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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 18 mars 2021

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 10 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel.

La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente : Je m’appelle Mobina Jaffer, sénatrice de la Colombie-Britannique, et j’ai le plaisir de présider ce comité.

Nous tenons aujourd’hui une réunion virtuelle du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Avant de commencer, j’aimerais vous faire part de plusieurs suggestions utiles qui, selon nous, vous aideront à avoir une réunion efficace et productive.

Si vous rencontrez des difficultés techniques, notamment en matière d’interprétation, veuillez le signaler à la présidente ou au greffier et nous allons nous efforcer de résoudre ce problème.

[Traduction]

Les membres du comité disposeront de trois minutes pour leurs questions.

[Français]

Honorables sénateurs, nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel. Je voudrais prendre quelques minutes pour vous présenter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui.

[Traduction]

La vice-présidente, la sénatrice Batters; le vice-président, le sénateur Campbell; le sénateur Boisvenu, porte-parole du projet de loi; la sénatrice Boniface; la sénatrice Boyer; le sénateur Dalphond, parrain du projet de loi; la sénatrice Dupuis; la sénatrice Frum; la sénatrice Keating; la sénatrice Mégie et le sénateur Tannas.

Les sénatrices LaBoucane-Benson et Pate participent également à cette étude, mais elles ne sont pas membres du comité. Les premiers témoins que nous accueillons aujourd’hui sont l’honorable C. Adèle Kent, chef de la magistrature, Institut national de la magistrature, Jean Teillet, Indigenous Bar Association, et Paul J. Calarco, membre, Section du droit pénal, Association du Barreau canadien.

Nous sommes reconnaissants à la juge Kent et à Me Calarco d’avoir fourni des mémoires. Madame la juge Kent, vous pouvez aller de l’avant avec votre exposé.

L’honorable C. Adèle Kent, chef de la magistrature, Institut national de la magistrature : Je vous remercie, madame la présidente. Je suis ravie de l’occasion qui m’est octroyée de communiquer au comité des informations relatives à la formation professionnelle des juges au Canada. J’ai regardé les délibérations du comité hier, et je sais que les membres du comité ont posé des questions précises aux représentants du ministère de la Justice. Mon exposé sera bref afin que vous ayez le temps de poser d’autres questions auxquelles je pourrais répondre aujourd’hui. Je vais vous présenter l’Institut national de la magistrature, l’INM. Nous sommes un organisme indépendant à but non lucratif qui se consacre à l’élaboration et à la prestation de programmes de formation à l’intention des juges au Canada.

L’INM est un organisme bijuridique qui reconnaît l’importance d’intégrer, le cas échéant, les principes juridiques autochtones.

L’un des principes fondamentaux de l’INM repose sur le principe d’une formation judiciaire dirigée par les juges. Cela est conforme à la Déclaration sur la formation judiciaire de l’Organisation internationale pour la formation judiciaire, qui stipule que « ... la magistrature et les institutions de formation judiciaire devraient être responsables de la conception, du contenu et de la prestation de la formation judiciaire ».

Notre formation est axée sur trois aspects, à savoir le droit, les compétences juridiques et le contexte social. Dès 1990, le Conseil canadien de la magistrature a exigé que tous les programmes de formation comportent un volet sur le contexte social, particulièrement les programmes de formation destinés aux juges nouvellement nommés, afin qu’ils soient conscients des défis auxquels sont confrontés les groupes vulnérables de la société.

J’aimerais prendre quelques minutes pour résumer nos programmes de formation. Nous offrons à la fois de la formation en personne — qui n’est pas offerte en ce moment, car nous avons cessé d’en offrir en mars de l’année dernière — et de la formation en ligne. Ensuite, j’aimerais vous parler brièvement des juges provinciaux et territoriaux.

Entre 2014 et le mois de mars de l’année dernière, nous avons offert 51 séances de formation, qu’il s’agisse de formations approfondies portant uniquement sur les affaires d’agressions sexuelles ou de séances dans le cadre d’autres programmes. Au cours des six dernières années, nous avons donc offert 51 séances de formation.

En outre, 21 autres séances se sont concentrées sur des questions liées aux affaires d’agressions sexuelles, telles que la violence familiale, la traite des personnes, les droits des victimes et les traitements tenant compte des traumatismes.

Depuis ma dernière comparution devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes en mars de l’année dernière, l’INM a présenté six séances portant sur la discrimination et le racisme systémiques. Nous sommes en train d’élaborer un module de formation sur le racisme et la discrimination systémiques, qui sera conçu de telle sorte qu’il puisse être adapté en vue d’être présenté dans tout le pays dans le cadre de programmes de formation établis par les tribunaux.

Je vais maintenant vous parler de nos ressources numériques. Dès leur nomination, tous les juges ont un accès immédiat au site intranet de l’INM. Ce site contient de multiples ressources traitant de questions relatives aux affaires d’agressions sexuelles. Avant le début de la pandémie, nous avions commencé à créer d’autres ressources, et nous avons accéléré ce travail en raison de notre incapacité à offrir des séances de formation en personne durant la pandémie.

Permettez-moi de vous parler de quelques ressources importantes en matière de formation sur les affaires d’agressions sexuelles. Premièrement, les juges ont accès à une série de 10 webinaires qui portent sur le droit, sur la façon de gérer les affaires d’agressions sexuelles — parce qu’il s’agit d’affaires très complexes — et sur la réalité des témoins appartenant à des collectivités vulnérables, qui peuvent avoir à témoigner ou qui sont les victimes dans ces affaires d’agressions sexuelles.

Les juges ont également accès à un cahier d’audience consacré aux affaires d’agressions sexuelles. Ce cahier d’audience s’intitule Boîte à outils judiciaire — Le droit relatif aux agressions sexuelles. Il fournit de l’information sur le droit et le contexte social. Les chapitres traitant du droit, de la procédure et de certaines requêtes sont déjà disponibles. Les chapitres sur la prise de décision, la détermination de la peine et le contexte social seront disponibles d’ici le 1er juillet.

Nous sommes également en train d’élaborer d’autres ressources, particulièrement pour les juges nouvellement nommés, dans le domaine du droit pénal et, bien sûr, sur les procès pour agression sexuelle.

L’INM a également créé des ressources numériques sur des questions liées aux affaires d’agressions sexuelles. Avant Noël, nous avons publié un bulletin électronique intitulé Droit de la famille, consacré entièrement à la psychologie et au droit de la violence familiale et de la violence contre un partenaire intime. Dans le document que nous vous avons fourni, vous trouverez davantage de détails au sujet de la formation. Je serai ravie de répondre à vos questions à ce sujet.

Avant de terminer, permettez-moi de vous parler un peu des juges provinciaux et territoriaux. Les juges provinciaux et territoriaux entendent la plupart des affaires d’agressions sexuelles au Canada. L’INM ne participe qu’à une partie de la formation de ces juges. Je ne suis pas en mesure de vous donner, par exemple, des renseignements au sujet des attentes des juges en chef provinciaux et territoriaux en ce qui a trait aux formations que leurs juges devraient suivre.

Toutefois, il est juste de dire que les juges provinciaux et territoriaux n’ont pas accès à la même formation que les juges de nomination fédérale en raison d’un manque de ressources. Je vais vous donner un exemple. Les juges provinciaux et territoriaux peuvent suivre les programmes de formation nationaux de l’INM autres que ceux réservés aux juges de nomination fédérale. Nous offrons un cours intitulé Jugez dès vos cinq premières années : droit criminel, qui est un cours intensif de cinq jours sur le droit relatif aux agressions sexuelles. Pour l’instant, ce cours est réservé aux juges de nomination fédérale en raison du nombre de ces juges qui souhaitent suivre ce cours.

Le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances sont autant de lois fédérales que les juges des cours provinciales et territoriales doivent appliquer tous les jours.

Le Parlement a tout intérêt à ce que tous les juges fassent bien les choses. La formation des juges provinciaux et territoriaux sur le droit relatif aux agressions sexuelles mérite toute l’attention du gouvernement fédéral.

En terminant, je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’adresser au comité. Nous reconnaissons que le projet de loi C-3 contribue de façon importante à accroître la confiance des survivants d’agressions sexuelles envers le système judiciaire et nous reconnaissons le rôle que joue le Conseil canadien de la magistrature et l’INM au chapitre de la formation des juges.

Il est important de se rappeler le rôle crucial que jouent également les juges provinciaux et territoriaux. L’INM s’engage à œuvrer de concert avec le gouvernement fédéral pour renforcer notre système de justice pour tous les Canadiens. Je vous remercie, madame la présidente.

La présidente : Je vous remercie beaucoup, madame la juge Kent. Nous allons maintenant entendre Me Teillet de l’Indigenous Bar Association.

Me Jean Teillet, Indigenous Bar Association : Je vous remercie, madame la présidente. Je m’exprime au nom de l’Indigenous Bar Association.

Je suis une avocate autochtone et j’aimerais vous parler de deux aspects concernant le projet de loi C-3, à savoir la nécessité pour les juges de fournir les motifs de leur décision par écrit et de suivre une formation continue.

En ce qui a trait à l’exigence de motiver par écrit la décision, l’objectif de cette modification, tel qu’énoncé dans le préambule du projet de loi, est d’accroître la transparence et la responsabilité de la magistrature.

L’Indigenous Bar Association appuie entièrement cet objectif, et nous considérons qu’il s’agit sans doute de l’objectif le plus important du projet de loi. La violence fondée sur le sexe, en particulier la violence envers les femmes autochtones, est l’un des coins sombres de la société canadienne, et cette violence dure depuis plus d’une centaine d’années, depuis la fondation du Canada. La magistrature canadienne a, malheureusement, été l’un des piliers qui ont soutenu cette violence, conservant ainsi ce coin sombre. La magistrature soutient cette violence de nombreuses façons, en maintenant des mythes et des stéréotypes, en traitant les victimes comme des contrevenants et en cachant ces cas de violence de sorte que le public ne puisse pas en prendre connaissance.

Je pourrais nommer d’innombrables cas où des femmes autochtones victimes de violence ont été traitées comme des contrevenantes par des juges et où il aurait été extrêmement utile d’obtenir par écrit les motifs de la décision. Pour l’instant, je vais me concentrer sur trois affaires récentes, à savoir l’affaire Barton, davantage connue comme étant l’affaire Cindy Gladue; l’affaire Blanchard, qu’on connaît davantage comme étant l’affaire Angela Cardinal; et l’affaire Wagar, cette affaire où le juge Camp a demandé pourquoi la plaignante n’avait pas « serré les genoux ». Pour que vous sachiez précisément depuis quand cette situation perdure, je peux vous mentionner une affaire [Difficultés techniques] qui remonte à 1855, et je pourrais vous citer des centaines d’affaires qui ont eu lieu depuis 1855. Il s’agit de deux sœurs métisses, les sœurs Thomas, qui ont été violées violemment et que le tribunal n’a pas crues, car « elles étaient deux femmes de sang mêlé à l’apparence bien ordinaire ». Cela fait très longtemps qu’il existe un lien entre le racisme en général, le racisme envers les Autochtones et les femmes.

L’objectif du projet de loi d’accroître la transparence et la responsabilité — que le Sénat et la Chambre tentent d’atteindre, et nous les en félicitons — est le même objectif que visait la version précédente de cette mesure législative. Toutefois, dans la version actuelle, cet objectif est grandement amoindri. Aux yeux de l’Indigenous Bar Association, c’est un changement mal venu par rapport à la version précédente, qui exigeait que les juges motivent par écrit leurs décisions dans toutes les affaires d’agression sexuelle.

En 2008, [Difficultés techniques] a publié les motifs de sa décision dans les affaires R.E.M. et H.S.B., deux affaires d’agression sexuelle visant des jeunes filles. La cour a mis l’accent sur la nécessité de motiver ses raisons par écrit et sur les buts visés, notamment rendre des comptes au public. L’Indigenous Bar Association est entièrement d’accord avec la Cour suprême du Canada pour ce qui est de rendre des comptes au public. Nous convenons qu’il est nécessaire que les juges motivent par écrit leurs décisions en vue de rendre des comptes à la population. Ils mettent au jour les procès pour agression sexuelle afin qu’ils puissent faire l’objet d’un examen public. L’absence de décisions motivées par écrit a une incidence sur la capacité des avocats et des juges d’avoir facilement accès à la jurisprudence. Cela signifie que les preuves concernant le traitement des affaires d’agression sexuelle par la magistrature se trouvent à être cachées du public. Exiger que les juges fournissent par écrit les motifs de leurs décisions dans toutes les affaires d’agression sexuelle contribuerait à accroître la transparence et la responsabilité de la magistrature, ce qui augmenterait la confiance du public envers le système de justice pénale, et tout cela est plus que nécessaire.

Nous tenons à souligner que puisqu’il s’agit d’une modification au Code criminel, comme l’intervenante précédente l’a mentionné, elle aura une incidence sur les juges des cours provinciales également...

Cette partie du projet de loi qui modifie le Code criminel est liée directement au point qu’a fait valoir l’intervenante précédente, à savoir que la plupart des affaires d’agression sexuelle sont traitées par des juges des cours provinciales et territoriales. C’est donc dire que cette partie du projet de loi concerne tous les juges qui entendent des affaires d’agression sexuelle.

Selon nous, le projet de loi est amoindri; c’est ce que nous pensons. Il a été modifié pour éliminer l’exigence que les juges fournissent par écrit les motifs de leurs décisions dans toutes les affaires d’agression sexuelle, en raison principalement des mémoires qui ont été présentés à la Chambre au sujet du coût.

Des mémoires ont également été présentés au sujet des délais, mais, essentiellement, les délais et le coût sont deux raisons similaires. Exiger que les juges fournissent leurs motifs par écrit implique un coût, qu’il s’agisse d’un délai plus long pour obtenir la décision ou d’un [Difficultés techniques] coût financier. L’Indigenous Bar Association exhorte, en ce qui a trait à l’exigence de fournir par écrit les motifs des décisions [Difficultés techniques], à prendre sérieusement en considération et à réexaminer ce coût et à déterminer qui l’assumera.

La présidente : Je vous remercie beaucoup.

Le prochain intervenant est Me Calarco.

Me Paul J. Calarco, membre, Section du droit pénal, Association du Barreau canadien : Je vous remercie, honorables sénateurs, de votre invitation à vous présenter ce matin le point de vue de la Section du droit pénal et du Sous-comité des questions judiciaires de l’Association du Barreau canadien sur le projet de loi C-3.

L’ABC est une association nationale qui regroupe environ 36 000 membres, dont des avocats, des étudiants en droit, des notaires et des professeurs de droit. La Section du droit pénal représente des avocats de la Couronne et de la défense de partout au Canada. Je suis un avocat de la défense qui exerce à Toronto. Le Sous-comité des questions judiciaires de l’ABC traite des questions ayant trait aux nominations, à la rémunération et à l’indépendance des juges, ainsi que des mesures disciplinaires qui leur sont applicables. Un aspect important du mandat de l’ABC est l’amélioration du droit et de l’administration de la justice. C’est de ce point de vue que nous comparaissons aujourd’hui devant vous.

Le projet de loi C-3 est très semblable au projet de loi d’initiative parlementaire C-337 et presque identique au projet de loi C-5. Alors que des changements y ont été apportés depuis le projet de loi C-337, il continue à poser un grand nombre de problèmes, que nous avions soulignés dans un mémoire déposé en 2017.

Dans ma déclaration préliminaire, je souhaite traiter de quatre des principaux aspects qui posent problème. Tout d’abord, nous pensons que le projet de loi est inutile. Le Conseil canadien de la magistrature et l’Institut national de la magistrature dispensent déjà des formations et des programmes pédagogiques aux juges de nomination fédérale. La juge Kent vous a parlé des programmes offerts, tant sur le plan de la quantité que de la qualité, alors, je ne vais pas répéter ses propos, mais je vais les reprendre à mon compte. Ses explications donnent à penser que les besoins des juges nommés à la magistrature fédérale sont déjà satisfaits de manière tout à fait adéquate en ce qui concerne la formation professionnelle.

Ensuite, nous pensons que le projet de loi C-3 porterait atteinte à l’indépendance de la magistrature. Comme l’a déclaré en février 2020 le juge en chef Wagner de la Cour suprême du Canada :

La magistrature, en tant que groupe, doit être libre de décider de la formation et de l’éducation que les juges reçoivent pour s’acquitter de leurs tâches correctement.

Nous sommes d’avis que le Parlement ne devrait pas tenter de soumettre un autre pouvoir étatique, qui ne lui est pas subordonné, à une formation particulière qu’il juge nécessaire. Il faut prévenir toute entrave à l’indépendance de la magistrature au sein de la démocratie canadienne.

En outre, le projet de loi C-3 ne traite pas de la formation des juges de nomination provinciale et territoriale, qui préside les tribunaux canadiens qui tranchent la majorité des dossiers d’agressions sexuelles. Ces ressorts ont fréquemment établi leurs propres programmes de formation et nous sommes convaincus que la meilleure solution est de permettre aux juges provinciaux et territoriaux de collaborer directement avec leurs homologues fédéraux pour concevoir tout programme supplémentaire qui s’avère nécessaire.

Enfin, la mise en pratique du projet de loi est plutôt trouble. Une nomination serait-elle suspendue ou conditionnelle jusqu’à l’achèvement de la formation exigée? Comment la formation serait-elle dispensée et qui en assumerait le coût? Si une personne nommée à la magistrature se trouvait ultérieurement dans l’incapacité de suivre la formation pour une raison quelconque, que se passerait-il? Ferait-elle l’objet de mesures disciplinaires ou autres? Aussi, pour quelle raison exiger des juges qui ne présideront jamais un procès pour agression sexuelle, comme ceux de la Cour canadienne de l’impôt, qu’ils suivent une formation dans ce domaine?

Nous reconnaissons que la formation et la sensibilisation des juges sont des objectifs louables, mais nous croyons que ce projet de loi est un mécanisme qui n’est ni approprié ni efficace pour les atteindre.

Je vous remercie de votre attention et je serai ravi de répondre à toute question que les membres du comité pourraient avoir.

La présidente : Je vous remercie beaucoup.

Madame la juge Kent, je suis avocate depuis de nombreuses années et j’ai déjà donné de la formation à des juges pour le compte de l’INM sur le racisme et la magistrature en Occident, qui n’est plus offerte maintenant, alors, je sais que vous offrez de très bons cours.

J’aimerais obtenir un éclaircissement sur l’une des choses que vous avez dites. Je crois vous avoir entendu dire que vous offrez des programmes sur le racisme et la discrimination systémiques. Pouvez-vous nous donner des précisions au sujet de ces programmes?

Mme Kent : Cela fait de nombreuses années que nous offrons ce genre de programmes. Il y a environ 10 ans, nous avons élaboré une série de cours sur le contexte social. Chaque année, ces cours portaient sur un aspect différent du contexte social. Une année, il y avait un cours sur le racisme, l’année suivante, sur la religion et l’année d’ensuite sur le genre, et ainsi de suite. Ces cours ont été offerts dans le passé. Il est juste de dire, toutefois, que je ne suis pas une spécialiste. Nous avons donc retenu les services de certains experts pour nous aider, car la façon de penser en ce qui a trait au racisme et à la discrimination systémique a évolué.

Nous avons fait appel à des experts pour aider nos avocats au sein de l’INM à comprendre ces concepts, afin qu’ils puissent aider les juges et les comités de planification dans l’ensemble du Canada à offrir des modules de formation sur le racisme systémique qui sont pertinents pour leur province, leur région. Nous savons, bien entendu, que les problèmes liés au racisme ne sont pas du tout les mêmes en Colombie-Britannique, en Nouvelle-Écosse, en Alberta, et cetera. Nous sommes en train d’élaborer ces modules de formation.

À mesure que nous élaborons ces modules, je m’attends à ce que nous échangions avec des membres de la collectivité dans chaque province, car, comme je l’ai dit, ils sont les mieux placés pour comprendre les problèmes liés au racisme et à la discrimination systémique propres à leur province.

La présidente : Ma prochaine question n’a rien à voir avec ce sujet. Lorsque je suis devenue avocate, les juges provenaient principalement de grands cabinets d’avocats. Maintenant, les juges proviennent de tous les milieux, et j’ai donc d’importantes préoccupations. Pourquoi faut-il donner des cours aux juges sur le contexte social? Je lis ici que la formation sur le contexte social constitue une partie importante de la formation donnée aux juges, car elle permet aux juges de comprendre les différentes conditions dans lesquelles vivent certaines personnes au sein de la société. Pourquoi les juges ont-ils besoin d’une formation sur le contexte social? Ils font partie de notre société, alors, je suis très préoccupée.

Mme Kent : Vous avez tout à fait raison de dire que, dans le passé, les juges avaient tendance à provenir d’un groupe homogène de personnes, mais cela est en train de changer. Je vais deux fois par année à l’école pour les juges nouvellement nommés pour rencontrer ces nouveaux juges, et je peux vous dire qu’au cours des cinq dernières années, j’ai constaté qu’il y avait une certaine diversité au sein de ces nouveaux juges, qui reflète la diversité au sein de la population canadienne.

Je dirais que la formation sur le contexte social est nécessaire, car malgré cette diversité accrue au sein de la magistrature, les juges n’ont pas une expérience de chacun des groupes vulnérables qui seront représentés au tribunal. Même si cette formation est davantage adaptée, en raison de la diversité qui existe maintenant au sein de la magistrature, je suis d’avis qu’il faut continuer à ouvrir l’esprit des juges à ce que vivent divers groupes au sein de la société.

La présidente : Merci.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie, madame la juge Kent, de comparaître à nouveau devant le comité. Je suis ravi de vous revoir.

J’ai trois questions à vous poser. Je vais vous les poser toutes puis vous donner le temps d’y répondre.

Ma première question concerne les juges nouvellement nommés. Je sais que vous avez sûrement des statistiques à ce sujet, mais certaines personnes craignent que les juges nouvellement nommés, particulièrement ceux nommés aux cours supérieures, ne suivent pas la formation de deux semaines qui leur est destinée. Est-ce que tous les nouveaux juges suivent cette formation de deux semaines?

Ma deuxième question concerne le contexte social. J’ai été nommé juge en 1995, et le premier jugement rendu par la Cour suprême dans lequel figurait l’expression « contexte social » remontait à 1992. À cette époque, il s’agissait d’un sujet brûlant et c’est demeuré un sujet brûlant durant les 20 années où j’ai exercé la profession de juge. Je félicite donc l’Institut national de la magistrature de veiller à ce que les juges soient au courant de cette question et qu’ils soient renseignés continuellement à propos de tous les aspects liés à cette question.

Ma deuxième question, qui concerne le contexte social, porte sur la violence familiale. De nouvelles modifications à la Loi sur le divorce ont été proposées et nous devons apporter un changement important à cette loi concernant l’obligation pour les juges, les avocats et les travailleurs sociaux d'examiner la violence et d’en tenir compte dans le processus de prise de décision. J’aimerais vous entendre au sujet de la formation à cet égard.

Ma troisième question concerne l’accès à la formation donnée aux juges. Disposons-nous d’information au sujet de la façon dont les juges ont été formés ou du matériel utilisé pour former les juges dans le passé?

Mme Kent : Je vous remercie, monsieur le sénateur Dalphond.

En vertu des politiques du Conseil canadien de la magistrature visant les juges de nomination fédérale, ceux-ci doivent suivre les cours de l’école pour les juges nouvellement nommés. Il s’agit d’une formation de deux semaines qu’ils doivent suivre durant leur première année. Ils doivent également suivre le cours intitulé Juger dès vos cinq premières années : droit criminel, qui est un cours intensif qui porte sur les affaires d’agressions sexuelles.

Est-ce qu’ils suivent ces cours? Il appartient aux juges en chef de veiller à ce qu’ils les suivent. D’après ce que je sais, à moins d’une maladie ou d’un long procès avec jury qui les en empêche, tous les juges suivent ces cours, et s’ils ne parviennent pas à les suivre durant leur première année, ils vont les suivre au courant de l’année suivante. Il en va de même pour le cours Juger dès vos cinq premières années. À ma connaissance, les juges en chef veillent à ce que les juges suivent ces cours.

En ce qui concerne la formation sur la violence familiale, c’est l’une des formations au sujet de laquelle je veille à ce que nous fassions tout ce que nous pouvons, car il s’agit d’un problème sérieux au Canada. Comme je l’ai dit, nous n’avons effectué aucune formation en personne depuis le début de la pandémie, mais je vais vous donner un exemple de ce que nous avons fait au cours de la dernière année. Nous avons publié un numéro spécial d’un bulletin électronique. Ce bulletin portait non seulement sur les affaires de violence familiale et les décisions dans ces affaires, mais aussi sur la psychologie de la violence familiale, à savoir les mythes et les stéréotypes, car nous savons que certains mythes et stéréotypes sont rattachés aux affaires de violence familiale.

Qu’est-ce qui empêche une femme et ses enfants de quitter une situation de violence familiale? Hier, quelqu’un a demandé si on avait expliqué aux juges l’importance des animaux de compagnie pour les familles. Il est vrai qu’un animal de compagnie peut empêcher une mère et ses enfants de quitter une situation de violence familiale, et cela est expliqué dans le cadre de notre formation.

Nous avons également organisé trois ou quatre séminaires qui portent sur la violence familiale, qui étaient consacrés à la psychologie, au droit ou à la gestion des affaires de violence familiale. Il s’agit d’affaires qui sont également difficiles à traiter.

Pour répondre à votre troisième question concernant l’accès au matériel de formation, le Conseil canadien de la magistrature a fait preuve de transparence en fournissant des résumés de tous les cours qu’il a approuvés, et il s’agit de tous les cours offerts par l’INM et de certains autres cours offerts par d’autres organismes. Il s’agit de descriptions des cours. Nous devons faire preuve de transparence tout en respectant la nécessité d’offrir aux juges un espace sécuritaire pour apprendre, discuter, faire des erreurs, utiliser leurs compétences, et cetera. Vous pouvez consulter le site Web du Conseil canadien de la magistrature pour obtenir la description des cours.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue aux témoins. Ma question s’adresse à la juge Kent.

Madame la juge, vous dites que, entre 2014 et 2021, vous avez offert 51 séances de formation aux juges en fonction, dont 21 séances avaient trait à la violence familiale, aux droits des victimes et à la traite de personnes. Combien de séances avaient spécifiquement trait à la violence familiale?

[Traduction]

Mme Kent : Monsieur le sénateur, je ne suis pas en mesure de vous donner un chiffre précis pour les séances sur la violence familiale. Je peux seulement vous fournir ce nombre global. Je serai heureuse de vous transmettre cette information ultérieurement, car je ne peux pas vous donner un chiffre précis à l’heure actuelle.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Parfait.

Je suis très préoccupé par la violence familiale parce qu’on connaît les conséquences : souvent, elle se termine par un homicide.

Étant donné que les causes de violence familiale dans les cours de justice au Canada sont plus nombreuses que les causes d’agression sexuelle — et je ne veux pas diminuer l’un par rapport à l’autre — croyez-vous que le projet de loi devrait être modifié à l’alinéa 2(1)b) puisque, lorsqu’on y parle du contexte social, on ne traite que de racisme et de discrimination? Y aurait-il lieu d’ajouter à cet alinéa, en plus du racisme et de la discrimination, la violence familiale?

[Traduction]

Mme Kent : Je vous remercie, monsieur le sénateur. Il ne serait pas approprié pour moi, en tant que membre de la magistrature, de vous donner des conseils ou mon opinion sur ce que devrait contenir le projet de loi. Je peux vous dire, toutefois, qu’il est très important que tous les juges au Canada aient accès à une formation complète de très grande qualité sur la violence familiale.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je comprends votre réponse qui est presque une réponse de politicien.

Ce que je vous demande, c’est ce qui suit. Les causes de violence familiale et d’agression sexuelle comptent pour près du deux tiers des causes entendues dans les palais de justice. Étant donné le nombre très élevé de cas de violence familiale et le fait qu’on ne le précise pas dans le projet de loi — lorsqu’on parle du contexte social, on ne parle que de racisme et de discrimination —, y aurait-il lieu d’ajouter dans le projet de loi la violence familiale?

[Traduction]

Mme Kent : Je vous remercie, monsieur le sénateur. Sans vouloir manquer de respect ou être impolie, je dois dire qu’il serait inapproprié pour une juge comme moi de donner des conseils sur le contenu du projet de loi.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Au fond, ce n’est pas un conseil que j’attends de votre part, c’est plutôt que vous considériez la violence familiale comme un enjeu sociétal aussi important que le racisme et la discrimination. Mon point de vue vise strictement cela. Lorsqu’on noie la violence familiale parmi beaucoup d’enjeux, on ne traite pas sérieusement de ce sujet qui est extrêmement important. C’était strictement le point que je tentais de faire valoir auprès de vous, madame la juge.

[Traduction]

Mme Kent : Je suis d’accord avec vous. La violence familiale est un problème extrêmement important sur lequel les juges devraient recevoir une formation.

Le sénateur Campbell : Madame la juge, qu’apportera le projet de loi à la formation qui est déjà offerte dans l’ensemble du Canada?

Mme Kent : Dans un sens, je dirais que la formation va continuer d’évoluer comme elle l’a fait, et dans un autre sens, je pourrais dire que le projet de loi n’apportera rien de plus sur le plan de la formation. Cependant, je dois dire que, depuis 2017, lorsque Mme Ambrose a présenté le projet de loi C-337, le dialogue entre la magistrature et le Parlement ainsi que le dialogue avec des représentants de groupes de victimes se sont révélés fort utiles.

Même si je conviens avec Me Calarco que la magistrature doit demeurer indépendante, j’attache une importance aux dialogues que nous avons eus au cours des quatre dernières années.

Le sénateur Campbell : Qui est responsable de la formation des juges provinciaux et territoriaux?

Mme Kent : L’INM a pour mandat de former les juges provinciaux et territoriaux, et c’est ce qu’il fait, mais il est aux prises avec un problème de ressources. Le financement pour la formation des juges de nomination fédérale est attribué en vertu de la Loi sur les juges. Nous ne recevons pas un financement équivalent pour la formation des juges provinciaux et territoriaux.

Le sénateur Campbell : Serait-il juste de dire que ce n’est pas uniforme dans l’ensemble des provinces et territoires?

Mme Kent : C’est exact. Je dois mentionner que nous avons un contrat distinct avec la Cour de justice de l’Ontario, qui offre un programme de formation complet. Je sais que quelques autres provinces offrent une formation équivalente, mais vous avez raison de dire que ce n’est pas uniforme à l’échelle du Canada.

Le sénateur Campbell : Je vous remercie beaucoup.

La sénatrice Batters : Je vous suis reconnaissante pour votre présence aujourd’hui. Ma première question s’adresse à Me Calarco de l’Association du Barreau canadien.

L’énorme travail accompli par l’ancienne chef et députée du parti conservateur, Rona Ambrose, nous a montré que le manque de confiance des victimes d’agressions sexuelles envers le système de justice est l’une des principales raisons pour lesquelles ces victimes ne s’adressent pas à la justice. N’êtes-vous pas d’avis qu’il appartient au Parlement d’essayer d’améliorer la confiance des victimes d’agressions sexuelles envers le système de justice, d’autant plus que l’Institut national de la magistrature estime que le projet de loi ne porte pas atteinte à son indépendance?

Me Calarco : Merci beaucoup, madame la sénatrice. Toutes les victimes d’un crime et tous les Canadiens doivent pouvoir avoir confiance en notre système judiciaire. La question est de savoir comment y parvenir. L’Association du Barreau canadien estime que ce projet de loi n’instaurera pas confiance en notre système judiciaire.

Ceux qui sont mal informés n’ont pas confiance en notre système judiciaire. Certains parlent de notre système judiciaire et de ce qu’il implique. Dans ma pratique quotidienne, je m’entretiens avec des gens certes bien instruits, mais qui ne savent pas ce qui se passe dans les tribunaux pénaux.

La meilleure solution serait d’avoir des programmes de sensibilisation sur le fonctionnement du système de justice pénale. Peut-être pourrions-nous financer davantage les programmes d’aide aux victimes et aux témoins ou encore organiser des consultations, particulièrement avec les communautés de nouveaux Canadiens qui viennent peut-être de pays avec des systèmes judiciaires fort différents. Il s’agit d’un problème d’ordre pratique. Selon moi, ce projet de loi ne réglera pas ce problème.

La sénatrice Batters : Merci.

J’ai une deuxième question pour l’Association du Barreau autochtone. Je vous remercie d’avoir soulevé des points importants dans vos remarques liminaires. Merci de nous avoir informés des besoins criants en matière de formation sur le droit relatif aux agressions sexuelles pour les peuples autochtones.

Que pensez-vous de l’idée de veiller à ce qu’on ait aussi de la formation adéquate pour les juges en matière de violence familiale? Pensez-vous que ces dossiers, classés dans la catégorie du contexte social, sont bien gérés à l’heure actuelle?

Me Teillet : Merci de votre question. Je suis d’accord pour dire que la violence familiale est un enjeu très important. Je pense donc que l’Association du Barreau autochtone serait en faveur de l’ajout de cet enjeu dans le projet de loi. Ce serait possible et nécessaire.

Je parle à titre de personne qui est représentée par ces contextes sociaux dont vous parlez. Vous parlez de moi. Il existe des colloques complets sur les peuples autochtones. Ce contexte social, c’est nous. Cela dit, selon moi, ce terme est quelque peu inapproprié.

Il est important d’ajouter l’enjeu de la violence familiale au projet de loi, mais j’aimerais revenir aux coûts reliés aux motifs écrits. En matière de violence familiale, il est fort important d’avoir des motifs écrits, faute de quoi les coûts seront transférés aux femmes victimes de ce type de violence.

La sénatrice Batters : Merci. Je comprends.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci aux trois témoins qui sont devant nous.

Mes questions vont porter sur la présentation de la juge Kent. Juge Kent, je vois dans le document que vous nous avez envoyé, au paragraphe 15 de la page 5, que vous référez à un cahier d’audience consacré au droit et au contexte social du droit en matière d’agression sexuelle.

J’ai une question très précise pour vous là-dessus. Dans un rapport que l’organisme She Matters a déposé en mars 2021 — donc très récemment —, on fait état d’une recherche faite à la grandeur du Canada. Son titre est Silenced: Canada’s Sexual Assault Evidence Kit Accessibility Crisis.

Alors, je suppose que dans la question à la fois du droit — et je veux revenir sur ce que la précédente témoin, Mme Teillet, a dit — non pas juste en matière de contexte social, mais aussi en matière de droit : 41 % des hôpitaux au Canada n’ont pas cette boîte à outils qui est cruciale, je suppose, dans un procès en droit criminel, lorsque la question est : « Quelle est la démarche que vous avez faite quand vous avez été agressée, êtes-vous allée à l’hôpital? » On vous a dit à l’hôpital : « On n’a pas la boîte à outils qu’il faut ici, mais vous pouvez faire six heures de voiture pour aller... », ce qui fait que la déclaration ne sera pas contemporaine de l’agression qui a été subie et cela peut poser problème.

Est-ce que c’est le genre de considération qui est intégré dans votre programme de formation? C’est ma première question.

Pour ce qui est de ma deuxième question, vous m’avez un peu inquiétée lorsque vous avez dit que c’était « surtout important pour les nouveaux juges ». Il me semble que l’expérience des plaintes au Conseil canadien de la magistrature nous montre que les mythes et les préjugés qui sont véhiculés par les juges ne sont certainement pas limités aux nouveaux juges, au contraire.

Ma troisième question, pourriez-vous déposer les programmes dont vous avez parlé sur le racisme systémique et la discrimination systémique?

Il y a une question d’indépendance judiciaire qui est fondamentale, je suis prête à le concéder, mais il y a aussi une question de transparence et d’imputabilité qui est également importante. Oui, les juges devraient déterminer leur formation et ils devraient être maîtres de la formation, mais les juges et le monde judiciaire et l’instance judiciaire devraient aussi s’assurer qu’il y a un minimum de transparence et d’imputabilité quant à la façon dont ils interprètent le droit et l’appliquent.

Donc, est-il possible pour vous de déposer ce programme devant le comité?

Merci.

[Traduction]

Mme Kent : Concernant votre première question sur le contenu de nos trousses d’outils judiciaires pour les agressions sexuelles, je ne peux pas parler précisément de certains enjeux que vous avez soulevés, tels que l’accès à des éléments de preuve comme les trousses utilisées lorsque les victimes se présentent à l’hôpital. Je ne peux pas vous dire si cela fait partie de la trousse. Cela dit, nous offrons des activités de sensibilisation aux juges sur leurs responsabilités en matière d’évaluation des preuves scientifiques et de ce type de situation. Comme vous l’avez dit, dans le milieu judiciaire, les éléments de preuve recueillis pour ces procès peuvent parfois être utilisés à titre de preuves scientifiques.

Maintenant, concernant la sensibilisation, j’ai surtout parlé de la formation offerte aux nouveaux juges, mais je peux aussi vous parler des cours que nous offrons à des juges plus ou moins expérimentés. Chaque année, les juges de première instance nommés par le gouvernement fédéral reçoivent deux, parfois trois, séances de formation. À ce que je sache, les juges en chef s’attendent à ce que tous leurs juges participent à ces formations. Parmi les cours que j’ai énumérés, nombre d’entre eux ont été offerts par l’entremise de ces programmes axés sur les tribunaux. Ces programmes sont disponibles pour les juges tout au long de leur carrière.

Pour ce qui est de votre troisième question, je pense que vous avez demandé si notre cahier d’audience sur les cas d’agression sexuelle est disponible ou non. Pour l’instant, il s’agit d’un document qui n’est disponible que pour les juges.

La sénatrice Keating : J’ai un commentaire et une question pour Me Calarco, au nom de l’Association du Barreau canadien.

Lors de votre réponse à la sénatrice Batters, vous avez dit que la population se méfie souvent du système lorsqu’elle est mal informée. Je suis somme toute d’accord pour dire que c’est vrai dans la grande majorité des cas, mais il vous faut reconnaître qu’il y a eu des déclarations et des cas extrêmement graves dans des tribunaux provinciaux lors de procès pour agression sexuelle, ce qui légitime une certaine méfiance de la population. Pour poursuivre dans la même veine que la sénatrice Dupuis au sujet de la reddition de comptes, je crois fermement en l’indépendance de l’appareil judiciaire. Là n’est pas la question. Cela dit, je crois aussi en la reddition de comptes.

Dans votre exposé, vous avez dit que les juges de la Cour de l’impôt ne devraient pas avoir à suivre cette formation. S’ils ne la suivent pas, qui est responsable? Ces questions ne sont-elles pas impertinentes si le juge en chef est encore responsable de la gestion de ces formations? En quoi est-ce un problème si ces cours offrent déjà cette formation? Pourquoi vous opposez-vous aussi fermement à ce que les juges suivent une telle formation?

Me Calarco : On traite ici de plusieurs enjeux. Tout d’abord, je conviens tout à fait qu’il y a eu un certain nombre de commentaires absolument choquants lors de certains cas passés. Le cas de l’ancien juge Camp en est un exemple. Ce type de commentaire est atroce, et c’est exactement pour ce genre de situation que les juges ont besoin d’être sensibilisés.

Cela nous montre aussi qu’il est important d’avoir des personnes qualifiées pour siéger à titre de magistrat. On a appris lors des procédures au Conseil de la magistrature que l’ancien juge Camp n’avait eu aucune formation en matière d’agression sexuelle. Cela démontre les besoins en matière de formation provinciale et de spécialisation fonctionnelle en magistrature.

Maintenant, concernant les autres juges, cela nous pose problème d’un point de vue pratique. Les juges de la Cour de l’impôt n’auront jamais à statuer sur des cas d’agression sexuelle. Nous n’avons pas besoin de leur offrir de la formation à ce sujet. La réalité, c’est que les ressources sont limitées. Il nous faut investir les ressources de la meilleure façon qui soit.

Ce projet de loi nous pose problème, car il s’immisce dans l’indépendance de l’appareil judiciaire. On ne peut accepter une telle chose dans notre système. Oui, les juges doivent être formés. Le Parlement ainsi que les gouvernements provinciaux peuvent offrir de meilleures ressources et de meilleures formations à cet égard. Cet objectif est louable et c’est ce qui devrait se faire.

La sénatrice Boyer : J’ai une question pour Me Teillet. Avant la pandémie de COVID-19, le taux d’agressions sexuelles et de violence familiale chez les femmes autochtones était fort alarmant. Cela n’a pas changé. Maintenant plus que jamais, les femmes autochtones bénéficieraient de candidats à la magistrature bien formés en matière de droit relatif aux agressions sexuelles.

Je vous remercie d’avoir soulevé l’enjeu important des motifs écrits, ainsi que des coûts et des répercussions pour les femmes autochtones.

Nous nous sommes fait dire qu’avec le projet de loi C-3, les candidats à la magistrature seraient dans l’obligation de suivre une formation sur les agressions sexuelles et le contexte social. Ce qui me préoccupe, c’est que rien de tel n’est prévu pour les juges déjà en poste dans le projet de loi. Les survivants d’agression sexuelle, et les femmes autochtones, surtout, se méfient déjà du système judiciaire. Si on n’exige pas une telle formation pour les juges déjà en poste, ce manque de confiance ne fera que s’exacerber.

Croyez-vous que les juges déjà en poste devraient, eux aussi, suivre une formation exhaustive obligatoire à ce sujet?

Me Teillet : Merci de votre question, sénatrice Boyer. Vous avez raison. Selon Statistique Canada, 31 % des Autochtones disent n’avoir que peu ou alors aucune confiance en notre système de justice pénale. On ne parle pas de gens venant de l’étranger. On parle de 31 % des Autochtones. Dans la majorité des cas, ce manque de confiance est dû à leur expérience avec le système. Ils le connaissent. La première chose que je dirais, c’est que ce point est très important. Ceux qui sont le plus en contact avec le système sont ceux qui s’en méfient le plus.

Il est important d’avoir de la formation obligatoire pour deux raisons. Tout d’abord, le public doit être au courant du type de formation que suivent les juges. Dans ce projet de loi, on traite aussi des rapports sur les formations; les juges devraient faire rapport des formations suivies. Le fait que le public sache ce que les juges étudient et apprennent ou quel type de formation ils reçoivent ne nuit pas à l’indépendance de l’appareil judiciaire, concept d’ailleurs important. Cela augmenterait en fait le niveau de confiance du public envers le système.

Je pense qu’il s’agit d’un enjeu à deux volets. Tout d’abord, les juges doivent suivre la formation. Ensuite, il faut veiller à ce que les juges déjà en poste la suivent aussi, et non pas seulement les nouveaux juges. Vous avez raison, sénatrice Boyer.

De plus, il y a l’enjeu des rapports. Le public ne peut avoir confiance en notre système judiciaire, de justice pénale et en l’entièreté de notre système que si la lumière est faite sur tout. Cela signifie que le public doit pouvoir accéder facilement à tout ce qui se fait. Le public doit être au courant de ce qui passe. C’est ainsi qu’on bâtit la confiance.

La sénatrice Boyer : Merci de ces éclaircissements.

La sénatrice Boniface : J’ai une question pour Mme Kent. Comment évaluez-vous l’efficacité de vos programmes? Cherchez-vous à savoir comment les décisions peuvent changer ou comment elles peuvent être expliquées davantage? J’aimerais savoir à quel point le processus est efficace.

J’avais une autre question, mais la sénatrice Boyer l’a déjà posée. Je n’ai donc que cette question, madame la présidente.

Mme Kent : À l’heure actuelle, pour évaluer nos cours, nous demandons aux participants s’ils les ont appréciés et ce qu’ils ont appris. Il s’agit de notre principale méthode d’évaluation.

Le suivi des décisions et de l’évolution potentielle de celles-ci ne fait pas partie de notre mandat. Comme vous le savez, les décisions des juges de première instance sont susceptibles d’appel. Ces appels sont toutefois rares. Le suivi se fait.

Nous suivons les consignes et les avis du Conseil canadien de la magistrature, qui est composé des juges en chef au pays. Je peux vous garantir que nous sommes informés de tout enjeu soulevé lors des réunions de l’INM avec le Conseil canadien de la magistrature. Nous cherchons ensuite à inclure ces enjeux dans nos formations.

La sénatrice Boniface : Merci.

La sénatrice Frum : J’aimerais poursuivre dans la même veine, puisque ma question porte sur le même sujet. Ma question s’adresse à tous les témoins. Existe-t-il des données sur l’efficacité des formations?

Maître Calarco, vous avez dit qu’une des solutions au problème serait de veiller à nommer des juges qualifiés dès le départ. Mais qu’en est-il des juges non qualifiés, qui font preuve de manque de jugement? Peut-on penser que ce type de formation ou d’activité de sensibilisation pourrait régler ce problème?

Me Calarco : Madame la sénatrice, je ne peux pas vous parler du contenu des cours en tant que tel, puisque je ne suis pas un juge, évidemment.

En ce qui a trait à la formation et à la nomination de juges qualifiés, il est absolument essentiel que les juges administratifs locaux ou les juges régionaux principaux, selon le cas, veillent à ce qu’une personne ait la formation appropriée avant de l’affecter à un type de cas en particulier, que ce soit dans le cadre de son travail passé à titre d’avocat ou en raison des cours que cette personne a pu suivre depuis sa nomination.

À la Cour supérieure de l’Ontario, par exemple, nous avons une liste commerciale où seuls les juges qui ont une expérience des affaires commerciales très complexes auront le droit de présider. Nous avons certaines spécialisations fonctionnelles, mais elles ne sont pas complètes.

La spécialisation fonctionnelle, la formation améliorée et la participation des juges administratifs principaux locaux ou régionaux, selon le cas, nous permettent de garantir la qualité de la justice.

La sénatrice Frum : Madame la juge Kent, je vais répéter la dernière question, mais y a-t-il des données probantes qui démontrent l’incidence et l’efficacité de cette formation, ou vous fondez-vous seulement sur des auto-évaluations?

Mme Kent : Nous n’avons pas de données probantes, à ce que je sache. Nous mesurons l’incidence des décisions des juges lorsque les cas sont portés en appel et que des erreurs y sont corrigées. C’est une source.

L’autre source, c’est notre communauté universitaire très active et dynamique, qui n’a pas peur d’analyser la décision des juges. Dans un récent article sur le racisme systémique, l’impartialité et les préjugés inconscients, qui analysait divers cas au fil du temps, les universitaires critiquaient le travail des juges. Nous tenons compte de ce type d’analyse. Pour ce qui est des données probantes, je ne sais pas si elles existent.

La sénatrice Frum : Merci.

[Français]

La sénatrice Mégie : Merci aux trois témoins. En ce qui concerne les enjeux qu’on a regroupés sous le vocable « contexte social » — et je pose la question à vous trois —, êtes-vous au courant si, dans le cursus universitaire dans les facultés de droit des dernières années, cette notion est incluse?

Sinon, pensez-vous qu’il serait pertinent de commencer par là? Cela pourrait peut-être aider et faciliter la tâche plus tard, même si tous les avocats ne deviennent pas juges, on le conçoit. Mais est-ce que ce ne serait pas mieux de l’inclure dans le cursus universitaire, s’il n’y est pas déjà? Quelle est votre opinion là-dessus?

La juge Kent pourrait-elle répondre ou y a-t-il quelqu’un d’autre qui veut ajouter quelque chose?

[Traduction]

Mme Kent : Je vais laisser Me Teillet répondre à cette question.

Me Teillet : Je vais vous raconter une histoire. Lorsque j’étudiais en droit, nous avons suivi un séminaire d’une semaine sur le féminisme et le droit. Une bonne partie du séminaire portait sur la violence familiale et les agressions sexuelles, les services de police et le système de justice pénale. C’était un excellent séminaire et toute la classe s’était réunie pour entendre parler de ces sujets. À l’arrière de la classe, il y avait huit hommes qui ont passé la semaine à lire le journal. Ils voulaient clairement passer un message : « Nous n’allons pas vous écouter. Vous ne pouvez rien nous apprendre. » Je ne les nommerai pas, mais deux d’entre eux sont aujourd’hui des juges. Comme le dit l’adage : on peut mener le cheval à l’abreuvoir, mais on ne peut le forcer à boire.

J’ai donné un cours pour l’Institut national de la magistrature, au tribunal provincial de l’Ontario. C’était une excellente journée, où des psychologues, des psychiatres et d’autres intervenants parlaient des drogues et de la dépendance, entre autres. C’était très intéressant, mais selon mes estimations, au moins [Difficultés techniques] et n’écoutaient pas vraiment, ou écoutaient à peine ce qu’on disait. [Difficultés techniques] Il y a des limites à ce que peut faire l’éducation...

La présidente : Excusez-moi, maître Teillet, mais nous ne vous entendons plus. Je vais devoir vous interrompre. Je suis sincèrement désolée.

Me Teillet : Si tout cela est écrit, alors nous pourrons braquer les projecteurs sur cet enjeu et nous y attaquer.

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, nous n’avons plus de temps. Nous devons mettre fin à la première partie de la réunion.

Madame Kent, maître Teillet et maître Calarco, nous vous remercions d’avoir participé à la séance d’aujourd’hui. Vous constatez que l’intérêt pour le sujet est grand. Nous aurions pu vous poser des questions pendant toute la matinée. Malheureusement, mon travail de présidente est très difficile. Le temps passe vite lorsqu’on ne dispose que de trois minutes pour poser des questions. Je vous remercie de votre présence. J’espère que nous pourrons travailler avec vous à nouveau.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je suis heureuse de vous présenter notre prochain groupe de témoins. Nous recevons le directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales, Fo Niemi, qui connaît bien le comité. Nous sommes heureux de vous revoir.

Nous recevons également les représentantes de l’Association des criminalistes : Annamaria Enenajor, avocate criminaliste et Megan Savard, également criminaliste et directrice. Enfin, nous recevons le président de l’Association nationale des centres d’amitié, Christopher Sheppard, et la directrice exécutive Jocelyn Formsma.

Mesdames et messieurs les sénateurs, vous avez aussi sur votre liste un représentant de l’Association canadienne des avocats noirs. Malheureusement, il ne peut se joindre à nous aujourd’hui en raison d’une urgence. Nous tenterons de le recevoir la semaine prochaine.

Nous allons d’abord entendre la déclaration préliminaire de M. Niemi.

[Français]

Fo Niemi, directeur général, Centre de recherche-action sur les relations raciales : Bonjour, madame la présidente et honorables sénateurs. Je vous remercie de nous avoir invités aujourd’hui à cette audience publique pour discuter de certains aspects du projet de loi. J’aimerais prendre quelques instants pour présenter ce que représente notre organisme. Il est un organisme sans but lucratif basé à Montréal, existant depuis 1983. L’une des choses que l’on fait est la défense des droits, l’accompagnement et l’aide aux victimes de discrimination fondée sur la race et autres motifs. Nous les accompagnons auprès des organismes des tribunaux administratifs ainsi que les tribunaux de droit commun avec nos avocats.

Grâce à cette expérience de plus de trois décennies, nous pouvons contribuer, et nous pensons à certaines discussions, à tout ce qui concerne la diversité au sein de la magistrature ainsi que la formation des juges sur la question, entre autres, de la discrimination et du racisme systémique.

Je commencerais tout de suite avec les constats importants que nous aimerions apporter à votre comité concernant l’étude de ce projet de loi C-3. Vous savez qu’en parlant de la formation des juges, surtout en ce qui concerne le Québec, nous devons parler de la sous-représentation préoccupante et même dramatique de la diversité raciale ethnique parmi les juges de tous les niveaux au Québec, y compris les juges administratifs.

Parmi les juges, de la cour municipale jusqu’à la Cour d’appel du Québec, il y a plus de 500 juges et selon les chiffres que nous avons, il n’y a qu’environ 1 % de ces juges qui sont issus des groupes racisés. C’est une sous-représentation aussi alarmante en ce qui concerne les juges d’origine autochtone. Cela soulève pour nous de sérieux défis quant à la formation, la notion de l’accès à la justice et la nécessité d’assurer une justice équitable, ne serait-ce qu’en ce qui a trait à la perception dans les faits par rapport au reflet de la diversité raciale culturelle et au pluralisme de la société [Difficultés techniques] québécoise et canadienne.

Je crois que la question de la sensibilité soulève de temps en temps aussi ce qu’on appelle le malaise judiciaire face aux enjeux du racisme. Quand on parle de racisme systémique et de profilage racial, parfois, nous remarquons une certaine réaction assez inconfortable et parfois hostile de la part de certains membres de la magistrature, à un point tel qu’on se dit parfois entre avocats qu’il serait mieux de ne pas soulever ces dimensions raciales, par exemple dans les procédures criminelles en ce qui concerne la défense.

Vu le contexte social et politique au Québec, où il y a beaucoup de refus de reconnaître le racisme systémique, on constate parfois qu’il est plus facile de parler de discrimination systémique lorsqu’elle est fondée sur le genre ou sur le handicap que lorsqu’elle est fondée sur la race. Cette résistance quant à la reconnaissance du racisme systémique pourrait aussi entraîner des perceptions liées à la magistrature, qui n’est pas toujours impartiale, équitable et accessible, surtout pour les personnes racisées et les Autochtones.

Vous remarquerez que j’ai souvent souligné la notion de perception. Parfois, il est question de perception et parfois, ce sont des faits bien documentés; il y a des barrières à l’accessibilité à la justice au sein de la magistrature.

Je voudrais aussi parler du fait que plusieurs de nos collègues avocats sont des Noirs et que ceux-ci parlent aussi du fait que parfois, quand votre client est Noir, que vous êtes un avocat noir et que vous vous présentez devant un juge, cela pourrait être un défi et il pourrait être préférable d’avoir un avocat blanc pour représenter votre client noir afin de ne pas se heurter à des biais, qu’ils soient inconscients ou autre.

Cette réticence reflète un certain défi quant à la façon dont la magistrature, lorsqu’elle n’est pas représentative de la société, peut être perçue comme étant réellement efficace, objective, impartiale et accessible.

Je voudrais parler maintenant de la question de la formation des juges. Nous devons, certes, investir dans la formation des juges quant aux notions [Difficultés techniques] et notions en évolution constante de la discrimination, du sexisme, du racisme systémique et de contexte social.

[Traduction]

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Niemi, pour votre déclaration.

Nous allons maintenant entendre l’Association des criminalistes.

Me Annamaria Enenajor, avocate criminaliste, Association des criminalistes : Bonjour, madame la présidente. Je vous remercie de me donner l’occasion de vous parler du projet de loi C-3. Je suis avocate criminaliste. Je pratique à Toronto et je suis membre de l’Association des criminalistes, au nom de laquelle je témoigne aujourd’hui. Je suis accompagnée de ma collègue Megan Savard, elle aussi criminaliste. Nous vous avons fourni un mémoire exhaustif sur le projet de loi C-3, qui, je l’espère, vous a été transmis.

L’Association des criminalistes se préoccupe grandement de l’incidence du projet de loi C-3 sur l’indépendance judiciaire et est d’avis que l’organe législatif du gouvernement ne devait aucunement influencer le contenu de la formation judiciaire.

L’indépendance judiciaire est un impératif constitutionnel et une composante de notre démocratie. Elle renforce la confiance de la population à l’égard de l’administration de la justice.

La légitimité de nos tribunaux repose sur le principe de l’indépendance judiciaire, qui garantit que les juges prendront une décision impartiale, sans influence indue... particulièrement l’influence des autres organes de gouvernement. L’indépendance judiciaire est à risque lorsqu’un autre organe du gouvernement dicte une certaine formation judiciaire sans égard à son contenu et à son sujet.

S’il est adopté, le projet de loi C-3 créera un précédent voulant que la formation judiciaire puisse être influencée par le Parlement, par l’entremise d’une mesure législative. La formation sur les lois en matière d’agressions sexuelles et le contexte social est importante, mais la décision d’offrir une telle formation, et le choix des groupes, personnes et organisations qui doivent être consultés pour les élaborer doivent revenir au corps judiciaire, qui travaille de façon indépendante.

Non seulement le projet de loi C-3 représente-t-il une menace pour l’indépendance judiciaire, mais il n’est aussi pas nécessaire. La formation judiciaire qu’il vise à mettre en œuvre existe déjà. Les juges de nomination fédérale élaborent déjà des programmes d’éducation sur les lois en matière d’agressions sexuelles, et y participent.

Depuis les années 1990, le Conseil canadien de la magistrature prévoit une formation sur le contexte social dans ses programmes principaux afin de veiller à ce que les juges comprennent les défis auxquels font face les groupes vulnérables dans les sociétés. Entre janvier 2014 et décembre 2019, l’Institut national de la magistrature a offert 41 séances sur la loi en matière d’agressions sexuelles, les compétences requises pour les procès en la matière et le contexte associé aux témoins.

De plus, 15 autres séances se sont centrées sur les enjeux associés à la violence familiale, à la traite de personnes, aux droits des victimes et au traitement axé sur les traumatismes. L’institut a la capacité d’offrir une telle formation à l’interne, sans l’ingérence du gouvernement. De plus, en 2017, avec l’aide du Conseil canadien de la magistrature, l’Institut national de la magistrature a réalisé une série de vidéos faites par les juges et les universitaires, qui exploraient le droit de la preuve et le contexte associés aux procès pour agression sexuelle. Enfin, depuis 2018, il est maintenant exigé ou attendu des juges de nomination fédérale en poste depuis deux à cinq ans qu’ils suivent une formation de cinq jours sur les compétences, les lois et le contexte social associés aux affaires d’agressions sexuelles.

Une formation appropriée, pertinente, sensible et progressive sur les agressions sexuelles est déjà offerte aux juges par une source qui préserve l’indépendance du corps judiciaire. Le projet de loi C-3 n’est tout simplement pas nécessaire; il représente en fait un danger. Je vais maintenant céder la parole à ma collègue, Megan Savard.

Me Megan Savard, avocate de la défense pénale, directrice, Association des criminalistes : Bonjour. C’est un honneur pour moi de témoigner devant le comité. Je suis la directrice de l’Association des criminalistes, et ma pratique se centre principalement sur les affaires d’agressions sexuelles. Je travaille pour les plaignants et les défendeurs. Je forme également les juges, les criminalistes et les procureurs de la Couronne sur la façon d’aborder ces poursuites uniques et difficiles.

J’aimerais vous parler de certaines conséquences que pourrait entraîner la formation judiciaire obligatoire proposée dans le projet de loi sur les intimés. Avant cela, j’aimerais souligner que le Parlement a tout à fait le pouvoir — et c’est son travail, dans certains cas — de prendre des mesures pour protéger les personnes vulnérables, notamment les témoins et les victimes d’un crime. À titre de criminalistes, nous savons que les victimes et les délinquants ne peuvent être classés selon des catégories nettes. Bon nombre des victimes que le Parlement veut protéger par l’entremise de cette mesure et d’autres deviennent éventuellement — et malheureusement — souvent nos clients et font face à des accusations pour ces infractions. Elles ont le droit d’être entendues par des juges bien formés, mais aussi par des juges indépendants.

J’aimerais vous parler de deux façons dont la formation judiciaire obligatoire proposée par le Parlement dans ce projet de loi est néfaste pour ce groupe vulnérable : les accusés au criminel. Dans l’éventualité où vous ne seriez pas d’accord avec nous et où le projet de loi serait adopté, j’aimerais aussi vous présenter quelques suggestions pratiques.

Le premier problème, pour le défendeur, c’est que la formation judiciaire obligatoire par l’entremise du Parlement risque de nuire à l’équité du procès. Les modifications proposées rendent obligatoire la formation sur le contexte social sans le définir. Le contexte social n’a aucun sens juridique. Les renseignements sur le contexte social ne sont pas tous fiables. Les nouvelles théories, les hypothèses non vérifiées et les pseudo-experts n’ont pas leur place dans la formation judiciaire, et la meilleure façon de savoir si un juge se fonde sur des renseignements non sécuritaires de ce genre est de faire le test en cour, où le défendeur pourra contester leur admissibilité, leur pertinence, leur fiabilité et l’indépendance de leur source. Si le comité songe toujours à adopter le projet de loi, ma première suggestion pratique serait d’y intégrer des mesures de contrôle de la qualité explicites, de même que des qualifications minimales requises pour les personnes qui offrent une formation judiciaire sur le contexte social.

Deuxièmement, la formation judiciaire obligatoire proposée augmente le risque de condamnations injustifiées. Je conviens que les mythes et les stéréotypes au sujet des plaignants en matière d’agressions sexuelles ont sali les procédures et les poursuites dans ce domaine et ont dénaturé la fonction de quête de vérité des procès. Les lois et la formation sur le contexte social qui visent à défaire ces mythes sont les bienvenus, mais seulement s’ils visent la recherche de la vérité. Les interprétations de la loi empreintes de mythes ont non seulement une incidence sur les plaignants, mais elles entraînent aussi des condamnations injustifiées. En fait, la jurisprudence reconnaît de plus en plus que les juges ont recours aux mythes et aux stéréotypes, sous prétexte qu’il s’agit du gros bon sens, pour rendre des décisions qui portent un préjudice injustifié aux personnes accusées.

Le projet de loi est déficient parce qu’il exige une consultation et une formation à sens unique. Il exige des avocats qu’ils tiennent compte des groupes de survivants et des groupes d’aide aux survivants, mais il omet de désigner les défendeurs à titre de partenaires tout aussi nécessaires. Il désigne la formation sur les plaignants à titre de pilier nécessaire de la formation judiciaire, mais il ne dit rien au sujet des mythes généralisés et de plus en plus visibles qui nuisent aux accusés, surtout lorsqu’ils sont racialisés, marginalisés et autrement vulnérables. Les choix du Parlement quant au langage inclus ou non dans cette mesure législative sont importants. Selon le projet de loi...

La présidente : Je vous demanderais de conclure, s’il vous plaît.

Me Savard : ... il est important d’éduquer les juges sur les plaignants seulement. Merci.

La présidente : Nous allons maintenant entendre le représentant de l’Association nationale des centres d’amitié.

Christopher Sheppard, président, Association nationale des centres d’amitié : Mesdames et messieurs les sénateurs, membres du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, bonjour.

Je m’appelle Christopher Sheppard, et je suis le président de l’Association nationale des centres d’amitié.

Je tiens à souligner que je vous parle aujourd’hui à partir du territoire du Traité no 6, qui appartient aux Métis. Je suis accompagné de Jocelyn Formsma.

L’ANCA représente plus de 100 centres d’amitié locaux, de même que des associations provinciales et territoriales de toutes les provinces et territoires du Canada, à l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard. Nous sommes des carrefours communautaires autochtones urbains qui offrent un large éventail de programmes et de services à tous les groupes démographiques d’Autochtones, dans les domaines des soins de santé, de l’éducation, de la formation professionnelle, de la sécurisation culturelle, des compétences, des sports et loisirs, et des droits et de la défense des Autochtones.

Ensemble, nous formons le plus grand réseau de prestation de services urbains destinés aux Autochtones du Canada. Au nom des centres d’amitié et des Autochtones en milieu urbain du Canada, je vous remercie de nous avoir invités à témoigner devant vous aujourd’hui au sujet du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel.

Je comprends que le projet de loi C-3 propose des modifications à la loi en vue de créer une formation continue obligatoire pour les juges et d’exiger un prononcé des motifs de leur part dans les affaires d’agressions sexuelles du système de justice pénale du Canada. L’ANCA a examiné et analysé la loi proposée selon l’angle des Autochtones du Canada. Nos principales préoccupations sont les suivantes : l’élimination de la discrimination raciale et systémique au sein du système judiciaire; la réduction du nombre de personnes autochtones dans le système de justice pénale par l’entremise de l’élimination du racisme et de la discrimination dans la détermination de la peine; la prévention de la violence contre les femmes, les filles, les membres de la communauté 2SLGBTQ2+ et les aînés autochtones.

Les Autochtones en milieu urbain sont victimes de discrimination systémique et raciale au Canada, ce qui est bien expliqué dans les appels à l’action 25 à 42 de la Commission de vérité et de réconciliation, et dans l’appel à la justice 10.1 du document Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. L’ANCA propose d’utiliser le même langage que ces appels à la justice dans le cadre de l’élaboration des formations continues sur les agressions sexuelles et le contexte social destinées aux juges du Canada, dans la mesure du possible.

En outre, l’ANCA appuie l’amélioration du perfectionnement professionnel continu des juges canadiens afin d’accroître la sensibilisation à la discrimination raciale et systémique à l’égard des Autochtones vivant en milieu urbain au Canada. L’ANCA est favorable aux amendements qui aideront à l’administration de la justice pour les Autochtones, en particulier les modifications législatives qui permettront aux femmes autochtones victimes d’agression sexuelle d’obtenir justice devant les tribunaux canadiens. L’ANCA appuie les modifications législatives qui permettront aux juges canadiens de nomination fédérale et de nomination provinciale de prendre des décisions équilibrées visant à prévenir des accusations injustifiées quant à l’application de la Charte canadienne des droits et libertés, du Code criminel du Canada et de la Constitution canadienne.

Dans le système judiciaire canadien, les Autochtones vivant en milieu urbain ont des taux d’incarcération plus élevés. Nous devons chercher à réduire ces taux injustes. Plus précisément, Statistique Canada a signalé, en 2016, que bien qu’ils représentent seulement 3 % de la population adulte au Canada, les adultes autochtones sont surreprésentés en ce qui concerne les admissions dans les services correctionnels provinciaux et territoriaux au Canada; en 2015-2016, ils comptaient pour 26 % des admissions.

Chez les femmes, 38 % de celles qui ont été admises dans les établissements de détention provinciaux et territoriaux après condamnation étaient des Autochtones, alors que la proportion correspondante chez les hommes était de 26 %. Dans les services correctionnels fédéraux, les femmes autochtones représentaient 31 % des admissions en détention par suite d’une condamnation, tandis que les hommes autochtones représentaient 23 % des admissions.

La formation proposée dans le projet de loi C-3 pour les juges au Canada devrait être conçue et élaborée en consultation avec les Autochtones vivant en milieu urbain. L’ANCA est heureuse de participer à l’élaboration de cette formation au pays afin de réduire les taux d’incarcération des Autochtones et de prévenir la violence faite aux femmes, aux filles, aux personnes LGBTQ2S+ et aux aînés autochtones. Nous appuyons le renforcement des mécanismes législatifs et les dispositions visant à améliorer la transparence et la production de rapports sur le perfectionnement professionnel des juges canadiens à tous les échelons, en particulier les rapports qui permettront au Conseil canadien de la magistrature de promouvoir l’équité dans le système judiciaire du Canada par la formation et l’encadrement des juges aux termes de la Loi sur les juges. Nous vous remercions encore une fois de votre temps et de votre attention aujourd’hui. C’est avec plaisir que nous répondrons à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Sheppard. Nous passons aux questions.

[Français]

Le sénateur Dalphond : D’abord, merci à tous les témoins, cela a été très intéressant. Le temps file, alors je vais directement poser une seule question à M. Niemi.

Pourriez-vous apporter des précisions sur la distinction entre le racisme systémique et la discrimination systémique? Les deux concepts sont utilisés dans le projet de loi auquel vous avez brièvement fait référence tantôt.

M. Niemi : Merci, monsieur le sénateur.

Je voudrais clarifier ceci. La discrimination systémique est bien sûr une forme de discrimination qui s’applique à tous les motifs. Lorsque nous parlons de discrimination systémique à l’endroit des femmes, par exemple, je crois que la décision de la Cour suprême dans l’affaire Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada établit clairement de quelle façon la discrimination systémique en emploi a été exercée envers les femmes, et c’est la même chose dans la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

La discrimination systémique est à la base une forme de discrimination institutionnalisée subtile. Quand on parle de racisme systémique, on ajoute la dimension de la race au concept de la discrimination; c’est la discrimination raciale systémique ou le racisme systémique.

Certaines décisions judiciaires en font mention. Par exemple au Québec, l’affaire Tanisma c. Montréal (Ville de), une décision de la Cour supérieure en 2013, aborde cette question de la discrimination systémique en emploi envers les personnes noires. On n’a pas utilisé les mots « racisme systémique », mais c’est sous-entendu qu’il y a une forme de discrimination raciale systémique ou une discrimination systémique basée sur la race.

La notion de discrimination systémique est très reconnue; la Loi sur l’équité salariale au Québec, dans son premier article, parle de la discrimination systémique à l’endroit des femmes dans le traitement salarial, c’est écrit explicitement « la discrimination systémique ».

Aussi, dans la décision de la Cour supérieure dans l’affaire Regroupement des activistes pour l’inclusion au Québec c. Société de transport de Montréal et al., dans laquelle notre organisme de défense des droits est engagé, la Cour supérieure a reconnu la discrimination systémique dans les transports en commun fondée sur le handicap à l’endroit des personnes handicapées. C’est une notion de discrimination systémique qui est bien sûr universelle.

Le sénateur Dalphond : Merci. Je comprends que vous trouvez utile d’avoir les deux notions.

M. Niemi : C’est utile d’avoir cette précision en raison du contexte.

Le sénateur Dalphond : Merci.

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos témoins et merci beaucoup pour vos témoignages éclairants.

Ma question s’adresse à MM. Niemi et Sheppard.

Nous avons entendu tantôt la juge Kent nous dire que 21 séances de formation avaient été offertes aux juges entre 2014 et 2020 en matière de violence familiale, de droits des victimes et de traite des personnes. Nous pouvons donc estimer qu’il y a eu, à peu près en sept ans, sept séances de formation pour les juges en matière de violence familiale. Il s’agit d’une par année et c’est très peu si on considère l’enjeu sociétal de la violence faite aux femmes.

Tantôt, la représentante de l’organisme Indigenous Bar Association s’est dite favorable à ce que, dans ce projet de loi, lorsqu’on parle du contexte social, du racisme, de la discrimination, on intègre également la violence familiale.

Quel est votre point de vue à ce sujet?

M. Niemi : Ce serait quand même dans le contexte de la question sexuelle aussi. Ce n’est pas négatif de faire une référence spécifique à la violence conjugale ou à la violence domestique parce que, de plus en plus, il y a une jonction entre la violence sexuelle et l’agression sexuelle.

Le sénateur Boisvenu : Vous avez raison.

M. Niemi : Ce genre de débat pourrait traduire, entre autres, l’intention du législateur d’accorder une importance de plus en plus nécessaire à la notion de l’agression sexuelle, même dans un contexte domestique. Parce qu’il y a encore, surtout lorsque vous regardez au sein de certains groupes, des gens qui ne comprennent pas que la question sexuelle dans un contexte marital aussi est une forme d’agression sexuelle. Ce n’est donc pas négatif et, en fait, cela pourrait aider à favoriser entre autres les réflexions sur la notion des droits des victimes d’agression sexuelle et dans ce cas-ci, dans un contexte domestique.

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Sheppard?

[Traduction]

Jocelyn Formsma, directrice exécutive, Association nationale des centres d’amitié : Je vais répondre à cette question. Je suis la directrice exécutive de l’Association nationale des centres d’amitié ou ANCA. Je suis avocate et membre de l’Association du Barreau autochtone ou ABA. Nous aimerions appuyer et promouvoir les mêmes recommandations que l’ABA.

Le fardeau de la prise de décision, en particulier dans le système judiciaire, ne devrait pas relever de ceux qui font l’objet de ces décisions — le fardeau de l’éducation.

L’année dernière, l’ANCA a examiné 30 rapports sur la justice. La formation était le principal dénominateur commun de l’ensemble des rapports, mais les entités qui en étaient responsables ou qui l’ont recommandée n’ont pas assuré sa mise en œuvre coordonnée ou efficace. Nous considérons avoir donné aux entités responsables l’occasion d’offrir une formation coordonnée et efficace. Elles ne l’ont pas fait. La formation n’est pas uniforme à l’échelle du pays. Il n’y a pas de contrôle de la qualité. En étant volontaire dans certaines... pour certaines formations...

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Madame Formsma, ma question est la suivante : seriez-vous favorable à ce que ce projet de loi traite également de la violence familiale?

[Traduction]

Mme Formsma : Oui.

Le sénateur Campbell : Ma question s’adresse aux deux avocates de la défense. Je pense que l’une ou l’autre d’entre vous peut répondre.

À un moment donné, au sujet de cette formation, l’une d’entre vous — je suis désolé, je n’ai pas saisi laquelle des deux — a déclaré que la formation était exigée ou attendue. Je ne pense pas que ce soit la même chose. Le terme « exigée » laisse entendre qu’elle est obligatoire, tandis que le terme « attendue » signifie « nous espérons que vous la suivrez ». Quelqu’un pourrait-il m’éclairer à ce sujet?

Me Enenajor : J’indique dans mes notes qu’il est attendu des juges qu’ils suivent une formation de cinq jours sur les compétences, les lois et le contexte social associés aux affaires d’agressions sexuelles.

Le sénateur Campbell : Donc, si ce n’est pas une exigence, c’est souhaitable?

Me Enenajor : Je ne suis pas certaine de cela. Il faudrait que je consulte la Fiche d’information sur la formation des juges de nomination fédérale, où j’ai trouvé cette information, pour trouver les conséquences exactes d’un manquement à suivre ces programmes précis. Je ne suis pas tout à fait certaine que ce soit simplement « souhaitable ». Je pense que les juges sont tenus de suivre des cours de base, et que le droit relatif aux agressions sexuelles en fait partie.

Le sénateur Campbell : Je ne veux pas pontifier, mais vous comprenez sans doute ce qui me pose problème. D’une part, je ne veux pas adopter un projet de loi visant des choses dont les tribunaux et le système judiciaire s’acquittent déjà. D’autre part, nous semblons incapables d’obtenir des réponses complètes quant à savoir s’il s’agit d’une exigence ou d’une attente.

Ma dernière question est la suivante : du point de vue d’une avocate de la défense, qu’est-ce que ce projet de loi ajoutera à ce qui se fait déjà?

Me Savard : La réponse courte, à mon avis, est qu’il n’ajoute rien. S’il devait avoir un caractère encore plus contraignant, il empiéterait de façon encore plus manifeste sur la compétence en matière de formation judiciaire. En fait, le projet de loi est présenté comme « souhaitable » en soi, et il n’impose aucune conséquence en cas de non-respect de l’engagement.

Pour la partie défenderesse dans une affaire pénale, cela entraînerait un retard considérable et la crainte que le juge présidant à son procès ait reçu une formation qui n’est ni transparente ni impartiale, au sens où le sont les programmes de formation judiciaire fournis par la magistrature. La question n’est pas nécessairement de savoir si le juge qui préside est partial, en fait. C’est une question d’apparence d’impartialité, car c’est ainsi que nous mesurons l’équité dans ce contexte.

Le sénateur Campbell : Dernière question : ce projet de loi est-il constitutionnel?

Me Savard : Je dirais que non, et je vais laisser Me Enenajor ajouter quelque chose si elle le souhaite.

Me Enenajor : Je n’ai rien à ajouter. Je suis du même avis.

Le sénateur Campbell : Merci beaucoup.

La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse à M. Christopher Sheppard et Mme Jocelyn Formsma.

On observe au Canada des taux de violence familiale et d’agression sexuelle chez les femmes et les enfants autochtones alarmants et supérieurs à la moyenne par rapport aux femmes et aux enfants non autochtones. Le taux d’agressions sexuelles signalées par les femmes autochtones est plus de trois fois supérieur à celui des femmes non autochtones.

Notre système judiciaire ne répond pas aux besoins des victimes d’agressions sexuelles, et encore moins à ceux des femmes autochtones, qui sont les plus susceptibles d’être confrontées à des obstacles comme le racisme et la discrimination systémiques lorsqu’elles tentent d’avoir accès au système de justice canadien. Il est donc impératif de prendre en compte les perspectives autochtones à chaque étape du processus législatif du projet de loi C-3.

À votre avis, les organisations autochtones ont-elles participé de manière adéquate à l’élaboration du projet de loi C-3? Les Autochtones ayant survécu à des agressions sexuelles ont-elles été suffisamment consultées, le cas échéant, au sujet de cette mesure législative?

Mme Formsma : La réponse courte est « non ». L’année dernière, comme nous l’avons mentionné, dans notre examen de 30 rapports répartis sur une période d’environ 50 ans, nous avons constaté qu’aucune des recommandations n’avait été entièrement mise en œuvre. Seulement certaines l’avaient été, et ce, partiellement. Les Centres d’amitié, l’un des plus importants réseaux au Canada, n’ont certainement pas participé de façon significative. Encore une fois, la mise en œuvre a été fragmentaire, sans formation ciblée.

Il est important de comprendre la position de confiance et extrêmement privilégiée des juges et des avocats. Ils doivent absolument être tenus de respecter les normes les plus élevées. Ce sont souvent les Autochtones qui sont à la merci des décisions. Nous avons tant perdu confiance envers le système judiciaire dans sa forme actuelle. Il ne nous incombe pas de rétablir notre confiance et notre foi à l’égard du système, si nous en avions.

Notre seul recours, par l’intermédiaire des assemblées législatives, est notre capacité de remettre en question le système judiciaire et d’exiger la reddition de comptes. Nous ne pouvons pas poursuivre les juges devant les tribunaux ou un tribunal des droits de la personne si nous considérons qu’ils ont rendu des décisions discriminatoires. Ils font plutôt l’objet d’une enquête par leurs pairs. S’il s’agit là du seul recours, les Autochtones sont alors sans grands pouvoirs, étant donné qu’ils doivent utiliser un système qui s’est déjà prononcé contre eux.

Cela renvoie en quelque sorte à la question constitutionnelle, mais si cela n’est pas possible par l’intermédiaire de l’Assemblée législative, quel autre mécanisme existe-t-il pour assurer la reddition de comptes du pouvoir judiciaire en ce qui concerne la formation et les décisions biaisées et fondamentalement racistes? Je ne dis pas que c’est le cas de toutes les décisions, mais nous constatons le nombre disproportionné d’Autochtones qui ont été incarcérés. Selon nous, ces décisions n’ont pas toutes été prises de façon impartiale.

La sénatrice Boyer : Appuyez-vous le projet de loi C-3?

Mme Formsma : Nous avons des questions au sujet du projet de loi et nous aimerions avoir des précisions à cet égard. Nous vous transmettrons ces questions. Nous avons préparé une note d'information que nous transmettrons au comité pour examen. De façon générale, nous sommes favorables à l’idée d’établir une norme quelconque pour la formation des juges et des intervenants du système judiciaire.

Quant à la nature des mécanismes et processus nécessaires, cela devra être étudié en consultation avec la magistrature, mais nous sommes d’avis que des normes quelconques sont essentielles, parce que cela n’a pas été efficace. Nous ignorons quel genre de formation les juges reçoivent sur les questions de racisme, de préjugés et d’agressions sexuelles ni où cette formation leur est donnée.

La sénatrice Boyer : Merci.

[Français]

La sénatrice Mégie : Merci de vos témoignages. Ma question s’adresse à MM. Niemi et Sheppard. Si ce projet de loi est adopté, comment verriez-vous son application en pratique pour les plaignants et les plaignantes dans votre expérience de terrain? L’un ou l’autre d’entre vous ou tous deux pourraient répondre à la question. Merci.

[Traduction]

M. Niemi : J’invite M. Sheppard à répondre en premier, cette fois.

M. Sheppard : Je parlerai en tant qu’ancien directeur local d’un centre d’amitié et d’intervenant auprès de gens œuvrant dans le système judiciaire.

Lorsque vous aidez une personne qui se retrouve dans le système judiciaire et que les personnes chargées de la mise en œuvre de ce système ne comprennent même pas leurs propres exigences ou la législation antérieure, c’est extrêmement problématique. Je pense à des choses comme les rapports Gladue pour des cas où nous connaissons les facteurs qui devraient être pris en compte, et lorsqu’ils sont présentés, on se demande pourquoi, car il n’y a pas d’uniformité. Parfois, cela dépend de l’endroit où vous avez fait vos études; parfois, de l’endroit où vous avez pratiqué. D’un point de vue pratique, l’idéal serait d’avoir quelque chose qui serait normalisé, mis en œuvre correctement, puis mesuré séparément, d’une façon ou d’une autre, pour favoriser la reddition de comptes.

Le problème, c’est que nous avons vu de nombreux cas dans notre examen des anciens rapports et des commissions antérieures. Par exemple, moins de 20 recommandations de la Commission royale, dont on vient de souligner les 20 années d’existence, ont été suivies. Il y a le rapport de la Commission de vérité et de réconciliation, qui comportait une section consacrée exclusivement à la justice et au droit, et nous y faisons référence dans cette présentation. En pratique, il serait bien que les résultats des millions de dollars dépensés dans le passé en études, rapports et commissions soient véritablement mis en œuvre, qu’on écoute réellement les gens et les experts qui ont été consultés depuis 20 à 50 ans. Comparaître sans cesse devant divers comités, l’un après l’autre, en faisant toujours référence aux mêmes rapports qui remontent à 10 ans pose aussi problème.

En fait, la Commission royale sur les peuples autochtones a évalué les coûts de la mise en œuvre et cela n’a jamais été fait. Lorsqu’on parle avec le juge en chef de cette commission, on entend dans sa voix sa tristesse et son désarroi face à l’inaction à cet égard. Il m’a dit que sa plus grande crainte, c’était que le Canada ait perdu toute empathie. Quelle est la prochaine étape, si on manque d’empathie et de volonté d’agir dans les dossiers des pensionnats, des femmes autochtones disparues et assassinées ou des victimes d’agressions sexuelles? Reste-t-il de l’empathie pour la mise en œuvre dans ce cas-ci? Ce que nous voulons, concrètement, c’est simplement que ce soit fait, puisqu’il est convenu que c’est nécessaire.

[Français]

La sénatrice Mégie : Merci.

M. Niemi : Si vous me le permettez, je voudrais ajouter une chose.

Je crois que l’importance de ce projet de loi ne peut pas être contestée, parce qu’essentiellement le projet de loi envoie un message très clair à la magistrature, aux écoles du barreau et aux écoles de formation en sciences juridiques. Il faut développer des connaissances de plus en plus pointues et en constante évolution pour la profession juridique et les membres de la magistrature.

Tout ce qu’on sait de la discrimination et de la violence, car nous avons accompagné les femmes et les filles de tous les âges, de toutes les origines et aussi de diverses capacités, c’est que nous avons déjà vu des biais inconscients, un manque de connaissances et aussi parfois un manque de compréhension de la part des membres de l’administration de la justice qui pourraient modifier la perception.

Donc ce projet de loi envoie maintenant un message selon lequel il y a une façon de s’assurer que la formation des juges devient une exigence nationale.

Alors, comment allons-nous mettre cela en œuvre? Je crois que c’est aux acteurs principaux, comme le Conseil canadien de la magistrature et même aux conseils provinciaux de la magistrature, de trouver des solutions novatrices pour engager les personnes et les groupes les plus touchés, notamment les femmes victimes de violence, directement dans la formation des juges.

Je crois que cette approche fait la promotion du droit des femmes et des filles, auquel nous nous sommes consacrés, comme principe de base, mais aussi encourage les approches de formation les plus innovatrices en matière de développement des compétences. Nous ne le voyons pas comme une question de chevauchement ou de menace de l’indépendance de la magistrature; nous voyons la formation des juges sur les questions de violence sexuelle, de discrimination systémique et de racisme comme une façon d’élever la connaissance des juges et de rendre la magistrature plus proche de la société et surtout des personnes qui ont le plus besoin de justice.

La sénatrice Mégie : Merci beaucoup.

La sénatrice Keating : Merci aux témoins. Ma question est pour M. Niemi.

Vous venez de répondre en grande partie à la question que j’avais, mais je vais peut-être la reformuler un peu différemment.

Vous avez entendu les objections face à l’intervention législative en matière de formation pour des motifs d’indépendance judiciaire et vous n’avez pas eu beaucoup de temps pour parler de votre avis au sujet de la formation des juges. Quelle serait votre opinion sur l’intervention législative en matière de formation des juges?

Maintenant, vous venez de dire que cela envoie un message très clair aux juges. Cependant, jusqu’à maintenant, la magistrature dans sa formation n’a peut-être pas, à votre avis, satisfait aux exigences nécessaires pour avoir un effet devant les tribunaux, pour les victimes. Est-ce bien cela?

M. Niemi : Merci, madame la sénatrice.

C’est exactement ce dont on parle. En fait, on en a parlé dans notre intervention, mais je n’ai pas eu le temps de l’aborder.

La formation des juges, c’est essentiel. L’autre chose qui pourrait aussi augmenter la capacité de la magistrature à répondre aux défis sociaux ou autres, qui se retrouvent devant les tribunaux, serait d’assurer que la magistrature est représentative de la société, de toute la diversité possible et des expériences de vie.

Je crois que les juges qui ont déjà vécu des drames dans leur famille, qu’ils soient liés au suicide, aux personnes handicapées ou à la violence conjugale, comprennent beaucoup plus vite et développent beaucoup plus de connaissances. Ils ont des approches et des analyses beaucoup plus riches par rapport à ces drames humains.

En fait, ce qu’on dit, c’est oui à la formation des juges. Quant à la menace envers la compétence et l’indépendance de la magistrature, on n’est pas certain, parce que la formation des juges se fait de toute façon; que ce soit par la pression des groupes, la pression populaire ou par un projet de loi, la formation doit évoluer.

On ne dit pas exactement quoi faire, on donne seulement des balises qui reflètent, entre autres, les normes en constante évolution de la société, comme les normes de la Charte canadienne en matière, entre autres, de droits de la femme et de droits des enfants qui sont victimes d’agression. Donc, on n’est pas en train de dicter aux juges quoi apprendre et sur quels sujets ils doivent être formés.

Il y a des balises et il est de la responsabilité des organismes de formation des juges de développer des outils. D’ailleurs, il n’y a pas seulement ces organismes, je souligne qu’il y a aussi les écoles du barreau, et je crois que cela aura un effet boule de neige. C’est ainsi que l’on va créer des effets systémiques durables et même constructifs pour augmenter, entre autres, la confiance du public à l’endroit de la magistrature. Je crois que les effets à long terme seront beaucoup plus positifs.

La sénatrice Keating : Merci beaucoup.

[Traduction]

La sénatrice Boniface : Je vous remercie tous de votre présence et de votre contribution à ce projet de loi. Ma question est pour Me Savard. Vous avez soulevé des préoccupations concernant des retards découlant de ce projet de loi, et je suppose que c’est lié à l’accès aux dossiers pour savoir quelles formations les juges ont suivies.

Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet? Dans quelle mesure est-ce fréquent dans les tribunaux, aujourd’hui, étant donné qu’ils suivent une formation volontaire offerte par l’Institut de la magistrature?

Me Savard : La réponse courte, c’est que cela ne se fait pas dans les tribunaux aujourd’hui, car la formation est offerte par la même magistrature neutre qui préside le procès pénal. Il y a une garantie d’impartialité et une apparence d’impartialité, ce qui est exigé des juges, et qui s’applique aussi à ce genre de formation juridique. En pratique, pour y avoir participé, je peux vous dire que ces séances de formation reflètent la nature des organisateurs, en ce sens qu’elles sont aussi neutres et équilibrées, étant donné la présence de représentants des deux barreaux. Donc, étant donné cette apparente impartialité, il n’y a pas de véritable motif de chercher à savoir quel type de formation un juge peut avoir suivi.

Au point 6 de notre mémoire, à la question 5, j’explique pourquoi cela changerait si le projet de loi était adopté. Essentiellement, c’est que cette impression d’impartialité est perdue dès que le Parlement a un rôle dans la prestation de la formation, surtout lorsque les seules considérations obligatoires du Parlement ne viennent que d’un côté de la salle, pour ainsi dire, comme le fait ce projet de loi.

Dans la mesure où je suis aussi ici pour présenter des suggestions pratiques, si ce projet de loi est adopté, je proposerais que le Parlement envisage la mise à jour de la liste des conseillers mandatés pour inclure des représentants, non seulement du côté des communautés de survivants, mais aussi du côté des avocats de la défense, et que les avocats de la défense pénale reconnaissent personnellement que ce ne sont pas deux communautés distinctes, mais plutôt, malheureusement, deux communautés très souvent issues du même bassin, pour ainsi dire.

J’espère que cela répond à votre question.

La sénatrice Boniface : En partie. Ai-je raison de faire ce lien, en particulier en ce qui concerne les retards?

Me Savard : Je suis désolée. J’aurais dû le préciser. Oui, vous avez raison.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci aux témoins qui sont devant nous.

Ma première question s’adresse aux deux organismes, le Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR), donc à M. Niemi, et à l’une des deux personnes qui représentent l’Association nationale des centres d’amitié.

Monsieur Niemi, vous avez parlé en particulier de données sur l’absence de personnes issues de groupes racisés dans la magistrature au Québec, non seulement en ce qui concerne les juges provinciaux, mais aussi les juges fédéraux. Auriez-vous des données sur les avocats de la Couronne et de la défense portant sur la composition de ces groupes? Quel pourcentage de ces avocats vient de groupes racisés? On sait que c’est le bassin de recrutement pour les juges.

M. Niemi : Malheureusement, non. Je crois que le Barreau du Québec est en train de faire ce genre de recensement auprès de ses membres. Pour ce qui est des avocats de la Couronne, nous n’avons pas d’information. La manière dont nous avons recueilli l’information sur la magistrature consistait à observer chaque niveau de magistrature pour regarder les noms et parler avec les gens du milieu pour savoir qui est qui. On a trouvé cinq ou six personnes issues de minorités visibles au Québec.

La sénatrice Dupuis : Votre groupe a-t-il déjà été invité à donner de la formation à la magistrature ou à y participer?

M. Niemi : Oui, nous avons été invités à quelques reprises par le Conseil de la magistrature du Québec et aussi par l’Institut national de la magistrature pour une formation sur le contexte social et aussi pour les questions de racisme systémique.

La sénatrice Dupuis : Merci. Je poserais la même question aux représentants des Centres d’amitié. Avez-vous déjà été invités à participer à cette formation?

[Traduction]

Me Enenajor : Au nom de l’Association des criminalistes, j’ai personnellement participé à la formation de juges pour la Cour de justice de l’Ontario, sur la prise en considération du racisme systémique contre les Noirs et la détermination de la peine à infliger aux délinquants afro-canadiens.

Les juges y sont sensibles et y sont disposés. L’organisation et la coordination ont été faites par des juges et non par des services administratifs ou législatifs de l’administration.

Le projet de loi n’aborde pas la question de la représentation des juges. Il vise la nomination des juges et la possibilité de nommer des femmes juges et des femmes juges racialisées en nombre suffisant et représentatif. Il concerne aussi la formation des juges. C’est donc un dossier tout à fait séparé.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adressait aux représentants des Centres d’amitié. Merci beaucoup, madame Enenajor, pour votre réponse.

Peut-on avoir rapidement une réponse des représentants des Centres d’amitié autochtones? Est-ce que leur organisme a déjà été invité à participer à la formation offerte aux juges?

[Traduction]

Mme Formsma : M. Sheppard complétera ma réponse sur la dimension locale.

J’ai participé à la création d’un outil didactique très complet pour les avocats et les juges dont le travail met en présence d’Autochtones. Je l’ai fait en partenariat avec l’Association du Barreau autochtone, l’Advocates’ Society et le Barreau de l’Ontario, en réponse à une absence générale de sensibilisation des juges et des avocats aux questions autochtones. Nous avons créé au moins un outil pratique.

Je sais que beaucoup de centres d’amitié au Canada assurent une formation dans les compétences culturelles et d’autres types semblables de formation, pour le grand public et non, précisément, le personnel judiciaire. Mais ils en ont formé.

On donne une formation et une réponse impulsées par la communauté. Elles ne recevront aucun agrément, mais elles viennent de voix exprimées par la communauté. D’après moi, elles sont des sources de renseignements équitables et dignes de confiance pour les juges, les avocats et les communautés auxquelles ces centres appartiennent.

M. Sheppard a fait partie de la Commission des droits de la personne à Terre-Neuve. Il a peut-être des précisions à apporter sur la formation à laquelle il a participé.

M. Sheppard : J’ai passé 15 années dans mon centre local, et jamais personne ne m’a demandé de communiquer des recommandations ou de donner de la formation à quiconque dans ma province — j’ai longtemps vécu à Terre-Neuve-et-Labrador —, mais nous avons fourni de l’appui à un projet de loi d’initiative parlementaire, pendant une session du Parlement, à la demande d’un groupe de survivants. Pendant plusieurs années, également, on ne m’a jamais approché en ma qualité de commissaire aux droits de la personne dans ma province. Je possède très peu d’expérience de terrain dans la prestation de ce type de formation ou de sensibilisation.

Dans mon ancien poste de directeur, j’ai reçu plusieurs fois la visite de la sénatrice Pate à St. John’s, venue s’informer sur le travail de mon organisme en matière de justice et de corrections, parce que des membres de notre personnel étaient intégrés dans plusieurs établissements en raison de notre connaissance pratique des délinquants et des victimes. Malgré cette expérience, nous n’avions jamais été officiellement approchés par des entités du système de justice.

La sénatrice Dupuis : Merci.

Le sénateur Tannas : Ma question est pour les représentantes de l’Association des criminalistes qui, c’est évident, constituent un vivier assez important de futurs juges qui s’intéresseraient à ce domaine du droit.

Je ne suis pas avocat. Pardonnez donc ma question peut-être stupide. Nous savons que le Parlement a un rôle et je vous ai bien entendues en ce qui concerne l'intervention du Parlement auprès des juges après leur nomination, mais le Parlement intervient dans la nomination des juges. Je me demande si vous pourriez m’apprendre les caractéristiques que les nommeurs cherchent chez les candidats, par exemple des attestations qui les informeront que tel candidat a reçu de la formation dans ce domaine et manifesté le désir d’y être formé.

C’était un phénomène relativement nouveau, dans le monde des affaires d’où je viens, où l’Institut des administrateurs de sociétés donnait de la formation et où les aspirants à la direction d’une entreprise suivaient un cours et obtenaient un certificat avant d’être nommés. Existe-t-il un processus analogue que votre association ou d’autres associations préconisent pour faire connaître la formation suivie par un futur juge, si, effectivement, c’est sur ce point que nous devrions faire pression?

Me Enenajor : Absolument. Le processus de candidature au poste de juge est exhaustif et comporte l’examen d’un certain nombre de facteurs, notamment le genre de perfectionnement professionnel continu et d’éducation permanente que les avocats reçoivent tout au long de leur carrière, en participant aux stages offerts par des organisations comme le centre d’amitié, ressource à laquelle le témoin de ces centres a fait allusion, qui a été créée de concert avec l’Advocates’ Society, que, personnellement, et les avocats avec qui j’exerce, nous connaissons bien et qui est librement accessible.

Par l’entremise des barreaux, on peut se procurer un certain nombre de sources d’information sur ces questions précises et former les avocats à devenir plus sensibles, plus conscients des problèmes très difficiles pouvant surgir pendant des affaires d’agression sexuelle, pour leur permettre d’exercer en tenant compte des traumatismes subis. Voilà le genre de compétences ou de participation qu’on peut faire valoir dans sa candidature au poste de juge. On peut énumérer les stages et les programmes de formation auxquels on a participé ainsi que les occasions d’enrichissement personnel permises par le bénévolat juridique dans ces domaines, les fois qu’on a représenté des personnes vulnérables, démontrer qu’on s’est ouvert l’esprit à ce problème important, qu’on est sensible à la façon de traiter ces dossiers et conscient des problèmes systémiques qui se présentent dans notre système judiciaire. C’est utile, encouragé et recherché, non seulement dans la formation des juges, mais aussi pour leur nomination. La candidature crée absolument de la place au membre du barreau qui aspire à la magistrature, pour démontrer sa sincérité et sa compréhension de ces domaines très ingrats du droit.

Me Savard : De plus, en raison des inquiétudes pour l’indépendance des juges, il importe de noter qu’ils ne cessent pas de vouloir être juges ni de songer à la suite de leur carrière après qu’ils sont devenus juges. Le vivier d’où proviennent le plus souvent les juges de la Cour suprême du Canada est les cours d’appel des provinces. Celui de ces cours est les tribunaux inférieurs. D’abord, le Sénat devrait se réjouir du fait que la formation non obligatoire mais attendue des juges dans ces domaines est, effectivement, choisie par des juges qui pourront encore poser leur candidature à des postes. Ensuite, ça devrait également faire ressortir l’inquiétude de l’Association des criminalistes et d’autres groupes, relativement à l’indépendance de la magistrature. Les juges qui siègent et qui savent que les nommeurs, comme vous dites, ne se soucient que d’un côté de la médaille, c’est-à-dire la perception du projet de loi, auront tendance, inconsciemment ou non, à juger d’une façon particulière les cas qui leur sont soumis, pour augmenter leurs chances de décrocher cet emploi.

Le sénateur Tannas : Je comprends, mais je me demande si rien ne manque autant de subtilité qu’un certificat ou une série de cours sur mesure pour les juges. Bien sûr, il existe déjà des cours pour tous les milieux et toutes les professions. Je ne suis pas naïf au point de ne pas comprendre que la politique intervient dans la nomination des juges fédéraux et des juges provinciaux. C’est un fait.

Ce que vous m’apprenez, c’est qu’il n’existe pas de cours ou de certificat de formation sur le développement des communautés autochtones qui montrerait que telle personne possède une formation large pour être un bon juge. Ça n’existe pas, n’est-ce pas? Et ce n’est pas une bonne idée, d’après vous?

Me Savard : Ce n’est pas nécessairement en raison du processus de candidature que je vous ai exposé.

La présidente : Merci beaucoup, cher collègue.

La sénatrice Pate : Je remercie les témoins d’être ici et je les remercie de leur travail de tous les jours.

J’ai lu beaucoup de candidatures dont vous avez parlé, maître Savard, et je dois avouer, pour répondre au sénateur Tannas, que les personnes dont le comportement ne ressemble pas beaucoup à celui qu’elles décrivent dans leur candidature peuvent apprendre à tourner un texte en fonction de ce qui, selon elles, doit y figurer.

Les artisans du projet de loi, en réponse également à des choses comme votre rapport sur le juge Robin Camp, ont déploré que la version actuelle du projet de loi vide son objectif de son essence, c’est-à-dire la nécessité, souvent, de décisions écrites. Actuellement, la charge d’obtenir les transcriptions et de les faire transcrire retombera sur les épaules de ceux qui cherchent à contester les décisions. Dans certaines juridictions, ce peut être incroyablement cher.

Je tiens à savoir deux choses. D’abord, avez-vous d’autres idées sur la façon d’y parvenir? Ensuite, les formes de soutien des justiciables qui doivent se présenter devant les tribunaux, notamment des femmes autochtones, sont insuffisantes. Une population constituée à 44 % de femmes autochtones détenues dans les établissements fédéraux souligne que les problèmes que l’Enquête nationale sur les femmes autochtones disparues et assassinées et la Commission de vérité et de réconciliation ont désignés n’ont pas encore été résolus. Comment, d’après vous, pouvons-nous nous attaquer aux discriminations croisées du racisme, de la misogynie et de l’incapacité de tribunaux encore principalement masculins, de classe moyenne et blancs — je sais que ça change et que la diversité augmente — pour enfin comprendre ces problèmes?

Je demande pardon au sénateur Tannas. Je pense que c’est ce qu’il demandait également, mais j’ouvre une porte pour qu’on parle davantage de ce sujet.

M. Sheppard : Je donne à Mme Formsma le soin de répondre. Elle pourra mettre les choses dans leur contexte, d’après nos discussions antérieures.

Mme Formsma : L’accès à la justice, ici, présente un problème majeur, parce que nous ne pouvons pas compter sur la constance et la cohérence des avocats pour qu’ils présentent tous les renseignements nécessaires à la décision du juge, ce qui, finalement, revient à dire que les juges ne connaissent qu’un canevas. Les avocats font de leur mieux, mais beaucoup de ceux qui sont capables de représenter des Autochtones, particulièrement les plus vulnérables et les plus marginalisés, doivent affronter des obstacles juridiques et une importante charge de travail. J’estime qu’ils font de leur mieux, mais s’ils ne sont pas sensibilisés, ils ne peuvent pas représenter au mieux leurs clients.

Nous avons entendu des anecdotes et des histoires de membres de nos communautés, parce que les centres d’amitié ont quelque chose à y voir — et certains se demanderont ce qu’ils viennent faire dans les questions juridiques. Nos intervenants en soutien communautaire, sans formation juridique, se retrouvent à devoir fournir un soutien juridique à des personnes aux prises avec la justice, également sans formation juridique. Ils ont un rôle d’appui, expliquer les faits aux justiciables non représentés, avant et après le jugement. On leur pose beaucoup de questions : quelles sont les conséquences pour moi? Quelles sont les conséquences pour ma famille? Qu’arrivera-t-il à mes enfants? Ce n’est pas seulement en droit criminel, mais en droit familial également. Si la Couronne ne se présente pas à une certaine date, mes enfants peuvent-ils revenir à la maison avec moi ce soir?

Souvent, les juges, dans leurs décisions, peuvent faire participer des centres d’amitié à leur exécution. Par exemple, pour effectuer des heures de travail communautaire imposé, ils diront au délinquant de s’adresser au centre d’amitié. Ils nous en envoient tellement que nous ne savons plus comment les occuper. Des centres d’amitié embauchent des avocats permanents. Dans un cas, un centre d’amitié a fait rendre un non-lieu contre 30 000 $ de contraventions remises à des membres vulnérables de la communauté.

Les occasions de sensibiliser les juges à des situations existant dans leur communauté pourraient renseigner sur les soutiens qui y sont accessibles. Ils pourront s’interroger sur les conséquences de leurs décisions pour l’accusé, non qu’ils ne le fassent pas déjà, mais j’estime que c’en constitue une partie importante. Il ne doit pas incomber au justiciable de se défendre, seul ou par un avocat. Faute de motifs écrits, il est très difficile de contester une décision, comme vous l’avez dit. Même pour les avocats, le dédale à parcourir pour obtenir les transcriptions est éprouvant. Ce l’est bien plus pour les novices ou les personnes sans relations en haut lieu.

J’en aurais encore beaucoup à raconter, mais il ne devrait pas incomber à une justiciable autochtone de se charger de sa défense ou de celle de ses enfants ou de sa communauté. Je m’arrête ici. Merci pour la question.

Me Savard : Il faut noter un détail pratique, ajouté à notre documentation : c’est le recours accru à des témoins experts compétents et le rôle connexe qui peut revenir à la Couronne. Comme le témoin précédent l’a dit, il n’incombe pas aux personnes le moins à même de le faire de toujours sensibiliser les juges. Comme on vous l’a dit, les problèmes d’aide juridique signifient souvent que le défendeur n’est pas en mesure de donner au cas par cas des conseils éventuellement utiles.

Un avocat de la Couronne, qui a reçu la formation peut-être obligatoire sur différentes vulnérabilités et sur différents problèmes que des plaignants pourraient affronter, pourrait être mieux placé pour trouver un expert compétent à faire témoigner en procès public, qui dirait au juge, ce qui apaiserait certaines de nos inquiétudes : « Voici des facteurs à prendre en considération. » Un maillon à renforcer est la sensibilisation des avocats de la Couronne et la convocation de témoins experts pour combler certaines lacunes au cas par cas.

La sénatrice Pate : J’avais une question sur le rôle des peines minimales obligatoires, mais je passe.

La présidente : Je remercie les témoins. Nous avons beaucoup appris grâce à vous et nous vous en remercions. Il nous tarde de travailler de nouveau avec vous un jour.

Chers collègues, nous poursuivrons nos travaux sur le projet de loi mercredi prochain. Merci beaucoup.

(La séance est levée.)

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