aide médicale à mourir est une maladie irrémédiable, et si nous ne pouvons pas démontrer qu’il s’agit d’une maladie irrémédiable prévisible, alors nous ne pouvons pas aller de l’avant. Personnellement, je ne dis pas que j’y suis favorable, mais si la société disait : « Écoutez, nous changeons cela. Ce n’est pas une question d’irrémédiabilité, mais ce qui compte, c’est que nous pensons que vous avez suffisamment souffert, même si votre état pourrait s’améliorer », ce n’est pas la même chose. C’est un contrat social différent. Ce n’est pas la discussion que nous avons eue avec le pays, et si c’est la décision et la volonté de la population d’aller dans cette direction, nous devrions avoir ce débat. Nous ne devrions pas prétendre qu’il s’agit d’une chose alors que c’est autre chose qui est en jeu. C’est ce qui me préoccupe.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci, docteur Gaind.
[Traduction]
La sénatrice Keating : Ma question s’adresse au Dr Gaind. Merci beaucoup de votre exposé. J’ai trouvé cela très utile.
Docteur, le projet de loi dit la chose suivante au sujet d’une maladie mentale, et elle n’est pas définie, mais elle est exclue, bien sûr. Le projet de loi dit que « la maladie mentale n’est pas considérée comme une maladie, une affection ou un handicap ». Il s’agit d’une exclusion très, très large. Et vous avez entendu le Dr Kim dire qu’à son avis, la différence entre un patient qui souffre d’une maladie physique et d’une maladie mentale est que celui qui souffre d’une maladie physique veut vivre et les autres veulent mourir. J’aimerais savoir ce que vous en pensez, compte tenu de votre expérience.
Dr Gaind : Je vais commencer par la première partie. Je vous remercie de votre question, et je suis heureux que vous ayez soulevé l’enjeu du contexte et du cadre du projet de loi. Je ne suis pas d’accord avec ce libellé. Lorsqu’un document de politique publique dit que la maladie mentale n’est pas considérée comme une maladie grave, cela envoie le mauvais message. Je ne crois pas que c’était intentionnel, je ne dis pas cela, mais cela envoie un message qui renforce une stigmatisation qui délégitimise la validité des maladies mentales.
Donc, en ce qui concerne cet élément — et c’est dans l’un des points du mémoire que je vous ai envoyé — ma suggestion était que l’exclusion actuelle des maladies mentales comme seul critère dans les demandes d’AMM devrait demeurer pour les raisons dont j’ai parlé précédemment. Toutefois, le libellé devrait indiquer clairement que cette exclusion est fondée sur l’incapacité de répondre à une exigence clé, plus précisément sur l’absence de données probantes ou de normes pour prédire l’irrémédiabilité des maladies mentales. Le libellé devrait reconnaître explicitement que les maladies mentales peuvent être des troubles graves.
Pour ce qui est de la distinction entre les maladies physiques et mentales, il ne s’agit pas des problèmes de diagnostic; il s’agit surtout de ce que nous comprenons de leur étiologie sous-jacente, de leur biologie et de leur évolution. Mais la question est : qu’est-ce qui pousse les gens à chercher la mort à cause d’une maladie physique par opposition à un trouble mental?
Il y a un concept en médecine palliative qui a été proposé il y a longtemps par Dame Cicely Saunders et qui parle de la notion de « douleur totale ». Par douleur totale, on ne parle pas seulement de douleur physique, mais de toutes ces choses, y compris la douleur existentielle et l’angoisse qui peut toucher les personnes.
Nous avons une situation semblable lorsque les gens songent à demander l’AMM. Il ne s’agit pas d’un type de souffrances isolé par rapport à un autre qui mène à ces demandes. Une façon juste de l’exprimer serait « une souffrance causée par l’ensemble de la vie ».
Je crois — cela correspond à ce que disait le Dr Kim, et il y a des travaux qui appuient cela —, que lorsque les gens souffrent intensément de maladies physiques, ils souffrent beaucoup, mais lorsque vous passez aux maladies mentales, les personnes continuent de souffrir de symptômes de maladie, mais le degré de souffrance psychosociale est encore plus élevé. Il y a des gens qui, littéralement, lorsqu’ils ont parlé à la Commission de la santé mentale du Canada au cours de la première ronde de consultations, ont dit, je crois : « La stigmatisation à laquelle j’ai fait face est pire que la maladie dont je souffre. » Et cela vous dit quelque chose sur l’origine de la souffrance.
Lorsque vous combinez tout cela, vous devez vous demander : « Pour quelle raison les gens demanderaient-ils la mort? Est-ce une souffrance causée par la maladie ou une souffrance causée par l’ensemble de la vie? » Dans une certaine mesure, cela revient à s’assurer que nous ne créons pas un système où nous nous leurrons en nous disant que nous le mettons en place pour que les gens soient soulagés de leur maladie irrémédiable, alors qu’il s’agit en réalité de prendre en charge d’autres facteurs de vie que nous devrions peut-être aborder différemment.
La sénatrice Frum : Pour faire suite à la dernière réponse, qui était empreinte de sensibilité, après avoir écouté toute la séance, est-il vrai que le débat n’est pas de dire que la maladie mentale n’est pas une maladie grave, qu’il n’y a pas de maladie mentale irrémédiable et que chaque maladie mentale peut être traitée? Il y a des maladies mentales qui sont incurables, irrémédiables et graves. Je crois comprendre que les deux témoins d’aujourd’hui ont fait valoir que l’incapacité des médecins d’établir la différence entre ces cas de figure constitue la raison pour laquelle nous ne voulons pas nous aventurer dans cette voie.
Mais je pense que vous ne dites pas qu’il n’y a pas de maladies mentales irrémédiables qui ne peuvent être traitées. Que disons-nous aux personnes qui tombent dans cette catégorie?
La présidente : À qui vous adressez-vous, sénatrice Frum?
La sénatrice Frum : Aux deux témoins, si nous en avons le temps, car je pense que c’est l’argument qu’ils ont tous les deux fait valoir.
Il s’agit d’un argument substantiel et raisonnable, mais je veux comprendre ce que nous disons à ceux qui tombent dans ces catégories de maladie mentale irrémédiable, grave ou incurable.
Dr Kim : Merci, madame la sénatrice. C’est une question très importante que nous devons examiner.
Nous devons être capables d’imaginer comment nous occuper des gens qui sont touchés par cela. Vous avez vraiment mis le doigt là-dessus. Pour ces personnes — nous ne savons pas si leur état s’améliorera un jour, alors je pense que ce que vous pointez, ce sont les personnes qui ont des maladies chroniques qui s’avèrent très difficiles à traiter. Nous travaillons très fort, et nous ne dirions pas qu’elles sont impossibles à traiter, parce qu’il y a toujours la relation thérapeutique qui peut aider les gens à faire face et à renforcer leur capacité à s’en sortir.
Mais permettez-moi d’ajouter que la plus grande partie de ma réponse ne consiste pas simplement à parler à ces personnes, mais peut-être aussi à leur dire de penser à tous ces autres patients dont l’état se serait amélioré, dont la vie a été écourtée, que nous n’entendrons jamais, et avec qui et pour qui nous n’aurons jamais cette conversation.
Cela ne peut pas être séparé de la question très importante que vous posez, et vous êtes dans une situation très difficile, car vous devez tenir compte de ces deux choses et non pas d’une seule. C’est un luxe pour les universitaires de vous donner simplement nos opinions, mais la décision difficile, en fait, c’est que nous devons tenir compte de tous ceux à qui nous devons rendre des comptes.
Dr Gaind : Je vais prolonger la réponse du Dr Kim, car une partie de la raison pour laquelle la discussion d’aujourd’hui a tant porté sur la question de l’irrémédiabilité est qu’il s’agit du critère établi dans l’AMM. Nous n’avons pas parlé de ces autres questions très importantes. Vous avez raison.
Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons rien faire.
Je vais donc vous répondre de deux façons. La première est, encore une fois, de jouer avec cette idée de l’équilibre dont nous avons besoin. Souvenez-vous que Mark Henick a témoigné plus tôt cette semaine. Il est l’exemple parfait d’une personne qui souffre terriblement. C’est très émouvant; je ne pense pas qu’il ait relayé ce récit au Sénat, mais il l’a déjà fait publiquement. Il explique qu’il y a des années, il était sur un pont, prêt à se jeter dans le vide, et dans la foule, une personne a crié « saute ». Une autre personne l’a arrêté et l’a retenu.
Il ne s’est pas tout de suite senti mieux — il n’a pas dit cela —, mais ce fut un moment révélateur pour lui. Et il a décidé : « Je veux être celui qui retient quelqu’un, pas celui qui le pousse. Je veux être ainsi. »
J’avais l’habitude de terminer certaines de mes séances d’enseignement avec un équilibre un peu précaire, ce qui sous-entendait que si nous faisons bien les choses, nous obtiendrons l’équilibre parfait et délicat. Je ne termine plus ainsi. Je fais en sorte que cet équilibre délicat soit toujours un peu faussé, parce qu’au bout du compte, je ne crois pas qu’il s’agisse de trouver un juste équilibre. Nous devons nous demander quelles erreurs nous voulons faire. Et cela en fait partie intégrante.
Pour la personne qui continue de souffrir, nous ne l’abandonnons pas; nous n’abandonnons pas le fait d’être avec elle et nous n’abandonnons pas le fait d’essayer de prendre soin d’elle. Vous ne croiriez pas à quel point cela peut faire une différence. Bon nombre des études qui portent sur la question de savoir si la santé des gens s’améliore ou non sont axées sur les symptômes; elles ne traitent pas des autres problèmes existentiels qui entraînent également des changements dans la vie des gens.
Je terminerai par une citation. C’est tiré du même article dont je vous ai parlé il y a des années, qui a été rédigé par la Dre Justine Dembo. Elle décrit un patient dont elle était certaine, après de multiples tentatives de suicide, qu’il n’irait jamais mieux. Ce n’était peut-être pas accessible à ce moment-là, mais je ne doute pas que le patient aurait probablement été intéressé par l’AMM. À la fin, elle écrit :
Le désespoir et l’espoir peuvent tous deux être des prophéties autoréalisatrices, la première entraînant la stagnation, l’apathie et le suicide, et la seconde menant à des efforts ciblés et à des activités axées sur le rétablissement.
La présidente : Merci, docteur Gaind. Nous allons présenter un nouveau témoin. Si le Dr Kim et le Dr Gaind peuvent rester, ils sont les bienvenus.
Je veux dire au Dr. Derryck Smith que je suis désolée que nous ne puissions vous entendre aujourd’hui, car je peux vous dire que de nombreux sénateurs voulaient entendre votre témoignage, moi y compris. Nous vous demandons respectueusement de soumettre vos remarques par écrit, et je peux vous assurer que nous les lirons attentivement. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de venir nous rencontrer. Je suis désolée que nous ne puissions pas vous entendre aujourd’hui.
Nous passons maintenant à Me Nicolas Rouleau, constitutionnaliste.
[Français]
Me Nicolas M. Rouleau, avocat en droit constitutionnel, à titre personnel : Merci, mesdames et messieurs les sénateurs, de m’avoir invité à témoigner devant vous aujourd’hui. Merci également pour votre travail assidu durant cette pandémie.
[Traduction]
Je prends la parole aujourd’hui comme avocat qui pratique le droit constitutionnel et qui a représenté Inclusion Canada et le Conseil des Canadiens avec déficiences dans l’affaire Truchon. Je demande au comité de demander la modification du projet de loi C-7 afin de supprimer la disposition qui permet l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie.
Je ferai valoir trois points. Le premier porte sur la discrimination. L’extension de l’AMM fournie par l’État aux personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie est discriminatoire. L’AMM pour les personnes en fin de vie ressemble à d’autres possibilités médicales de fin de vie. Elle protège le principe de l’égalité en veillant à ce que tous les Canadiens mourants aient la possibilité de mourir paisiblement et sans douleur. C’est le problème soulevé dans l’arrêt Carter.
En dehors du contexte de fin de vie, le gouvernement n’est pas intentionnellement impliqué dans la mort de ses citoyens. C’est aussi une affirmation de l’égalité. Le gouvernement signale que la vie de tous est essentielle, qu’ils ont la même valeur et la même capacité d’enrichir le tissu social canadien. Toutefois, le projet de loi C-7 permettra aux personnes handicapées de mourir dans des circonstances où leur espérance de vie demeure entière.
Aucun autre groupe canadien, quelle que soit la souffrance des individus qui le composent, n’est considéré comme sacrifiable, une offre faite par le gouvernement en raison de ses caractéristiques individuelles. En élargissant l’AMM pour les Canadiens handicapés, mais pas pour les autres Canadiens, le gouvernement envoie le message puissant et discriminatoire que les Canadiens handicapés, et seulement ces Canadiens, ne sont pas essentiels. Le fait de cibler les personnes handicapées favorise les stéréotypes selon lesquels leur vie a moins de valeur que celle des autres, qu’elles ont une qualité de vie inacceptable sans espoir d’amélioration et que, alors que l’État reconnaît que toutes les autres personnes sont mieux en vie, ces personnes sont peut-être tout simplement mieux mortes.
Deuxièmement, en ce qui concerne le consensus social qui sous-tend le projet de loi C-7, on s’entend de plus en plus pour dire que la participation de l’État à l’aide médicale à mourir est acceptable lorsque cette personne est en train de mourir. En revanche, la participation de l’État à mettre fin à une vie qui n’est pas terminée ne bénéficie pas ce consensus. En fait, les personnes les plus vulnérables à un tel changement, en particulier les personnes handicapées, sont les plus fortement opposées à ce changement. C’est pour cette raison que les organisations de défense des droits des personnes handicapées s’opposent de façon quasi unanime au projet de loi C-7. En substance, le projet de loi est le produit d’une majorité qui légifère à l’encontre des droits d’une minorité protégée par la Charte.
Oui, certaines personnes handicapées souffrent. Certaines demanderaient l’accès à l’AMM si on leur en offrait l’occasion. Mais il en va de même pour beaucoup d’autres personnes et groupes marginalisés, et cela ne signifie pas que nous devrions cibler ces groupes pour l’AMM.
[Français]
Troisièmement, j’aimerais parler de l’autonomie. L’autonomie, pour les personnes en situation de handicap, c’est d’avoir accès aux services et aux soins qui leur permettent de vivre une vie pleine. Dans l’ensemble, les données empiriques confirment que, avec des mesures de soutien appropriées, la vie des personnes en situation de handicap est aussi riche et heureuse que celle des autres citoyens, notamment celle des autres minorités. Le rôle de l’État n’est donc pas de cibler un groupe en particulier pour ce qui est de l’accès à une mort précoce. Son rôle est de fournir les mesures de soutien sociales et institutionnelles nécessaires pour que ces personnes puissent pleinement vivre leur vie, ce qui, en soi, contribue à notre société.
En conclusion, les personnes en situation de handicap ont peur. Elles se sentent délaissées et abandonnées; premièrement, parce qu’elles ne reçoivent pas le soutien nécessaire à leur autonomie et, maintenant, parce que ce manque de soutien a pour résultat un projet de loi cheminant à très grande vitesse qui ferait écho aux pensées les plus noires qu’elles pourraient avoir. Ce projet de loi les cible expressément pour ce qui est de l’aide médicale à mourir. On veut tous faire preuve de compassion envers ceux qui souffrent, on veut tous faire preuve d’humanité, mais ce projet de loi répond à un problème important, soit le manque de soutien et d’autonomie, pour les personnes vivant en situation de handicap, par la dévalorisation de leur vie et la participation de l’État à leur mort.
Je vous remercie.
[Traduction]
La présidente : Merci beaucoup, maître Rouleau.
Jason LeBlanc, soignant et chercheur, à titre personnel : Merci de m’avoir invité. Je vous écris aujourd’hui comme soignant d’une personne qui a demandé et s’est vu refuser l’aide médicale à mourir. Le projet de loi C-7 élargirait la portée de la loi actuelle sur l’aide médicale à mourir pour tenir compte de personnes comme ma conjointe de fait, qui en est actuellement exclue parce que son décès n’est pas raisonnablement prévisible.
En écoutant le débat en cours, j’ai eu le cœur brisé par les voix de ceux qui ne sont pas entendus, c’est-à-dire les familles des Canadiens qui ont eu recours à l’aide médicale à mourir, les Canadiens qui ont pris leur propre vie après s’être vu refuser l’aide médicale à mourir; ceux qui attendent d’avoir accès à l’AMM, dans certains cas pendant des années, ainsi que ceux qui pourraient un jour être intéressés à présenter une demande d’AMM.
En écoutant le débat sur le projet de loi C-7, j’ai entendu des termes comme euthanasie et suicide assisté appliqués à la loi actuelle, ce qui est inexact et trompeur. L’utilisation de ces termes est au mieux une incompréhension de ce qu’est fondamentalement l’aide médicale à mourir. Il s’agit d’une décision personnelle en matière de santé qui n’est pas prise par votre médecin, votre soignant, votre famille ou votre gouvernement. Le concept de l’aide à mourir consiste à permettre aux Canadiens de mettre fin à des souffrances qu’ils jugent intolérables. Ma recommandation est de permettre aux Canadiens de prendre cette décision personnelle en matière de santé indépendamment des autres.
Nous avons entendu de nombreux points de vue de personnes qui, en théorie, pourraient être touchées par l’adoption du projet de loi C-7 dans sa forme actuelle. Il semble y avoir un sentiment de peur et d’alerte de la part de certaines personnes qui soutiennent que l’adoption d’un tel projet de loi encouragera l’oppression des Canadiens handicapés et d’autres populations perçues comme vulnérables, ou que cela obligera les médecins à recommander cette option. En vertu des paramètres du projet de loi C-7, rien ne permet de croire que les Canadiens seront obligés d’opter pour l’aide médicale à mourir. Le projet de loi C-7 prévoit notamment offrir un accès à l’aide médicale à mourir à un plus grand nombre de Canadiens aux prises avec des souffrances intolérables et irrémédiables.
Les Canadiens handicapés se sont adressés aux tribunaux pour obtenir l’aide médicale à mourir. Ils l’ont fait à maintes reprises, et s’ils ne peuvent avoir accès à l’aide médicale à mourir grâce au projet de loi C-7, je suis convaincu qu’ils le feront de nouveau. En ce qui concerne ma conjointe de fait qui est handicapée, ma recommandation serait de lui offrir la même option que les Canadiens ont revendiquée dans le cadre de ces procédures judiciaires, c’est-à-dire de lui permettre de choisir.
Nous avons vu ce qui est arrivé aux Canadiens à qui on a refusé l’aide médicale à mourir par le passé. Il ne s’agit pas de conclusions théoriques ou d’interprétations de données. Avec l’ancien projet de loi C-14 et les restrictions qui ont été adoptées à l’origine comme mesures de protection, certaines personnes ont été forcées de s’enlever la vie après s’être vu refuser l’aide médicale à mourir. Cecilia Bernadette Chmurra, de la Saskatchewan, a souffert de douleurs chroniques et sa demande a été rejetée. Elle est décédée plus tard d’une surdose dans les bras de son mari. Adam Ross, de Vancouver, est décédé seul sur un banc de parc, loin de sa famille et de ses amis, après s’être vu refuser l’aide médicale à mourir, sous prétexte que la blessure cervicale qui lui causait une douleur chronique extrême ne répondait pas aux critères. Jacques Campeau, du Québec, qui souffrait de sclérose en plaques, s’est vu refuser trois fois l’accès à l’aide médicale à mourir et s’est enlevé la vie, le privant ainsi, lui et ses filles, d’un dernier moment de dignité avant son décès. Adam Maier-Clayton, de l’Ontario, a reçu un diagnostic de maladie mentale grave; on lui a refusé l’aide médicale à mourir et, après avoir passé des mois à défendre l’égalité d’accès, il est décédé seul dans une chambre d’hôtel, excluant délibérément les membres de sa famille du processus de peur que des accusations puissent être portées contre eux. Nous savons aussi que certains Canadiens qui ne sont pas admissibles ont délibérément cessé de manger et de boire pour en arriver à un point où leur mort était raisonnablement prévisible.
Voilà les noms que nous connaissons de certains Canadiens aux prises avec ce dilemme. Il est raisonnable de croire qu’il y en a d’autres dont nous ne connaissons pas le nom. Je sais qu’il est peut-être impoli de le reconnaître, mais nous devons faire face à cette impolitesse et à l’incapacité du projet de loi C-14 de fournir un contexte pour ce qui doit être fait avec le projet de loi C-7, et toute justification de l’exclusion.
Le projet de loi C-14 a créé un traumatisme pour ces familles. Le projet de loi C-7 a le potentiel de faire la même chose, notamment en excluant certains groupes ou en refusant carrément l’accès à certains groupes démographiques en raison de leur vulnérabilité perçue. Si l’AMM ne devient pas un choix personnel pour tous les Canadiens qui sont en mesure d’y consentir, on pourrait supposer que d’autres histoires du genre seront portées à notre connaissance.
Certains diront qu’on sauve la vie d’une personne en lui refusant l’aide médicale à mourir. Cela est faux, comme le démontrent les exemples que je viens de vous donner.
Il y a aussi le cas de ma conjointe de fait. Je suis son gardien, comme je l’ai dit au début de mon témoignage. Elle vit 24 heures sur 24 avec une douleur incurable et intolérable. Justine a essayé plus de 25 médicaments, elle a été évaluée par six spécialistes indépendants de la gestion de la douleur, elle a fait l’objet de tests approfondis et de douzaines de thérapies de gestion de la douleur.
En vertu du projet de loi C-14, elle est forcée de vivre des années interminables avec des douleurs chroniques graves et importantes ou d’y mettre fin par ses propres moyens.
En vertu du projet de loi C-7, elle serait probablement admissible en vertu de la période d’attente proposée de 90 jours, période au cours de laquelle elle pourrait obtenir une aide médicale à mourir. C’est son choix, un choix appuyé par les tribunaux et la Charte. Si vous voulez protéger les Canadiens vulnérables, je vous prie de le faire au moyen du projet de loi C-7, dans l’intérêt de ma conjointe, des Canadiens qui n’ont pas eu le choix, de ceux que nous avons perdus et de ceux qui attendent d’y avoir accès ou qui pourraient vouloir y avoir accès à l’avenir. Ce sont les familles et les personnes que je vous exhorte à prendre en considération lorsque vous examinerez les paramètres du projet de loi C-7.
La présidente : Merci, monsieur LeBlanc. Nous allons maintenant passer aux sénateurs qui ont des questions, et je vais commencer par la sénatrice Petitclerc. Honorables sénateurs, je vous prie de poser des questions aux nouveaux témoins.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : Je remercie nos témoins d’être ici.
[Traduction]
Merci beaucoup, monsieur LeBlanc, de votre témoignage. Nous devons entendre tous les témoins et tous les points de vue, et nous devons certainement entendre le vôtre également. Merci de nous en avoir fait part.
[Français]
J’ai une question qui s’adresse à Me Rouleau. Je vous ai déjà entendu parler par le passé. Aujourd’hui, vous avez parlé d’autonomie et vous avez expliqué ce terme très clairement. D’ailleurs, cette question revient souvent dans le présent débat. Aujourd’hui, vous avez dit : « Quand il est question d’autonomie pour les personnes en situation de handicap, l’autonomie, c’est l’accès aux soins et aux services. » Je pense qu’on est tous d’accord sur le fait que, lorsqu’il s’agit de soins et d’accès aux services pour les personnes en situation de handicap, il reste beaucoup de travail à faire. J’aimerais avoir votre opinion sur des causes comme celles de Nicole Gladu, entre autres. Il y en a eu d’autres et il y en aura d’autres. Voilà une personne qui, grâce à ses moyens financiers et à son éducation, a accès à tous les soins, à tous les services qu’elle souhaite obtenir. Malgré tout, elle continue d’endurer des souffrances intolérables. Elle aimerait pouvoir faire ce choix et avoir accès à l’aide médicale à mourir dans l’autonomie. Qu’est-ce qu’on répond et qu’est-ce qu’on continuera de répondre à cette personne? Ce n’est pas une question que je répète tout bonnement, mais c’est ce qu’on a entendu dans l’affaire Truchon et Gladu : pourquoi les punir? Que répondez-vous à ces gens-là, sans exclure tous les autres, bien sûr?
Me Rouleau : Madame la sénatrice, c’est une bonne question. Vous avez mis le doigt sur le cœur de la question de l’aide médicale à mourir, qui est si difficile à trancher. C’est pourquoi j’ai fait référence à la compassion. Il doit y avoir de la compassion des deux côtés.
Premièrement, je ne pense pas qu’on parle d’un débat sur l’autonomie pour tous les Canadiens. C’est un peu cela qui fait si mal. On ne parle pas d’un droit de mourir général comme, par exemple, en Suisse, où l’on permet à peu près à quiconque de demander à l’État de leur donner la mort au moment choisi. Ce n’est pas le débat qui se trouve au cœur de la société canadienne. On isole un groupe de Canadiens en situation de handicap et on leur dit que c’est seulement eux qui pourront avoir ce droit. On accepte le stéréotype selon lequel leur vie est peut-être pire que celle des autres. C’est ce qui m’inquiète. Si on met l’accent sur l’autonomie, qui offre la possibilité aux personnes handicapées de vivre pleinement leur vie — les données empiriques le démontrent —, on se retrouvera avec des gens en situation de handicap qui sont heureux et qui ont des vies tout aussi pleines que quiconque. Une fois que l’on contextualisera de nouveau ce débat, peut-être pourra-t-on se demander s’il est utile de tenir un débat plus vaste sur le droit à mourir dans la société canadienne. Je ne pense pas nécessairement qu’on en aura besoin. Peut-être qu’il y en aura d’autres pour qui la mort sera leur seul choix digne et respectueux de leur pleine autonomie, mais on est loin de cela. En attendant, on accepte les stéréotypes touchant les personnes qui vivent avec des handicaps en leur disant que leur situation est pire que celle des autres. Quand ils n’ont pas d’espoir, ils ont peut-être raison de se sentir ainsi. On n’accepterait d’anéantir l’espoir pour aucun groupe au sein de la société canadienne. Il y a toujours de l’espoir, et c’est ce que ces gens-là vous disent.
Le sénateur Carignan : J’aimerais remercier M. LeBlanc de son témoignage. C’était extrêmement touchant. Je me suis souvent posé la question : si j’étais paralysé et cloué au lit, mais que je pouvais bouger la tête et que mon cerveau était complètement fonctionnel, et ce, jusqu’à la fin de mes jours, sans aucune possibilité de revenir à mon état précédent, quelle serait ma qualité de vie? J’entends Me Rouleau dire que c’est fantastique et qu’on peut avoir accès à des soins, que c’est un droit constitutionnel. Maître Rouleau, vous semblez dire que, parce qu’on donne ce droit à des personnes handicapées — en passant, on ne se chamaillera pas sur la définition de handicap, qui peut être très large —, ce sont elles qui sont victimes de discrimination.
Vous êtes constitutionnaliste. Pouvez-vous me parler de la discrimination positive et me dire en quoi cela consiste?
Me Rouleau : Je ne saisis pas exactement votre question.
Le sénateur Carignan : Vous êtes constitutionnaliste. Vous ne savez pas ce que signifie la discrimination positive?
Me Rouleau : Vous voulez savoir comment on fait de la discrimination?
Le sénateur Carignan : Pouvez-vous me définir la discrimination positive et ce qu’on fait lorsqu’on se retrouve dans de telles situations?
Me Rouleau : La Charte le prévoit expressément, au paragraphe 15(2), et on peut améliorer la situation des minorités. L’idée de la discrimination, qui est empêchée par la Charte, c’est uniquement celle qui est exercée à l’égard des minorités qui sont victimes de préjugés, notamment, et qui se retrouvent dans une situation désavantagée. La discrimination positive, cela signifie tenter d’améliorer la situation des minorités, ce qui est extrêmement important.
Le sénateur Carignan : Vous me voyez, je suis très autonome et je suis très en forme, avec une fréquence cardiaque d’athlète — moins de 50 pulsations par minute. Si ça ne va pas bien dans ma vie et que tout devient intolérable, je peux me suicider en prenant des médicaments, par exemple, pour atteindre mon but. Toutefois, une personne qui est complètement paralysée et dont les souffrances sont intolérables n’est pas autonome et ne peut pas agir par elle-même. Êtes-vous bien conscient de cette différence entre les deux?
Me Rouleau : Je ne pense pas que le problème se situe là pour les personnes qui ont un handicap. Elles ont un taux de suicide particulièrement élevé. Elles sont parfaitement capables de mettre fin à leur vie. Il y a également d’autres manières de le faire. On peut parler par exemple de VSED, qui signifie voluntary stopping eating and drinking, quand des personnes décident de mettre fin à leur vie en arrêtant de manger et de boire sous la supervision de médecins, qui rendent tout cela possible.
Ce n’est pas ce que l’on veut. On s’entend pour dire que cette situation est tragique et épouvantable, et pas seulement pour les personnes handicapées, car tout suicide est tragique. Ce que je dis, c’est qu’une fois qu’on ouvre la porte pour rendre le suicide plus facile — et c’est une question qui s’adresse aux médecins —, on risque de voir cette situation plus souvent chez les personnes en situation de handicap et chez les autres minorités. N’ouvrons donc pas la porte à ces personnes. Elles n’ont pas besoin que ces portes soient ouvertes. Elles sont malheureusement parfaitement capables de se suicider et elles le font. On veut empêcher que cela arrive, et, pour ce faire, on doit favoriser leur autonomie et adopter des mesures de soutien institutionnelles et sociales. Je comprends qu’il soit difficile de se mettre dans la position de quelqu’un qui aurait une incapacité soudaine, brusque. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous fier aux gens qui sont dans cette situation. Certains recherchistes trouvent que la situation s’améliore. Une des plus grandes qualités de l’être humain est son adaptabilité. Il est difficile de le voir et de le concevoir, mais des personnes qui se trouvent dans une mauvaise situation réussissent à vivre et à avoir de l’espoir en la vie.
[Traduction]
Le sénateur Plett : Permettez-moi d’abord de vous offrir mes plus sincères remerciements — je ne suis pas certain du mot juste, monsieur LeBlanc — mais je tiens certainement à vous souhaiter, à vous et à votre partenaire, la meilleure des chances, car vous traversez manifestement une période extrêmement difficile que la plupart d’entre nous ne peuvent même pas imaginer. Je vous souhaite mes meilleurs vœux en cette période difficile.
Toutefois, ma question s’adresse à Me Rouleau. Hier, j’ai porté le cas de Roger Foley à l’attention de la ministre Qualtrough. Le déséquilibre des forces qui existe entre les médecins et les patients est exacerbé lorsque le patient est vulnérable. Elle a convenu avec moi qu’il est problématique pour le médecin de soulever l’option du suicide assisté auprès d’un patient qui n’a manifesté aucun intérêt. Elle a aussi convenu qu’il devrait y avoir des limites au nombre de fois qu’un médecin devrait pouvoir offrir cette option à un patient vulnérable.
Croyez-vous qu’un amendement obligeant la discussion sur le suicide assisté à être dirigée par les patients — comme dans d’autres administrations — améliorerait le projet de loi? Ou, selon vous, n’y a-t-il pas de façon acceptable d’aller de l’avant avec ce projet de loi tant que les critères de fin de vie ne sont plus présents?
Me Rouleau : Merci, sénateur. C’est une bonne question. J’ai deux observations à faire.
Premièrement, tout changement dans la bonne direction est positif en ce sens. Mais la question sous-jacente, comme vous y avez fait allusion, c’est que le projet de loi est très inadéquat, à mon avis, en raison de son effet discriminatoire sur les personnes handicapées. Dès que vous ciblez ce groupe et déclarez que la souffrance de toutes les autres personnes n’est pas sans espoir, et que votre souffrance est potentiellement sans espoir, alors vous commettez une discrimination ciblée contre ce groupe.
Alors, ce serait une légère amélioration d’assouplir les contours un peu plus et de dire : « Eh bien, nous allons au moins vous donner une chance de survie, et nous ne demanderons pas à l’État ou aux médecins de vous inciter ou peut-être de vous encourager à emprunter cette voie en raison du pouvoir médical qu’ils ont sur vous. » Cependant, vous allez quand même voir d’innombrables personnes handicapées qui, à un moment donné... et il ne s’agit pas d’un moment de faiblesse, et c’est ce qui est si pernicieux dans ce projet de loi; il s’agit d’un moment de clarté, de raison, dans la vie qu’elles mènent, sans mesures de soutien appropriées. Ces personnes en arrivent au point où elles disent : « Je pense que ma vie est sans espoir. Il y a un projet de loi qui fait écho à ma plus sombre crainte que peut-être ma vie en tant que personne handicapée est désespérée, et bien sûr, j’ai l’aide médicale à mourir, alors autant y mettre fin maintenant. »
J’espère que certains témoins auront dit à votre comité qu’ils auraient accepté l’aide médicale à mourir à un moment donné, si on la leur avait proposée. Aujourd’hui, ils sont heureux de ne pas l’avoir acceptée; leur vie ne semblant pas désespérée. Il ne s’agit pas de banaliser ou de laisser entendre qu’ils étaient incapables de consentir au moment où leur vie semblait vraiment sans espoir. Nous sommes des êtres humains, et nous connaissons tous des hauts et des bas. Nous avons des moments où nous avons de l’espoir et des moments où nous en avons moins. Mais s’il existe une loi qui reconnaisse la validité de ces moments de désespoir et qui justifie la crainte qu’il puisse ne plus y avoir d’espoir dans le cas des personnes handicapées, et que la personne se prévale des dispositions de cette loi, alors elle ne sera peut-être pas ici 10 ans plus tard pour dire qu’elle est heureuse...
La présidente : Merci, maître Rouleau.
Le sénateur Plett : Merci.
La sénatrice Batters : Maître Rouleau, hier, j’ai demandé à la ministre de l’Inclusion des personnes handicapées, la ministre Qualtrough, comment l’élimination des critères de fin de vie prévue dans le projet de loi C-7 fera en sorte que les tribunaux canadiens invalideront cette mesure parce qu’elle viole les droits à l’égalité des personnes handicapées.
J’ai dit que, selon Krista Carr, d’Inclusion Canada, les critères de fin de vie sont les seuls critères actuels du projet de loi C-14 qui ne s’appliqueraient pas quotidiennement à de nombreuses personnes handicapées au Canada.
La ministre Qualtrough m’a répondu d’une façon plutôt surprenante, me semble-t-il, en disant que le groupe de personnes handicapées dont j’ai parlé — qui seraient admissibles au suicide assisté chaque jour sans ce critère de fin de vie — n’est qu’un sous-ensemble. Malheureusement, ce serait un sous-ensemble très important.
Comment réagissez-vous à la justification de la ministre pour ce projet de loi discriminatoire envers tant de personnes handicapées au Canada?
Me Rouleau : C’est une bonne question et j’aimerais pouvoir vous donner une bonne réponse, mais je ne comprends pas cette approche. Cela fait partie du problème, n’est-ce pas? Habituellement, nous adoptons cette approche dans notre société — encore une fois, comme je l’ai dit plus tôt, si nous voulons parler du droit de mourir, lequel existe en Suisse, nous pouvons en discuter au niveau de la société. Ce ne serait pas de la discrimination pure et simple en ce sens. Je soupçonne que toutes les personnes marginalisées en profiteraient.
C’est pourquoi je pense qu’en tant que société, nous ne voulons pas avoir le droit de mourir. Il ne s’agirait pas des gens qui sont en parfaite santé ou dans un état d’esprit parfait; il serait question des personnes marginalisées, qui n’ont pas de soutien, qui n’ont pas le filet social qui protège les personnes privilégiées comme moi.
Cette loi ne s’éloigne pas trop de ce droit de mourir, mais elle cible particulièrement les personnes handicapées, ce qui est, à première vue, discriminatoire. Elle ne s’applique pas à tous dans le but d’être impartiale et non discriminatoire. Elle vise les plus vulnérables par leur nom. Elle interpelle ces personnes en leur disant qu’elles sont les seules à y avoir accès, étant donné que leur condition est sans espoir.
C’est pourquoi je ne comprends pas cette approche. Cette approche semble tout à fait illogique, et j’ai aussi expliqué pourquoi elle est discriminatoire. Je pense que le message que nous envoyons est très malheureux.
La sénatrice Batters : Absolument. Maître Rouleau, pourriez-vous également nous en dire davantage? Vous en avez déjà un peu parlé, et je suis certaine que vous en parlez également dans vos documents écrits, mais j’aimerais que vous nous parliez davantage de votre analyse de la Charte concernant la probabilité que le projet de loi C-7 soit jugé inconstitutionnel et discriminatoire à l’égard des personnes handicapées au Canada.
Me Rouleau : Eh bien, il est difficile de se prononcer sur cette probabilité. J’aurais cru que la décision Truchon avait une bonne chance de confirmer la validité du projet de loi C-14, qui était fondé sur un processus rigoureux mené par le Parlement lors des consultations qui ont précédé son adoption — des centaines de réunions avec des témoins et un processus décisionnel solide auquel ont participé tous les Canadiens.
J’aurais cru que la validité de ce projet de loi avait de bonnes chances d’être confirmée. C’est le problème fondamental qui sous-tend le fait que le gouvernement n’a pas interjeté appel. Un juge était manifestement d’un avis différent. Un juge d’une province du Canada est allé dans l’autre sens. Il est donc difficile de dire quelles sont les chances que la loi soit invalidée.
À mon avis, il est presque certain que la validité constitutionnelle du projet de loi C-7 sera contestée sur le plan de la discrimination, et je crois qu’il est possible qu’un juge dise qu’il s’agit d’une mesure discriminatoire. La question est de savoir si vous vous adressez alors à la Cour d’appel et à la Cour suprême pour réellement réfléchir à ce projet de loi et le comprendre. Au bout du compte, je crois qu’il existe une bonne chance que la Cour suprême dise qu’il s’agit d’une mesure discriminatoire. À mon avis, la Cour suprême aurait confirmé la validité du projet de loi C-14 sur le plan de la protection de ces Canadiens vulnérables, si nous nous étions adressés à elle à cet égard.
La sénatrice Batters : Absolument. Je pense qu’il serait intéressant, dans ce cas particulier, que le gouvernement fédéral obtienne une décision d’un tribunal inférieur...
La présidente : Sénatrice Batters, votre temps de parole est écoulé.
La sénatrice Batters : S’ils pouvaient interjeter appel. Merci.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Je dois dire à M. LeBlanc que, comme le sénateur Plett le mentionnait, je lui souhaite le plus grand courage, et je lui dis que nous lui sommes très reconnaissants de son témoignage.
Ma question est cependant pour Me Rouleau. Vous avez mentionné plus tôt que le taux de suicide est beaucoup plus élevé parmi les personnes affligées d’un handicap que parmi les gens en moyenne dans la société. J’ai noté par ailleurs, si vous regardez les statistiques publiées par la Commission sur les soins de fin de vie du Québec et dans le dernier rapport fédéral, que la loi actuelle permet deux options, soit l’aide médicale à mourir, qui consiste à prescrire un médicament et à l’autoadministration du médicament, ou l’aide médicale à mourir fournie par une équipe médicale qui provoque la mort. Les statistiques montrent que le choix de l’autoadministration est pratiquement inexistant : une personne à l’occasion au Québec, deux ou trois personnes par année au Canada ou alors six pour les années où il y en a plus.
N’y a-t-il pas une dimension de compassion et d’accompagnement qui est souhaitée par les gens qui sont en fin de vie, qui choisissent une procédure plus apaisante et qui sont forcés d’opter pour le suicide, qui est une procédure plus violente et moins encadrée? N’est-ce pas l’obligation de l’État de fournir l’aide médicale à mourir aux personnes qui ont choisi de mettre fin à leur vie? Le sénateur Kutcher nous mentionnait au début de la semaine qu’en Belgique, le taux de suicide a chuté une fois que l’aide médicale à mourir est devenue accessible. Ne serait-ce pas le cas du groupe des personnes dont vous parlez et qui sont obligées, comme dans les exemples donnés par M. LeBlanc, d’utiliser des méthodes qui sont malheureusement non seulement sans compassion, mais aussi presque plus violentes?
Me Rouleau : C’est une bonne question et ce sont des données très intéressantes que je ne connaissais pas en ce qui a trait à l’autoadministration par opposition à l’accompagnement. C’est révélateur, en effet. Le suicide n’est pas facile et je pense que vous avez mis le doigt dessus. Ce n’est pas facile, c’est tragique et c’est violent. Pour cette raison, certaines personnes choisissent de ne pas s’en prévaloir. Ce sont des personnes en situation de handicap qui choisissent parfois de ne pas s’en prévaloir pour ces raisons, ainsi que d’autres membres de la société. Le fait de fournir l’aide médicale à mourir à ces personnes, encore une fois, nous ferait reculer, car je ne pense pas que la société canadienne parle d’un droit général de mourir. Je pense que ce débat viendra probablement plus tard dans notre société, mais nous n’y sommes pas encore avec ce projet de loi. C’est peut-être quelque chose dont il faudra discuter, mais je pense que nous ne voulons pas en discuter, parce que cela donne un moyen de plus pour mettre fin à la vie de ces personnes marginalisées. C’est peut-être une mesure qui leur donne un accès plus facile. En ce sens, peut-être qu’il y a de la compassion, car personne n’aime voir la souffrance, mais, ultimement, à mon avis, cela encourage plus de gens à se sentir comme si l’État était justement prêt à voir leur vie comme ayant une valeur moindre que celle des autres. Ces gens ne se suicideraient pas nécessairement. Il y en a peut-être qui se suicideraient, mais pas tout le monde. C’est justement pour ces gens qu’on se bat, parce qu’on les a déjà marginalisés en ne leur offrant pas de mesures de soutien et qu’on ne veut pas les marginaliser de nouveau en disant que la solution à ce manque de soutien est peut-être de mettre fin à leur vie. On veut leur offrir un accompagnement pour que leur vie soit plus agréable.
La sénatrice Dupuis : Mes premiers mots sont pour M. LeBlanc. Monsieur LeBlanc, accepteriez-vous de faire le message à votre conjointe que nous respectons énormément sa volonté d’exercer un choix qui lui est refusé à l’heure actuelle, et que c’est la raison pour laquelle nous débattons, pour faire en sorte que tout soit plus précis dans la loi? La jurisprudence l’a reconnu. On essaie de l’empêcher de reculer et nous ne sommes pas d’accord. J’aimerais préciser, à partir de l’information que j’ai reçue de la part du Dr Kim... Je ne lui pose pas la question, mais les informations statistiques qu’il nous a données sur les Pays-Bas ne correspondent pas à l’expérience québécoise.
[Traduction]
La présidente : Docteur Kim, nous allons attendre jusqu’à midi avant de vous laisser répondre. Avez-vous une question pour ces témoins, sénatrice Dupuis?
[Français]
La sénatrice Dupuis : Non, madame la présidente.
[Traduction]
La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse à M. LeBlanc. Je m’inquiète également de l’accès des aidants familiaux aux ressources et au soutien dans les collectivités autochtones, où les soins à domicile sont souvent fournis par des membres de la famille. Les aidants naturels ont souvent de la difficulté à accéder aux ressources, à la formation et au soutien nécessaires pour fournir des soins de fin de vie. D’autres témoins nous ont dit que l’accès à de meilleurs services de soutien, y compris des soins palliatifs et de fin de vie de qualité, est essentiel dans le contexte de l’aide médicale à mourir. Compte tenu de l’importance d’avoir accès à des soins palliatifs et de fin de vie adaptés à la culture, êtes-vous en mesure de parler de l’accessibilité des ressources et de la formation visant à aider les aidants naturels à soutenir leurs proches pendant le processus d’AMM? Y a-t-il des défis particuliers auxquels vous avez fait face en tant que soignant pendant que vous vous occupiez de votre conjointe?
M. LeBlanc : Je vous remercie de la question. Je dirais que les types de services de soutien dont Justine a besoin n’ont pas nécessité de formation, en ce sens que je n’avais pas besoin d’apprendre à utiliser un équipement ou un appareil médical, ou à faire le travail qui serait nécessaire si elle avait un handicap différent.
Pour ce qui est de l’accès aux services de soutien, j’ai constaté qu’il y en avait à l’échelle locale, mais je crois que des améliorations pourraient certainement être apportées quant à la formation et aux services de soutien à domicile. Mais pour la simple raison que Justine n’a pas besoin de beaucoup de services de soutien en dehors de ce que je suis déjà en mesure de fournir et de gérer de mon côté, je n’ai pas vraiment cherché à obtenir ces services, à part faire des recherches à ce sujet. Il serait donc injuste de ma part de faire des commentaires quant à l’accès aux services de soutien et aux soins de fin de vie, surtout pour ce qui est des collectivités, comme les collectivités autochtones.
Dans mon cas, je suis d’avis que le soutien a été adéquat, et je n’ai pas de plaintes à formuler à ce sujet. Toutefois, je suis certain que ce n’est pas le cas pour tous les aidants naturels.
La sénatrice Boyer : Merci. Nous vous souhaitons la meilleure des chances.
La sénatrice Keating : Merci, monsieur LeBlanc.
Merci de nous aider à nous recentrer sur les véritables ayants droit et les véritables bénéficiaires de l’AMM. Ma question va dans le sens de celle de la sénatrice Boyer, mais elle est peut-être un peu plus ciblée.
Nous avons entendu toute la semaine que nous ne devrions pas approuver l’aide médicale à mourir tant que nous n’aurons pas de meilleurs services disponibles, comme des soins palliatifs et des services de soutien. Hier après-midi, dans le groupe de discussion autochtone, un médecin a dit, lorsqu’on lui a demandé si elle était toujours d’accord avec la loi malgré ses lacunes : « Je réponds peut-être parce que j’ai actuellement des patients qui souffrent énormément et qui auraient vraiment besoin de bénéficier de l’AMM. »
Ma question est la suivante : à votre avis, est-ce que, dans certains cas ou dans bien des cas, l’existence de services de soutien, ou de meilleurs services de soutien, changerait quelque chose à la décision et à la situation dans laquelle vous vous trouvez, par exemple?
M. LeBlanc : C’est en fait une excellente question, parce que je pense qu’il y a des gens qui ne demanderaient pas d’aide médicale à mourir ou qui ne s’y intéresseraient pas si leur situation financière était meilleure ou s’ils avaient accès à différents traitements et thérapies.
Pour ce qui est de ma situation personnelle, nous ne sommes pas riches. Je ne pense pas pouvoir dire à 100 % qu’aucune somme d’argent ou aucune modification à notre environnement ne changerait la décision de Justine de demander l’aide médicale à mourir. Ce n’est pas une décision qu’elle a prise à la légère. Elle y a beaucoup réfléchi et nous avons eu de nombreuses conversations à ce sujet; j’essayais de comprendre son point de vue et pourquoi elle demandait l’aide médicale à mourir.
Ma réponse à cela est la suivante : je ne pense pas que, dans ma situation, des changements comme ceux que vous avez décrits influeraient sur cette décision. Cela dit, je pense que des normes ne sont pas respectées dans certaines collectivités. J’ignore s’il s’agit d’un sujet tout à fait distinct. Il peut parfois être difficile de se concentrer sur la nature de la loi en raison du grand nombre de problèmes liés à l’AMM. Mais je crois que des normes ne sont pas respectées dans certaines collectivités.
La sénatrice Keating : Merci d’avoir prêté votre voix à cela. Merci beaucoup.
Le sénateur Cotter : Je remercie les deux médecins qui ont témoigné tout à l’heure ainsi que M. LeBlanc et Me Rouleau pour leurs propos réfléchis et sincères. Cela m’a rappelé que, même si nous débattons de médecine et de droit, ce débat porte essentiellement sur la condition humaine, et parfois sur des aspects bouleversants de la condition humaine.
Cette séance a été très émouvante pour moi. Je suis donc presque gêné de poser ma question à Me Rouleau, parce qu’elle est beaucoup plus aseptisée que la conversation empreinte d’humanité que nous venons d’avoir. Cependant, je crois avoir raison de dire que les intervenants dans l’affaire Truchon n’auraient pas eu la possibilité de faire appel. Je vous invite à confirmer ou à corriger cette opinion.
Ma question se résume à ceci : le choix que fera le Parlement au sujet de cet élément du projet de loi C-7 a-t-il vraiment de l’importance? Comme vous l’avez dit, il est hautement probable que si le projet de loi est adopté, avec l’actuel critère de prévisibilité raisonnable de la mort, nous pourrions nous attendre à ce que des gens intentent des poursuites et se rendent même devant la Cour suprême. Je pense qu’il est exact de dire que si nous n’incluons pas ce critère dans le projet de loi, en tant que Parlement, cela donnera lieu à des contestations judiciaires.
J’aimerais entendre votre opinion réfléchie sur la probabilité de ce scénario, en vous appuyant sur votre expérience du droit constitutionnel et sur cet enjeu en particulier?
Me Rouleau : Juste pour préciser, le scénario dont vous parlez est la probabilité qu’un appel se retrouve devant la Cour suprême?
Le sénateur Cotter : Oui, d’une manière ou d’une autre.
Me Rouleau : Je vais d’abord répondre à votre première brève question. Vous avez raison. Les intervenants n’avaient pas la possibilité d’interjeter appel. Croyez-moi, si nous avions eu la possibilité de faire appel, nous l’aurions fait.
De notre point de vue, une partie du problème dans la décision Truchon, c’est que la juge a carrément rejeté l’objectif du gouvernement de protéger l’égalité de la vie des personnes en situation de handicap et de prévenir les stéréotypes à leur égard. La juge a dit que c’était une « valeur », le mot anglais m’échappe, sans toutefois l’appliquer. Nous pensons que nous aurions eu une bonne chance en appel, en affirmant simplement que si le projet de loi avait été examiné selon ses propres termes — la protection des droits des personnes handicapées —, nous aurions gagné.
Vous avez raison de dire que, d’une façon ou d’une autre, quel que soit le choix que fera le Parlement, il sera probablement contesté devant la Cour suprême.
Ce que je proposais initialement, c’était de faire comme dans le projet de loi similaire C-14 et de mettre l’accent sur la prévention de la discrimination contre les personnes en situation de handicap. Je le répète, le projet de loi précédent a fait l’objet de vastes consultations. Il y a eu des consultations intensives durant un court laps de temps également, quelques mois, avant que la loi ne devienne caduque. Il y a eu énormément de discussions, beaucoup plus que ce que vous avez pu faire au cours de cette courte période de temps.
Le projet de loi C-14 était bien ficelé. Je pense que vous en renforcez son objectif. Vous dites explicitement que son objectif est de prévenir ce que j’appelle la discrimination contre les personnes en situation de handicap. Vous proposez ensuite un renvoi à la Cour suprême afin d’éviter des années et des années de contestations sur ce front.
Je pense que ce serait la façon la plus simple et la plus correcte de procéder. Autrement, vous avez raison. Il y aura des contestations devant les tribunaux de première instance pendant un, deux ou trois ans, une accumulation d’éléments de preuves, un appel et peut-être un deuxième appel, à moins que quelqu’un finisse par jeter l’éponge. Je pense qu’il y aura de longs procès.
Le sénateur Cotter : Je vous remercie.
La présidente : Sénateurs, il est maintenant midi. Je remercie donc nos deux témoins de leur contribution. Monsieur Rouleau, je vous remercie d’avoir jeté un nouvel éclairage dans ce débat. Monsieur LeBlanc, je pense parler au nom de tous les membres du comité quand je dis qu’il faut avoir beaucoup de courage pour venir témoigner comme vous l’avez fait. Nous vous en sommes très reconnaissants. Merci beaucoup de votre présence aujourd’hui.
M. LeBlanc : Merci.
La présidente : Vous êtes même arrivé à l’avance à notre séance. Cela démontre votre engagement. Nous nous souviendrons de vous et de votre conjointe durant nos délibérations sur la façon dont les choses devraient se passer. Vous serez la personne à laquelle nous associerons ce projet de loi dans notre esprit. Merci sincèrement d’être venu. Merci également à vous, maître Rouleau. Sénateurs, nous allons faire une pause de 15 minutes avant d’accueillir le prochain groupe de témoins.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Madame la présidente, à partir de la question que j’avais posée au Dr Kim, je voudrais faire la mise au point suivante : les statistiques dont il nous a parlé en détail sur la surreprésentation des femmes aux Pays-Bas ne correspondent pas à l’expérience québécoise, où les statistiques font état de 53 % d’hommes et 47 % de femmes. Je ne veux pas prendre plus de temps. Je vais laisser les autres sénateurs poser des questions.
[Traduction]
Dr Kim : Madame la sénatrice, je vous remercie pour cette question.
C’est justement pour cela que j’ai consacré toute une diapositive à ce sujet. Même aux Pays-Bas, si vous séparez les personnes atteintes de troubles psychiatriques qui ont reçu l’AMM, on obtient à peu près le même pourcentage qu’au Québec. À ma connaissance, les données recensées à ce jour au Québec n’incluent pas les cas psychiatriques, et j’ignore s’ils sont comptabilisés à part. Voilà ce que je voulais dire.
La présidente : Merci, docteur Kim.
Le sénateur Kutcher : Docteur Kim, dans votre présentation, vous soulevez la question de la recherche, qui est très importante. Plusieurs de vos articles sur les compétences des psychiatres pour évaluer les capacités décisionnelles des demandeurs d’AMM en Belgique et aux Pays-Bas s’appuient sur des échantillons de 100 cas et 66 cas, respectivement, soit une petite fraction non représentative du nombre de personnes qui ont reçu l’AMM dans ces pays.
Ces études s’appuyaient également sur l’examen de rapports de cas, une méthodologie qui ne peut être utilisée, à notre connaissance, pour évaluer les compétences des psychiatres. En tant que professeur émérite et ancien examinateur pour le collège royal, je peux moi-même confirmer que l’évaluation des compétences de tout psychiatre ne peut se faire que par de multiples observations directes, et non par l’examen de rapports de cas.
À ma connaissance, vous n’avez pas eu recours à cette méthodologie pour votre étude et vous n’avez pas consulté de psychiatres canadiens, bien que ces derniers soient tenus, selon les critères de compétence établis par le collège royal, de démontrer une compétence particulière en matière d’évaluation des capacités décisionnelles et d’évaluation complexe du risque de suicide.
Étant donné que le projet de loi C-7, s’il est adopté, s’appliquera au Canada et non en Belgique ou aux Pays-Bas et que la manière dont l’AMM est pratiquée au Canada diffère de celle pratiquée dans ces deux pays, ne pensez-vous pas qu’il serait déraisonnable de la part des opposants à l’AMM de citer vos articles pour démontrer que les psychiatres canadiens n’ont pas les compétences nécessaires pour évaluer la capacité décisionnelle de personnes dont la maladie mentale est le seul problème de santé?
Dr Kim : Permettez-moi d’abord de vous corriger quand vous dites que mon échantillon n’était pas représentatif des personnes qui ont reçu l’AMM. J’attire votre attention sur le fait que la première étude que j’ai réalisée et d’où sont tirées ces données portait sur près de 80 % de tous les cas d’AMM pour troubles psychiatriques qui ont été recensés depuis que cette pratique a cours aux Pays-Bas. Je pense donc qu’un échantillon de près de 80 % des cas devrait être considéré comme représentatif dans le cadre de ces études scientifiques.
Les chiffres sont peu élevés parce que les données disponibles sont peu élevées. Nous ne pouvons rien y faire. Je veux seulement signaler un fait qui pourrait vous intéresser en tant que scientifique. Le processus décisionnel dans ces cas s’appuie sur les meilleures données probantes disponibles et non sur des données impossibles à obtenir. Comme vous le savez, nous aimerions faire de nombreux essais cliniques randomisés, mais nous ne pouvons les faire pour des raisons éthiques et pratiques, c’est donc la même chose.
La question est donc de savoir si nous disposons des meilleures données probantes disponibles sur les cas concrets, puisqu’il s’agit bien de cas réels, présentés par les comités d’examen du pays où ils ont été recensés, et sur la vaste majorité des cas.
Voilà ce que je voulais préciser.
Je n’ai pas dit que les médecins ne sont pas compétents. J’ai seulement dit que cela mènera à des erreurs inévitables et qu’il faut chercher à savoir quel est le taux d’erreurs. Il est important de souligner ici que, lorsque 20, 30 ou 40 % des médecins ne s’entendent pas sur un cas particulier, il n’est pas raisonnable de conclure que le médecin qui a établi que le patient n’était pas apte à prendre une décision éclairée a toujours tort. Autrement dit, il y aura évidemment des cas où des personnes non aptes à décider ont reçu l’AMM et aussi des cas où les prédictions du caractère irrémédiable de la maladie auront été erronées.
Je tiens à dire que j’ai été très touché par le témoignage de M. Leblanc, parce que sa conjointe et lui font entendre une voix très convaincante dans ce débat qui mobilise autant les gens, parce qu’ils savent que certaines personnes pourraient se prévaloir de cette solution.
La seule chose que je veux dire ici, et la raison pour laquelle j’essaie toujours d’utiliser les seules données probantes disponibles qui sont représentatives de la pratique, c’est qu’à moins de prétendre a priori que cette pratique ne pose aucun danger, nous devons alors porter un regard objectif sur ce qui se passe et sur le préjudice possible qui en découle. Par exemple, certaines personnes pourraient recevoir l’AMM à l’âge de 30 ans, alors qu’elles auraient pu avoir une vie satisfaisante jusqu’à 60 ans. Le seul problème dans ces cas-là, c’est qu’une fois la procédure terminée, il est trop tard pour agir de manière responsable à leur égard.
J’essaie seulement de recentrer le débat sur un raisonnement axé sur la population, qui tient compte à la fois des avantages — je pense que vous avez entendu des raisons très convaincantes aujourd’hui — et de données plus terre à terre. Je sais que, comme chercheur, je suis un peu ennuyant avec les chiffres, mais nous devons parfois examiner les chiffres pour parler des préjudices potentiels et ce genre de choses.
Le sénateur Kutcher : Merci pour cette précision. Je l’apprécie vraiment. Je suis certain que nous sommes tous les deux d’accord pour dire que l’évaluation de l’aptitude à décider d’une personne est un exercice très difficile, de même que l’analyse des taux d’erreurs dans les rapports de cas. Je suis entièrement d’accord avec vous pour dire que notre défi à tous est de trouver un juste équilibre entre les risques et les avantages.
La sénatrice Pate : Monsieur LeBlanc, je vois que vous êtes encore avec nous, j’en profite donc pour vous remercier d’avoir partagé votre histoire. Transmettez nos souhaits les plus sincères à votre conjointe. Les décisions difficiles que vous devez prendre sont aussi celles avec lesquelles un trop grand nombre d’entre nous et de nos collègues de travail sont confrontés tous les jours. Merci de prendre soin de Justine.
Ma question s’adresse aux deux médecins. L’un des enjeux sur lesquels nous devons nous pencher ici, c’est l’insertion du droit de mourir dans nos lois en matière de soins de santé. Nous sommes nombreux à nous inquiéter de voir que le projet de loi à l’étude ne prévoit pas de dispositions et de normes exigeant la prestation des services sociaux, des services de santé et des mesures de soutien économique que vous avez décrites, ce qui crée une situation injuste, inéquitable et inégale.
On a dit que c’était faire preuve de paternalisme que de refuser aux personnes en situation de handicap le droit de mourir. Il me semble problématique de décrire le droit de mourir comme étant un choix, alors que nous avons omis d’enchâsser dans la loi le droit de vivre dont pourraient se prévaloir un grand nombre de personnes.
J’aimerais vous entendre là-dessus, si vous le voulez bien. Je pense que vous avez déjà touché la question dans vos témoignages, mais je vous serais très reconnaissante de bien vouloir nous en dire plus.
Dr Gaind : Désolé, à qui s’adresse votre question?
La sénatrice Pate : À tous les deux, si le temps le permet.
Dr Kim : Madame la sénatrice, c’est une question très intéressante. Comme vous le savez probablement, il existe une tradition tenace dans la théorie politique voulant que l’autonomie est un principe fondamental, et qu’il est très cher aux défenseurs du droit à mourir. Cependant, il est tout aussi important, selon cette même tradition, de réfléchir à ce qu’est la véritable autonomie. Cela consiste à avoir des options véritables devant nous afin d’être en mesure d’exercer pleinement et librement cette autonomie.
Je pense que vous voulez dire qu’on peut parfois perdre ce principe de vue quand nous examinons certains des aspects plus délicats. Je suis d’accord avec cela et j’ajouterais qu’il existe aussi une tradition intellectuelle très forte qui nous permet de soutenir que l’autonomie, c’est beaucoup plus que cela.
Dr Gaind : Je suis d’accord avec ce que vient de dire le Dr Kim et j’irai même plus loin en disant que c’est une question de choix. Il n’y a pas d’autonomie sans choix. Un système mis en place pour faciliter l’accès à la mort, pour mettre fin aux souffrances de la vie, sans proposer de solutions de rechange pour soulager les souffrances, faussera évidemment les décisions en quelque sorte.
Nous avons constaté qu’il est très difficile de voir des fluctuations dans les taux de suicide à l’échelle des pays. Il est frappant de constater qu’au cours des dernières décennies, il y a eu des changements importants, selon qu’il est plus facile ou plus difficile de se donner la mort. Je vous donne l’exemple des décès causés par le gaz de charbon au Royaume-Uni. Dans les années 1960, les foyers étaient alimentés au gaz de charbon qui contenait 14 ou 15 % de monoxyde de carbone. Les taux de suicide chez les hommes étaient d’environ 30 pour 100 000 personnes et chez les femmes, de 20 pour 100 000. Au cours des 10 années suivantes, ils ont chuté, la baisse la plus forte jamais observée auparavant. Chez les hommes, le taux est passé de 30 à 20 pour 100 000, et chez les femmes, le taux a baissé de façon semblable, de 20 à 13 pour 100 000. La raison est simplement qu’on a cessé d’utiliser du gaz de charbon contenant du monoxyde de carbone. On est passé au gaz naturel, qui n’est pas aussi létal.
On peut faire un constat similaire au sujet des taux de suicide dans certains pays asiatiques. Au Sri Lanka, par exemple, entre le milieu des années 1990 et le milieu de la première décennie de 2000, le pays a interdit l’endosulfan, un produit courant utilisé pour s’enlever la vie; c’était un pesticide facile d’accès utilisé dans les suicides.
Que nous disent ces chiffres? Ils indiquent que si nous rendons la mort plus facile, plus de gens y recourront. L’autre partie de l’équation, c’est que si nous ne mettons pas en place des mesures de soutien pour aider les gens à vivre sans souffrir, que feront-ils? La réponse est évidente.
Permettez-moi de faire un bref commentaire sur un autre point. J’ai trouvé intéressante la discussion sur la capacité à évaluer l’aptitude à décider au moyen d’un simple examen de la Charte. Madame la présidente, me permettez-vous de faire un bref commentaire à ce sujet?
La présidente : Oui, bien sûr, mais soyez bref.
Dr Gaind : Je suis content que la question ait été soulevée, parce qu’elle fait ressortir non seulement le risque, mais le danger posé par l’absence de normes.
Le premier cas où l’AMM a été prodiguée à une personne ayant une maladie mentale est survenu à la suite d’un examen judiciaire indépendant par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire de E.F., une femme atteinte d’un trouble de conversion. Vous vous rappellerez sans doute que les psychiatres qui ont donné leur opinion dans cette affaire n’ont jamais rencontré la patiente; ils n’ont jamais vu la patiente en personne ni parlé avec elle au téléphone. Non seulement se sont-ils prononcés sur le caractère irrémédiable de son trouble de conversion — quand une personne présente des symptômes que nous ne pouvons expliquer au moyen d’un examen clinique —, mais ils ont également affirmé que cette personne était apte à donner son consentement, en s’appuyant sur un examen de la Charte.
Sénateur Kutcher, je suis d’accord avec vous. C’est un exercice à risque, surtout quand des cas comme celui-là font l’objet d’examens cliniques. E.F. a finalement reçu l’aide médicale à mourir.
Dr Kim : Si vous permettez que je fasse un bref commentaire. Je remercie le Dr Gaind de nous avoir rappelé ce cas, parce qu’il démontre très clairement le genre de prérogative et de latitude que les médecins prennent dans leurs évaluations. Il ne faut pas sous-estimer cela. Cela ne veut pas dire qu’ils sont incompétents.
La présidente : Merci, docteur Kim.
Il y a beaucoup d’intervenants pour ce deuxième tour, mais je vais donner une minute et demie à quelques sénateurs.
[Français]
Le sénateur Carignan : J’aimerais faire une observation. Je ne sais pas si j’ai bien compris la sénatrice Pate dire que le droit à la vie n’était pas enchâssé dans la Charte. Je ne sais pas si j’ai bien compris, mais si oui je l’invite à lire l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui est assez clair.
Ma question s’adresse aux médecins. Le concept de maladie mentale est très large; pour une personne qui souffre de maladie mentale — j’occulte complètement l’aspect physique ou les aspects de comorbidité liés à l’aspect physique —, est-ce qu’il existe des maladies mentales dont le caractère est irrémédiable? Est-ce possible?
[Traduction]
Dr Gaind : C’est une bonne question, parce qu’elle va directement au cœur de l’idée que certaines personnes, comme nous le savons, souffrent toute leur vie durant. Prenons le triste exemple d’une personne qui finit par s’enlever la vie. Par définition, on peut imaginer que cette personne était dans la souffrance quand elle s’est enlevé la vie et que ces souffrances n’avaient pas été atténuées.
Nous ne nions pas que de telles situations peuvent se produire; c’est possible. L’un des problèmes consiste à reconnaître la situation et l’autre, à définir ce que nous entendons par irrémédiabilité. Dans notre modèle biomédical, l’accent est très souvent placé sur les symptômes, mais ce n’est pas toujours ce que font les patients. Certes, il se peut qu’une personne présente des symptômes chroniques et persistants; l’ACSM a d’ailleurs évoqué précédemment la valeur du modèle de rétablissement, qui propose un cadre différent.
Je ne veux pas accaparer tout le temps réservé à cette question, au cas où le Dr Kim aurait quelque chose à ajouter.
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse au Dr Kim. À la page 12 de sa présentation PowerPoint, on peut lire :
Comme les psychiatres qui souhaitent participer sont peu nombreux aux Pays-Bas, 91 % des AMM prodiguées pour troubles psychiatriques le sont dans des cliniques qui se consacrent EXCLUSIVEMENT à l’AMM (sans établir un lien préalable avec le patient; sans offrir de soins palliatifs ni aucun autre traitement).
Est-ce que cela veut dire que les psychiatres devraient essayer de maintenir le lien avec le patient, surtout avec ceux qui souhaitent recourir à l’AMM?
Dr Kim : Désolé, monsieur le sénateur. Je n’ai pas bien compris la dernière partie de votre question. Pouvez-vous la répéter? Je suis désolé.
Le sénateur Dalphond : Je me demande, d’après ce que je lis dans cet extrait, si vous encouragez les psychiatres à maintenir leur lien avec leurs patients dans la mesure du possible, même lorsque ces derniers laissent entendre qu’ils pourraient recourir à l’AMM.
Dr Kim : Tout à fait. J’ai exercé la psychiatrie pendant 18 ans et j’ai eu de très nombreuses conversations avec des gens qui souhaitaient mourir. J’ai reconnu leur désir de mourir et nous en avons parlé. Je ne les hospitalisais pas toujours quand ils exprimaient ce souhait, si j’étais d’avis qu’il s’agissait d’un problème chronique sur lequel nous devions travailler ensemble.
Il serait terrible, à mon avis, d’encourager la rupture du lien entre le psychiatre traitant et un patient qui souhaite recourir à l’AMM, parce que notre travail consiste à soutenir les personnes qui ont ces pensées.
Ce qui se passe aux Pays-Bas s’explique par le fait que les patients finissent par trouver des médecins davantage disposés à le faire. Ils vont donc chez ces médecins ou dans les cliniques. Il est impossible de maintenir ces liens de force. Il y a de moins en moins de psychiatres disposés à cautionner cela, pour diverses raisons.
La sénatrice Batters : Je m’adresse au Dr Gaind ou au Dr Kim, à celui qui pourra me donner une réponse rapide. Au moins une fois cette semaine durant notre étude, un témoin nous a dit que les taux de suicide étaient en baisse dans les pays qui avaient légalisé l’AMM pour les personnes atteintes d’une maladie mentale. Compte tenu de votre connaissance des régimes d’aide au suicide dans le monde, dans un nombre limité de pays bien entendu, pensez-vous que cela est vrai? Je crois comprendre que...
Dr Gaind : Je vais rapidement lire ce que dit le rapport du Conseil des académies canadiennes qui traite de ce sujet.
J’ai été frappé tout à l’heure d’entendre dire que les taux de suicide sont en baisse en Belgique et qu’ils sont stables aux Pays-Bas.
Dans son rapport, le CAC constate que dans les pays où le suicide assisté est autorisé pour des personnes atteintes de troubles psychiatriques, les données de l’OCDE indiquent qu’en moyenne, en gardant à l’esprit qu’il y a un contexte à cela, le taux de suicide non assisté avait diminué dans les pays du Benelux entre 1990 et 2016. Depuis 2007, le taux de suicide a augmenté aux Pays-Bas, tandis qu’il demeure relativement stable en Belgique.
La sénatrice Batters : Je vous remercie de nous avoir consacré du temps.
La présidente : Je remercie tous les témoins de leur présence, et je remercie mes collègues sénateurs pour leur grande patience à mon égard aujourd’hui.
Dr Gaind : Je vous remercie.
Dr Kim : Mesdames et messieurs les sénateurs, merci beaucoup.
Dr Gaind : J’ai bien aimé cette discussion approfondie et fort intéressante.
La présidente : Sénateurs, nous accueillons quatre excellents témoins aujourd’hui. Je tiens à dire à nos témoins que nous leur sommes vraiment reconnaissants d’être venus à si court préavis. Un grand merci à vous. Nous allons maintenant passer à la vidéo de Mme Frazee.
Catherine Frazee, professeure émérite de la School of Disability Studies, Université Ryerson, à titre personnel : Je vous parle aujourd’hui du Mi’gma’gi, le territoire ancestral et non cédé des Micmacs.
Je fais partie des colons installés ici, et je suis liée par des traités de paix et d’amitié, tout en étant consciente que nous sommes tous visés par les traités.
Madame la présidente et mesdames et messieurs les sénateurs, c’est un privilège de comparaître devant vous, un privilège accordé à ceux d’entre nous qui avons de la retenue dans nos propos, même si nous avons peut-être envie de crier.
Nous qui témoignons, nous devons parler au nom des personnes qui n’ont pas ce privilège, ou pour qui le luxe du discours démographique passe bien après des besoins urgents comme la nourriture, le logement et un abri contre la menace de la pandémie.
« Pourquoi nous » est beaucoup plus qu’un mot-clic, plus qu’une figure de rhétorique et surtout plus qu’un cri de ralliement durant cette période de mobilisation. C’est une sérieuse question d’intention; c’est notre tentative pour dévoiler la faille pernicieuse au cœur de l’arrêt Truchon, maintenant reflétée dans ce projet de loi. « Pourquoi nous » est une question qui mérite une réponse claire, avant la mise aux voix du projet de loi C-7.
Si le Canada veut offrir la mort comme une option à ceux qui souffrent, pourquoi propose-t-il cette option seulement aux personnes en situation de handicap? Tout au long de la semaine, vous avez entendu des témoignages au sujet du gouffre profond de la négligence sociale dans lequel s’enfoncent de plus en plus de Canadiens jour après jour. Vous avez entendu que la menace du confinement institutionnel plane comme une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Ces difficiles réalités doivent nous inciter à réfléchir. Oui, faisons une pause.
Faisons une pause pour dénouer le problème tenace de l’arrêt Truchon, une affaire enlisée dans le profond marécage de la misère stéréotypée des personnes ayant un handicap. Ayant accordé foi aux mythes voulant que les souffrances soient des états perpétuels et incessants dans l’expérience des personnes handicapées, le tribunal, dans l’arrêt Truchon, était voué à l’échec. En raison de cet échec, nous voilà maintenant aux prises avec le projet de loi C-7, une convergence d’ambition et de circonstances, qui réduira notre égalité en miettes.
Nous sonnons l’alarme; nous, qui passons notre vie à observer l’interaction entre le handicap et la justice, et à nous mobiliser, parfois férocement, chaque fois que le danger pointe à l’horizon.
Pour comprendre ce qui n’a pas fonctionné dans l’arrêt Truchon et ce qui ne marche pas du tout actuellement dans le projet de loi C-7, vous devez commencer par extirper la vérité objective de l’épaisse bouillie de stéréotypes sur les handicaps dans laquelle nous sommes tous englués. Ce doit être là un projet délibéré, un projet que le tribunal a renoncé à entreprendre dans l’affaire Truchon.
L’inégalité des personnes en situation de handicap est plus profonde que les privations matérielles. Ancrées dans nos histoires, la mienne et celles de bien d’autres personnes qui ont comparu devant vous ou qui vous ont envoyé des mémoires, il y a des agressions incessantes à notre dignité qui fait voler en éclats tout sentiment d’appartenance. Chaque fois que nous sortons dans l’espace public, notre présence dérange, nos corps sont traités sans respect et nos façons d’être font peur et attirent la pitié. Cette inégalité, nous la sentons au plus profond de notre être, bien qu’elle soit restée invisible aux yeux des rédacteurs de ce projet de loi.
Pourtant, nous survivons et nous résistons. Cette résilience nous vient de la certitude d’avoir une valeur juridique; nous avons des droits, les mêmes droits que les personnes qui voudraient nous diminuer.
Madame la présidente et honorables sénateurs, si vous arrivez à comprendre cela, vous saurez pourquoi nous ne pouvons pas faire de compromis, pourquoi nous ne nous rencontrerons pas à mi-chemin au sujet du projet de loi C-7. Car il y a des moments où la certitude de notre égalité juridique est à peu près tout ce que nous possédons. Je vous en prie, ne les laissez pas nous enlever cela. Merci.
La présidente : Merci beaucoup, madame Frazee. Nous avons bien entendu votre message. Je vous remercie pour votre témoignage. Nous passons maintenant à Mme Laverne Jacobs, professeure agrégée et vice-doyenne du département de recherche et d’études supérieures de la faculté de droit de l’Université de Windsor. Madame Jacobs?
Laverne Jacobs, professeure agrégée et vice-doyenne de la Faculté des études supérieures et de la recherche, Faculté de droit, Université de Windsor, à titre personnel : Je remercie les sénateurs de m’avoir invitée à comparaître devant vous aujourd’hui. Je m’appelle Laverne Jacobs et je suis professeure de droit à l’Université de Windsor. Je fais de la recherche et j’enseigne dans les domaines du droit et des personnes handicapées, des droits de la personne et du droit administratif. Je suis fondatrice et directrice du projet Law, Disability & Social Change, un centre de recherche et de défense des intérêts publics à la faculté de droit de l’Université de Windsor. Je suis également une femme noire en situation de handicap.
Le débat en cours sur l’aide médicale à mourir, ou l’AMM, a essentiellement porté sur des questions très précises liées à l’AMM, soit l’admissibilité, les sauvegardes et les demandes anticipées. Ce sont là des questions importantes, mais il y a un autre enjeu d’importance capitale qui les recoupe toutes et qui devrait être au cœur du débat. Je parle de la stigmatisation.
La stigmatisation des personnes handicapées se perpétue par les modifications proposées à la loi sur l’aide médicale à mourir. Il y a certaines choses que ce projet de loi et les acteurs clés du gouvernement doivent faire pour éviter que l’AMM ne perpétue le problème d’inégalité sociale que vivent les personnes en situation de handicap.
Il est utile d’amorcer cette discussion par une analogie qui nous permet de prendre du recul par rapport aux nombreux éléments enchevêtrés de l’aide médicale à mourir. J’aimerais commencer par vous demander de réfléchir à la stigmatisation raciale que vivent les membres de la communauté noire. La stigmatisation raciale est ancrée dans le racisme contre les Noirs. Au Canada, aux États-Unis et ailleurs, la communauté noire est souvent considérée comme une communauté en difficulté et problématique, même si une enquête approfondie permettrait de constater que bon nombre des problèmes vécus par ce groupe sont liés aux structures historiques, socioéconomiques et juridiques de la société. Des systèmes rigoureux d’égalité réelle iraient au-delà des actions individuelles pour examiner la structure des relations sociales dans lesquelles les gens interagissent.
Comme les structures sociales ont été bâties sur des interprétations faussées de l’existence sociale, l’inégalité n’est pas seulement un ensemble de circonstances individuelles, mais un réseau beaucoup plus vaste de discrimination systémique. Ce qui est particulièrement troublant dans toute structure de discrimination systémique, c’est qu’une fois que les idées préjudiciables à l’endroit d’un groupe minoritaire ont été inscrites dans la loi, il devient extrêmement difficile de convaincre la population que ces idées sont stigmatisantes ou, ultimement, discriminatoires.
La situation de l’inégalité raciale est le reflet de la situation que nous vivons, qui nous nourrit et dont nous discutons maintenant avec l’AMM. Dans les deux cas, nous parlons de la stigmatisation d’un groupe historiquement désavantagé et, dans les deux cas, la stigmatisation a été directement préjudiciable au groupe. Nous sommes toutefois dans une position privilégiée pour tirer des leçons des erreurs du passé et empêcher que notre loi continue à stigmatiser les personnes en situation de handicap.
La question est de savoir comment y arriver. Comment faire pour extirper de la structure de notre loi sur l’AMM l’idée que notre existence sociale dépend de notre capacité physique. J’affirme que nous ne pouvons pas permettre l’accès à l’AMM sans protéger la communauté des personnes handicapées de la stigmatisation. De plus, le gouvernement ne doit pas autoriser l’AMM, s’il n’aide pas les personnes handicapées à obtenir les soutiens dont elles ont besoin pour vivre pleinement leur vie, lorsqu’elles choisissent de le faire, jusqu’à la fin de leur vie.
La question de l’aide médicale à mourir présente deux visions différentes de l’égalité. La première est une vision formaliste de l’égalité qui demande et veut que tout le monde soit traité de la même façon. C’est le genre d’égalité qui sous-tend la décision Truchon rendue en septembre 2019, la décision à l’origine des modifications législatives en matière d’AMM.
L’idée défendue avec succès dans l’affaire Truchon est que toutes les personnes handicapées devraient avoir la même possibilité d’obtenir l’aide à mourir. Il s’agit toutefois d’une conception très étroite et problématique de l’égalité. Elle ne tient pas compte des graves répercussions que peut avoir le discours avalisant le recours à l’aide médicale à mourir pour les personnes en situation de handicap, et ce, à n’importe quelle étape de leur vie.
Les gens qui tiennent ces propos ne se demandent pas si l’admissibilité des personnes handicapées à l’AMM accentue le désavantage historique de l’ensemble de la communauté des personnes handicapées.
Enfin, cette conception de l’égalité ne fait rien pour améliorer la situation sociale des personnes en situation de handicap, en tant que communauté. Elle est également contraire aux principes de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. En 2018, le Comité des droits des personnes handicapées a publié son guide d’interprétation de la notion d’égalité au sens de la convention. Le Canada a ratifié la convention qui est entrée en vigueur ici en 2010.
Les médias ont fait état de plusieurs cas de personnes qui se sentent poussées à demander l’AMM.
La présidente : Madame Jacobs, je suis désolée de vous interrompre, mais vos cinq minutes sont écoulées. Je vais vous donner une minute pour conclure.
Mme Jacobs : En conclusion, je partage l’inquiétude de la rapporteuse spéciale des Nations unies qui a déclaré, au terme de sa visite au Canada en 2019, que la mise en œuvre de la loi sur l’aide médicale à mourir était problématique du point de vue des personnes handicapées. Compte tenu des récents événements liés à la pandémie de COVID-19 et de ses répercussions sur les personnes handicapées qui vivent dans la pauvreté, j’irais même plus loin en disant que cette loi est plus que problématique, car elle pourrait les encourager à choisir la mort au lieu de combler leurs besoins fondamentaux, comme la nourriture.
Nous devons nous assurer que la loi n’encouragera pas la stigmatisation. Je vous remercie de m’avoir invitée à exprimer mon point de vue aujourd’hui.
La présidente : Madame Jacobs, je vous remercie de nous avoir fait part de votre opinion qui éclairera grandement nos délibérations.
Nous allons maintenant entendre le Dr Jeffrey Kirby, professeur au département de bioéthique, de la faculté de médecine de l’Université Dalhousie.
Dr. Jeffrey Kirby, professeur, Département de bioéthique, Faculté de médecine, Université Dalhousie, à titre personnel : Je vous remercie de votre invitation. En guise d’introduction, je souhaite commenter brièvement le paragraphe 1(2) du projet de loi C-7, sous un angle éthique.
À mon avis, il serait discriminatoire et éthiquement inacceptable de supprimer le critère d’admissibilité de la mort raisonnablement prévisible pour les demandeurs de l’AMM dont les souffrances sont causées par des problèmes de santé physique, et de ne pas le supprimer pour les demandeurs d’AMM dont les souffrances sont causées par des problèmes de santé mentale.
Ce qui est problématique, c’est que l’Énoncé concernant la Charte affirme que l’exclusion des cas où la maladie mentale est la seule cause des souffrances est fondée sur les risques inhérents et la complexité que comporterait la possibilité d’obtenir l’AMM pour les personnes souffrant uniquement d’une maladie mentale. La justification de cette exclusion est fondée sur les trois risques et complexités identifiés dans l’Énoncé concernant la Charte.
Premièrement, il est particulièrement difficile de déterminer si des personnes atteintes d’un trouble mental sont aptes à prendre des décisions. Deuxièmement, l’évolution d’une maladie mentale est généralement moins prévisible que l’évolution d’une maladie physique. Troisièmement, la mise en œuvre à l’étranger de l’aide à mourir pour les personnes dont les souffrances sont causées par un trouble psychiatrique a soulevé des préoccupations.
Concernant le risque numéro deux, il n’existe pas de données probantes hautement fiables comparant de manière exhaustive la prévisibilité des troubles mentaux à celles des maladies physiques. Par conséquent, le deuxième énoncé ne tient pas la route.
Les problèmes de santé mentale cités dans la littérature sur l’aide médicale à mourir pour des souffrances causées par des troubles psychiatriques, par exemple une dépression réfractaire au traitement, ont généralement une trajectoire raisonnablement prévisible entre le diagnostic et la mort, une fois que le diagnostic est établi avec précision par un psychiatre traitant.
Certains problèmes de santé physique répondant aux critères d’admissibilité à l’AMM, par exemple une maladie cardiaque grave chronique, sont bien connus pour l’imprévisibilité de leur évolution avec le temps.
En ce qui concerne les risques numéros un et trois, l’adoption des cinq mesures de sauvegarde renforcées, notamment celles mentionnées à la fin de mon mémoire, pourrait essentiellement éliminer ces risques. L’évaluation des éléments du consentement informé peut poser un problème chez les personnes atteintes d’une maladie mentale, compte tenu du déclin possible de la capacité décisionnelle chez les personnes présentant des troubles psychiatriques et de la possibilité que les personnes concernées n’aient pas une compréhension optimale de la notion du consentement, mais les psychiatres canadiens sont bien formés et bien placés pour évaluer la capacité et les autres éléments essentiels du processus de consentement informé; de plus, ils connaissent très bien l’éventail des traitements et des interventions disponibles.
Par ailleurs, la majorité des patients atteints de troubles psychiatriques ont la capacité de prendre des décisions autonomes sur des questions importantes touchant leur santé et leur traitement.
La première mesure de sauvegarde proposée, à savoir qu’un psychiatre indépendant doit participer à l’évaluation de l’admissibilité à l’AMM, est conforme à la disposition du projet de loi C-7 exigeant que l’un des praticiens évaluateurs possède une expertise dans la maladie causant des souffrances, mais elle n’est pas conforme à l’Énoncé concernant la Charte qui précise qu’il n’est pas nécessaire que ce soit un spécialiste.
La deuxième mesure de sauvegarde proposée, qui consiste à obtenir l’avis du fournisseur de soins de santé mentale de l’équipe traitante, met en place les conditions requises pour l’évaluation pour s’assurer qu’une personne souffrant d’un trouble mental est apte à prendre une décision éclairée. La possibilité que le psychiatre indépendant réalise l’évaluation au moyen d’une plateforme technologique virtuelle confidentielle atténue efficacement tout obstacle potentiel à l’accès à l’AMM posé par une éventuelle pénurie de psychiatres praticiens pour faire les évaluations dans la localité où réside la personne.
En outre, il existe des similitudes beaucoup plus pertinentes entre les circonstances de l’AMM pour des personnes dont les souffrances sont causées par un problème de santé physique et celles des personnes dont la souffrance est causée par un trouble mental, notamment leur détresse psycho-existentielle commune et le fait reconnu qu’elles ne sont pas en phase terminale.
La souffrance sous toutes ces formes est une expérience personnelle qui comporte habituellement des éléments subjectifs importants.
Il est donc impossible de comparer efficacement la qualité et l’ampleur de la souffrance en fonction d’un trouble de santé physique et d’un trouble de santé mentale. Par conséquent, il n’existe pas d’ordre lexical pour classer les types de souffrances constatées. La différence citée entre la souffrance causée par des problèmes de santé physique et celle causée par des troubles de santé mentale — la première pouvant être perçue plus facilement par un médecin de famille ou un infirmier praticien — serait annulée par la mise en place des deux premières mesures de sauvegarde proposées, qui requièrent une évaluation par un psychiatre indépendant avec la participation du fournisseur de soins de santé traitant.
Enfin, d’un point de vue de justice sociale, la troisième mesure de sauvegarde proposée permettrait d’atténuer le préjudice et le fardeau subis par les personnes atteintes d’une maladie mentale grave et persistante, en fonction de leurs vulnérabilités probables, comme la marginalisation et le sentiment d’impuissance. Elle propose qu’un demandeur d’AMM dont la souffrance est uniquement causée par une maladie mentale puisse avoir accès aux services d’un intervenant indépendant, financé par l’État, pour l’aider à faire sa demande; cet intervenant doit avoir une connaissance générale des troubles de santé mentale et une formation particulière en matière d’inclusion de la diversité, de sensibilité culturelle, être capable de prodiguer des conseils impartiaux et de faciliter la prise de décisions liées à la santé. Je vous remercie.
La présidente : Merci, docteur Kirby.
Dre Ramona Coelho, médecin de famille, à titre personnel : Bonjour. Je m’appelle Ramona Coelho, je suis médecin de famille et je travaille en marge. Je veux dire par là qu’à Montréal, j’étais médecin à domicile et je m’occupais de malades handicapés qui sont confinés à la maison. Ici, à London, en Ontario, ma pratique se compose en grande partie de personnes handicapées ou atteintes de maladies chroniques, de nombreux réfugiés, d’hommes sortant de prison.
Compte tenu de ma pratique, je suis ici pour dire que ce projet de loi ne protège pas mes patients contre les idées suicidaires passagères et qu’il a besoin d’être amendé.
Je voudrais par ailleurs souligner les limites du rapport de 2019 de Santé Canada sur l’AMM. Il tire ses données des déclarations des fournisseurs de l’AMM, peu susceptibles par conséquent de dénoncer des abus. Ces données concernent uniquement l’aide médicale à mourir dans le contexte de la fin de vie et ne nous diront donc pas ce qui se passera une fois le projet de loi C-7 adopté. Elles datent d’avant la pandémie, et la COVID a touché les collectivités vulnérables en accentuant les difficultés financières, en limitant les soutiens sociaux et en augmentant l’isolement.
En outre, un nouvel article de la Revue canadienne de bioéthique conclut que la surveillance de l’AMM est inadéquate. Munro et al. ont publié ce mois-ci une étude selon laquelle l’accès aux soins palliatifs est bien inférieur à ce qui est indiqué dans le rapport de Santé Canada. Les abus de la législation sur l’AMM sont décrits dans le World Medical Journal d’avril 2020 par Herx et al. et dans le rapport sur la norme sur les personnes vulnérables. Le coroner en chef de l’Ontario, la Commission sur les soins de fin de vie au Québec et, tout récemment, l’enquêteur correctionnel du Canada, ont documenté des cas d’abus des lois et des politiques.
Revenons à la réalité des marges, et à mes patients qui peuvent maintenant avoir accès à l’aide médicale à mourir dans les 90 jours. Les cliniques de traitement de la douleur, en psychiatrie, rhumatologie ou neurologie prennent toutes plus de 90 jours pour organiser une réunion, éduquer, décider des thérapies et trouver une solution aux symptômes.
Les souhaits de mort sont souvent éphémères, au plus fort en trois mois, ils se dissipent en 24 mois chez les patients atteints d’une maladie chronique. Nous ne devrions pas leur faciliter le suicide par l’entremise de l’AMM alors qu’avec les ressources appropriées, ils pourraient continuer de jouir d’une bonne vie.
Kristine Cowley a subi une lésion médullaire il y a 33 ans. Depuis sa blessure, elle a obtenu un doctorat, est devenue professeure et athlète paralympique en fauteuil roulant. Elle est mariée et a eu trois enfants, tous après l’accident. Que les validistes ici présents écoutent bien. Mme Cowley a dit qu’il lui a fallu des années après sa lésion médullaire pour se sentir bien le matin. Elle a dû vivre dans la communauté et s’intégrer pour se sentir guérie. Elle a dit que si quelqu’un lui avait suggéré l’AMM dans ses premières années, elle ne serait peut-être pas ici aujourd’hui.
La Dre Karen Ethans, physiatre de l’Université du Manitoba, a dit que de nombreux médecins qui travaillent dans des contextes de soins de courte durée ne comprennent pas la vie des personnes atteintes de lésions médullaires et que, bien souvent, ces médecins ont communiqué leurs préjugés au patient avant qu’elle n’intervienne. Elle a aussi dit que, au début, de nombreux patients sont suicidaires, mais qu’au bout de deux ans, ils jugent que leur qualité de vie est assez élevée, en fait, beaucoup plus élevée que celle de la population non handicapée. Selon elle, déclarer un patient admissible à l’aide médicale à mourir au cours des premières périodes, lorsqu’il est vulnérable, c’est ne pas comprendre la réalité médicale.
Comme je l’ai dit, mes patients sont handicapés et la plupart malades. Lorsqu’on est diminué, laissé sans soutien, aux prises avec la pauvreté, on comprend qu’on puisse être accablé. C’est une forme subtile de coercition que d’insinuer dans l’esprit d’un tel patient que vu son état, il serait mieux mort.
Spring Hawes, une dame qui a souffert d’une lésion médullaire pendant 15 ans, a déclaré publiquement :
En tant qu’handicapés, nous sommes conditionnés à nous considérer comme un fardeau. On nous apprend à nous excuser de notre existence et à être reconnaissants de la tolérance de ceux qui nous entourent. On nous fait souvent sentir que la vie d’un handicapé vaut moins que celle des non-handicapés. Se montrer agréable est pour nous une question de vie et de survie.
Le choix de mourir n’est pas un libre choix lorsque la vie dépend du respect des normes sociétales et de bons comportements, et malheureusement, le corps médical peut être complice de ce message. Dans l’histoire que j’ai racontée plus tôt au sujet des lésions médullaires, la Dre Karen Ethans disait que de nombreux médecins ont déjà inculqué cette idée de désespoir à des gens qui venaient de subir des blessures dans un accident de voiture ou autre.
Gabrielle Peters, une brillante écrivaine qui lutte contre la pauvreté depuis son handicap, a raconté que, alors que son mari venait de la quitter à cause de son handicap qui la clouait désormais au lit, une professionnelle de la santé était venue s’asseoir sur son lit et l’avait exhortée à envisager la mort. Au Comité de la justice, nous avons entendu des histoires semblables de la bouche de Roger Foley et de Taylor Hyatt.
Je termine en partageant les propos du Dr Thomas Fung. Sa population autochtone est aux prises avec les mêmes déterminants sociaux négatifs que les miens. Il a déclaré :
L’aide à mourir ne devrait être qu’une option de dernier recours uniquement, et non la voie de la moindre résistance pour les personnes vulnérables et défavorisées. Elle ne devrait être envisagée qu’à l’initiative du patient et qu’en dernier recours.
Je demande ces amendements au projet de loi. Merci.
La présidente : Merci beaucoup, docteure Coelho. Nous allons maintenant passer aux questions. Je prie les sénateurs d’indiquer à qui ils posent leur question, car il ne leur est pas permis de la poser à tous et je ne vais pas décider à leur place.
Deuxièmement, je vais devoir être extrêmement stricte. Nous avons très peu de temps. Trois minutes presque pour ce tour. Merci.
La sénatrice Petitclerc : Je tiens à remercier tout particulièrement ce groupe de témoins et Mme Frazee d’avoir vraiment fait valoir le besoin de soutien pour les personnes handicapées au Canada. Vous l’avez fait par le passé, et je vous remercie de le faire maintenant. Je sais que vous continuerez toujours de le faire. J’apprécie.
J’ai une question pour Mme Jacobs. Les arrêts Truchon et Gladu, vous causent des préoccupations, semble-t-il. Or, nous voici saisis du projet de loi C-7 qui nous amène à nous pencher sur ces deux mesures de protection.
J’aimerais savoir ce que vous en pensez exactement et ce que vous pensez de la nécessité pour les gens d’être informés, d’avoir cette conversation sur les services disponibles. Est-ce suffisant ou faut-il aller plus loin, selon vous? Comment amélioreriez-vous le projet de loi, si vous estimez qu’il doit être amélioré?
Mme Jacobs : Merci d’avoir posé ces questions. J’aborderai pour commencer le besoin d’information des intéressés. Cela recouvre la plupart des questions et préoccupations que j’ai et dont on m’a fait part.
Il est important que des mesures de soutien soient offertes, que les gens aient des conversations assez longues et très actives sur ce dont ils ont besoin et qu’il y ait une possibilité d’échanges. C’est ainsi, en gros, que j’aborderais ces questions. Merci.
La sénatrice Petitclerc : Merci. Me reste-t-il du temps, madame la présidente, ou préférez-vous que je revienne à la fin?
La présidente : Nous n’aurons pas de deuxième tour, faute de temps. Allez-y, rapidement.
La sénatrice Petitclerc : Madame Frazee, je vous ai entendue à maintes reprises, et vous avez été très claire dans votre déclaration préliminaire. Nous sommes saisis de ce projet de loi, et j’essaie de trouver un équilibre entre l’autonomie et l’autodétermination. Je m’efforce de penser à ceux dont vous parlez, mais aussi à Gladu et à Truchon. Comment pouvons-nous améliorer ce projet de loi? C’est là notre tâche.
Mme Frazee : Tout d’abord, merci d’avoir posé cette question. Je crains de ne pas avoir assez de temps pour répondre.
La présidente : Non, madame Frazee, prenez tout le temps dont vous avez besoin pour répondre. C’est très bien.
Mme Frazee : Je vous en sais gré.
Madame la sénatrice Petitclerc, j’apprécie votre position et je la respecte. Je sais que vous essayez de nous aider à en arriver à une espèce de compromis. Je comprends que ce projet de loi vous met dans une position difficile.
Il nous faut apprécier ce respect de l’autonomie à sa juste valeur. Bien qu’il s’agisse d’une valeur essentielle dans nos droits de la personne et nos relations humaines, elle ne prime pas toujours. Je crois et je pense, et nous sommes d’accord, qu’il y a des circonstances dans lesquelles, pour des raisons sociales impérieuses, nous passons outre à l’autonomie des autres, l’intervention face au suicide offrant l’exemple d’un cas, très important et fondamental, où nous pourrions décider qu’il y a une valeur plus élevée que nous devons également respecter.
J’ai dit et je répète qu’il nous faut prendre le temps d’aller au fond des choses vu le risque que renferme ce projet de loi pour l’égalité des personnes handicapées. Si j’ai bien compris l’analyse juridique que d’autres ont présentée, nous devrions simplement, pour ce faire, demander une autre prolongation au tribunal du Québec. Des questions fondamentales sont en jeu ici, sur la plupart desquelles vous et moi pouvons nous entendre, je crois. Prenons donc le temps qu’il nous faut. Merci.
La présidente : Merci beaucoup, madame Frazee.
[Français]
Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse au Dr Kirby. Si je comprends bien votre témoignage et votre mémoire, vous dites que l’exclusion des maladies mentales est discriminatoire et trop large. On peut évaluer au cas par cas la situation ou l’application des critères aux personnes atteintes de maladie mentale, mais on peut aussi ajouter des critères spécifiques de sauvegarde pour les situations où la personne est atteinte de maladie mentale uniquement, sans autre aspect physique de comorbidité. Premièrement, est-ce que je vous comprends bien? Deuxièmement, quelles seraient ces mesures de sauvegarde?
[Traduction]
Dr Kirby : Je vais devoir demander que cela soit traduit, malheureusement, et je me demande si quelqu’un pourrait le faire pour moi.
M. Palmer : J’aimerais rappeler aux témoins que si vous regardez votre Zoom, en bas à droite, il y a un bouton qui dit « interprétation », et vous pouvez choisir l’anglais, le français ou le parquet.
Dr Kirby : Merci. Malheureusement, je n’ai pas la question.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je vais donc répéter. Si je comprends bien votre mémoire et votre témoignage, vous trouvez que l’exclusion complète de la maladie mentale est discriminatoire, qu’il est possible de faire des évaluations au cas par cas pour appliquer les critères de l’aide médicale à mourir dans des cas de maladie mentale et qu’il est donc possible d’appliquer ces critères. Par contre, vous souhaiteriez qu’il y ait des mesures de sauvegarde supplémentaires dans les cas de maladie mentale uniquement, sans autre aspect physique de comorbidité ou de maladie de comorbidité. Ai-je bien compris votre témoignage et votre mémoire? Deuxièmement, quelles mesures de sauvegarde suggéreriez-vous pour les cas spécifiques liés à la maladie mentale?
[Traduction]
Dr Kirby : Merci beaucoup pour la question. J’ai mentionné dans mon exposé quelques-unes des mesures de protection que je recommande. Il faudrait pour commencer rendre obligatoire la participation d’un psychiatre indépendant à l’évaluation de l’aide médicale à mourir dans les cas où la principale souffrance a pour origine un problème psychiatrique.
La deuxième garantie, c’est que la personne qui fait l’évaluation, le psychiatre indépendant, aurait l’avis du fournisseur de soins de santé traitant, celui qui a fourni les soins au patient tout au long du traitement et qui le connaît très bien. C’est la deuxième.
La troisième garantie a trait à la justice sociale; je suggérerais, non seulement dans les cas où l’affection relève principalement de la santé mentale, mais aussi pour la santé physique — je l’étendrais à cela — qu’il y ait un coordonnateur de l’AMM, financé par l’État, doté d’une formation et de connaissances spécifiques en matière de soins de santé, mais aussi de réceptivité culturelle et d’appui non directif à la prise de décisions et la défense des droits, ce genre de choses.
La quatrième mesure de protection concernait les adolescents, en ce sens que je ne suis pas d’accord pour qu’un mineur mature ayant un problème de santé psychiatrique unique soit admissible à une évaluation de l’AMM avant qu’il ait l’âge légal, étant donné qu’il est encore en plein développement neuronal et qu’il est très tôt dans le cours d’une maladie psychiatrique à long terme. Je ne propose pas qu’une disposition relative aux mineurs matures soit appliquée à ceux qui souffrent profondément d’une maladie psychiatrique.
La dernière recommandation est que chaque administration sanitaire, comme une province et un territoire, se dote d’une commission semblable à l’AMM, comme au Québec, autrement dit d’une structure officielle chargée d’examiner toutes les occurrences de l’AMM pour en déterminer les circonstances sous-jacentes, les évaluer et en faire rapport. Le comité d’examen devrait, je pense, compter un psychiatre indépendant dans les cas où l’affection relève principalement d’un problème de santé mentale. Ce psychiatre, bien sûr, ne devrait pas être impliqué dans les cas particuliers examinés.
Voilà donc les cinq recommandations supplémentaires que je fais. Je me suis tenu à l’écart de choses qui bloqueraient l’accès à l’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes de troubles psychiatriques. Je n’ai pas dit qu’il devrait y avoir une évaluation multidisciplinaire ou un examen officiel par une commission ni rien de ce genre. Il s’agit simplement de s’assurer que la personne qui fait l’évaluation en ce qui a trait à la capacité, au discernement du patient et à tous les éléments d’un choix éclairé soit une personne hautement qualifiée pour le faire et qu’elle bénéficie de l’appui du fournisseur de soins de santé mentale en place.
La sénatrice Batters : Merci. J’aurais aimé avoir plus de temps parce que j’ai quelques questions, mais je vais d’abord donner la parole à la Dre Ramona Coelho.
Les patients vulnérables peuvent se sentir contraints de choisir le suicide assisté, disiez-vous. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet? Est-ce que le médecin ou l’infirmière praticienne risque vraiment d’exercer une forme subtile de coercition sur le patient en lui expliquant spontanément qu’il a le choix de demander l’AMM?
Vous avez dit qu’il faudrait selon vous apporter certains amendements. Lesquels proposeriez-vous pour réduire les préjudices causés à vos patients vulnérables?
Dre Coelho : Merci beaucoup pour la question. Permettez-moi d’abord de vous signaler que pour un récit de première main de qui a l’expérience directe de la coercition, vous avez les témoignages de Roger Foley et de Taylor Hyatt devant le comité de la Chambre.
Les gens avec qui je travaille pâtissent de multiples injustices, pauvreté, manque d’accès aux services, et n’ont pas de quoi payer leurs médicaments, contre la douleur entre autres. Ce groupe dont je m’occupe est moins en mesure de se défendre que d’autres. Ainsi, j’ai envoyé un jour un patient souffrant d’ostéomyélite à l’hôpital. Il était presque en état de choc. On lui a dit qu’il était gros, qu’il devait perdre du poids et prendre des stupéfiants. Message reçu. Il est rentré chez lui et a failli mourir. J’ai dû appeler une ambulance pour l’amener à l’hôpital.
Cela pour vous faire comprendre la mentalité de mes patients, leur docilité et leur respect sacro-saint de la parole du médecin.
J’ai un autre patient qui a perdu un membre par amputation. Il souffrait d’une ischémie sévère. Je l’envoie à l’hôpital où on lui dit de rentrer chez lui, qu’on l’appellera. Je l’appelle trois jours plus tard pour vérifier. Personne n’a appelé. J’appelle l’hôpital. Ils l’avaient oublié. Il n’est pas retourné et a perdu un membre. C’est le genre de patients vulnérables auxquels nous allons appliquer une loi sur la fin de vie. Il me semble raisonnable d’exiger à leur égard la plus grande clarté du projet de loi concernant le recours à l’AMM.
Je dois dire que dans ce rapport de confiance mutuelle quasi sacrée que nous avons, mes patients et moi, je ne leur offre que des choses qui sont bonnes. Ils croient vraiment en moi et me font confiance, et leur instruction ne va pas très loin. Si, lorsqu’ils sont si fragiles, je devais leur présenter l’AMM comme une des options à leur disposition — et j’ai vu comment ils interprètent ce que les autres médecins leur disent —, ils prendraient ça pour une directive, contrairement au patient autonome bien nanti qui peut y voir une prise de décision partagée. La suggestion s’ajoutant à leur fragilité, leur insécurité, peut les pousser à confirmer que, oui, ma vie ne vaut pas la peine d’être vécue. C’est très dangereux.
Je dois dire aussi que les témoignages de Catherine Frazee et Laverne Jacobs étaient très impressionnants. Vous avez raison, ce projet de loi est validiste et discriminatoire.
Toutefois, à propos d’amendements, la loi de Victoria, en Australie, spécifiquement axée sur les personnes en fin de vie, nous semble bien mieux rédigée que celle-ci concernant les mesures de protection. On peut y lire que c’est au patient de prendre l’initiative de la discussion. Il n’appartient pas au travailleur de la santé de le faire.
Le projet de loi ne précise pas non plus quand le délai de 90 jours commence à courir. Comment se fait-il que, quel que soit le pays, l’AMM apparaisse comme un dernier recours? Si les gens pouvaient continuer à vivre heureux, pourquoi leur offrirait-on l’aide médicale à mourir, n’est-ce pas? Le projet de loi n’est pas clair. Vous comptez que les gens se passent de mesures de protection. J’ai entendu mesdames les ministres Hajdu et Qualtrough dire que le projet de loi comporte ces problèmes, mais que nous avons un échéancier. Ce n’est pas acceptable lorsqu’il s’agit de Canadiens vulnérables. Ça crève le cœur d’entendre que l’échéancier prime sur la sécurité.
La présidente : Docteure Coehlo. Désolée, nous pourrions vous écouter toute la journée.
Dre Coelho : Je peux arrêter.
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse à la Dre Coelho.
Docteure Coelho, vous avez dit que la discussion doit s’engager à l’initiative du patient. Par conséquent, il faudrait préciser dans la loi que dans les discussions avec les médecins, les psychiatres, tous ceux qui ont une relation clinique, c’est le patient qui doit prendre l’initiative. Une fois l’initiative de la discussion prise par le patient, le médecin devrait-il être obligé d’y participer?
Dre Coelho : Tous les médecins doivent rester neutres et fournir des renseignements sur n’importe quel service, selon moi. Si un patient venait me voir et me demandait ce qu’est l’aide médicale à mourir, je ne ferais pas obstruction. Je lui donnerais l’information. J’essayerais sans doute de lui dire, comme j’y suis tenue, quelles sont les options encore à sa disposition, que nous pourrions essayer de lutter pour obtenir plus de soutien pour les personnes handicapées et que nous avons besoin de plus de préposés aux services de soutien à la personne. Il est important, je pense, de fournir l’information. Ai-je répondu à votre question?
Le sénateur Dalphond : Certains de vos collègues disent que cela va au-delà de leurs croyances religieuses ou de leur serment de médecin, qui est de lutter pour la vie.
Dre Coelho : Je peux préciser.
Le sénateur Dalphond : Par conséquent, ils ne devraient pas référer le patient à quelqu’un d’autre ou dire : voici le nom d’une personne qui pourrait vous aider. Ce que vous dites, c’est que vous devez avoir cette discussion avec le patient, mais certains s’opposent fermement à l’idée même de référer.
Dre Coelho : Il semble y avoir une certaine confusion au sein du comité. Je pense pouvoir apporter des éclaircissements, car j’ai beaucoup travaillé sur la liberté de conscience. Tous les groupes religieux qui ont réclamé le droit à la liberté de conscience — juifs, musulmans, chrétiens, hindous, sikhs — ont accepté l’idée de donner de l’information sur l’AMM et sur l’accès à l’AMM.
J’ai entendu un des sénateurs dire qu’il comprenait ce qu’on entend par « référer », mais ce n’est pas si évident, parce que la question revient constamment au comité, ce qui signifie qu’on comprend mal ici que même les objecteurs de conscience sont prêts à donner de l’information dans un système de soins de santé socialisé. Je peux vous remettre toute la documentation si vous voulez. Tous les groupes religieux ont signé des déclarations disant qu’ils sont prêts à donner de l’information à ce sujet, et à dire aux gens où aller pour obtenir plus d’information.
En Ontario, par exemple, on peut donner le numéro de Télésanté Ontario. Mais rediriger un patient, c’est autre chose. On fait cela quand on estime ne pas posséder la spécialité nécessaire pour faire ce qui est vraiment bon pour le patient. Alors, on le dirige vers un autre spécialiste qui, lui, saura donner les soins que l’on juge bons.
Nous n’allons pas référer à moins de juger que c’est bon pour nos patients. Par exemple, si un patient veut prendre des stupéfiants et qu’on a décelé de la cocaïne dans son urine, ce serait très mal de ma part de le référer à un autre médecin pour qu’il lui donne des stupéfiants. Il y a des conséquences éthiques au fait de référer. Il ne s’agit pas simplement de signer un bout de papier pour envoyer le dossier ailleurs. C’est pourquoi l’information et les systèmes en place dans la plupart des provinces fonctionnent très bien, comme en Colombie-Britannique, en Alberta et au Manitoba, qui ont un système solide. Ces provinces n’ont pas identifié les objecteurs de conscience comme un obstacle à l’aide médicale à mourir. C’est important dans une société pluraliste, que le système soit conçu de façon à respecter tout le monde. Je pense que c’est possible.
Le sénateur Dalphond : Merci.
Le sénateur Plett : La Dre Coelho vient de répondre à la question que j’avais sur la liberté de conscience. Merci beaucoup. Cela me permet de poser quelques questions à Mme Frazee et, si j’ai le temps, à Mme Jacobs aussi.
Merci, docteure Coelho, pour cette excellente réponse sur la protection de la liberté de conscience.
Madame Frazee, vous avez parlé des cas d’Archie Rolland et de Sean Tagert. Pourriez-vous, en quelques minutes, nous éclairer un peu sur les circonstances entourant ces cas et sur la leçon à en tirer dans l’étude de ce projet de loi?
Mme Frazee : Oui, certainement, sénateur. Je serai heureuse de le faire — en fait, pas heureuse, mais disposée à le faire.
Ce sont deux cas préoccupants, parmi tant d’autres, que nous avons cernés en vertu de la loi actuelle, et non d’une loi de portée radicalement élargie. Archie Rolland était atteint de la SLA, la maladie de Lou-Gehrig. Il se débrouillait, dans un établissement qui prenait bien soin de lui. Sa maladie était très avancée et nécessitait des soins très spécialisés. Contre son gré et sans son accord, il a été transféré, sans doute pour des raisons d’économie, dans un autre établissement où le personnel n’avait pas la formation nécessaire à son cas bien particulier. Pour lui, c’était grave : il se retrouvait sans aucun moyen de communiquer, de commander l’ordinateur qu’il utilisait pour correspondre et communiquer avec les gens, et pour appeler à l’aide lorsqu’il ne pouvait pas respirer. Sa vie est devenue — si je peux m’exprimer ainsi — un véritable enfer. Avec l’aide de sa mère, il a documenté toute la souffrance que lui causaient ces soins inadéquats, et réclamé les soins d’un personnel bien formé, comme ce qu’il avait avant. Il a attiré l’attention d’un journaliste de la Gazette de Montréal, qui a révélé son cas au grand jour, sinon nous n’aurions rien su de sa vie et de sa mort.
À la fin, Archie Rolland disait : « Ce n’est pas la SLA qui me tue. » C’était son combat pour obtenir de meilleurs soins, des soins décents. Il a donc choisi l’aide médicale à mourir. Dans notre système actuel de surveillance, il figure simplement comme quelqu’un qui a choisi l’aide médicale à mourir et qui était effectivement en fin de vie. Mais ce n’est pas ce qu’il voulait. Ce n’est pas ce qu’il a choisi.
Il en va de même pour Sean Tagert. Si j’ai le temps, je peux vous en parler brièvement. Il souffrait aussi de SLA. Il vivait avec sa famille dans sa maison merveilleusement équipée pour lui, où il partageait la garde de son fils de 12 ans, auquel il était dévoué. M. Tagert avait besoin de deux heures supplémentaires de soins à domicile par jour; il s’est battu de toutes ses forces jusqu’au jour où on lui a refusé les soins dont il avait besoin. On lui a dit qu’il devait aller dans un établissement et qu’il ne pouvait pas apporter avec lui toute la technologie qui avait été mise au point pour donner un sens et une valeur à sa vie. À quatre heures de l’endroit où vivait son fils, il ne pourrait plus le voir ou passer du temps avec lui jusqu’à la fin de sa vie.
Il a donc lui aussi choisi l’aide médicale à mourir, et c’est parce qu’il a porté son cas à l’attention du public que nous le savons. Autrement, nous n’en aurions aucune idée. Il serait juste une autre personne qui répondait à tous les critères et qu’on a aidée à mourir. Mais il a qualifié la décision de son autorité sanitaire locale — le refus des soins dont il avait besoin — de « condamnation à mort ». Il n’est pas mort de la SLA. Il est mort de notre négligence.
La leçon que nous en avons tirée, c’est que même en vertu de la loi actuelle, qui est trop restrictive aux yeux de certains et qui prévoit des mesures de protection très étendues, il y a des gens qui souffrent pour des raisons qui ne sont pas liées à leur handicap ou à leur maladie. Ils souffrent de la négligence sociale. Nous n’y prêtons même pas attention. Si nous élargissons la portée du régime — je pense que le comité doit le comprendre maintenant, avec tous les témoignages qu’il a entendus —, le problème ne fera qu’empirer.
Je suis désolée d’avoir pris autant de temps pour répondre.
Le sénateur Plett : Merci beaucoup, madame Frazee.
Je suis sûr que mon temps est écoulé, madame la présidente, alors je vais renoncer à poser mes questions à Mme Jacobs.
La présidente : Madame Frazee, vous n’avez pas à vous excuser. Vous n’avez pas idée à quel point nous vous sommes reconnaissants d’avoir pris le temps de nous parler et de faire notre éducation sur ce sujet. Nous apprécions vraiment tout ce que vous faites. Merci beaucoup.
La sénatrice Boyer : Je vous remercie tous d’être venus témoigner aujourd’hui.
Ma question s’adresse au Dr Kirby. Un problème dont le comité a entendu parler au cours de la semaine, c’est que des gens peuvent choisir l’aide médicale à mourir parce qu’ils ont l’impression qu’ils n’ont pas d’autre choix, à cause d’un manque d’accès à des soins de santé ou à des services de soutien suffisants. Nous l’avons encore entendu aujourd’hui. Pour remédier à cela, il a été recommandé que le Parlement alourdisse le fardeau de la preuve pour les médecins, de sorte qu’ils doivent non seulement informer, mais aussi faciliter l’accès à d’autres services.
Selon vous, qu’est-ce que cet amendement supposerait pour les médecins, et est-ce que ce serait un mécanisme de responsabilisation efficace pour s’assurer que les patients aient accès à d’autres traitements?
Dr Kirby : Je vous remercie de cette question très importante. À mon avis, que ce soit pour les troubles de santé physique ou de santé mentale, les déterminants sociaux de la santé pèsent lourdement dans la manière dont les gens sont traités et dont ils vivent leur maladie. Malheureusement, nous n’avons pas su modifier notre approche à l’égard des déterminants sociaux de la santé, et nous nous sommes plutôt contentés de traiter des maladies à la va-vite quand elles deviennent un problème grave et manifeste.
Malheureusement, je ne pense pas que nous puissions différer de légiférer sur l’aide médicale à mourir pour n’avoir pas réfléchi suffisamment aux déterminants sociaux de la santé. Et, bien sûr, je pense que cela s’appliquerait également aux services de santé physique et de santé mentale. Par exemple, les services de soins palliatifs intégrés laissent à désirer dans la plupart des régions du Canada, en particulier dans les régions rurales. Bien entendu, le financement des services de santé mentale est dérisoire par rapport au fardeau de la maladie mentale au Canada. Le financement est vraiment pitoyable, de l’ordre de 3 ou 4 % à 10 % selon la province ou l’administration considérée.
Le problème est de nature plus systémique. Je ne pense pas qu’on puisse demander aux médecins de forcer ou même d’encourager des patients à subir diverses interventions auxquelles ils ne veulent pas consentir. Je pense qu’avec le projet de loi C-14, entre autres, on s’est bien gardé de dire : « Eh bien, il faut que vous ayez tout essayé et que rien n’ait fonctionné avant d’être admissible à l’aide médicale à mourir. » Non, il suffit de renseigner le patient. Il faut lui dire ce qui est à sa disposition, ce qui est financé par l’État, et ainsi de suite, et le laisser choisir parmi les options disponibles.
Mais je pense que les médecins devraient collaborer avec les autres professionnels de la santé pour faciliter l’accès des patients à toute une gamme d’autres traitements, dans toute la mesure du possible, en sachant bien que s’il n’y a pas de services cliniques en santé mentale dans la collectivité, il n’y aura personne à qui adresser le patient. Je ne pense pas que nous devrions nous empêcher de légiférer sur l’aide médicale à mourir en raison d’un manque d’attention aux déterminants sociaux de la santé.
La sénatrice Boyer : Il n’y aurait donc pas d’amendement?
Dr Kirby : Pardon?
La sénatrice Boyer : Aucun amendement n’y changerait quoi que ce soit, c’est bien cela?
Dr Kirby : Si j’ai bien compris votre question, non, je ne pense pas qu’un amendement en particulier soit utile.
Je pense que la plupart des médecins qui traitent depuis longtemps des patients qui éprouvent une souffrance intense, une souffrance chronique, essaient très fort de leur faciliter l’accès à tout ce qui est possible.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à Mme Frazee. Madame Frazee, j’aimerais obtenir une précision. Je vous ai bien écoutée et j’ai bien entendu quand vous avez dit que les deux personnes, Roland et Taggart, sont décédées, selon vos paroles, suffering from social neglect. Quand vous dites que nous devrions demander une nouvelle prolongation de délai à la Cour supérieure pour discuter d’un certain nombre de choses, est-ce que je comprends bien que vous êtes d’accord pour dire que les personnes qui ont un handicap et qui estiment que leurs souffrances sont absolument intolérables doivent pouvoir recourir à l’aide médicale à mourir?
[Traduction]
Mme Frazee : Je vous remercie de la question. Ma position serait d’appuyer la loi actuelle, le projet de loi C-14, avant tout amendement, qui dit que les personnes qui approchent de la fin de leur vie naturelle, qu’elles soient riches ou pauvres, âgées ou jeunes, quelle que soit leur race, quelles que soient leurs croyances, auraient le choix de demander l’aide médicale à mourir si elles ne voulaient pas continuer à vivre jusqu’à leur mort naturelle.
Ce que je voulais dire — et je ne me suis peut-être pas rendue au bout — au sujet des affaires Rolland et Tagert, c’est que leur vie était d’une grande valeur pour eux, et que par notre incapacité à répondre à leurs besoins, nous avons envoyé le message qu’elle valait moins pour le pays ou pour leur province, ou pour quiconque avait la responsabilité de leur donner les moyens de vivre dans la dignité.
On enlève ce principe et on regarde ce que propose le projet de loi C-7, et c’est là que j’ai une objection absolument fondamentale. Je crois que ce mépris, cette dépréciation de la vie des personnes qui vivent avec un handicap, est au cœur même du projet de loi C-7.
Pour revenir à d’autres questions qui ont été discutées ici, laisser entendre qu’un amendement peut en quelque sorte nous prémunir contre ce que nous faisons à des gens que nous avons déjà mis en marge de la société — une mesure de sauvegarde pour contrer le message qui dit que nous ne pouvons rien faire, que nous ne ferons rien pour renforcer votre résilience si vous avez un handicap ou une maladie incapacitante, que votre souffrance est telle que, comme l’a dit un autre témoin, c’est sans espoir... souligner que nous accordons de la valeur à votre vie et aux contributions qu’elle nous apporte, voilà ce qu’il faut faire. C’est ce que la cour n’a pas fait dans l’affaire Truchon, et c’est ce qui sous-tend le projet de loi C-7 et que nous devons corriger avant d’aller plus loin.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Je vous remercie de cette réponse. Puis-je vous demander si, dans l’hypothèse où M. Roland avait réussi...
La présidente : Sénatrice Dupuis, vous n’avez plus de temps. Je suis désolée.
[Traduction]
Chers témoins, je vous écoute tous les quatre avec beaucoup d’émotion. Vous avez enrichi notre expérience et nous avez beaucoup appris. Je vous remercie chaleureusement de vos témoignages. Madame Jacobs, docteure Coelho, docteur Kirby et madame Frazee, merci beaucoup d’avoir pris le temps de nous rencontrer et de nous avoir présenté des exposés aussi percutants. Vous nous avez aussi remis des mémoires, et je peux vous assurer que nous les lirons très attentivement. Merci beaucoup.
Je remercie nos trois témoins suivants de leur présence. Il est vraiment important que le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles vous entende dans le cadre de l’étude de ce projet de loi. Bienvenue.
Je vous demanderais de bien vouloir vous en tenir à cinq minutes par exposé. Nous accueillons M. Stéphane Beaulac, professeur à l’Université de Montréal, Mme Isabel Grant, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique, et M. Geoffrey Kelley, ancien député à l’Assemblée nationale du Québec.
Nous commençons par M. Beaulac.
[Français]
Stéphane Beaulac, professeur, Université de Montréal, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de vous adresser la parole. Durant les cinq minutes qui me sont imparties, j’aimerais soulever deux points. Premièrement, laissez-moi vous dire qu’il y a un problème majeur et fondamental avec la décision de la juge Baudouin dans l’affaire Truchon. Par conséquent, juridiquement et constitutionnellement parlant, la prémisse de base du projet de loi C-7 est, sans aucun doute, assez faible et problématique.
L’erreur en première instance n’a pas été commise au chapitre des articles 7 ou 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce qui a fait défaut, c’est le manque de déférence du pouvoir judiciaire à l’égard des choix législatifs du Parlement, ceux qui ont été faits en 2016 avec le projet de loi C-14 à la suite de l’arrêt Carter. Cette légalisation de l’aide médicale à mourir, avec ses critères et ses conditions, s’est faite après une étude approfondie et méticuleuse par le législateur. Le législateur a non seulement les meilleures ressources pour le faire, plus que la Cour supérieure, mais elle possède également le mandat constitutionnel d’adopter et de réformer les lois au Canada. La même remarque s’applique a fortiori au Québec avec la Loi concernant les soins de fin de vie, qui a été adoptée en 2015 après plus de six ans d’étude et de consultations. Pour le dire sans détour et sans langue de bois — je suis professeur après tout —, comment peut-on justifier que la Cour supérieure du Québec, dans sa décision, même si elle ne compte que quelque 175 pages, se soit substituée ainsi aux choix législatifs qui ont été faits seulement quelques années auparavant? Je ne suis pas un défenseur de l’idée biscornue du « gouvernement des juges » ou autres théories du complot judiciaire; je vais laisser cela aux chroniqueurs démagogues que l’on connaît. Cependant, en termes juridiques, en matière de jurisprudence, en fait, je suggérerais simplement que l’arrêt Mills de 1999 et la fameuse métaphore du dialogue ont été mal appliqués par la juge Baudouin, de la Cour supérieure du Québec, dans le jugement Truchon. Je le dis avec tous les égards.
En l’espèce, il s’agit clairement d’une situation qui exige de trouver un point d’équilibre en ce qui concerne des intérêts et des valeurs sociétales contradictoires, ce que le projet de loi C-7 mentionne dans son préambule. Ce type de problème social complexe — d’autant que projet de loi C-14 a été adopté il y a moins de cinq ans, soit en 2016 — était la réponse à l’arrêt Carter, comme on le sait. Ce contexte commande un haut niveau de déférence judiciaire. Bref, mon premier point, un argument institutionnel, est lié à la métaphore du dialogue et suggère que le jugement Truchon est erroné, ce qui — et c’est ce qui nous intéresse — pervertit la prémisse de base du projet de loi C-7.
J’aborde maintenant mon deuxième point. Le projet de loi C-7 pourrait ne pas être adopté si le Sénat du Canada impose son veto législatif, ce qu’il est en droit de faire. En fait, la conséquence, à mon avis, serait très positive en ce qui concerne le droit canadien. Cette affirmation peut surprendre, mais laissez-moi vous donner des explications. D’aucuns suggèrent qu’il y aurait alors un vide juridique, parce que la suspension de la déclaration d’inconstitutionnalité prendrait fin, ce qui rendrait donc inopérantes les dispositions du Code criminel qui imposent le critère de la mort raisonnablement prévisible. À cet égard, il faut retenir deux points importants. Premièrement, des vides juridiques, il y en a toujours eu en droit canadien et, si je peux me permettre, la Terre n’a jamais arrêté de tourner. Ce n’est pas la fin du monde. On pense à l’arrêt Morgentaler, qui a créé — entre guillemets — un vide juridique pour ce qui est de l’avortement au Canada.
Deuxièmement, le jugement Truchon et sa non-application, qui seraient opposables à l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible, seraient — faisons la part des choses — limités à la juridiction du Québec. Pour le reste du Canada, l’intégrité du schème législatif du Code criminel canadien serait maintenue. Certes, cela créerait une certaine asymétrie. Je serai clair, ce ne sera pas la première ni la dernière fois qu’une loi ou une norme juridique et fédérale est déclarée inconstitutionnelle dans une province et qu’elle continue de s’appliquer dans une ou plusieurs autres provinces. Pensons notamment — et il n’y a pas si longtemps — à la légalisation du mariage pour les personnes de même sexe au début des années 2000. J’y reviendrai au besoin lors de la discussion. Permettez-moi de dire que cela peut être une excellente chose d’avoir des moments où il y a une asymétrie qui découle de différentes décisions judiciaires provinciales qui varient d’une province à l’autre. Dans le dossier du mariage gai, cela a permis de tirer profit de plusieurs réflexions judiciaires sur la base d’arguments préparés par des douzaines d’éminents avocats et avocates, qui ont fouillé et documenté les enjeux, qui ont suggéré des façons de mettre en équilibre les intérêts et les valeurs en présence. Le point culminant, comme on le sait, est la décision de la Cour suprême dans le renvoi sur les questions liées au mariage gai en 2004.
Pour revenir à notre dossier, le projet de loi C-7 n’a pour origine qu’une petite décision d’un tribunal inférieur du Québec. Bref, si je peux me permettre, le fruit n’est pas mûr, pour reprendre une expression que les politiciens aiment parfois utiliser. Le gouvernement Trudeau, peut-être pour des raisons politiques, voire électoralistes, semble avoir été pressé dans le présent dossier.
Mon cri du cœur est le suivant : laissons les tribunaux, de nombreux tribunaux peut-être, faire leur travail. On pourra revenir plus tard avec un projet de réforme de l’aide médicale à mourir qui sera vraisemblablement mieux ficelé. Il y a une dernière preuve de la précipitation dans le présent dossier, et c’est le débat sur l’exception liée à la maladie mentale pour formuler une demande d’aide médicale à mourir, qui a provoqué de nombreuses discussions. Je n’ai pas le temps d’apporter des précisions sur cet aspect, mais j’y reviendrai.
La présidente : Je vous remercie, monsieur Beaulac.
[Traduction]
Nous passons maintenant à Mme Grant.
Isabel Grant, professeure, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de vous parler aujourd’hui du projet de loi C-7.
J’enseigne le droit à l’Université de la Colombie-Britannique et je suis spécialiste en droit criminel et en droit de la santé mentale. J’ai aussi donné des cours sur la Charte canadienne des droits et libertés.
Je suis ici aujourd’hui pour vous dire que le projet de loi C-7, dans sa forme actuelle, peut être contesté en vertu de l’article 15 de la Charte, au motif qu’il nie le principe d’une protection égale envers les personnes qui vivent avec des déficiences. La disposition du Code criminel sur la prévisibilité raisonnable de la mort naturelle est une mesure de protection extrêmement importante qui empêche les personnes qui ne sont pas mourantes de choisir la mort parce que nous, en tant que société, n’avons pas su leur offrir une vie digne et enrichissante.
Lorsque le projet de loi C-14 a été présenté, le gouvernement reconnaissait pleinement qu’il s’agissait d’une mesure de protection fondamentale. Selon son document d’information, le fait de permettre l’aide médicale à mourir dans des circonstances où une personne n’approche pas de la mort naturelle pourrait être vu comme une atteinte aux efforts de prévention du suicide et comme une normalisation de la mort pour résoudre de nombreuses formes de souffrance.
La semaine dernière, la Cour suprême du Canada a rendu une décision importante au sujet de l’article 15. Elle a dit que l’article 15 :
[...] exprime un engagement à reconnaître, par la loi, la valeur égale essentielle et inaliénable de toutes les personnes [...]
La Cour suprême a aussi dit :
À la base, l’art. 15 résulte d’une prise de conscience que certains groupes ont depuis longtemps été victimes de discrimination, et qu’il faut mettre fin à la perpétuation de cette discrimination.
Maintenant, un tribunal qui aborde l’article 15 fait son analyse en deux étapes. La première question est la suivante : cette loi établit-elle une distinction en fonction d’un motif énuméré ou analogue à un motif énuméré à l’article 15? Il ne fait aucun doute que le projet de loi C-7 établit une distinction pour un sous-ensemble de personnes atteintes de déficiences. Les tribunaux ont établi très clairement que la discrimination exercée à l’endroit ne serait-ce que d’un sous-ensemble d’un groupe pour un motif énuméré à l’article 15 constitue une violation de celui-ci. C’est ce qui ressort clairement de la décision Eldridge et de celle rendue dans l’affaire Fraser le mois dernier.
L’étape suivante de l’analyse consiste à se demander si cette distinction ou ce choix est discriminatoire. Il s’agit de savoir si la loi en cause a pour effet « de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer [le] désavantage [...] », y compris le désavantage historique.
Ce que je vous dis aujourd’hui, c’est qu’isoler la souffrance associée à un handicap en disant qu’elle est d’une qualité et d’un genre différents des autres types de souffrance relève d’un stéréotype capacitiste selon lequel un handicap important est tout simplement pire que la mort. Renoncer aux efforts de prévention du suicide auprès des personnes qui ont un handicap, cela revient à dire que leur vie est moins importante.
Il est vrai que l’aide médicale à mourir n’est accordée qu’aux personnes qui la choisissent. Cependant, la décision rendue dans l’affaire Fraser indique clairement que le fait de choisir une option qui est discriminatoire ne signifie pas qu’elle ne l’est pas. À nouveau, voici ce qu’on peut y lire :
La Cour a toujours conclu qu’une différence de traitement pouvait être discriminatoire même si elle est fondée sur des choix faits par l’individu ou le groupe touché.
C’est particulièrement le cas — et c’est très important pour le projet de loi C-7 — lorsque ces choix sont limités par le genre d’inégalités systémiques dont vous avez entendu parler toute la semaine.
Je cite encore une fois l’arrêt Fraser :
Contrairement à l’égalité formelle, qui suppose une personne « autonome, agissant dans son propre intérêt et décidant par elle-même », l’égalité réelle tient compte non seulement des choix qui s’offrent à la personne, mais également du « contexte socioéconomique dans lequel il[s] s’inscri[vent]. »
Vous avez probablement beaucoup entendu parler de l’affaire Truchon cette semaine, et vous vous demandez : « Mais qu’en est-il de cette décision? »
Moi qui ai enseigné le droit pénal pendant plus de trois décennies, je peux vous dire qu’il est sans précédent de voir le gouvernement chercher à modifier le Code criminel après qu’une décision de première instance a invalidé une loi dans une province. Comme le disait le témoin précédent, cela n’arrive tout simplement pas. L’arrêt Truchon ne lie pas les autres tribunaux de première instance du Québec. Seule la Cour d’appel du Québec peut lier tous les tribunaux de la province et, surtout, aucun tribunal d’une autre juridiction au Canada n’est lié par l’arrêt Truchon.
Le gouvernement a choisi de ne pas en appeler de cette décision, mais il existe encore des options. J’aimerais brièvement vous en suggérer quelques-unes.
La plus simple serait peut-être de retourner devant les tribunaux du Québec et de demander une autre prolongation. Le gouvernement l’a déjà fait, et plus d’une fois. Les Canadiens s’attendent à ce que le Sénat soit un lieu de mûre réflexion, alors je vous exhorte à prendre le temps qu’il faut pour remplir ce rôle important, surtout qu’on parle ici de la vie et de la mort d’un groupe protégé par la Charte au Canada.
La deuxième option, celle que je préfère, serait de laisser expirer le délai de suspension de la déclaration d’inconstitutionnalité. Cela créerait sans doute un peu d’incertitude au Québec, car les médecins pourraient craindre qu’une seule décision de première instance ne puisse les protéger suffisamment contre une responsabilité criminelle de suicide assisté. Des médecins et des associations de personnes handicapées du Québec pourraient demander conseil aux tribunaux du Québec. Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que l’arbitre ultime des droits constitutionnels dans ce pays est la Cour suprême du Canada, et non pas un juge dans une province. Ne pas laisser à la Cour suprême le soin de trancher mine complètement notre système fédéral au Canada.
Et...
La présidente : Merci, madame Grant. Nous allons maintenant entendre M. Kelley.
[Français]
Geoffrey Kelley, ancien député de l’Assemblée nationale du Québec, à titre personnel : Les questions entourant la fin de vie sont complexes et passionnantes. En qualité de député à l’Assemblée nationale du Québec, j’ai eu le privilège de présider la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité pendant les audiences publiques qui se sont déroulées entre 2009 et 2011. C’était l’expérience la plus riche de ma carrière de parlementaire.
Nous avons organisé nos travaux dans un esprit non partisan, et j’ai pu compter sur la collaboration de ma collègue Véronique Hivon, vice-présidente de la commission et députée du Parti québécois. Nous avons tenu des audiences dans huit villes québécoises et nous avons entendu des experts du domaine médical, juridique et éthique. Il y a eu des témoignages d’organisations de la société civile, d’ordres professionnels et de représentants religieux. Cependant, la plupart des témoins étaient de simples citoyens qui voulaient partager leurs expériences avec la mort d’un proche, et parler des services que notre système de santé avait livrés. Nos séances se sont terminées avec une période à micro ouvert et les personnes dans la salle pouvaient partager leur expérience. Au total, plus de 300 personnes ont témoigné devant la commission.
À la suite de cette expérience, je veux partager quelques constats avec les membres du comité.
Premièrement, au moment de nos délibérations à la suite des audiences publiques, les députés étaient déjà conscients qu’on ne peut pas tout régler en adoptant une loi. Déjà, la décision d’ouvrir l’accès à l’aide médicale à mourir a soulevé une controverse. Donc, les parlementaires ont ciblé les cas concernant les adultes aptes à donner un consentement libre et éclairé, qui étaient en phase terminale, conformément à un processus assez rigoureux pour bien protéger les personnes vulnérables. Les débats autour des personnes incapables de donner un consentement, les directives anticipées, le cas des mineurs et les cas liés à la santé mentale n’étaient pas concluants à ce moment-là.
Deuxièmement, grâce à cette approche, les gouvernements et les réseaux de la santé ont graduellement instauré des procédures pour donner suite à l’intention des législateurs. Comme on dit en anglais, the sky did not fall in, contrairement à ce qu’avaient prévu certaines personnes.
Troisièmement, malgré la directive de la juge Baudouin exigeant de réagir rapidement, les prochaines étapes doivent être envisagées avec patience, afin de former les professionnels qui vont travailler avec les nouvelles consignes et de bien informer la population sur les aménagements proposés. Le projet de loi C-7 propose un nouvel équilibre entre l’accès à l’aide médicale à mourir et la protection des personnes vulnérables. Il faut prendre le temps de sensibiliser les patients et leur famille aux amendements proposés.
Quatrièmement, à plusieurs reprises pendant les audiences publiques, les associations qui travaillent dans le domaine de la prévention du suicide nous ont mis en garde contre l’effet de notre projet de loi sur les efforts des gouvernements et des organismes communautaires en vue de prévenir le suicide. Les expressions comme « suicide assisté » sèment la confusion, selon eux. On a constaté la même inquiétude dans les témoignages récents qui ont été présentés par des représentants autochtones.
Cinquièmement, ce débat va continuer sur les questions qui restent en suspens, notamment en ce qui concerne le lien entre les maladies mentales et la souffrance, les directives anticipées et les mineurs. Le Conseil des académies canadiennes a produit un rapport sur ces questions. Il faut s’assurer que la réflexion continuera après l’adoption du projet de loi C-7, le cas échéant. Il faut nécessairement impliquer les citoyens et les citoyennes dans cette démarche, car l’aide médicale à mourir n’est pas uniquement une affaire juridique. Nous avons trouvé beaucoup de sagesse dans la population et entendu plusieurs histoires de fin de vie où les services disponibles ne répondaient pas aux besoins des patients et de leur famille. Je suis heureux de voir dans le projet de loi une référence aux services comme les soins palliatifs, mais il n’y a toujours pas d’accès universel à ces services. En ce qui a trait à l’accès aux services psychologiques, les listes d’attente sont longues et inacceptables. Ce projet de loi est un pas en avant, mais ce débat important va se poursuivre, et les lacunes dans les services disponibles doivent être priorisées.
Sixièmement, en attendant le débat sur les directives anticipées, les expériences liées à la renonciation au consentement final pourront nous guider à l’avenir. Les réseaux de la santé devront préciser des balises pour les patients qui donnent un consentement, en sachant que leur maladie risque de les empêcher de le faire devant une mort prévisible. Ce n’est pas l’accès élargi préconisé par certaines personnes, mais les balises développées seront utiles dans une éventuelle réflexion sur les directives anticipées, notamment dans des cas de démence comme la maladie d’Alzheimer.
En conclusion, le projet de loi C-7 s’inscrit dans une approche prudente sur la question de l’aide médicale à mourir. Il corrigera certaines situations expérimentées depuis l’adoption de la loi 52 par l’Assemblée nationale en 2014 et du projet de loi C-14. Le projet de loi tente de trouver un équilibre entre le droit réclamé par certains de contrôler leur destin et la protection nécessaire des personnes vulnérables et des personnes qui vivent avec un handicap. La recherche de cet équilibre sera toujours en évolution, mais les deux clés du succès demeurent le maintien d’un climat non partisan et respectueux des opinions des autres, et l’implication populaire dans les délibérations. La mort est notre destin commun. Elle touchera toutes les familles canadiennes, à un moment ou à un autre. On a tout intérêt à écouter la population et à prévoir les services nécessaires avant la mort et pour le deuil qui suit.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Kelley.
[Traduction]
Chers collègues, nous allons passer aux questions. Vous avez trois minutes. Veuillez préciser à qui vos questions s’adressent.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : J’ai une question pour M. Beaulac. Vous dites qu’un vide juridique n’est pas trop grave. Je ne peux pas m’empêcher de penser que oui, l’aide médicale à mourir, c’est légal, on le sait, mais c’est aussi moral, médical et humain. C’est à ce sujet que j’aimerais vous entendre, car, selon les paroles du ministre, c’est cette dimension humaine qui fait que le Canada n’a pas fait appel de la décision Truchon. Je voulais revenir là-dessus pour vous demander votre avis, mais c’est vrai que le projet de loi C-7 offrira la possibilité aux Canadiens de bénéficier de l’accès à l’aide médicale à mourir quand la mort n’est pas raisonnablement prévisible. C’est ce que les Québécois peuvent faire maintenant en faisant une demande. On sait qu’il y a déjà 11 individus qui se sont prévalus de cette possibilité et 2 qui n’ont pas encore été entendus. Quelle est votre position en ce qui a trait à la dimension humaine de tout cela?
M. Beaulac : Je vous remercie de la question, madame la sénatrice. Je ne suis malheureusement qu’un juriste, par ailleurs humain, et je porte les chapeaux de constitutionnaliste et de professeur de droit.
Comprenons-nous bien. Le vide juridique, ce n’est pas la fin du monde, mais ce n’est pas génial non plus. Ce vide se heurte à des valeurs associées à la primauté du droit, qui représente une partie intégrante de la bonne gouvernance. Autrement dit, il est néfaste pour la prévisibilité et pour la certitude juridique.
Pour ce que je tentais de faire valoir, de deux choses l’une. Premièrement, ce ne serait pas sans précédent, car il existe d’autres enjeux très difficiles qui sont liés à des questions éminemment morales, comme l’avortement. Au cours des années 1980 et 1990, ces questions ont fait l’objet d’une contestation constitutionnelle et ont été déclarées inopérantes conformément aux dispositions du Code criminel.
On se souviendra peut-être que le gouvernement Mulroney avait essayé de réformer le Code criminel et, finalement, ces efforts n’avaient pas abouti. À vrai dire, depuis les 32 dernières années, il y a un vide juridique en matière d’avortement. Cela ne signifie pas que l’avortement n’est pas réglementé par les lois provinciales qui concernent le droit à la santé, mais le Code criminel canadien s’est retiré des questions qui concernent l’avortement, et ce, depuis plus de 30 ans.
Pour faire un parallèle, je vous dirais qu’on peut certainement vivre avec un vide juridique sur la question de savoir si l’on devrait maintenir le critère de la mort naturelle raisonnablement prévisible. Deuxièmement, comme je le soulignais à grands traits — et ma collègue de la Colombie-Britannique abonde dans le même sens —, cela ne concerne que le Québec.
D’ailleurs, j’ai tracé un autre parallèle avec la situation du mariage gai. Au Canada, on a coupé court au bénéfice potentiel d’avoir une panoplie de décisions qui pourraient vous aider, vous, législateurs, à jauger les tenants et aboutissants et à mettre en équilibre tous ces intérêts et ces valeurs, dont plusieurs sont contradictoires, pour avoir un meilleur produit final en fin de compte.
Autrement dit, si le projet de loi C-7 meurt... Pardonnez-moi le mauvais jeu de mots. Si le projet de loi n’aboutit pas, on pourra sûrement revenir à la charge et l’étudier de nouveau, que ce soit en Ontario, en Colombie-Britannique ou ailleurs, devant des instances judiciaires canadiennes, pour étoffer cette réflexion que l’on fait au sein des différents pouvoirs publics au Canada, tant pour le pouvoir judiciaire que pour le pouvoir législatif.
Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse au professeur Beaulac. Si je comprends bien, vous dites qu’il y a sûrement d’autres causes dans le reste du Canada qui contestent différents éléments de la constitutionnalité du projet de loi C-14.
Laissons-les fleurir ou laissons-les monter, peut-être jusqu’à la Cour suprême, pour déterminer si le projet de loi C-14 est vraiment inconstitutionnel. S’il l’est, déterminons à quels chapitres, pour être en mesure de reprendre notre réflexion et faire l’exercice qui était prévu dans le projet de loi C-14, c’est-à-dire le comité qui doit se réunir en 2021 pour étudier la question des directives anticipées, l’exclusion de la maladie mentale et le cas des jeunes de moins de 18 ans. On pourra faire tout cela dans un endroit plus calme, plus serein, en prenant plus de temps, et cela nous permettra de prendre des décisions plus réfléchies.
Je comprends aussi que le projet de loi C-7, s’il est adopté sans amendements, sera de toute façon contesté, notamment sur la question de l’exclusion de la maladie mentale.
M. Beaulac : Je vous remercie de la question, monsieur le sénateur. Pour ce qui est du premier point que vous avez soulevé, j’abonde dans le sens que vous avez...
[Traduction]
Le sénateur Plett : Madame la présidente, puis-je intervenir un instant? Je suis sincèrement désolé de cette interruption. Normalement, lorsque les gens parlent une langue et qu’elle est traduite, la langue dans laquelle ils s’expriment est très assourdie. Le sénateur Carignan vient de parler en français et je ne l’entendais pas. Je n’entendais que l’interprète, ce qui me permettait de bien écouter. Par contre, lorsque M. Beaulac parle, sa voix résonne très clairement en français et c’est celle de l’interprète qui est assourdie, alors je n’ai aucun moyen — je sais bien que je suis plus vieux que la plupart des participants à cette vidéoconférence — de savoir de quoi parle M. Beaulac. Est-ce qu’il y a un problème dans la cabine d’interprétation? Si c’est le cas, j’aimerais qu’on le corrige d’une façon ou d’une autre. C’était bien quand les sénateurs Petitclerc et Carignan ont parlé, mais ça ne va plus quand les témoins parlent.
La présidente : Vous n’êtes pas le seul, sénateur. C’est la même chose pour plusieurs d’entre nous. Le greffier pourrait-il s’enquérir du problème, s’il vous plaît?
Le greffier : Oui.
[Français]
M. Beaulac : Brièvement, sur le premier point, j’abonde dans le même sens que le sénateur. À la base, on a une décision d’un tribunal inférieur — je ne veux pas diminuer le sérieux que l’on accorde à ces enjeux et à la décision magistrale de la juge Beaudoin. Je soulignais plus tôt que, dans notre système, quand vient le temps d’évaluer et d’étudier des problèmes complexes comme celui de l’aide médicale à mourir, les meilleures ressources ne se trouvent pas dans le domaine judiciaire. Dans plusieurs contextes, quand vient le temps de vérifier la légalité et la constitutionnalité, le rôle de chien de garde du pouvoir judiciaire est d’intervenir, de casser des jugements et de déclarer des dispositions inopérantes pour les renvoyer dans la cour, si je puis dire, du législateur. Or, c’est ce qui est arrivé avec la décision Carter. Il y a eu ensuite cet exercice méticuleux d’étude et de mise en équilibre des différents intérêts en présence, puis il y a eu le projet de loi C-14.
Quelques années plus tard, ces dispositions sont contestées, et nous avons le jugement Truchon. Ce que j’essaie de faire passer comme message, c’est qu’il n’y a pas péril en la demeure. On pourrait très bien laisser expirer le délai de suspension d’inconstitutionnalité. Ainsi, la loi serait inapplicable au Québec, mais continuerait de s’appliquer intégralement dans le reste du Canada. D’autres affaires qui sont suspendues à cause du projet de loi C-7 seraient reprises et feraient l’objet d’un débat judiciaire, de décisions, de jugements et, éventuellement, pourraient être renvoyées au plus haut tribunal du pays, ce que, si j’ai bien compris ma collègue de la Colombie-Britannique, on souhaite ailleurs au pays.
Deuxièmement, à mon humble avis, la précipitation du gouvernement Trudeau dans le présent dossier se reflète également dans cette disposition qui exclut nommément la maladie mentale comme possibilité pour formuler une demande d’aide médicale à mourir. On mentionne même, dans le préambule du projet de loi C-7, qu’on a besoin de faire plus de consultations. Si je pouvais me permettre de faire une suggestion, ce serait qu’on efface les consultations pendant que les poursuites continuent ailleurs au pays, et, à terme, nous pourrons tenir un débat. Si l’on confirme la décision Truchon ailleurs au pays, on tiendra un débat au Parlement du Canada pour lequel on aura alors toute l’information nécessaire pour en arriver une fois pour toutes à une solution durable.
[Traduction]
Le sénateur Campbell : Je vais passer mon tour. J’ai trouvé ma réponse dans les notes du témoin. Merci.
La sénatrice Batters : Ma question s’adresse à Mme Isabel Grant.
Merci beaucoup de votre présence aujourd’hui et de votre importante analyse de la Charte, où vous nous faites part de votre avis que le projet de loi C-7 viole l’article 15 de la Charte, car il est discriminatoire envers les personnes qui vivent avec un handicap. Étant donné que je dispose de peu de temps aujourd’hui, j’aimerais aborder un autre point.
Compte tenu de votre savoir approfondi en matière juridique et constitutionnelle, pourriez-vous nous expliquer pourquoi, à votre avis, la disposition du projet de loi C-7 qui exclut la maladie mentale comme seule condition médicale invoquée pour obtenir l’aide à mourir n’est ni discriminatoire ni inconstitutionnelle? Merci.
Mme Grant : J’ai perdu le son. Je n’ai pas entendu la question de la sénatrice Batters. Quelqu’un peut-il répéter la question?
Le sénateur Cotter : Voulez-vous que je pose la question?
C’est Brent Cotter. La question était de savoir si vous pouviez expliquer ou dire pourquoi, à votre avis, l’exclusion de la maladie mentale comme seule condition invoquée est constitutionnelle?
Mme Grant : Je pense que je vois les choses un peu différemment de certaines personnes. Je ne pense pas que le projet de loi cible les personnes atteintes de maladie mentale. Je pense, au contraire, que ce groupe de Canadiens est traité de la même façon que les autres qui n’ont accès à l’aide médicale à mourir que lorsqu’ils sont en fin de vie. En fait, ce sont d’autres personnes atteintes de déficiences qui sont ciblées par le projet de loi C-7.
Le fait de préciser que les personnes atteintes de maladie mentale ne sont pas admissibles à l’aide médicale à mourir pour cette seule raison constitue en fait une protection et une sauvegarde offertes aussi à d’autres Canadiens qui souffrent de façon intolérable. Ce sont d’autres personnes atteintes de déficiences qui sont ciblées par ce projet de loi.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup.
Merci, monsieur l’ex-doyen Cotter.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse au professeur Beaulac. La situation ici est assez particulière. Il n’y a pas eu d’appel interjeté par le gouvernement fédéral ni par le procureur général du Québec. On a deux Parlements qui ont choisi d’accepter la décision de la Cour supérieure, et qui, par la suite, agissent en conséquence. Cela devient donc un choix politique, et non plus une affaire juridique.
Dans ce contexte, est-ce que la solution juridique est la meilleure solution? Devrait-on laisser les autres provinces examiner cela et suspendre la question à l’échelle fédérale? Est-ce que la meilleure solution ne serait pas plutôt de demander au gouvernement fédéral de renvoyer le projet de loi C-7 directement à la Cour suprême avant son adoption? Ou alors après son adoption, mais avant qu’il entre en vigueur, pour obtenir l’avis de la Cour suprême? Entre-temps, évidemment, celle-ci peut suspendre l’application du jugement de la Cour supérieure.
N’aurait-on pas un débat plus orchestré que si on laisse passer diverses contestations à travers le pays, si on laisse plein de gens s’organiser et dépenser beaucoup d’énergie et d’efforts pour aller devant la Cour suprême dans quelques années?
M. Beaulac : Oui. Je vous remercie de la question, monsieur le sénateur.
Ma première réaction serait peut-être de rappeler que laisser courir le dossier devant les tribunaux des provinces n’est pas seulement négatif. À mon avis, cela enrichirait grandement le débat de recourir à des recherches plus étoffées, à des argumentations devant les tribunaux et à des décisions judiciaires. Il est sûr que des ressources seraient nécessaires, mais ultimement, pour avoir un meilleur produit final, je pense que le jeu en vaudrait la chandelle.
Par ailleurs, pour ce qui est de votre premier point, je pense que le scénario que vous évoquiez était de mener une consultation ou de renvoyer le projet de loi C-7 devant la Cour suprême du Canada, si je vous ai bien compris. Or, à mon humble avis, on n’a pas encore le bénéfice de toute l’information que l’on pourrait avoir en ce qui concerne les dispositions actuellement en vigueur. Autrement dit, avant de passer au projet de loi C-7, j’aimerais bien vider la question ou les questions concernant le projet de loi C-14. C’est la raison pour laquelle j’ai fait plus tôt la suggestion de laisser expirer le délai de suspension d’inconstitutionnalité, ce qui rendrait la loi inapplicable et inopérante au Québec, mais d’attendre de pouvoir bénéficier de plus de décisions judiciaires à travers le pays. Ce serait possible après un certain temps et un certain nombre de décisions, oui. Comme on l’a fait dans le dossier du mariage gai, on pourrait s’attendre à un rôle de leadership de la part du gouvernement fédéral, qui pourrait demander à la Cour suprême de se pencher sur la question par le biais d’un renvoi.
Le sénateur Dalphond : Cela obligerait le Québec à attendre encore plusieurs années, alors qu’il attend lui-même pour refaire sa loi?
M. Beaulac : La loi québécoise, à l’intérieur de la juridiction du Québec, pourrait très bien être réformée, eu égard à la décision de la juge Baudouin. Évidemment, comme on est à l’échelon fédéral, ce qui vous intéresse au Sénat du Canada, c’est le projet de loi C-7. Je pense que la priorité entourant cette question au fédéral, ce serait peut-être de laisser les décisions alimentant le débat venir d’ailleurs au Canada, pour éventuellement renvoyer la question à la plus haute instance du pays.
En l’espèce, et je le suggérais dans ma présentation, je crains que le débat n’ait été précipité dans le contexte électoral de l’automne 2019. Nous sommes maintenant aux prises avec une situation où nous avons un projet de loi mal ficelé à bien des égards et nous ne pouvons pas bénéficier d’une réflexion judiciaire que nous aurions faite auparavant, comme ce fut le cas au début des années 2000 avec le dossier du mariage des conjoints de même sexe.
[Traduction]
Le sénateur Plett : Monsieur Beaulac, nous avons entendu un grand nombre de témoins au cours de cette étude préalable; je crois que la présidente a parlé de 81 plus tôt aujourd’hui. Je ne crois pas en avoir entendu un seul qui était à l’aise avec le projet de loi dans sa forme actuelle. De toute évidence, vous ne l’êtes pas non plus; vous faites partie du lot.
Beaucoup s’inquiètent au sujet de l’inclusion des personnes ayant une déficience. Certains s’inquiètent au sujet de l’exclusion des personnes dont la seule condition médicale invoquée est la maladie mentale. Nous sommes loin du plus petit consensus parmi les témoins et les membres du comité sur une partie ou l’autre du projet de loi. Nous avons entendu à maintes reprises qu’il n’y a pas de mesures de soutien suffisantes pour les groupes vulnérables et que nous ne pouvons pas leur offrir un choix juste et honnête avec cette version élargie du projet de loi. Nous avons entendu parler du manque de consultation significative des Autochtones.
Pourtant, on nous demande d’étudier très rapidement ce projet de loi qui change les paradigmes parce que, encore une fois, le gouvernement n’a pas bien fait son travail. Nous devons maintenant respecter une échéance avant d’avoir pu procéder à un examen parlementaire en bonne et due forme.
Monsieur Beaulac, je comprends très bien que vous croyez que le Canada ferait mieux de ne pas adopter ce projet de loi. Je ne vais pas vous demander de répéter ce que vous avez déjà dit. Vous nous avez donné une idée de ce qui se passerait s’il n’était pas adopté. En termes pratiques, monsieur Beaulac, que se passera-t-il le 18 décembre, la date limite fixée par la Cour supérieure, si ce projet de loi n’est pas adopté, ou si le gouvernement demande une prolongation?
M. Beaulac : Merci beaucoup de votre question. Je reviens d’abord à votre premier point. Bien sûr, je ne suis pas à l’aise avec le projet de loi C-7, mais chronologiquement, pour commencer, je ne suis pas à l’aise avec l’idée de réformer le régime législatif à cause d’une décision prise par un tribunal inférieur dans une seule province.
Je pense que certains des nombreux problèmes que nous avons en aval sont causés en amont par le fait que nous avons si peu d’information, et très peu de réflexion judiciaire. Loin de moi l’idée de critiquer la décision de la Cour supérieure du Québec. La juge Baudoin a fait un travail fantastique, un jugement de quelque 175 pages qui est exhaustif, bien étayé et rigoureux. Mais, en tout respect, ce n’est qu’une seule décision d’une cour supérieure. Nous ne pouvons pas compter sur l’avis de nombreuses instances judiciaires à travers le pays qui évalueraient la validité constitutionnelle de ce critère particulier du Code criminel.
Maintenant, vous me demandez, en termes pratiques — ce qui n’est peut-être pas le point fort d’un professeur d’université — ce qui se passera le 18 décembre? Eh bien, le soleil se lèvera et ce sera une journée normale pour tout le monde au pays, à l’exception, je suppose, des Québécois et des Québécoises qui, s’ils le désirent, se prévaudront du régime législatif sans le critère qui est en cause, soit la mort naturelle raisonnablement prévisible. Cela n’aura aucune conséquence pratique ailleurs qu’au Québec. En ce qui concerne la loi québécoise aussi, la situation sera différente le 19 décembre au matin.
Pour le reste du pays, ce sera probablement le signal que les affaires en instance devant des tribunaux provinciaux peuvent reprendre, ce qui ne manquera pas de se produire. Nous finirons par avoir plus de décisions judiciaires qui aboutiront, à mon avis, à un meilleur produit final lorsque la question reviendra devant le Parlement.
La présidente : Merci.
La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse à Mme Grant.
Dans votre article paru ce mois-ci dans Policy Options, vous parlez des répercussions que l’élargissement de l’aide médicale à mourir aura sur les Canadiens vulnérables. Vous écrivez notamment que le projet de loi C-7 a été expédié dans le processus législatif sans avoir fait l’objet de consultations suffisantes.
D’après vous, quelles consultations faut-il faire encore? Plus précisément, quelles mesures le Parlement doit-il prendre pour garantir le respect des droits des Canadiens vulnérables dans le contexte de l’aide médicale à mourir?
Mme Grant : Merci de votre question, madame la sénatrice. Dans l’article dont vous parlez, mon argument était que, étant donné les profondes inégalités sociales dont vous avez entendu parler toute la semaine de la part de personnes qui vivent avec un handicap, comme M. Beaulac, nous avons besoin d’une décision d’un tribunal supérieur au sujet des droits constitutionnels de ces personnes.
Il s’agit après tout d’une loi qui permettrait aux médecins de mettre fin à la vie de gens qui ne sont pas rendus au terme de leur vie naturelle. En fait d’exercice du pouvoir d’État, je vois mal ce qu’on peut imaginer de plus intense dans ce pays. Nous devons nous assurer que tout le monde ait été entendu. Le Sénat a fait un travail remarquable cette semaine en entendant des témoins. Je n’ai pas entendu tout le monde, mais les associations de défense des personnes handicapées autochtones, par exemple, n’ont pas eu l’occasion de s’adresser aux députés qui ont débattu de ce projet de loi. Elles ont comparu devant le Sénat, cependant. Il y a beaucoup d’autres groupes du genre qui auraient voulu se faire entendre sur cette question. C’est la première fois de ma vie que je vois toute la communauté des personnes handicapées se rallier autour d’une même cause, à savoir que mettre fin à la vie de personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie est une mesure législative radicale et fondamentale qui ne doit pas être adoptée à la hâte. Il faut demander conseil à la Cour suprême du Canada.
Une autre option qui n’a pas été mentionnée plus tôt, c’est que le gouvernement pourrait même renvoyer le projet de loi C-14 à la Cour suprême du Canada pour voir s’il est bien conforme à la Constitution. Il a décidé de ne pas en appeler de la décision Truchon. Nous sommes un peu coincés, mais c’est parce que le gouvernement a décidé stratégiquement de ne pas faire appel.
Ce n’est pas ce qu’il a fait pour l’arrêt Carter. J’espère que ce projet de loi ne sera pas adopté dans sa forme actuelle.
La sénatrice Boyer : Merci, madame Grant.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à M. Kelley. Vous avez parlé de l’implication populaire, qui est essentielle. J’aimerais que vous nous donniez quelques exemples des moyens que vous avez pris pour consulter la population directement, pas seulement les groupes d’intérêt ou les groupes constitués, mais les initiatives qu’a prises la commission que vous avez présidée pour rejoindre la population de différentes façons.
M. Kelley : Comme je l’ai dit, il s’agissait de l’expérience la plus riche de ma vie parlementaire. D’abord, nous sommes sortis de Québec parce que, souvent, les travaux de nos commissions parlementaires avaient lieu dans la capitale; nous sommes donc allés dans différentes villes du Québec. Il y avait un sondage exhaustif en ligne auquel plus de 7 000 personnes ont participé.
J’aimerais insister sur une chose et, à ce sujet, je suis d’accord avec le professeur Beaulac; nous ne sommes pas pressés et il faut prendre le temps qu’il faut. Il a fallu consacrer beaucoup de temps pour préparer, par exemple, le rapport final de la commission spéciale, puisque nous avons tenu 52 réunions de travail. Il a été très difficile d’obtenir une certaine unanimité parmi les parlementaires. Il faut faire preuve de patience et il faut éduquer la population avant d’apporter des changements majeurs. La professeure Grant a parlé de changements de paradigmes très importants. Quand j’ai lu la décision de la juge Baudouin, j’ai regretté l’imposition d’un délai de six mois pour apporter des changements aussi fondamentaux. Le délai est trop court. Il faut prendre le temps nécessaire pour bien informer la population. Oui, il s’agit d’un débat juridique très important, mais il y a des façons de rejoindre la population. Cela m’a surpris, mais beaucoup de gens ont des choses à dire et nous reconnaissons l’importance des services de deuil, par exemple. Je me rappelle que nous étions à Chicoutimi et qu’une dame avait mis une photo de sa mère au banc des témoins. Sa mère était décédée 15 ans auparavant, mais elle pleurait encore son décès. Nous avons tout intérêt à examiner toutes les conditions de fin de vie, pas seulement la question de l’aide médicale à mourir, mais aussi l’ensemble des services fournis à la population. Je siège au conseil d’administration d’un centre de soins palliatifs à Montréal. Ce débat suscite un grand malaise chez les personnes qui travaillent dans les centres de soins palliatifs. Il y a beaucoup d’éducation à faire auprès de la population. C’est pourquoi il est important de prendre le temps qu’il faut pour débattre de cette question. Le professeur Beaulac et les politiciens, en général, disent que le fruit n’est pas mûr, et parfois, ils ont raison.
La sénatrice Dupuis : Je vous remercie.
[Traduction]
La présidente : Merci beaucoup.
Le sénateur Cotter : Merci beaucoup. Merci aux témoins d’être ici. On dirait une réunion de diplômés de la faculté de droit de Dalhousie. C’est le cas aussi du sénateur Dalphond, je crois.
J’écoutais M. Beaulac parler de la possibilité de laisser courir le dossier au Québec et d’obtenir des décisions judiciaires ailleurs. Ma question s’adresse à Mme Grant en tant que professeure de droit pénal plutôt que de droit constitutionnel. Je trouve un peu préoccupant que, même si cela ressemble peut-être au dossier du mariage entre conjoints de même sexe — par la façon dont les causes se propagent dans différentes administrations, dans un dossier important certes, mais non une question de vie ou de mort comme celle que nous avons ici —, je trouve un peu préoccupant le fait que nous aurions un droit pénal différent dans le pays pendant un certain temps si nous adoptions cette approche. Et le fait que cela rendrait vulnérable, au Québec plus qu’ailleurs peut-être, la communauté des personnes qui vous préoccupe le plus.
J’aimerais savoir si, à votre avis, la suggestion du sénateur Dalphond au sujet d’un renvoi constitutionnel — pas nécessairement sur un projet de loi ou un autre, mais sur les thèmes dont nous traitons — pourrait être une façon plus rapide de procéder, comme cela a été le cas dans quelques autres circonstances.
Mme Grant : Merci, sénateur Cotter, mon ancien professeur de droit. Il est beaucoup plus courant qu’on pense d’avoir des lois pénales qui sont inconstitutionnelles dans une province et constitutionnelles dans une autre. Il y a des moyens de défense contre les accusations de meurtre — des affaires aux conséquences très lourdes, donc — qui ont été invalidés en Colombie-Britannique, mais qui sont appliqués dans le reste du pays. Nous devons reconnaître que dans un système fédéral, c’est tout à fait normal. Les choses progressent de bas en haut. C’est pourquoi la Cour suprême du Canada est le seul tribunal qui peut lier les Canadiens d’un bout à l’autre du pays.
Cela dit, je pense qu’un renvoi, même si c’est plus rapide, a aussi ses limites. Ce qui manque dans ce cas-ci, c’est un fondement de preuve vraiment solide sur lequel le tribunal puisse appuyer sa décision. Si nous devions emprunter cette voie, j’espère que nous trouverions des façons créatives de constituer ce dossier de preuve et de le présenter au tribunal. Nous aurions dû le faire en amenant la décision Truchon devant la Cour d’appel du Québec, puis devant la Cour suprême. Nous ne l’avons pas fait. Il est trop tard pour cela maintenant. Mais si nous devons envisager un renvoi, assurons-nous vraiment que la Cour suprême du Canada disposera d’une preuve largement fondée pour se prononcer sur une question aussi importante.
Je tiens à souligner qu’il n’est pas rare que des dispositions du Code criminel soient jugées inconstitutionnelles dans une province et pas dans une autre. Les peines minimales obligatoires en sont un bon exemple. Ce n’est pas aussi inhabituel qu’il y paraît lorsqu’on en parle en termes plus abstraits. D’accord, ces lois ne traitent peut-être pas de vie et de mort de la même façon, mais elles ont des conséquences pénales très importantes pour les gens qui comparaissent devant nos tribunaux. Merci.
La présidente : Merci beaucoup. Vous voyez tout l’intérêt que cela peut susciter. Si nous avions deux heures de plus, nous aurions encore beaucoup de questions à vous poser. Merci beaucoup d’être venus. Nous vous sommes reconnaissants de l’avoir fait à si bref préavis et de nous avoir apporté autant d’information. Nous avons certainement beaucoup appris de vous. Merci beaucoup.
(La séance se poursuit à huis clos.)