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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 9 décembre 2024

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 32 (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner les questions qui pourraient survenir concernant les droits de la personne en général.

La sénatrice Wanda Thomas Bernard (vice-présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La vice-présidente : Bonjour. Pour commencer, je tiens à souligner que nous nous réunissons sur les terres traditionnelles, ancestrales et non cédées de la nation algonquine anishinabe, qui accueille maintenant de nombreux autres peuples des Premières Nations, des Métis et des Inuits de l’ensemble de l’île de la Tortue.

Je suis Wanda Thomas Bernard, sénatrice de la Nouvelle-Écosse, territoire mi’kmac, et vice-présidente du comité. En l’absence de la présidente, je présiderai le premier groupe de témoins ce soir.

J’aimerais d’abord inviter mes honorables collègues à se présenter.

La sénatrice Osler : Bienvenue à tous les témoins. Je suis Flordeliz (Gigi) Osler, sénatrice du Manitoba.

La sénatrice Pate : Bienvenue. Kim Pate. Je vis ici sur le territoire non cédé, non abandonné et non restitué du peuple algonquin anishinabe.

Le sénateur K. Wells : Bonjour à tous. Kristopher Wells, sénateur de l’Alberta, territoire visé par le Traité no 6.

Le sénateur Arnot : Bonsoir. Je suis le sénateur David Arnot, de la Saskatchewan. Je vis dans le territoire visé par le Traité no 6.

La vice-présidente : Bienvenue, sénateurs et sénatrices, et bienvenue à tous ceux qui suivent nos délibérations à la maison.

Aujourd’hui, notre comité reprend son étude de l’antisémitisme au Canada dans le cadre de son ordre de renvoi général. Cet après-midi, nous aurons trois groupes de témoins. Dans chaque groupe, nous entendrons les témoins, puis les sénateurs autour de la table auront une période de questions et de réponses.

Je vais maintenant présenter notre première témoin, qui a été invitée à faire une déclaration liminaire de cinq minutes. Veuillez souhaiter la bienvenue aujourd’hui par vidéoconférence à Deborah Lyons, envoyée spéciale pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme, de Patrimoine canadien. J’invite maintenant Mme Lyons à présenter son exposé.

Deborah Lyons, envoyée spéciale, Bureau de l’envoyée spéciale pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme, Patrimoine canadien, à titre personnel : Merci beaucoup, madame la présidente, et merci au comité de me donner l’occasion de m’exprimer sur le niveau d’antisémitisme sans précédent et effrayant au Canada aujourd’hui.

Lorsque j’ai accepté ce rôle, je n’aurais jamais imaginé que la situation serait aussi éprouvante, aussi difficile. Selon Statistique Canada, notre communauté juive ne comprend que 1 % de la population, mais subit maintenant 70 % de tous les crimes haineux à caractère religieux et se classe en tête des classements comme cible des crimes haineux globaux, bien avant la haine contre les personnes LGBTQ, les Noirs et les musulmans.

Étant donné que l’antisémitisme, madame la présidente, est une question humaine, permettez-moi de vous dépeindre la journée d’une famille juive type au Canada.

Ben et Sarah, les parents, ont deux enfants, soit Noah, qui est en cinquième année, et Aaron, à l’université. Ben est travailleur social, et Sarah travaille dans une agence de sécurité publique. Étant donné que plusieurs entreprises juives ont été vandalisées récemment dans leur quartier et que leur synagogue locale a été incendiée, la sécurité occupe toujours leur esprit, alors ils commencent leur matinée en vérifiant leur téléphone pour voir si des incidents sont survenus pendant la nuit.

Ce matin, ils débattent à savoir s’ils doivent envoyer à l’école Noah, leur enfant de cinquième année, avec sa kippa, son couvre-chef religieux. Noah s’est fait intimider avec des commentaires antisémites, et cela l’a rendu très anxieux et l’a ostracisé à l’école. Ils n’ont reçu que peu d’aide de la part des autorités scolaires.

Parallèlement, Aaron se fraie craintivement un chemin à travers un campement de manifestation sur le campus. Il arrive en classe soulagé, pour finalement découvrir que le professeur a décidé que la salle de classe est une zone exempte de sionisme. Comme la grande majorité des Canadiens juifs, Aaron est lui-même un sioniste, qui croit au droit à l’autodétermination des Juifs dans leur patrie ancestrale.

Au travail, lorsque Sarah soulève une préoccupation légitime au sujet d’une nouvelle initiative internationale, un collègue dit ouvertement en raillant : « Cela ne t’intéresse que parce que tu es juive », laissant entendre que Sarah a une double allégeance, une accusation particulièrement préjudiciable dans une agence de sécurité. Son syndicat de la fonction publique fait abstraction de ses préoccupations.

Ce soir, Ben amènera son fils au centre communautaire juif local pour ses cours de natation, mais contrairement à tous les autres parents canadiens, il devra passer devant une voiture de police à l’entrée, sachant que ce symbole de sécurité est vital pour assurer la protection de son enfant.

Telle est la vie d’une famille juive au Canada aujourd’hui. Il y a de nombreuses autres histoires à raconter, et je les entends tous les jours.

Il y a beaucoup de travail à faire, madame la présidente, et j’aurais aimé que ce travail ait été fait il y a dix ou cinq ans. Mais je vous avertis : si nous ne le faisons pas maintenant, je crains réellement pour vos petits-enfants et les miens.

Alors que faisons-nous à ce sujet? Notre équipe se concentre actuellement sur cinq domaines clés, le plus important étant l’éducation. Nous travaillons en étroite collaboration avec les ministres de l’Éducation qui se sont engagés à renforcer l’éducation au sujet de l’Holocauste en 2025. Je suis fière de leur leadership. Toutefois, j’estime également essentiel que le programme de la maternelle à la 12e année traite des formes contemporaines d’antisémitisme et qu’il s’adresse également aux conseils scolaires et aux enseignants.

Deuxièmement, les universités et les collèges canadiens sont une priorité absolue pour mon bureau. Les établissements d’enseignement postsecondaire ont la responsabilité essentielle d’assurer la sécurité des étudiants juifs — en fait, de tous les étudiants — sur leurs campus. Les administrations ont besoin de notre aide dans le cadre de ces efforts et la méritent.

Troisièmement, l’application de la loi. Une formation sur la lutte contre la haine et l’antisémitisme pour les policiers, les procureurs et les juges est essentielle. J’aimerais également voir des procureurs de la Couronne affectés aux crimes haineux. L’amélioration de la capacité des forces de l’ordre de faire enquête et d’intenter des poursuites profitera à tous les groupes vulnérables.

Quatrièmement, les méfaits en ligne. Comme vous le savez tous, l’antisémitisme, la haine et le déni des atrocités en ligne ont explosé ces dernières années. Ce n’est pas un problème exclusif au Canada, et c’est pourquoi j’ai aidé à constituer un groupe de travail composé d’envoyés spéciaux internationaux comme moi‑même pour forcer la responsabilisation des plateformes de médias sociaux en tant qu’impératif mondial. Et, bien sûr, nous soutenons le travail du ministre Virani et de son équipe concernant leur loi sur les méfaits en ligne.

L’intérieur du gouvernement est le cinquième domaine. Le gouvernement fédéral n’est pas protégé contre l’antisémitisme au sein de ses institutions. Mon équipe travaille avec les sous-ministres et le Conseil du Trésor pour mobiliser les dirigeants principaux afin qu’ils réagissent à l’antisémitisme et examinent les politiques, les programmes, la formation, les nominations et le financement du gouvernement pour s’assurer qu’ils sont exempts d’antisémitisme et garantir la sécurité et le bien-être de tous les employés.

Mais nous devons aussi, madame la présidente, équiper les intervenants d’une meilleure compréhension de l’antisémitisme d’aujourd’hui. Je suis fière de communiquer à votre comité le guide du gouvernement canadien sur l’antisémitisme selon la définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste. Façonné par des consultations auprès de plus de 150 Canadiens et organisations, ainsi que huit ministères fédéraux, ce guide s’adresse aux trois ordres de gouvernement, aux éducateurs, aux forces de l’ordre et à la société civile. La définition de l’AIMH est le fruit d’une collaboration mondiale qui s’est renforcée pendant 16 ans et est maintenant adoptée par 43 pays et par la plupart de nos gouvernements provinciaux.

Mon équipe et moi ne pouvons pas faire ce travail seuls, madame la présidente. Nous avons besoin d’aide, et cela comprend des mesures de soutien plus actives de la part de tous les partis politiques. Peu importe les conflits mondiaux ou régionaux qui surviennent à des milliers de kilomètres de nos rives, les Canadiens juifs méritent les mêmes protections, soutiens et alliances que d’autres communautés.

En conclusion, madame la présidente, oui, il est clair que je suis alarmée par ce que j’ai vu au cours des 15 derniers mois, mais je pense que nous pouvons transformer cette crise sans précédent en catharsis. Il est temps de réagir à nos préjugés inconscients, à nos faiblesses juridiques et procédurales, et de renforcer notre engagement les uns envers les autres. Nous pouvons en sortir plus forts — pas plus faibles, ni de façon permanente…

La vice-présidente : Je suis désolée, madame Lyons, mais le temps est écoulé. Il ne reste plus beaucoup de temps pour les questions des sénateurs, mais merci d’avoir présenté votre déclaration liminaire.

Mme Lyons : Merci, madame la présidente. J’étais en train de terminer. Merci beaucoup.

La vice-présidente : Oui, et je suis désolée d’avoir dû vous interrompre.

Sénateurs et sénatrices, nous allons créer une liste de questions, et pendant que nous le ferons, je tiens simplement à dire une chose que j’ai oublié de mentionner au début.

J’aimerais faire une mise en garde pour la réunion. Les sujets sensibles abordés aujourd’hui peuvent agir comme déclencheur pour des personnes dans la salle ainsi que pour des personnes qui regardent et écoutent la télédiffusion. Une aide en santé mentale est offerte à tous les Canadiens par téléphone et message texte; il suffit de composer le 988. Je rappelle aux sénateurs et aux employés parlementaires que le Programme d’aide aux employés et à leur famille du Sénat est à leur disposition et offre un service de counseling à court terme pour tout problème personnel ou professionnel, ainsi qu’un service de counseling en cas de crise. Je vous remercie.

Sénateurs et sénatrices, nous allons maintenant passer aux questions. Vous aurez quatre minutes pour vos questions, ce qui comprend la réponse.

Le sénateur Arnot : Merci, madame Lyons, d’être venue ce soir.

Merci d’avoir mentionné le guide. C’est un document vraiment excellent. Je suis sûr que nous pourrons l’utiliser.

Aussi, merci d’avoir établi le contexte de la manière que vous l’avez fait ce soir pour ce qui est des répercussions immédiates et profondes pour les Canadiens juifs, les familles et la communauté, ainsi que les craintes légitimes par rapport à ce qui se passe, surtout en ce qui concerne les conséquences de l’antisémitisme.

Je crois également au pouvoir de l’éducation. J’aimerais que vous parliez de votre définition du problème et que vous formuliez vos recommandations. Je sais que ce sont de gros sujets, et vous pourriez les aborder dans un document que vous présenteriez plus tard. Cependant, étant donné que vous avez été ambassadrice en Israël, comment percevez-vous l’approche du Canada à l’égard de la lutte contre l’antisémitisme par rapport à celle d’autres pays? Y a-t-il des stratégies mondiales ou de meilleures pratiques dans d’autres pays?

Deuxièmement, quels sont les plus grands défis pour garder l’éducation au sujet de l’Holocauste pertinente et efficace auprès des jeunes générations? Comment vous attaquez-vous au déni et à la distorsion de l’Holocauste dans les milieux éducatifs modernes?

Mme Lyons : J’ai environ deux minutes pour répondre à la question, je pense.

Sénateur Arnot, concernant la question des stratégies mondiales, nous avons produit un document — moi et d’autres envoyés spéciaux contre l’antisémitisme — sur des lignes directrices mondiales de lutte contre l’antisémitisme. Premièrement, je tenais à le souligner. Deuxièmement, oui, le Canada a constaté une augmentation énorme de l’antisémitisme, mais je dirais que nous sommes aussi l’un des pays les plus actifs pour ce qui est de le combattre. C’est en partie ce qui explique pourquoi notre guide a été si bien reçu récemment lors d’une conférence internationale à Londres, la semaine dernière. Il montre l’engagement du gouvernement à cet égard. Cependant, il y a tellement de choses à faire. J’ai mentionné certains de nos domaines clés sur lesquels nous allons continuer de travailler avec les nombreux intervenants partout au pays.

Pour ce qui est de votre question sur l’éducation au sujet de l’Holocauste, nous sommes tous au courant du fait que nous perdons, à cause du vieillissement et ainsi de suite, nos incroyables survivants de l’Holocauste, mais de nombreuses initiatives sont en cours d’élaboration en ce moment, dont un nouveau projet que nous avons lancé récemment dans le cadre de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste appelé « Ma ville natale » pour essayer de mobiliser les jeunes et les aider à mieux comprendre ce qui est arrivé pendant l’Holocauste. Nous sommes aussi en train de réunir des éducateurs d’un bout à l’autre du pays dans le cadre de symposiums sur l’éducation au Canada afin de soutenir les ministres provinciaux de l’Éducation dans leur travail pour mettre en place un programme beaucoup plus robuste.

Enfin, je vais préciser que cela ne concerne pas seulement nos enfants. Nous avons vu dans la dernière année que ce sont aussi nos adultes. Nous devons mieux sensibiliser la population générale au sujet de l’Holocauste afin que les gens puissent voir les conditions qui donnent lieu à ce type de catastrophe incroyable pour l’humanité. Il est également essentiel de sensibiliser le public.

Le sénateur Arnot : Merci de votre bon travail.

Mme Lyons : Merci, sénateur Arnot.

La sénatrice Osler : Merci, madame Lyons, d’être ici.

Vous avez mentionné les méfaits en ligne, et je vois que la définition de l’AIMH pourrait être utilisée par la société civile comme cadre pour surveiller l’antisémitisme en ligne et établir un dialogue avec les entreprises de médias sociaux. Pourriez-vous dire au comité de quelle façon selon vous la définition pourrait aider à prévenir les méfaits en ligne, étant donné que les médias sociaux contribuent énormément à propager la désinformation et la mésinformation?

Mme Lyons : Merci beaucoup de cette question, sénatrice.

D’abord et avant tout, la définition vise à aider les gens à comprendre l’antisémitisme dans sa forme actuelle, ses diverses manifestations et la façon dont il a muté et changé au fil du temps. La définition, avec ses 11 exemples, aide à déterminer la façon de reconnaître l’antisémitisme. Pour le guide, nous avons utilisé des études de cas réelles ici au Canada — en ligne, dans les rues et sur nos campus — pour aider les gens à comprendre l’antisémitisme.

Plus précisément, en ce qui concerne les préjudices en ligne, nous utilisons le guide et la définition de l’AIMH, dans nos discussions avec les plateformes de médias sociaux lorsque je réunis ce groupe de travail international d’envoyés spéciaux pour travailler avec les plateformes afin de déterminer où l’antisémitisme se manifeste en ligne et comment elles pourraient y répondre. Par exemple, nous avons vu tout récemment que Meta a pris la décision de répertorier « sioniste » en remplacement de « juif » ou « israélien ». Cela permet d’éduquer les plateformes au sujet des mots et des commentaires qui peuvent être considérés comme préjudiciables et blessants. À cet égard, je pense que la définition que nous avons tous dans d’autres aspects de la lutte contre l’antisémitisme vise en grande partie à clarifier pour les gens où l’antisémitisme se reflète dans les mots — d’où viennent la souffrance, la haine et l’incitation. À ce propos, un exemple parfait, que nous voyons beaucoup en ligne, est le déni de l’Holocauste et le déni des atrocités antisémites. Encore une fois, cela est très clairement décrit dans la définition comme l’un des exemples. Nous travaillons avec les plateformes pour essayer de clarifier où elles voient cela se produire et quelle est la réponse appropriée.

Je m’empresse de dire, sénatrice, que cette définition et le travail que nous avons effectué avec le guide — que nous en parlions en ligne ou à un autre titre, mais surtout certainement en travaillant avec la société civile — visent également à nous permettre de préciser l’importance de continuer à mettre l’accent sur la liberté d’expression et la liberté de parole. La définition et le guide aident les gens à voir où nous veillons à clarifier ce qui est préjudiciable et ce qui devrait être accepté. Nous essayons de renforcer la capacité des gens à discerner si les mots et les actes sont haineux ou incitent à la haine, ainsi qu’à comprendre les faits, le contexte, les intentions et les répercussions. Il est important que nous prenions en considération toutes ces dimensions afin de lutter contre l’antisémitisme et de respecter les principes importants d’une société libre et ouverte.

La sénatrice Osler : Merci beaucoup.

Le sénateur K. Wells : Je voulais revenir sur vos deux dernières recommandations qui portaient particulièrement sur les crimes haineux et le projet de loi sur les préjudices en ligne. Êtes-vous préoccupée par le fait que le ministre de la Justice ait déclaré qu’il prévoyait scinder ce projet de loi et que les articles sur les crimes haineux ne soient pas adoptés lors de la première étape du projet de loi?

Mme Lyons : En toute honnêteté, sénateur, oui. Je dirais que je crains que cette section très importante sur la haine et l’incitation à la haine ne soit pas adoptée. Cela nécessite bien sûr une discussion approfondie de la part de nos parlementaires. Mais je pense que le projet de loi a été élaboré à la suite d’un processus de consultation intensif avec des groupes de la société civile partout au Canada. Les fonctionnaires du ministère de la Justice et du ministère du Patrimoine ont élaboré un ensemble de mesures législatives très solide. Il est important, bien sûr, que la section sur la protection de nos enfants soit adoptée, mais j’espère que la section relative aux crimes haineux sera également adoptée, car au cours des 12 ou 18 derniers mois, nous avons certainement vu à quel point cela est essentiel.

Le sénateur K. Wells : Merci.

Vous avez également mentionné l’importance de procureurs de la Couronne spécialisés. Nous savons que seulement un crime haineux sur dix est signalé aux forces de l’ordre. Au Canada, il est très rare de voir une poursuite pour crime haineux aboutir. Je me demande à quoi ressemblerait, selon vous, la formation de ces procureurs de la Couronne afin que nous puissions voir non seulement plus d’accusations, mais aussi plus de cas aboutir.

Mme Lyons : Votre comité a eu l’occasion d’entendre Mark Sandler la semaine dernière parler de son travail dans ce domaine, et nous travaillons en étroite collaboration avec lui, bien sûr. Avec le Centre Simon Wiesenathal, nous offrons beaucoup de formation aux unités de lutte contre les crimes haineux, aux policiers sur le terrain, aux procureurs et aux juges. Il est très important de dispenser cette formation à tous les interlocuteurs.

Mais le véritable intérêt d’avoir des procureurs spéciaux chargés exclusivement des crimes haineux est de s’assurer que nous avons des personnes qui approfondissent continuellement leur compréhension de la jurisprudence et qui ont la meilleure connaissance possible de la façon dont la loi peut être appliquée et qui peuvent agir, si vous voulez, comme des spécialistes ou des experts que d’autres procureurs peuvent consulter.

Sénateur, nous avons environ 20 procureurs spéciaux pour le vol de voitures dans au moins une de nos provinces. Nous avons constaté une augmentation considérable des discours haineux, de l’incitation à la haine et des crimes haineux au pays. Il suffit d’examiner les données. Il s’agit certainement d’un domaine dans lequel les Canadiens méritent de compter sur un certain nombre de procureurs spéciaux bien formés, qui possèdent une vaste expérience et qui approfondissent continuellement leurs connaissances dans ce domaine afin de pouvoir conseiller les autres. Il me semble évident que nos organismes d’application de la loi et nos gouvernements provinciaux doivent mettre cela en place.

La sénatrice Senior : Merci, madame Lyons. J’apprécie vraiment votre témoignage d’aujourd’hui, ainsi que la façon dont vous avez dépeint ce qui se passe dans la vie des familles juives.

Malgré ce qui se passe en ligne concernant la haine et la diffusion de propos haineux, je suis curieuse de comprendre le portrait national et la nécessité d’élaborer une stratégie au Canada pour lutter contre l’antisémitisme. Y a-t-il une région du pays qui vous préoccupe davantage? Y a-t-il une région du pays où la question est bien gérée?

Mme Lyons : Sénatrice, ce sont nos centres urbains qui connaissent les discours haineux les plus intenses dans la rue. Nous travaillons en étroite collaboration avec un certain nombre de maires de partout au pays. Nous travaillons également avec le Caucus des maires des grandes villes. Pour être juste envers tout le monde, y compris moi-même, nous avons tous été un peu sous le choc après octobre 2023 en raison de la haine qui semblait se répandre dans nos rues, en ligne et sur les campus. Tout le monde essaie de régler le problème : les administrateurs d’université, les maires, les conseils scolaires, etc.

Je ne sais pas s’il y a une région du pays qui gère mieux cette situation que les autres. J’estime que les gouvernements locaux — parce qu’ils sont plus proches de la population et qu’ils ont la responsabilité directe de faire respecter la loi — sont beaucoup plus en première ligne et méritent grandement qu’on leur accorde notre attention et notre soutien. Je ne dirais pas qu’une région en particulier s’en sort mieux que les autres. Je tiens à préciser que nos présidents d’université sont revenus en septembre de cette année mieux préparés à faire face à un climat universitaire plus calme et plus respectueux pour tous les étudiants. Nous avons constaté certaines améliorations à cet égard, et je les en félicite.

Il reste encore du travail à faire. La vérité, sénateur, c’est que nous apprenons tous à avancer. Nous méritons tous de faire preuve d’un peu de patience les uns envers les autres, mais avec une véritable détermination et un engagement envers notre communauté juive et les générations futures, nous allons faire face à ce problème et en tirer des leçons. Nous traversons actuellement une phase un peu plus calme que l’année dernière à la même période, mais nous devons prendre le temps et tirer les leçons de l’expérience de l’année écoulée pour réfléchir à ce qui doit changer, que ce soit dans nos lois, nos codes de conduite, certains de nos programmes — à l’échelle fédérale et provinciale —, nos conseils scolaires et nos écoles. Nous sommes dans un énorme processus d’apprentissage, sénateur, qui profitera non pas seulement à notre communauté juive, mais à toutes nos communautés marginalisées.

La sénatrice Pate : Merci, madame Lyons, d’être ici avec nous.

Je voulais revenir sur un point que vous avez mentionné concernant la répression des crimes haineux et les procureurs spéciaux. La plus grande partie du travail que j’ai fait pendant la majeure partie de ma vie a été dans ce domaine, et il arrive souvent que les lois soient utilisées contre les plus démunis. Ce ne sont pas les dirigeants qui véhiculent des idées ou des pensées haineuses ou qui propagent des politiques haineuses qui sont tenus responsables; ce sont plutôt ceux qui sont les moins puissants et les moins privilégiés. Comment envisagez-vous la formulation de ces politiques? Si nous avons des procureurs spéciaux, il est peu probable qu’ils s’en prennent à des personnes très haut placées en vue de les poursuivre. Il est plus probable qu’on s’en prendrait aux plus pauvres, aux personnes racisées, aux jeunes qui — même si certains comportements doivent être corrigés — ne sont peut-être pas au cœur des risques et des menaces les plus graves.

Mme Lyons : J’espère que ce ne sera pas le cas, sénatrice, mais votre expérience est peut-être plus éclairante que la mienne. J’espère que les procureurs spéciaux auront une connaissance plus approfondie du droit et des problèmes liés à la haine vécus par diverses communautés marginalisées, qu’ils auront de bons contacts avec les différentes communautés, qu’ils comprendront les différents éléments des diverses approches racistes que les gens peuvent adopter et qu’ils appliqueront les lois du Canada avec cette compréhension plus approfondie. La dernière chose que je voudrais voir, c’est qu’ils s’en prennent aux plus démunis. Selon moi, ce qui se passerait, c’est que les agents d’application de la loi leur soumettraient des dossiers et que les procureurs spéciaux les conseilleraient sur la façon d’agir. La dernière chose que nous voulons, c’est que les plus démunis soient ciblés. Ce que nous voulons, d’après ce que nous avons vu au cours de la dernière année, c’est que les forces de l’ordre connaissent vraiment la portée de la loi en vigueur, connaissent vraiment les divers problèmes et préoccupations en matière de droits de la personne et soient donc en mesure de mieux conseiller les agents dans la rue. Il me semble que c’est tout à fait possible.

Je pense aussi qu’ils seraient peut-être mieux placés pour nous conseiller lorsque nous réfléchirons à la question de savoir si nous avons ou non le bon ensemble de lois en place. Je suis sûre que vous en avez entendu parler par M. Mark Sandler la semaine dernière. Il estime qu’une grande partie du contexte ou du cadre de la loi canadienne actuelle est plus que suffisant, mais qu’il n’est tout simplement pas utilisé par les procureurs, les juges et les agents d’application de la loi. On pourrait penser que les procureurs spéciaux seraient mieux placés pour nous conseiller à ce sujet.

La sénatrice Pate : Merci.

La vice-présidente : Madame Lyons, merci beaucoup d’avoir accepté de participer à notre étude. Votre intervention nous a beaucoup aidés.

Chers collègues, avant de commencer avec notre deuxième groupe de témoins, la sénatrice Senior s’est jointe à nous. Je vais lui demander de se présenter.

La sénatrice Senior : Merci d’être ici, surtout par ce temps. Je m’appelle Paulette Senior, de l’Ontario.

La vice-présidente : Merci.

Je vais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins. Elles ont été invitées à faire une déclaration liminaire de cinq minutes. Nous allons les entendre, puis passer aux questions des sénateurs. Nous comptons parmi nous ce soir, Deidre Butler, professeure agrégée, et Pamela Walker, professeure, du Réseau des académiques canadien·ne·s engagé·e·s. Nous leur souhaitons la bienvenue. Je crois comprendre que les deux partageront leur temps de parole. Je les invite maintenant à présenter leur exposé.

Deidre Butler, professeure agrégée, Réseau des académiques canadien·ne·s engagé·e·s : Merci, madame la présidente, mesdames et messieurs les membres du comité. Je m’appelle Deidre Butler et je suis professeure agrégée d’études juives à l’Université Carleton.

Le RDACE est un groupe non partisan composé de près de 400 universitaires canadiens issus de 45 universités et collèges. Nous défendons la liberté universitaire, la diversité des points de vue et une compréhension élargie de l’inclusion pour lutter contre l’antisémitisme et défendre les valeurs fondamentales des universités canadiennes.

L’antisémitisme est en plein essor sur nos campus. Pourquoi les universités sont-elles ciblées? Les universités sont les lieux où le savoir est créé et où l’esprit et la mentalité des jeunes se forment en tant que citoyens. Depuis le 7 octobre, une vague d’antisémitisme, souvent exprimé sous le terme d’anti‑israélisme, a déferlé sur nos campus. Cette haine est centrée sur l’idée qu’Israël ne devrait pas exister en tant qu’État indépendant et souverain, ni comme patrie de près de la moitié des Juifs du monde. Ces allégations sont justifiées par de fausses preuves, la diabolisation et des concepts racistes. Une étude récente montre que 91 % des Juifs canadiens soutiennent le sionisme. Une campagne visant Israël, et seulement Israël, touche inévitablement les Juifs canadiens. Elle crée un environnement empoisonné pour les professeurs, le personnel et les étudiants des universités.

Lorsque les occupants des campements étudiants criaient : « Sionistes, hors de nos campus », ils demandaient que les Juifs soient exclus de la vie universitaire. Aujourd’hui, un groupe sur le campus demande aux étudiants de nommer les membres du corps enseignant qui sont sionistes pour qu’ils puissent mettre les sionistes à la porte des campus. Dans les salles de classe, les professeurs glorifient les événements du 7 octobre, en célébrant le viol et le meurtre systématiques, tandis que dans les couloirs, des groupes d’étudiants crient : « Mondialisez l’intifada. » Des groupes d’étudiants ont peint des triangles rouges sur les immeubles, un symbole utilisé par le Hamas pour marquer une cible d’assassinat, et ils ont ensuite publié des photos de ces triangles rouges sur leurs réseaux sociaux pour amplifier cette intimidation. Les femmes juives ont été menacées : « Nous allons vous violer comme le Hamas l’a fait le 7 octobre », et les étudiants crient : « Retournez dans les fours, les Juifs. »

À mesure que la délégitimation d’Israël devient normalisée, les administrations sont confrontées à une pression énorme à tous les paliers de la gouvernance universitaire. Les syndicats étudiants et les associations d’universitaires tiennent des propos de plus en plus incendiaires, et brutalement antisémites, ainsi que des campagnes prônant le boycott, le désinvestissement et les sanctions — ou BDS — au sein des conseils universitaires.

Pamela Walker, professeure titulaire, Réseau des académiques canadien·ne·s engagé·e·s : Je suis Pamela Walker, et je suis professeure d’histoire à l’Université Carleton.

Des universitaires, des étudiants et des groupes de défense cherchent maintenant à établir des politiques de BDS qui visent un État : Israël. Ces motions affirment qu’Israël est un État particulièrement malfaisant, et que les universités canadiennes devraient mettre un terme aux partenariats universitaires, aux investissements dans les entreprises israéliennes, et à la coopération avec les chercheurs israéliens. Ces campagnes ne cherchent pas à rejeter un autre État de la même façon, et ne l’ont jamais fait. Il s’agit d’une campagne antisémite, car elle cherche à calomnier et à contraindre un seul pays, Israël, et ainsi, elle fait fi de tous les autres conflits dans le monde.

Ces motions universitaires menacent de miner le fondement même de la vie universitaire. Elles limiteraient la liberté pédagogique de tous les membres de l’université de mener des recherches dans n’importe quel domaine. Elles réduiraient le potentiel de recherche du Canada, et mineraient la recherche libre. Elles videraient de sa substance l’esprit d’entreprise universitaire canadienne.

La campagne BDS s’appuie sur des affirmations antisémites. Selon elle, il n’existe qu’une seule réaction appropriée au conflit dans le Moyen-Orient. Étant donné que ce conflit n’est pas comme les autres, il nécessite une réaction sans précédent : la fin de l’État d’Israël. La campagne BDS cible particulièrement les Juifs en Israël et au Canada en les tenant pour seuls responsables de ce conflit complexe. Elle mine l’avenir du Canada en cautionnant une vision partiale et déformée du Moyen-Orient. Les chercheurs canadiens perdraient du savoir de pointe en haute technologie, en science de la santé, en innovation liée au climat, et dans d’autres domaines. En fin de compte, cela limite la compétitivité du Canada au moment de résoudre des problèmes auxquels notre pays est confronté, au même titre que le reste du monde.

Ces efforts représentent une grave menace antisémite pour la mission de base des universités. Si les universités appuient l’équité et l’inclusion, comment pouvons-nous accepter les conséquences odieuses de l’antisémitisme sur nos campus? Il faut que des leaders assurés luttent contre cette menace. Les universités doivent être des espaces propices au débat vigoureux, à la recherche durable et à la diversité d’opinions. Nos dirigeants doivent soutenir les administrateurs universitaires en leur fournissant des outils efficaces pour protéger nos universités et résister à ces menaces à notre société.

Merci.

La vice-présidente : Merci, madame Butler et madame Walker.

Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.

Le sénateur Arnot : Madame Butler, vous avez énormément travaillé sur le genre et le judaïsme. Cela vous donne un point de vue unique. Est-ce que vous voyez de grandes différences quelconques en matière de genre dans la façon dont l’antisémitisme se manifeste ou affecte les individus? Si oui, comment peut-on y remédier?

Madame Walker, en tant qu’innovatrice dans les méthodologies de l’enseignement, comment les établissements d’enseignement peuvent-ils intégrer des pratiques d’enseignement qui abordent directement et qui contestent les stéréotypes antisémites dans les contextes contemporain et historique?

Mme Butler : Merci de la question.

Mme Walker et moi-même donnons ensemble un cours intitulé « Anti-Semitism, Then and Now », où nous apprenons à nos étudiants que, pour comprendre l’antisémitisme, il faut comprendre à la fois la continuité et le changement. J’ai enseigné des cours où je me suis concentrée sur l’histoire genrée des femmes juives, mais en particulier l’antisémitisme genré. Dans l’histoire, nous voyons comment les femmes ont été ciblées différemment par l’entremise de l’antisémitisme et de stéréotypes antisémites.

Aujourd’hui, nous voyons une continuité de ce passé, mais aussi de nouveaux éléments. Après le 7 octobre, j’ai parlé du fait qu’on menaçait de violer les femmes. Et au même moment, les viols du 7 octobre ont été niés, et les histoires de la souffrance des femmes juives ont été exclues de nos conversations publiques portant sur l’antisémitisme, mais également des campus, ce qui fait que nous n’avons aucun programme, aucun événement ou aucun enseignement sur la violence sexuelle du 7 octobre.

Mme Walker : Effectivement, je travaille dans l’enseignement très innovant. J’ai un programme d’enseignement fondé sur le jeu pour enseigner l’histoire. L’une des choses que la méthodologie enseigne, c’est l’empathie, et la capacité de voir le point de vue des autres. La méthodologie demande que les étudiants plongent dans des moments historiques de changement en particulier. Ce genre d’enseignement est essentiel, et nous devons trouver des moyens de faire en sorte que les gens délaissent leurs opinions organisées et très fermées, pour adopter le point de vue d’un paysan dans la France rurale durant la Révolution française, par exemple, pas nécessairement parce que cela permet de comprendre l’antisémitisme, mais parce que cela donne la capacité intellectuelle de sortir de son cadre.

La deuxième chose que Mme Deborah Lyons a mentionnée, et c’est également quelque chose qui m’effraie et que je vois de plus en plus chez mes étudiants, c’est le déni de l’Holocauste. Notre collaboration a commencé il y a plusieurs années lorsque certains de mes étudiants se sont disputés avec moi, une professeure, et, à une occasion, ont ri de moi, en disant : « Je n’arrive pas à croire que vous croyez à ces sottises. » En tant qu’historienne, cela mine la fondation même de ma discipline. Il n’est pas seulement question de cela en particulier, mais lorsque vous ne croyez pas à l’Holocauste, vous ne croyez pas à la recherche historique, vous ne croyez pas à la vérité, et vous ne croyez pas au savoir axé sur les données.

Lorsque j’enseigne aujourd’hui, lorsque j’enseigne l’Europe moderne, je demande toujours à mes étudiants combien d’entre eux connaissent la déformation et le déni de l’Holocauste et s’ils ont lu sur le sujet. Ils me répondent qu’ils sont tous en train de lire sur le sujet, et je leur demande : « Combien d’entre vous pensent : ouais, c’est logique, cela ne s’est jamais passé. » Il y a toujours un nombre assez important d’étudiants qui affirment cela. J’enseigne pour contrer quelque chose qui est très ancré. À deux occasions, j’ai même vu deux étudiants utiliser leur examen final pour m’écrire des réponses qui niaient l’Holocauste. C’est un engagement très solide à nier l’Holocauste. Ils vont avoir un « F », parce qu’ils veulent absolument me dire que cela ne s’est jamais produit.

D’après une étude récente, il y a une très grande corrélation entre le déni de l’Holocauste et l’antisémitisme. Il est évident que les deux sont liés. Nous devons repenser la manière dont nous enseignons l’Holocauste, ce que nous faisons avec cela, et comment nous pouvons faire comprendre l’Holocauste aux jeunes, en tant qu’événement historique, mais nous devons aussi leur faire comprendre les événements qui l’ont précédé. Ils doivent comprendre que l’antisémitisme n’a pas commencé en 1940 et pris fin en 1945, et qu’il représente un problème d’une plus grande ampleur. Ils doivent comprendre le lien entre l’Holocauste et l’antisémitisme, par exemple, dans l’Union soviétique dans les années 1970 ou à n’importe quelle date.

Donc il faut une connaissance historique ainsi qu’une capacité de réfléchir avec empathie, et une capacité de comprendre les points de vue que vous ne partagez pas, au lieu de simplement répondre : « Ah, l’Holocauste… vous savez, ce n’est pas quelque chose que j’ai besoin de savoir. » Ce sont ces deux éléments.

Le sénateur K. Wells : Merci d’être ici aujourd’hui, surtout en personne.

J’aimerais revenir sur quelque chose que vous avez dit à la fin de votre déclaration liminaire, où vous avez parlé des outils. J’aimerais vous donner l’occasion de nous parler davantage de ces outils, et de la façon dont ils pourraient favoriser la création d’environnements postsecondaires plus sécuritaires, en particulier avec cette montée de l’antisémitisme, tout en préservant la liberté d’expression qui nous tient tant à cœur, en particulier dans un établissement postsecondaire.

Mme Butler : Merci de la question. Peut-être que je vais parler des politiques existantes, et Mme Walker pourrait parler de la neutralité institutionnelle.

L’une des choses que vous avez déjà entendues, c’est que nous disposons de lois et de politiques. Elles existent, et elles doivent être mises en application, et ce, de façon réfléchie. Les universités disposent d’outils qu’elles peuvent utiliser pour résoudre un grand nombre de ces problèmes. Elles disposent également d’outils qui doivent être améliorés et renforcés. Je souhaite souligner que l’EID, l’équité, l’inclusion et la diversité, est le mécanisme que nos universités utilisent pour lutter contre les problèmes de discrimination, d’intolérance et d’accès inégal à nos universités.

Lorsqu’on pense à l’antisémitisme et à cet outil en particulier, on se rend compte qu’il n’aide aucunement les Juifs et nos universités. Lorsque vous regardez les discours en matière d’EID dans tout le pays — et je l’ai fait dans le cadre de ma recherche — vous n’allez pas trouver le mot « juif », et si vous le trouvez, ce sera par accident. L’antisémitisme sera accidentel. Les préoccupations sont axées sur d’autres populations, qui, évidemment, doivent être appuyées et soutenues, mais il y a un manque et un problème ici. Lorsque nous avons un problème d’antisémitisme sur nos campus, si nous dépendons d’un outil qui en fait abstraction, il ne peut pas faire le travail.

Mme Walker : L’idée de la neutralité institutionnelle, c’est que l’université, en tant qu’établissement, ne doit pas prendre position sur des questions qui sont à l’extérieur du cadre de ses besoins opérationnels. On imagine que l’université est comme un grand bol à l’intérieur duquel se trouvent tous les professeurs et étudiants qui pourraient avoir toutes sortes de positions qu’ils défendent, qu’ils appuient et soutiennent. Pourtant, ce n’est pas la vision de l’établissement. L’établissement est neutre en ce qui concerne la guerre, la politique étrangère ou d’autres questions politiques et sociales. Cela permet de favoriser la liberté d’expression.

L’idée, c’est qu’au lieu de laisser les universités affirmer que ce qu’elles pensent être la bonne position sur la question « X », c’est telle ou telle chose ou qu’elles croient ceci ou cela, il faut permettre à tous les points de vue d’être entendus, donc la liberté d’expression est florissante, et la liberté universitaire dans ce contexte est possible. Mais une fois que l’université adopte une position en disant, par exemple, qu’Israël est responsable de chaque chose qui va mal sur la planète, et que l’université rejette complètement Israël, alors vous n’avez plus la neutralité universitaire. En effet, l’université prend une position partisane qui muselle les personnes comme nous. Cela devrait être à tous les niveaux : les départements, les établissements et l’ensemble de l’université.

L’objectif n’est pas que l’université n’a pas d’opinion — tous les membres du corps enseignant en ont certainement une —, mais il n’y a aucun organe externe, aucune déclaration du département, qui affirme que l’université croit que telle ou telle chose est vraie, et que toutes les autres positions sont mauvaises. C’est quelque chose qui sert à faire taire beaucoup de personnes.

La plupart des universités au Canada ne mettent pas en pratique la neutralité institutionnelle. Un certain nombre d’universités américaines, et certaines universités anglaises adoptent de plus en plus cette approche. Je pense que nous pouvons le voir comme une façon d’encourager la liberté d’exprimer des idées et une recherche riche, chose qui, en réalité, est impossible si un département affirme avoir déjà décidé de la bonne réponse concernant le conflit en Israël et à Gaza, ou en Éthiopie, en Érythrée ou ailleurs.

La sénatrice Senior : Merci beaucoup. Je suis assise ici et je pense à certaines des choses que vous avez dites, qui ont suscité de nombreuses questions chez moi. Il y a également quelques similitudes. Étant une femme noire, je ne fais pas énormément confiance aux pratiques d’EID non plus. Donc je peux vraiment comprendre ce que vous voulez dire ici.

Je pense que c’est Mme Walker qui a mentionné le jeu qui se focalise sur l’empathie. Je serais curieuse d’en savoir plus. Je me rappelle que quand j’étais une enfant à l’école publique, nous avions appris des choses sur l’Holocauste. Nous avons grandi en comprenant que cela s’est passé dans l’histoire, et j’ignore ce qui a changé. J’aimerais savoir comment ce genre d’approche, qui vise à utiliser des moyens empathiques dans un établissement d’enseignement, peut transformer la compréhension des gens si vous créez une atmosphère de curiosité universitaire. Je suis curieuse de savoir comment cela a fonctionné dans le passé. Est‑ce que cette technique est toujours efficace?

Mme Walker : Si vous voulez en savoir plus sur l’enseignement historique fondé sur le jeu, c’est un sujet complètement différent. Je serai heureuse de vous parler d’une partie du travail que j’effectue avec une organisation appelée le consortium Reacting to the Past.

Dans ce contexte, l’apprentissage fondé sur le jeu comporte une limite. Je n’essaierais pas de ludifier l’Holocauste. Je ne ferais pas ça. Je pense que le fait de réfléchir de façon empathique, et de réfléchir du point de vue des autres… Mme Butler a de formidables ressources en ligne qui permettent de comprendre l’Holocauste, et l’une des choses que j’ai apprises d’elle, c’est qu’il faut que j’utilise ces histoires dans mon enseignement pour que les étudiants écoutent des personnes vivantes. Nous ne pouvons pas faire venir ces personnes dans la salle de classe, mais nous pouvons les écouter parler sur cette ressource. De cette façon, nous pouvons écouter l’histoire de quelqu’un, et nous devons y réfléchir, et nous sommes obligés de nous imaginer dans cette histoire. Le fait d’écouter des personnes qui ont survécu à l’Holocauste ou, dans certains cas, qui n’y ont pas survécu, nous enseigne beaucoup plus que le fait d’écouter quelqu’un qui a une perspective distante.

Mme Butler : Un des éléments sur lesquels j’ai travaillé est la création de nouvelles histoires orales avec les survivants, les enfants des survivants et les descendants et les enfants des Justes parmi les nations durant l’Holocauste. Cette initiative s’est greffée sur un projet en ligne connu sous le nom de « Écoutez nos voix! », et nous continuons à travailler sur ce projet.

L’idée m’est venue de mes expériences d’enseignement sur l’Holocauste pendant ma carrière, où des étudiants qui n’avaient peut-être aucune connaissance par rapport à l’Holocauste avant d’arriver en classe n’avaient jamais rencontré de Juifs auparavant. Ils ont écouté ces témoignages, et ils se sont reconnus dans les histoires qui étaient racontées. Une chose que vous pouvez faire, c’est de transmettre une grande diversité de vécus.

Bien que nous parlions de l’Holocauste en ce moment, ce type de démarche est également envisageable pour l’antisémitisme de manière générale ou pour n’importe quel type de discrimination, d’intolérance ou de préjugé. Lorsque vous entendez des gens dire qui ils sont, raconter ce qu’ils ont vécu, ce qui les préoccupe, comment ils vivent leur vie, tout cela contribue à tisser un lien avec l’étudiant. Lorsque mes étudiants viennent me voir des années plus tard et me disent « Je me souviens d’avoir appris ceci, d’avoir lu cela dans votre cours », il est clair que c’est inévitablement les histoires orales, les journaux intimes et les témoignages des gens qui ont vécu ce que nous tentons de leur enseigner qui touchent véritablement les étudiants.

La sénatrice Senior : Merci.

La vice-présidente : Chers collègues, notre présidente est arrivée, mais elle m’a demandé de rester à la présidence pour ce groupe de témoins. Madame la présidente, je voudrais que vous vous présentiez, s’il vous plaît.

La sénatrice Ataullahjan : Salma Ataullahjan, de l’Ontario. Je m’excuse. Le vol a été retardé, et ça m’a pris plus d’une heure pour me déplacer de l’aéroport jusqu’ici. Veuillez accepter mes excuses.

La sénatrice Osler : Je remercie les deux témoins de leur présence aujourd’hui.

Madame Butler, dans votre remarque préliminaire, je crois que vous avez parlé de la raison pour laquelle les universités sont ciblées. Je vous demanderais à vous deux si vous pourriez en dire un peu plus sur les conditions, qu’elles soient économiques, socioculturelles ou géopolitiques, qui contribuent à la montée de l’antisémitisme sur les campus, et, en tenant compte de ces facteurs plus larges, de nous dire quelles solutions sont efficaces selon vous pour remédier à la montée de l’antisémitisme sur les campus?

Mme Butler : Je suis d’avis qu’il y a beaucoup à dire sur la situation de l’antisémitisme. L’antisémitisme n’a pas commencé le 7 octobre. C’était déjà une préoccupation des années auparavant. Cela a été une préoccupation pendant l’intégralité de ma carrière. J’ai enseigné à l’Université Carleton pendant 18 ans.

Les conditions qui engendrent l’antisémitisme sur les campus sont les mêmes qui l’engendrent à l’extérieur des campus. L’antisémitisme fait partie de notre culture; il fait partie de notre histoire; il fait partie de notre monde. Les réseaux sociaux amplifient bon nombre de ces idées et de ces haines. De plus, les réseaux sociaux arrivent particulièrement bien à rejoindre une génération d’étudiants qui fréquentent nos universités en ce moment, qui ont grandi à l’ère numérique et pour qui les réseaux sociaux servent non seulement à tisser des liens entre eux, mais également à comprendre le monde dans lequel ils vivent et à en comprendre l’histoire. J’ai vécu l’expérience très désagréable d’enseigner quelque chose à mes étudiants pour qu’ils aillent ensuite sur YouTube pour étudier ce que je leur avais enseigné en vue d’un examen. C’est pénible.

Un de nos collègues qui est le cofondateur du Réseau des académiques canadien.ne.s engagé.e.s, ou RDACE, M. Cary Kogan, est un psychologue clinicien. Lui et moi discutons souvent du contexte de nombreux préjugés haineux et de la manière dont l’intolérance se manifeste dans les universités en ce moment même, alors que des étudiants sont investis si profondément dans la justice sociale et qu’ils souhaitent changer le monde, ce qui est exactement ce qu’ils devraient faire. Lorsque tant de désinformation, de distorsion et de haine pullulent tout autour d’eux, est-il si surprenant que cette volonté de faire le bien puisse être également détournée de façon extrêmement destructrice et nocive?

Mme Walker : Un des principaux problèmes — en espérant que ce guide de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, ou l’AIMH qui a récemment été publié pourra nous aider — c’est que les gens ne comprennent vraiment pas l’antisémitisme en tant que tel. J’assiste à des réunions avec des personnes qui sont dans des positions d’autorité et qui gèrent toutes sortes d’affaires universitaires, et il est évident qu’elles ne le comprennent pas tout à fait. Elles ne savent pas ce que c’est. Elles ne savent pas d’où il vient. Elles n’arrivent pas à le reconnaître. L’une des choses qui seraient efficaces serait d’avoir une meilleure façon de communiquer ce qu’est l’antisémitisme et ce qu’il faut faire pour y réagir. En ce qui concerne ce qui fonctionne actuellement, je vais paraître un peu pessimiste et dire « Pas grand-chose, et j’attends un changement. »

La sénatrice Osler : Merci à vous deux.

La sénatrice Pate : Merci à vous deux d’être ici aujourd’hui.

Je vais demander quelque chose qui, je crois, concorde avec ce qu’on vous a déjà demandé. J’ai passé beaucoup de temps à travailler avec des gens sur le déni des pensionnats autochtones, et je peux relever des parallèles incroyables. Le père de ma fille est juif. Lorsque mes enfants étaient jeunes, nous avons trouvé beaucoup de ressources qui abordaient l’antisémitisme, mais il n’y en avait pas tant qui portaient sur le racisme anti-autochtone. Je serais curieuse de savoir s’il existe des partenariats et des enseignements qui découlent de ces deux problèmes réels à l’heure actuelle au Canada.

Mme Butler : Le 8 octobre, j’étais au Nunavut, et on m’a invitée à parler de l’antisémitisme et de l’histoire de l’Holocauste, ce que j’ai fait par le biais de l’histoire orale. C’est ce que j’ai fait en prenant la parole devant les gens à un collège à Iqaluit. Il y avait des étudiants du secondaire ainsi qu’une conférence publique. Dans chaque cas, j’ai ressenti une force incroyable en m’adressant à cette communauté et en observant les liens qu’elle tissait entre ses expériences et ce dont je parlais, mais aussi en constatant l’importance de l’histoire orale, du partage de ces témoignages et de la transmission de ces histoires à la prochaine génération. Il y a là des liens très naturels, et de nombreuses personnes ont fait ce genre de travail. Il est certain qu’au sein de la communauté autochtone du Canada, des ponts solides ont été jetés entre la communauté juive et différentes communautés autochtones. C’est par là que je commencerai ma réflexion.

Mme Walker : Je suis certaine que vous connaissez le travail de Harry LaForme. Il a établi des liens importants qui sont merveilleusement exprimés et très clairement détaillés, et j’estime que son leadership devrait servir d’exemple.

J’ai souvent pensé qu’en ce qui concerne le déni de certains éléments, ces histoires sont très similaires. Je prendrais très au sérieux la question de comprendre les endroits très dangereux où le déni de l’Holocauste et les formes de déni de l’histoire du Canada pourraient vous mener.

Il existe de nombreux exemples de déni de l’Holocauste qui ont eu des effets sociaux absolument affreux sur le terrain. Au Canada et ailleurs dans le monde, des personnes se sont vu refuser la compréhension de quelque chose et l’origine de problèmes, et cela est très grave. Il y a ces partenariats et la reconnaissance des éléments d’une histoire partagée, des éléments d’une histoire concernant ce que cela signifie d’être un peuple minoritaire qui est persécuté.

La sénatrice Ataullahjan : Je vous remercie toutes les deux d’être présentes.

Madame Butler, j’aimerais que vous en disiez plus sur une chose que vous avez abordée plus tôt. Vous avez dit que l’antisémitisme n’est pas nouveau. Il fait partie de notre culture et de notre histoire. Pouvez-vous nous parler un peu de l’histoire de l’antisémitisme et du rôle que les médias ont joué à cet égard? Je ne sais pas si quelqu’un d’autre a déjà posé cette question, car je n’étais pas là.

Mme Butler : Je ris un peu parce que mon ancien professeur, Ira Robinson, qui est littéralement un expert de l’antisémitisme au Canada fait partie du groupe suivant. Vous pourrez lui parler, et il s’exprimera magnifiquement. Je peux peut-être vous donner une réponse rapide.

Lorsque nous nous penchons sur les origines de l’antisémitisme, nous pouvons les faire remonter à l’Antiquité et au début du christianisme. Il perdure dans le temps et se métamorphose à travers les époques, et il se manifeste de manière spécifique dans différents endroits, mais il existe certainement au sein de la culture chrétienne qui se répand partout à travers le monde. Dans le monde musulman, cela est tout autre chose. Dans d’autres endroits, où il n’y a pas la présence du christianisme, de l’islam ou du judaïsme, l’antisémitisme est exprimé de manières différentes selon les époques.

Ici, au Canada, nous sommes les héritiers d’une culture chrétienne. Nous avons également une culture mondiale au Canada, en raison des immigrants qui viennent de partout dans le monde, y compris mes grands-parents, apportant avec eux des idées et des croyances de partout dans le monde. Les idéologies antisémites sont également exportées internationalement.

L’une des choses que nous faisons dans notre cours est de montrer les liens entre l’antisémitisme, par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, et l’antisémitisme qui est survenu pendant l’ère soviétique et que nous voyons aujourd’hui dans d’autres parties du monde de la gauche. L’antisémitisme est souvent considéré comme quelque chose qui se transforme, mais au fond, c’est toujours la même chose.

Mme Walker : Un des éléments centraux de l’histoire de l’antisémitisme est la critique fréquente adressée aux Juifs selon laquelle ils sont trop puissants, chose que nous ne voyons pas nécessairement chez d’autres groupes minoritaires qui sont vus comme étant problématiques car ils sont trop puissants. Cela n’est pas habituellement le cas.

Une des raisons pour lesquelles l’antisémitisme est parfois plus difficile à remarquer pour certaines personnes est parce que ces personnes se disent : « Eh bien, les Juifs ont tous les pouvoirs; ils dirigent les médias; ils dirigent les banques. Quel est le problème? » Elles ne comprennent pas la nature de ce qu’elles disent ou le fonctionnement des rouages de l’antisémitisme. Nous donnons un cours entièrement consacré à cela. Vous êtes chaleureusement invités à vous procurer une copie de notre cours en ligne.

Mais c’est également quelque chose que nous innovons véritablement, car lorsque nous avons commencé à donner ce cours il y a deux ans, personne d’autre n’enseignait ce genre de matière de la manière dont nous le faisons. Maintenant, cela se passe dans quelques endroits. Nous sommes affiliés à un centre de recherche, un groupe international qui essaie d’apprendre comment enseigner ce type de contenu, car ce n’est pas quelque chose d’évident pour la plupart des gens.

Il y a un livre intitulé Les Protocoles des Sages de Sion qui a été publié en Russie à l’aube du XXe siècle. Ce livre est encore lu et diffusé. C’est du grand n’importe quoi. Rien là-dedans n’est vrai. Mais dans ce livre se trouve l’idée que les Juifs dirigent toutes les banques — c’est un de leurs grands arguments — et qu’un groupe secret avait été découvert. J’ai des étudiants qui l’ont lu et qui ont dit : « Non, non, non, j’ai lu un livre là‑dessus. » Ce livre est encore diffusé 100 ans après sa publication et continue à influencer la manière dont les gens comprennent le monde. Voilà un exemple de ce genre de continuité. On aurait pu penser que ce livre aurait disparu il y a longtemps, mais ce n’est pas le cas. Il est encore bien vivant.

La sénatrice Ataullahjan : Et le rôle des médias dans tout cela?

Mme Walker : Nous avons parlé des rôles des réseaux sociaux, et ils peuvent être très pernicieux. Un des éléments que nous avons observés était que certains événements très importants sont survenus; par exemple, un certain nombre d’universités ont rejeté des motions de BDS, mais, à ma connaissance, ces événements ne sont pas diffusés dans la presse canadienne. Je n’ai pas vu de couverture médiatique de ces événements, même après des recherches. Il y a d’autres choses qui se passent, et qui, je crois, ne sont pas diffusées par les médias au point où des gens seraient en mesure de se dire « D’accord, il y a des solutions, et il y a des choses importantes et positives qui se produisent. » Et je ne suis pas certaine que cela est très bien diffusé par les médias.

Mme Butler : En parlant de médias, une des choses que nous avons de la difficulté à faire, c’est d’aider les gens à comprendre les manières dont l’antisémitisme se croise avec l’antisionisme et comment cela cible l’identité juive au Canada. Vous avez entendu aujourd’hui que 91 % des Juifs canadiens s’identifient comme étant sionistes d’une certaine manière. Ce que cela veut dire, c’est que nous n’entendons pas les voix de ces 91 % de Juifs dans nos médias. Si vous examinez ce qui est souvent mis de l’avant, vous allez entendre des groupes minoritaires au sein d’une minorité déclarer qu’il n’y a pas de problème d’antisémitisme. La grande majorité des Juifs vous disent qu’il y a bel et bien un problème d’antisémitisme. Il y a des gardes de sécurité à l’extérieur de ma synagogue. Ce que Deborah Lyons a raconté plus tôt à propos de la famille, je sens que cela aurait bien pu arriver à ma famille.

Mme Walker : Il n’y a personne qui laisserait entendre que ces petits groupes minoritaires devraient être muselés, mais les médias prennent un groupe qui représente peut-être 2 ou 3 % de la population juive au Canada pour les consulter et les interviewer constamment comme s’ils représentaient un grand groupe. Ce n’est pas le cas. Je ne suis pas en train d’avancer que leur point de vue n’est pas important, il l’est, mais il doit être mis dans un contexte où les gens peuvent comprendre que 91 % des Juifs ont une opinion différente.

La sénatrice Ataullahjan : Mais n’est-ce pas la même chose dans les autres religions? Une majorité a une même opinion, et une minorité nie ce qui se passe. J’ai déjà vu ce phénomène dans d’autres religions. Merci.

Mme Butler : Nous devons également nous rappeler que, parfois, une personne ou un groupe sont mis sous les feux des projecteurs en tant qu’exemple, parce que cette diversité de façade raconte une histoire intéressante, mais elle ne reflète pas réellement ce qui se passe sur le terrain. En tant que Canadiens, nous devons comprendre la réalité sur le terrain. Les Juifs sont une très petite minorité au Canada. La haine a atteint un niveau historique, que personne n’a jamais vécu ni imaginé. Nous nous sentons délaissés, ignorés et bâillonnés.

La vice-présidente : J’aimerais poursuivre sur le sujet et poser une question avant de passer à la deuxième période. Selon vous, de quelle manière les Canadiens, en général, et les étudiants universitaires que vous côtoyez sur les campus, perçoivent-ils le lien entre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme ou de sectarisme?

Mme Walker : C’est plus complexe qu’on pourrait le croire. D’un côté, cela dépend de qui vous parlez et de quelle autre forme de racisme vous parlez.

La vice-présidente : Le racisme anti-Noirs.

Mme Butler : Oui, je comprends où vous voulez en venir. En apparence, on met sur une liste le racisme anti-Autochtones, le racisme anti-Noirs et la discrimination anti-LGBTQ+. On y met aussi l’antisémitisme et l’islamophobie, en général. Lorsque vous discutez avec les gens, que ce soit la population générale ou des étudiants, ils vous diront que ces opinions sont inadmissibles. Toutefois, ils ont une connaissance superficielle de leurs manifestations, de leur fréquence et de leur évolution historique.

Ajoutez à cela les convictions stéréotypées sur certaines populations, comme l’a dit Mme Walker, pour ce qui est du pouvoir des Juifs, à savoir le mythe selon lequel les Juifs ont tout le pouvoir et contrôlent les banques. Ces mythes sont également dus au sionisme. L’antisémitisme se manifeste différemment des autres types de haines. Chaque haine est unique, mais les haines se chevauchent pour ce qui est des mécanismes qui les soutiennent et des expériences qui en résultent.

Nous devons travailler ensemble pour comprendre les différents types de haines et les différentes expériences des groupes minoritaires et des populations vulnérables, mais nous devons également tenir compte des histoires et du savoir pour mieux comprendre leurs expériences. Nous avons besoin de données de qualité sur différentes populations. Nous avons besoin de données de qualité pour comprendre la source de ces haines, leurs manifestations et leurs conséquences si nous voulons élaborer des politiques et des outils fondés sur des données pour lutter contre ces haines, en tant que société canadienne et en tant qu’humains.

Mme Walker : Je vais vous parler d’un autre sujet, plutôt anecdotique, qui n’est pas fondé sur des données. Il s’agit seulement de mon expérience. J’enseigne beaucoup l’histoire afro-américaine, et, en 30 ans d’enseignement, je n’ai jamais entendu un étudiant me dire que l’esclavage était une bonne chose ou que ce n’est jamais arrivé. Habituellement, lorsque je donne ce cours dans le cadre, disons, d’un cours sur l’histoire européenne, l’histoire de l’esclavage et son lien avec l’économie européenne, les étudiants sont très intéressés parce qu’ils veulent connaître les conséquences et savoir comment cela a commencé et pourquoi les gens pensaient que c’était une bonne idée, et cetera. Même avant de commencer le cours, ils savent que ce pan de l’histoire a eu des effets dévastateurs sur le continent africain, en Europe et en Amérique du Nord, et cetera. C’est déjà leur état d’esprit.

Lorsque je donne des cours sur l’antisémitisme et l’Holocauste, les étudiants me tiennent tête et disent que cela n’est jamais arrivé. C’est complètement différent. Je n’ai pas l’impression, lorsque j’enseigne à une centaine d’étudiants de premier cycle, qu’ils savent déjà que l’antisémitisme est un problème qu’ils doivent comprendre pour le dénoncer. C’est tout le contraire : ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas vrai. Je ne suis pas Juive. Les étudiants me disent souvent : « Vous êtes sûrement Juive pour penser cela. » Non, je pense ainsi parce que je suis une historienne instruite. Je ne suis pas Noire non plus, mais je comprends l’esclavage en tant qu’historienne, et non pas, évidemment, en tant que personne qui l’a vécu.

La différence est saisissante. Même après des dizaines d’années d’enseignement, il ne m’est jamais arrivé que des étudiants me tiennent tête sur un autre sujet. Ça n’est jamais arrivé, aucun étudiant ne conteste ce que je dis en affirmant que le droit de vote des femmes était une mauvaise chose, en disant : « Pourquoi ont-ils fait cela? C’était une mauvaise idée. » Cela n’arrive jamais, mais pourtant, j’ai dû à maintes reprises argumenter avec des étudiants qui disaient que l’Holocauste n’avait jamais existé ou que l’histoire a été déformée et exagérée et que cela concernait seulement une centaine de personnes en Pologne. Dans un cas ou l’autre, c’est un réel problème, et ce n’est pas comparable. Je me demande souvent pourquoi si peu de non-Juifs pensent que ce n’est pas un problème sérieux.

Mme Butler : Puis-je boucler la boucle de votre question? Lorsque l’on parle du racisme anti-Noirs, il y a des discours antisémites qui disent, par exemple, que les Juifs sont des colonisateurs blancs. Cela efface de grands pans de l’expérience des Juifs non blancs. Si vous écoutez l’histoire des Juifs non blancs, vous comprenez que leurs expériences sont intersectorielles et, si vous êtes une femme, c’est encore pire. Une partie de notre travail consiste à écouter ces histoires et à faire comprendre aux gens qu’il s’agit d’expériences intersectionnelles, ce qui inclut également la classe sociale. Nous n’avons pas encore parlé de classe sociale, aujourd’hui.

La vice-présidente : Merci. Mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, nous avons, pour la deuxième période, trois intervenants sur la liste, qui auront chacun quatre minutes.

Le sénateur Arnot : Si les deux témoins le veulent bien, j’aimerais qu’elles répondent toutes deux à ma question. Selon vous, alors que les attitudes sociétales sur les Juifs évoluent, ou devrais-je dire alors qu’elles stagnent ou qu’elles régressent, que doivent faire les universités pour favoriser une meilleure prise de conscience dans les milieux universitaires diversifiés? Deuxièmement, quelles stratégies favoriseraient une meilleure solidarité chez les Canadiens non juifs, si vous reconnaissez que les non-Juifs devraient activement lutter contre l’antisémitisme?

Mme Walker : Je vais répondre à votre question sur les non-Juifs. C’est très encourageant de voir que de plus en plus de membres du RDACE — qui inclut quelque 400 membres du corps professoral de toutes les provinces du Canada — ne sont pas juifs. C’est très réconfortant.

J’essaie de parler de l’histoire de l’antisémitisme et de sensibiliser les étudiants dans des cours qui ne l’abordent pas habituellement, comme les cours sur l’histoire européenne et les cours sur l’histoire des femmes, pour que cela fasse partie des connaissances générales des étudiants au lieu de parler pendant cinq minutes des années 1940 à 1945, de dire que l’Holocauste est une atrocité, et de passer à autre chose. Cela permet une compréhension approfondie.

Certaines églises avec lesquelles je suis vaguement affiliée travaillent aussi sur la question, mais j’espère pouvoir renforcer cette alliance. Je crois que le clergé a un rôle important à jouer, et je parle de l’ensemble du clergé. Il y a aussi une nouvelle initiative mondiale menée par des imams, qui se sont réunis ici, à Ottawa, il y a deux ou trois jours. Nous travaillons déjà avec l’un d’eux, et j’ai bien hâte de travailler davantage avec eux. Je crois que ce groupe peut faire changer les choses, si les gens l’écoutent.

Le clergé de toutes les confessions et les administrateurs des universités ont aussi un rôle important à jouer. Les Juifs représentent 1 % de la population. La majorité des administrateurs des universités ne sont pas juifs, donc, si nous réussissons à les mobiliser, nous mobilisons automatiquement des personnes non juives.

Mme Butler : Pour répondre à votre question sur les campus, nous devons, tout d’abord, comprendre les missions des universités. Premièrement, nous sommes un établissement d’enseignement. Ce n’est pas par hasard que nous défendons la neutralité de l’institution sur les questions politiques, c’est parce que nous voulons favoriser des débats constructifs et la liberté d’expression. Mais, lorsque nous parlons de la liberté universitaire, nous parlons également de la responsabilité universitaire et de l’importance du discours civilisé dans les universités. Je crois que nous devons nous servir de cet outil et le renforcer. De quelle manière la neutralité des universités, la liberté d’expression, la liberté universitaire et les discours civilisés peuvent-ils de concert permettre à tous de prendre la parole?

Nous parlons toujours de statistiques. Les Juifs ne sont qu’une très petite minorité. Nous ne pourrons pas gagner le combat en tenant un vote de popularité ou en suivant un processus démocratique où chaque personne vote pour désigner qui sera maltraité. Nous avons besoin d’alliés. Ces alliés doivent comprendre que nos expériences de la discrimination, des préjugés et des préjudices sont réelles et qu’elles sont liées à d’autres expériences de préjugés, de discrimination et de préjudices vécus par d’autres groupes. La marée montante soulève tous les bateaux.

Le sénateur K. Wells : J’aimerais revenir à ce que vous avez dit sur la négation croissante de l’Holocauste. Est-ce que vous avez vu, dans les établissements d’éducation supérieure ou ailleurs, un lien entre la négation de l’Holocauste et la négation des pensionnats? Dans quelle mesure croyez-vous que les réseaux sociaux et l’absence de réglementation de ces réseaux ont une influence sur ces opinions, surtout chez les jeunes étudiants, qui semblent passer une grande partie de leur vie en ligne?

Mme Walker : Je suis certaine que cela vient en grande partie des réseaux sociaux. Oui, absolument, c’est de là que vient la négation de l’Holocauste. Je connais moins bien le problème des pensionnats, et je ne crois pas que j’ai des choses pertinentes à dire sur le sujet. Mais oui, il y a manifestement un lien, puisque les gens s’entêtent à nier des faits documentés par des études fouillées et des rapports gouvernementaux qu’ils peuvent eux‑mêmes rechercher; ce sont des faits, ce n’est pas un secret, et nous avons clairement des données. C’est extrêmement troublant de voir que de plus en plus de gens ignorent les faits quand ça leur chante.

Mme Butler : Une de nos étudiantes, qui défend énergiquement sa communauté, a assisté à deux ou trois cours qui lui ont permis de faire le lien entre la négation des pensionnats et l’antisémitisme et la négation de l’Holocauste. Le problème est que, sur les campus universitaires, très peu de gens parlent ouvertement de ces problèmes, que ce soit la négation de l’Holocauste ou la négation des pensionnats, et leur voix est étouffée par ce qui se passe sur les réseaux sociaux et dans la société en général. Vous pouvez découvrir ces histoires et comprendre le phénomène si vous rencontrez la bonne personne et assistez au bon cours. Mais ces connaissances sont superficielles chez certains groupes, et les gens doivent en savoir plus sur le sujet pour faire ces liens.

Mme Walker : Cela devrait donc être fait beaucoup plus tôt dans le cheminement des élèves, lorsqu’ils apprennent ce que sont les données, la manière de les utiliser et la manière de comprendre une question. Ouvrir TikTok n’est probablement pas une bonne première étape. Cela doit être fait chez les enfants de six et de dix ans. Nous devons leur enseigner l’histoire, puisqu’on ne le fait clairement pas de la bonne façon présentement. Vous avez mentionné plus tôt avoir appris cela à l’école, alors qu’est-il arrivé? Je ne comprends pas, mais quelque chose est arrivé, et ce n’est pas enseigné comme cela devrait l’être.

La sénatrice Senior : J’aimerais revenir sur ces liens et sur le fait que les étudiants universitaires sont beaucoup plus jeunes qu’avant. Peut-être que je me concentre trop sur l’Ontario, mais aujourd’hui, les jeunes qui entrent à l’université ont 16 ou 17 ans, ce n’est pas comme dans mon temps. J’essaie de montrer le lien entre cette profonde ignorance et une génération de jeunes qui, comme vous l’avez dit, privilégient avant tout les réseaux sociaux et croient tout ce qui se dit sur ces plateformes, au détriment de ce qu’ils apprennent à l’école dans les nouvelles. C’est un problème. Je me demande aussi quelle est la différence entre enseigner à des étudiants de premier cycle et enseigner à des étudiants diplômés. Y a-t-il une différence? Pour finir, je pense également à la montée des mots en « -isme » pendant la pandémie et à ses origines.

Mme Butler : Pour répondre à la première partie de votre question, nous devons reconnaître que, puisque nous sommes au Canada, le problème se manifeste d’un océan à l’autre, et non pas seulement en Ontario. Il se manifeste au Nunavut, dans les territoires, partout. Tous nos établissements manquent cruellement d’enseignants capables d’enseigner ces questions en se fondant sur l’histoire et les données probantes. Nous devons réfléchir et décider si cela devrait être enseigné dans les universités, les cégeps et les collèges. Nous devons penser aux connaissances dont les étudiants seront privés en raison du manque de professeurs ou du manque de cours sur le sujet. Il faut des cours sur l’Holocauste dans toutes les universités canadiennes, et nous devons nous battre pour garder ceux qui existent. Lorsque ces cours sont offerts, ils sont populaires, mais nous n’avons pas toujours de personnes qualifiées pour les enseigner. Nous devons tenir compte des problèmes opérationnels pratiques. Si nous nous engageons à offrir des cours sur l’Holocauste, sur les pensionnats ou sur le racisme anti-Noirs, au Canada, nous devons tenir compte de tout cela.

Mme Walker : En passant, un autre problème que nous voyons très fréquemment, c’est que les étudiants tenteront de faire taire les invités qui n’ont peut-être pas la même opinion qu’eux. Il y a eu un incident il y a quelques semaines à l’Université de Calgary où des étudiants avaient apporté des tambours. Ils criaient et tentaient d’empêcher quelqu’un de parler. Il y a eu un autre incident à McGill; il a fallu mettre fin à un événement parce que les organisateurs recevaient des menaces de mort visant toutes sortes de personnes de la communauté universitaire, comme le président, en plus de l’invité lui-même. Ils ont fait l’événement sur Zoom, à partir d’un endroit secret, pour que l’invité puisse faire son discours.

Nous vivons à une drôle d’époque, où les gens pensent qu’une personne qui a beaucoup d’expertise et de connaissances peut simplement être étouffée par des tambours et des cris, « Sionistes, et ceci, et cela... On n’aurait pas dû accepter cette personne ici. » C’est une question de neutralité institutionnelle et de liberté d’expression, ainsi que de civilité, et on semble naviguer en eaux troubles.

Pour une raison que j’ignore, les étudiants ne semblent pas renseignés sur ce que les gens font, à l’université. Vous avez le droit de ne pas être d’accord, d’inviter un autre conférencier, de poser des questions difficiles; ce sont tous de très bons choix. Crier et frapper sur des tambours afin que personne ne puisse entendre ce qu’une autre personne dit n’est pas une si bonne stratégie. Nous devons faire changer les choses afin que les universités deviennent des lieux de débats animés et d’engagement intellectuel, où les gens écoutent avec une certaine empathie les opinions qui ne rejoignent pas les leurs.

La sénatrice Senior : Voyez-vous une différence entre les étudiants du premier cycle et les étudiants des cycles supérieurs?

Mme Butler : Je pense que ce qui se passe, au deuxième cycle, c’est que l’on parle de gens qui étudient un sujet qui les intéresse et les mobilise déjà. Si quelqu’un veut étudier l’antisémitisme, il a déjà probablement beaucoup réfléchi à l’antisémitisme et aux autres formes de haine et de sectarisme.

L’autre chose à laquelle je pense dans le contexte universitaire, c’est la notion de discours civil. Nous devons trouver des façons d’échanger les uns avec les autres. Mme Walker et moi avons participé ensemble à un séminaire sur l’antisémitisme. Un des invités a parlé du besoin de raconter nos histoires avec bienveillance. Cela veut dire que, quand vous racontez une histoire sur ce que vous avez vécu, vous laissez de la place aux autres pour qu’ils racontent leur propre histoire. Donc, si je parle de l’antisémitisme, je laisse de la place à ceux qui ont vécu de l’islamophobie, du racisme anti-Noirs, à ceux qui se sont fait dire que les incidents dans les pensionnats ne se sont jamais produits; l’enjeu importe peu. Les outils qui nous permettent de nous rassembler dans une communauté universitaire ont été perdus, mais on les perd aussi dans les écoles secondaires et les écoles primaires. Mon fils fréquente l’école secondaire. Mes amis ont des enfants qui fréquentent l’école primaire. Ces enfants empêchent aussi les conversations. C’est une compétence que tout le pays doit améliorer.

La sénatrice Ataullahjan : Vous avez parlé de conversations interrompues. J’ai vécu cela, moi aussi. Vous avez parlé d’antisémitisme, de racisme anti-Noirs, d’islamophobie et des pensionnats, et je pense qu’il y a toujours un certain groupe qui n’aime pas en entendre parler, et vous voyez des gens lever les yeux au ciel. Vous avez l’impression que la même chose commence à se produire sur les campus. Il se tenait autrefois des discussions civilisées, à l’université. Peut-être que « civilisés » n’est pas le bon terme — je retire mes propos —, mais c’était un endroit où on encourageait les débats, disons. Avez-vous l’impression que ce n’est plus le cas?

Mme Butler : Je parlais à une personne qui enseigne dans le domaine du travail social, à l’université, mais pas en Ontario, et elle a parlé d’antisémitisme dans son cours, dans le contexte des autres mots qui finissent en « -isme ». Quand elle a parlé d’antisémitisme, certains de ses étudiants sont sortis de la classe. Cette option, sortir, frapper sur des tambours ou scander des slogans si fort que personne ne peut être entendu, est perçue comme étant la meilleure déclaration qui soit sur votre sens de la justice sociale. J’aimerais que l’on puisse se retrouver dans un lieu où nous nous écoutons vraiment les uns les autres. Cela fait des années que les universités n’ont pas encouragé ni utilisé ce genre de discours civilisé.

La vice-présidente : Chers collègues, nous sommes maintenant rendus à la fin du temps alloué pour ce groupe de témoins. Madame Walker, et madame Butler, au nom de notre comité, j’aimerais vraiment vous remercier d’avoir pris le temps de comparaître devant nous aujourd’hui et d’avoir fourni un témoignage. Cela a été très utile dans le cadre de nos délibérations et de cette étude.

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

La présidente : Avec nous, ici présent, nous accueillons M. Ira Robinson, professeur émérite distingué, Département des religions et des cultures, Université Concordia. J’invite maintenant M. Robinson à présenter son exposé.

Ira Robinson, professeur émérité distingué, Département des religions et des cultures, Université Concordia, à titre personnel : Madame la présidente, honorables sénatrices et sénateurs, merci de m’avoir invité à comparaître devant votre comité.

Je vais me présenter brièvement. J’ai pris ma retraite il y a trois ans après une carrière de 42 ans à l’Université Concordia. Je suis spécialiste des études juives. Plus précisément, au cours de ma carrière de presque 50 ans, la majeure partie de mes études, de mon enseignement, de mes recherches et de mes publications concernaient le judaïsme et la communauté juive du Canada, et plus globalement la communauté juive de l’Amérique du Nord.

Si vous me connaissez, ce sera sans doute à cause de mon livre, A History of Antisemitism in Canada, qui concerne l’histoire de l’antisémitisme au Canada, publié en 2015, qui demeure à ce jour le guide le plus complet sur le phénomène de l’antisémitisme au Canada. Depuis la publication de ce livre, j’ai continué de porter attention à cet enjeu, et j’ajoute constamment des publications papier ou électroniques à ce sujet dans mes archives personnelles. Au cours des derniers mois, j’ai travaillé activement sur deux publications à venir : le chapitre sur le Canada qui se retrouvera dans Cambridge History of Antisemitism, et un ajout à mon livre publié en 2015.

L’universitaire Jeffrey Herf a déclaré dans un livre publié récemment, en 2003, que l’antisémitisme ne véhicule aucune idée qui n’a pas déjà été formulée depuis le milieu du XXe siècle. Selon moi, c’est vrai. Malgré tout, la plupart des Canadiens juifs, sinon tous, ont l’impression que leur situation a changée pour le pire après le 7 octobre 2023 parce que, avant cela, ils n’avaient pas vécu eux-mêmes cette expérience.

Mon collègue, le professeur Harold Troper, a écrit dans les années 1990 que les expériences d’antisémitisme que vivaient les étudiants juifs étaient essentiellement de deuxième ou de troisième main. On ne peut pas dire de manière crédible que ce que vivent les étudiants universitaires canadiens juifs se résume à cela.

Au contraire, dans son rapport de 2023, Ayelet Kuper, conseillère principale en matière d’antisémitisme de la Faculté de médecine de l’Université de Toronto, dit qu’elle a personnellement tenté activement de cacher son identité juive à l’extérieur de la communauté juive, y compris à l’Université de Toronto, en raison de l’antisémitisme qui y a cours. Mme Kuper n’est pas la seule à être préoccupée et à avoir agi ainsi.

Au cours de la dernière année, les universités canadiennes, y compris ma propre université, l’Université de Concordia, ont fortement attiré les manifestations antisémites, et celles-ci ont eu des répercussions négatives sur les Juifs et d’autres membres des communautés universitaires qui s’identifient ouvertement avec Israël. Comme d’autres témoins l’ont dit, cela inclut la vaste majorité des Canadiens juifs. Cela s’est aussi répercuté sur le bon fonctionnement des universités, et effectivement, sur la société canadienne en général.

Les organismes d’application de la loi ont eu de la difficulté à faire respecter le droit à la liberté d’expression des manifestants anti-Israël et n’ont pas non plus été capables de gérer la situation des écoles juives de Montréal et de Toronto qui ont été la cible de coups de feu et de cocktails Molotov et des synagogues et autres institutions juives qui ont reçu des alertes à la bombe.

Malgré l’omniprésence de ces phénomènes, un article de Michael Geist paru en juillet 2024 dans le Globe and Mail traite des Canadiens juifs qui découvrent que les autres Canadiens réagissent souvent avec surprise et incrédulité quand ils leur disent être de plus en plus préoccupés par l’antisémitisme. M. Geist donne de nombreux exemples de cette incrédulité, y compris au sein des institutions. Par exemple, récemment, les éditeurs de Wikipédia ont déterminé que l’Anti-Defamation League, l’une des premières organisations de lutte contre l’antisémitisme en Amérique du Nord, ne devrait pas être considérée comme une « source fiable » en ce qui concerne l’antisémitisme, principalement parce qu’elle appuie Israël.

Selon toutes les normes, l’antisémitisme au Canada nuit à la communauté juive canadienne et aux droits de la personne de chacun des Canadiens juifs qui font partie de cette communauté. Je recommande donc aux membres du Comité sénatorial permanent des droits de la personne de donner à ce dossier toute l’attention qu’il mérite.

Merci.

La présidente : Merci.

Je vais faire quelque chose que je ne fais jamais habituellement et vous poser la première question. Je suis vraiment intéressée par votre travail. Vous avez dû entendre la question que j’ai posée aux témoins précédents au sujet de l’histoire de l’antisémitisme; on dit que c’est la haine la plus longue jamais connue. Je sais que vous parlez de l’antisémitisme au Canada, mais pourriez-vous nous donner de l’information au sujet de ce qui l’anime? Je ne parle pas de ce qui l’anime à l’heure actuelle, parce que nous connaissons tous l’origine du conflit actuel; je suis plutôt intéressée par ce qui est à l’origine de cette haine et ce qui l’a maintenue.

M. Robinson : C’est une bonne question, et je n’ai pas toute une journée pour y répondre, mais je vais faire de mon mieux.

De nombreuses religions et idéologies au cours de l’histoire ont déterminé que ce qui se dressait entre elles et leur monde idéal, c’était les Juifs. C’était vrai pour le nazisme d’Hitler. C’est toujours vrai pour le Hamas. Encore une fois, le Hamas a une vision d’une société islamique pure et belle, et tout ce qui l’empêche d’atteindre cette vision, ce sont les Juifs.

Maintenant, il faut souligner que l’antisémitisme est quelque chose qui change. Il change en fonction de la façon dont le monde change. Par exemple, au Moyen-Âge, quand la religion était l’autorité par excellence, ce que l’on peut qualifier d’antisémitisme était fondé sur la religion et les textes religieux comme le Nouveau Testament, par exemple.

Au XIXe siècle, l’influence de la religion dans la société a diminué au profit de celle de la science. La science était la chose la plus progressiste, au XIXe siècle, et l’antisémitisme a conçu une pseudoscience du « racisme scientifique » pour expliquer pourquoi les Juifs n’avaient pas leur place.

De nos jours, la religion n’est pas au premier plan, ni la science, d’ailleurs. Ce qui est vraiment important pour nous dans notre société, ce sont les droits de la personne, et l’antisémitisme est mis de l’avant dans ce que j’appellerais une perversion de l’idée que les Juifs sont responsables, par exemple, du déni des droits humains des Palestiniens.

Maintenant, encore une fois, c’est une longue histoire, et c’est une histoire très complexe. Si on examinait l’antijudaïsme et l’antisémitisme du point de vue que les historiens appellent la longue durée, on verrait une continuité et des changements.

Quand j’ai mentionné le livre de Jeffrey Herf... Il a absolument raison de dire que rien n’est à l’avant-plan actuellement qui ne l’était pas il y a 100 ans. En fait, on a nié l’Holocauste avant que l’Holocauste se produise. Dans les années 1930, au Canada, des chefs du mouvement du Crédit social en Alberta disaient que les Juifs inventaient la persécution des Juifs en Allemagne parce que c’était dans leur intérêt. On niait que les Juifs étaient persécutés en Allemagne même si la couverture médiatique en Amérique du Nord montrait que c’était le cas.

La présidente : Comme vous l’avez dit, vous pourriez en parler toute la journée.

M. Robinson : Je n’ai rien à faire avant 6 heures, demain matin, mais peut-être que vous avez quelque chose.

La présidente : Je crois que, compte tenu de la température, dehors, certains sénateurs voudraient sortir d’ici.

Le sénateur Arnot : Monsieur Robinson, je vais vous donner la chance de vous étendre plus sur le sujet, ce qui est bon. Vous avez fait des recherches approfondies sur l’histoire des Canadiens juifs, et vous avez documenté les tendances de l’antisémitisme. Pourriez-vous décrire certaines de ces tendances — vous l’avez déjà fait brièvement — et pourriez-vous aussi décrire les sources d’antisémitisme les plus persistantes, selon vous, les dénominateurs communs dans le contexte canadien et la façon dont ils ont évolué ou se sont adaptés au cours des dernières années?

M. Robinson : Une des clés, et un aspect important des plus tenaces dans l’histoire de l’antisémitisme en général, mais surtout au Canada, c’est le fait que les antisémites ne souhaitent pas s’identifier ainsi. Une des choses les plus intéressantes qu’il m’a été donné de faire, dans le cadre de mes recherches sur l’histoire de l’antisémitisme au Canada, a été de permettre aux antisémites d’expliquer au lecteur pourquoi ils n’étaient pas antisémites. En Ontario, au XIXe siècle, Robertson Smith, un intellectuel public renommé et qui a eu une influence intellectuelle importante sur le futur premier ministre du Canada, Mackenzie King, niait catégoriquement avoir une quelconque forme de préjugé. Il disait tout simplement que « les Juifs sont mauvais, et c’est un fait. Ce n’est pas un préjugé. »

L’antisémitisme au Canada comporte de nombreux aspects, et l’une des choses les plus importantes qui, selon moi, a fait en sorte que les Juifs ont été perçus différemment des autres Canadiens, c’est la vision du Canada qu’entretenaient les leaders politiques canadiens au XIXe siècle et au début du XXe. Par exemple, tant au Québec que dans le Canada anglais, il y avait un idéal agraire. Les bons Canadiens sont agriculteurs. Nous ne voulons pas d’immigrants dans les grandes villes et nous ne voulons pas qu’ils fassent partie d’un prolétariat urbain; nous voulons des agriculteurs, préférablement des îles Britanniques, bien entendu, mais des agriculteurs. Les Juifs ont établi des colonies agricoles principalement en Saskatchewan, mais aussi à d’autres endroits, au Québec et au Manitoba, partout; quoi qu’il en soit, la plupart des Juifs étaient citadins.

Le deuxième problème était que le Canada se considérait comme un pays divisé, bien entendu, en ce que MacLennan appelait les deux solitudes, les Québécois francophones et les Canadiens anglophones — le Québec francophone et le Canada anglais — et les Juifs n’étaient ni francophones ni anglophones. Ils n’étaient ni protestants ni catholiques, bien que, aux fins de l’éducation, à Montréal, ils ont été éduqués dans le système scolaire protestant, avec certaines difficultés. C’est une longue histoire. Quoi qu’il en soit, il s’agit là, sommairement, d’un aperçu.

Le sénateur Arnot : Il est important d’établir le contexte historique. Cela fait partie des fondements du rapport que nous devons produire, selon moi. J’apprécie votre conseil. Merci.

La sénatrice Bernard : Monsieur Robinson, merci d’être là.

Votre travail sur l’histoire de l’antisémitisme au Canada est impressionnant. Je me demandais si vous aviez exploré l’intersectionnalité dans votre travail et la façon dont les expériences sont différentes selon la situation sociale.

M. Robinson : Il y a de nombreuses théories auxquelles les universitaires canadiens aiment se rattacher. L’intersectionnalité en est une. De nombreuses théories sont très populaires et répandues en sciences sociales et humaines dans les universités du Canada et d’ailleurs. Ce qui se passe, c’est que les théories sont poussées au-delà, à mon avis, de ce qu’elles peuvent porter. Une théorie, dans le meilleur des cas, éclaire de brillante façon. Dans le pire des cas, elle déforme, parce qu’elle oriente les réflexions des gens vers certaines voies ou certaines directions.

Le phénomène de l’antisémitisme que j’étudie, plus généralement, le phénomène de la communauté juive canadienne, que j’étudie aussi, est, d’une certaine façon, sui generis. C’est un cas particulier qui doit être examiné dans ses spécificités et ses particularités. Une adhésion trop rigide à la doctrine théorique va, selon moi, à l’encontre d’une compréhension plus complète.

Par conséquent, ce qui se passe, c’est que l’intersectionnalité, qui dit ultimement que tout est lié, en soi, est une idée assez raisonnable, et pourtant une adhésion trop rigide à l’intersectionnalité, dans les mains d’universitaires antisionistes, conduit en quelque sorte à un déni général d’Israël.

Un autre exemple que je donnerais est celui des études critiques de la blanchité. En effet, il est vrai que les personnes qui étaient légalement considérées comme des Blancs étaient privilégiées. C’est la base absolue de la vérité sur laquelle se fondent les études critiques de la blanchité, et pourtant, à mesure que les documents des études sur la blanchité se multiplient, nous constatons — particulièrement dans les études aux États-Unis — que la question n’est pas seulement que les Juifs possédaient des esclaves dans une société où les Blancs possédaient des esclaves; d’une certaine façon, il se trouve que les Juifs, une petite minorité de personnes, avaient en quelque sorte été le pivot et les instigateurs de l’esclavage. Encore une fois, la théorie peut être brillante et éclairante. Parfois, en pratique, elle l’est moins.

La sénatrice Ataullahjan : J’aurais dû mentionner que les sénateurs ont cinq minutes pour les questions et les réponses. Cela commence maintenant.

La sénatrice Osler : Ma question porte sur le rôle de l’éducation dans la lutte contre l’antisémitisme et toutes les formes de haine. Quelque chose m’a frappée dans notre dernier groupe de témoins. Les deux professeurs ont parlé d’étudiants universitaires à qui ils ont enseigné qui nient fermement l’existence de l’Holocauste. Je reconnais que l’éducation relève de la compétence des provinces et des territoires, mais avez-vous des données sur l’enseignement de l’Holocauste dans les écoles canadiennes? Les programmes ont-ils changé au fil du temps? Y a-t-il des normes sur ce qui doit être enseigné? Les efforts déployés pour l’éducation dans les écoles et la formation des enseignants sont-ils suffisants?

M. Robinson : On a fait des efforts importants pour sensibiliser le public à l’Holocauste et à l’antisémitisme. Un des facteurs les plus déterminants a été l’ouverture, à partir de la fin du XXe siècle, de musées de l’Holocauste à Montréal, à Vancouver et dans tout le pays. Ce ne sont pas que de simples musées; leur mission est d’accueillir le plus grand nombre d’élèves, qu’ils soient du primaire ou du secondaire.

On déploie des efforts déployés en dehors des centres de l’Holocauste. Je suis moi-même allé dans des écoles publiques, dans des classes de 4e et de 5e années, par exemple, pour parler de l’Holocauste. Encore une fois, cela demande énormément de préparation. Comment parle-t-on à des élèves de 4e et de 5e années? Il y a des façons de faire. Personne n’est parfait, et je ne me considère certainement pas comme une autorité en matière d’enseignement sur l’Holocauste. De nombreuses personnes, à tous les niveaux de l’enseignement, réfléchissent à cette question. Pourtant, nous constatons que la question n’est pas réglée.

La sénatrice Osler : Merci.

La sénatrice Senior : Je ne suis pas certaine d’avoir bien formulé la question, mais je vais quand même la poser, parce que c’est un phénomène que j’ai observé et que j’essaie de comprendre le rôle qu’il joue dans l’antisémitisme. Il semble y avoir un lien entre ce que j’appellerais la « droite chrétienne », pour ainsi dire, au Canada et aux États-Unis — très marquée aux États-Unis — et un fort soutien à Israël. Mon observation, ma question, vise à savoir si ces gens combattent également l’antisémitisme. Comprenez-vous ce que je dis?

M. Robinson : Oui, je comprends. Encore une fois, il y a la réponse courte et puis il y a la vraie réponse. La vraie réponse n’est ni courte ni simple; elle est longue et complexe, je le crains. C’est parce que les gens font l’erreur de croire que la droite chrétienne, que ce soit au Canada ou aux États-Unis, forme un bloc. C’est tout sauf un bloc. Selon un ouvrage récent sur les chrétiens évangéliques américains, le christianisme évangélique aux États-Unis comporte en fait de nombreuses facettes parmi lesquelles figure assurément un fort soutien à Israël, dans de nombreux groupes, mais aussi un soutien important à la cause palestinienne.

Si je voulais généraliser, je dirais que de nombreuses personnes qui sont motivées à être des chrétiens religieux d’une manière ou d’une autre, pas seulement des protestants, mais aussi des catholiques et des orthodoxes, des chrétiens dévoués, ont largement tendance à soutenir Israël, aujourd’hui, à quelques exceptions près, mais les exceptions ont toujours existé. Encore une fois, pour généraliser, les chrétiens plus libéraux ont tendance à être relativement plus critiques d’Israël.

La sénatrice Senior : Pour parler encore en termes généraux, je comprends la distinction, car il n’y a rien qui puisse être déconstruit en termes aussi simples, mais j’ai eu l’impression que le soutien à Israël ne se traduit pas nécessairement par un soutien à la lutte contre l’antisémitisme.

M. Robinson : Encore une fois, je ne peux pas faire de déclaration générale et je n’en ferai pas. Cependant, ce que je dirai, c’est que les chrétiens dévoués sont une source importante d’alliés non juifs de la communauté juive.

La présidente : Cela soulève une autre question pour nous, monsieur, lorsque vous dites que selon vous les chrétiens libéraux soutiennent la Palestine. Quand nous parlons de la Palestine et des Palestiniens, nous ne parlons pas seulement de musulmans, n’est-ce pas? Il y a des Palestiniens chrétiens et des personnes d’autres confessions. Croyez-vous qu’il y ait un lien?

M. Robinson : Assurément, les chrétiens palestiniens sont un facteur. Ils sont assiégés de toutes parts puisque, d’un côté, ce sont des Palestiniens confrontés à Israël, avec toutes les tensions que cela suppose, mais ce sont aussi des chrétiens au sein d’une population palestinienne de plus en plus musulmane, et non pas musulmane seulement parce qu’elle est née musulmane, mais musulmane de par sa vision de la société. Le Hamas, par exemple, est un mouvement musulman qui vise le triomphe ultime de l’islam, et il y a un peu de tension dans ses relations avec les Palestiniens orthodoxes, catholiques ou protestants, dont le pourcentage dans la population palestinienne est en train de diminuer. Encore une fois, c’est un sujet vaste et très délicat, mais cela en fait partie.

La présidente : Vous êtes spécialiste de l’antisémitisme au Canada. Vous avez brièvement dit que, dans les années 1930, en Alberta, il y a eu une montée de l’antisémitisme. Que s’est-il passé? Après la Seconde Guerre mondiale, qu’est devenu l’antisémitisme? S’est-il calmé?

M. Robinson : Ma réponse courte est que l’antisémitisme ne s’est pas calmé. En fait, pendant la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, de 1945 jusqu’au début des années 1950, on a continué à limiter l’immigration juive au Canada, rendue célèbre par le livre de Abella et Troper, None is Too Many, que l’on pourrait traduire par « aucun, c’est déjà trop ». La révélation de la destruction systémique des Juifs d’Europe n’a pas immédiatement fait changer les choses. Il a fallu attendre la fin des années 1940 et le début des années 1950 pour que les répercussions de cette destruction soient comprises et pour que les réfugiés juifs d’Europe soient admis au Canada en nombres significatifs. L’antisémitisme ne s’est donc pas calmé à ce moment-là.

Cependant, ce qui s’est produit, dans les années 1950 et surtout dans les années 1960, c’est que le racisme institutionnel a été discrédité au Canada. Le racisme ne visait pas seulement les Juifs, — il visait aussi les Canadiens asiatiques, les Canadiens noirs, les Premières Nations, bien sûr inutile de le dire —, mais, à partir des années 1950 et jusque dans les années 1960, le racisme institutionnalisé, comme la ségrégation dans les écoles ou les quartiers, est devenu non seulement illégal, mais aussi immoral. La diminution de l’antisémitisme au Canada dans les années 1950 et 1960 fait partie de l’histoire et de l’évolution plus larges de la société canadienne.

Encore une fois, le Canada est une société qui n’est jamais restée passive. Elle a toujours poursuivi la discussion, et cette discussion est parfois très tendue. C’est une discussion continue qui nous ramène au temps où les Néo-Écossais noirs devaient monter au balcon des cinémas pour regarder un film. Le Canada n’est pas inactif. Il évolue, et il évolue grâce à la discussion. Les discussions au Canada ne sont pas unidirectionnelles. Nous sommes à un point de l’histoire du Canada où la discussion sur les Juifs, en particulier — pas seulement les Juifs, mais surtout les Juifs, c’est de cela que nous parlons —, prend une direction que je n’aime pas personnellement et que je crois que la plupart des Canadiens n’aiment pas.

Je tiens à féliciter le comité d’avoir prêté attention à certaines des tendances du débat sociétal canadien pour trouver de quelle façon nous pourrions amener le débat dans d’autres directions.

La sénatrice Ataullahjan : Je pose ces questions parce que les témoins précédents ont dit que bien des gens méconnaissent l’antisémitisme et ne s’en rendaient même pas compte. Ils n’en avaient jamais entendu parler. J’aimerais que les gens qui nous regardent comprennent que la chose existe au Canada depuis un certain temps. Ce sont des questions que je pose, puisque nous vous avons invité pour profiter de vos connaissances. Les témoins précédents ont également dit que vous étiez l’autorité en matière d’histoire de l’antisémitisme au Canada. Voilà pourquoi je vous ai posé la question. Nous souhaitons que ce soit une question d’intérêt public. Merci.

Le sénateur Arnot : Monsieur Robinson, étant donné votre engagement dans le leadership universitaire et communautaire, quels changements politiques spécifiques ou quelles initiatives en matière d’éducation recommanderiez-vous pour lutter efficacement contre l’antisémitisme aujourd’hui?

M. Robinson : C’est encore une fois une grande question et je n’ai pas deux heures pour vous haranguer. Si je commençais, ça ne finirait pas. Je ne peux que commencer par dire que, ce qui est important, ce n’est pas seulement le vocabulaire que nous utilisons; il faut passer de nos belles paroles aux actes.

J’ai entendu des dirigeants politiques canadiens de tous les ordres de gouvernement — municipal, provincial, national — dénoncer l’antisémitisme, et l’un des grands mots qu’ils utilisent est « inacceptable ». D’accord. Nous sommes tous d’accord pour dire que l’antisémitisme est inacceptable au Canada. Et ensuite? Si la mairesse de Montréal déclare que l’antisémitisme est inacceptable, ce qu’elle a fait, où est le mot suivant, c’est-à-dire « voici ce que nous allons faire à ce sujet maintenant »? C’est facile de dire « inacceptable ». C’est agréable de dire « inacceptable ». C’est la partie facile. La partie difficile, c’est de donner des détails.

Il va sans dire qu’il faut une volonté politique pour aller plus loin que dire l’antisémitisme est inacceptable et pour réellement utiliser les pouvoirs des forces de l’ordre et du système judiciaire. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de lois contre les discours haineux au Canada; il y en a. Il y a une grande hésitation à utiliser les pouvoirs des forces de l’ordre ou du système judiciaire, parce que le Canada est aussi un pays qui valorise la liberté d’expression.

Alors, que faire maintenant? Comment peut-on équilibrer la liberté d’expression, la liberté de parole, la protection des droits de la personne de communautés comme la communauté des Canadiens juifs? Si j’étais intelligent, j’aurais la réponse. Je ne sais que présenter le problème.

La présidente : Merci beaucoup. Au nom du comité, j’aimerais vous remercier, monsieur Robinson, d’avoir pris le temps de comparaître devant nous. Votre témoignage nous aidera à la rédaction de notre rapport.

(La séance est levée.)

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