LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 2 mai 2022
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui, à 14 h 1 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner les questions relatives à la sécurité et à la défense dans l’Arctique et en faire rapport.
Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bienvenue à cette séance du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Je m’appelle Tony Dean et je suis le président du comité. Je suis accompagné aujourd’hui des autres membres du comité : le sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec, vice-président; le sénateur Peter Boehm, de l’Ontario, qui sera là sous peu; le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec; la sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario; la sénatrice Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique; le sénateur Larry Smith, du Québec; le sénateur Hassan Yussuff, de l’Ontario.
Nous poursuivons l’étude de la sécurité et de la défense dans l’Arctique, qui porte notamment sur l’infrastructure militaire et les capacités en matière de sécurité.
C’est notre quatrième séance. Lors de la première, nous avons entendu des cadres supérieurs fédéraux et des hauts représentants du ministère de la Défense nationale. Ils nous ont donné un aperçu des menaces qui pèsent sur la sécurité et la défense dans l’Arctique canadien. À la deuxième séance, des témoins experts nous ont parlé de la géopolitique de l’Arctique, et un deuxième groupe de témoins nous a entretenus de la gouvernance et de la coopération dans l’Arctique.
La semaine dernière, à la troisième séance, nous nous sommes intéressés à la concurrence géopolitique dans l’Arctique, l’accent étant mis sur la stratégie de la Russie. Cette séance, comme certaines des précédentes, nous a permis d’avoir une discussion un peu plus incisive, si je peux m’exprimer de la sorte.
Aujourd’hui, nous nous intéressons toujours à la concurrence géopolitique dans l’Arctique et à ses répercussions sur la sécurité et la coopération internationale, plus particulièrement aujourd’hui, en nous attardant aux intérêts dans l’Arctique d’États qui ne font pas partie de cette région, comme la Chine.
Dans le premier groupe de témoins, nous accueillons M. Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine de 2012 à 2016, Mme Jessica M. Shadian, présidente et cheffe de la direction, Arctic 360, et M. Ron Wallace, associé, Institut canadien des affaires mondiales.
Merci à vous tous de vous joindre à nous par vidéoconférence. Nous allons commencer par vous inviter à présenter votre exposé, après quoi les membres du comité vous poseront des questions. Nous entendrons d’abord M. Saint-Jacques. C’est un plaisir de vous revoir. Bienvenue au comité. Vous pouvez commencer dès que vous serez prêt.
Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine (2012-2016), à titre personnel : Merci, monsieur le président. Je suis heureux de vous voir, vous et les membres du comité que j’ai rencontrés au fil des ans.
[Français]
Bonjour à tous. Merci de l’invitation à témoigner devant votre comité.
Aujourd’hui, je vais soulever trois questions : l’intérêt de la Chine pour l’Arctique, la coopération entre le Canada et la Chine et ce que nous réserve l’avenir.
[Traduction]
À propos de l’intérêt de la Chine pour l’Arctique, comme vous le savez probablement déjà, la Chine a lancé son programme de recherche en Antarctique dans les années 1980, programme auquel elle a donné beaucoup plus d’ampleur dans les années 1990, installant même des stations de recherche permanentes. Elle explique son intérêt pour l’Arctique par l’impact que les changements climatiques peuvent avoir chez elle. À cet égard, la Chine, comme beaucoup d’autres pays, connaît déjà des phénomènes météorologiques extrêmes plus fréquents, comme de grandes inondations, des vagues de chaleur et ainsi de suite.
La partie nord de la Chine devient plus sèche et la montée du niveau de la mer suscite des préoccupations légitimes pour des villes côtières comme Shanghai.
Le gouvernement est préoccupé par les répercussions possibles sur la production alimentaire et les infrastructures et par d’autres problèmes du même ordre. De plus, en raison des fortes pressions exercées par le public au sujet de l’impact de la pollution de l’air et de l’eau sur la santé, le gouvernement chinois n’a eu d’autre choix que de faire volte-face, et il a annoncé en octobre 2013 sa politique de civilisation écologique et a commencé à investir massivement dans les technologies d’énergie renouvelable et la protection de l’environnement. Cependant, la Chine n’en est pas à un paradoxe près, car sa forte dépendance au charbon en fait le premier émetteur de gaz à effet de serre au monde.
Après une campagne soutenue, la Chine a fini par obtenir le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique en 2013. Elle a également publié sa première politique officielle sur l’Arctique en 2018, politique qui définit certains objectifs, mais n’aborde pas les questions de sécurité.
La Chine se définit comme un État quasi arctique malgré le fait qu’elle se trouve à environ 1 500 kilomètres de l’Arctique. S’il appliquait la même logique, le Canada pourrait prétendre être un État quasi asiatique.
Pour conclure à ce sujet, il ne faut pas oublier que la Chine s’intéresse également à l’Arctique en tant que source de minéraux et de ressources alimentaires, notamment le poisson. À cet égard, il est important, pour les futures activités de pêche, d’obtenir de meilleurs renseignements sur le retrait estival des glaces de mer.
Quant aux minéraux, je souligne que la Chine a systématiquement fait l’acquisition de minéraux critiques. Il s’agit de l’un des principaux objectifs de l’initiative de la « Route polaire de la soie », qui s’est greffée au projet La ceinture et la route lancée par Xi Jinping en 2013.
[Français]
Maintenant, en ce qui concerne la coopération bilatérale sur les questions arctiques, j’aimerais faire un bref rappel historique. Le premier atelier sino-canadien sur l’Arctique a eu lieu en février 2010, suivi d’un deuxième, en 2012, à Halifax. Au moment où je suis devenu ambassadeur en Chine, en octobre 2012, il était clair que la Chine voulait accroître sa collaboration avec le Canada et obtenir notre appui pour se joindre au Conseil de l’Arctique en tant qu’observateur.
Pourquoi collaborer avec la Chine? En fait, les pays arctiques étaient venus à la conclusion qu’il fallait avoir l’appui d’États non arctiques pour s’entendre sur des mesures qui s’appliqueraient à la zone en haute mer, c’est-à-dire la zone au-delà des 200 milles. Cela s’applique particulièrement aux ressources halieutiques dans la partie centrale de l’océan Arctique.
Quand j’étais ambassadeur, la Chine souhaitait beaucoup développer avec nous des échanges militaires, et manifestait un intérêt pour assister aux exercices militaires canadiens dans le Nord. J’ai toujours recommandé la prudence à la Défense nationale à cet égard, à cause de la valeur stratégique d’une telle participation qui permettrait à la Chine de mieux connaître l’étendue de nos activités dans le Nord.
Laissez-moi aussi vous raconter une anecdote : en 2015, j’étais allé faire une présentation sur la politique canadienne sur l’Arctique à l’Institut sur le droit polaire et la recherche en politiques à l’Université océanique de Qingdao, l’un des principaux centres sur les études polaires en Chine. Lors des discussions, le directeur de l’institut m’a avisé qu’il planifiait, avec une cinquantaine de chercheurs et du personnel de soutien, d’établir une station de recherche à l’île Herschel, au Yukon, l’année suivante. Il était fier d’indiquer que cela créerait de l’emploi pour les populations autochtones locales. Je lui ai alors demandé s’il avait discuté du projet avec qui que ce soit du côté canadien, en indiquant que le gouvernement canadien pourrait peut-être avoir un point de vue sur la question; cela ne lui était pas venu à l’esprit.
Je dois aussi indiquer que les gouvernements du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest ont effectué plusieurs missions en Chine pour essayer de développer des liens commerciaux et attirer l’investissement chinois.
[Traduction]
Je passe à la dernière partie de mon exposé. Elle porte sur ce qu’il faut surveiller à l’avenir.
Ces dernières années, nous avons pu mieux comprendre l’orientation que le président Xi Jinping a donnée à son pays. Par exemple, nous voyons une Chine beaucoup plus affirmée et agressive sur la scène internationale et déterminée à acquérir, par tous les moyens, les ressources essentielles à son développement.
Il est à noter que la Chine n’a jamais pris position sur le passage du Nord-Ouest. Si elle en revendiquait l’accès, elle affaiblirait sa position dans les mers de Chine méridionale et orientale.
Permettez-moi également de vous rappeler qu’en juillet 2016, la Chine a rejeté la décision du tribunal international établi en vertu de la Convention sur le droit de la mer concernant la construction d’îles artificielles dans la mer de Chine méridionale.
[Français]
Enfin, le partenariat stratégique global de la Chine avec la Russie, annoncé le 4 février dernier, est inquiétant et peut avoir des conséquences sur le développement de l’Arctique. À ce jour, la majorité des investissements chinois dans l’Arctique ont été faits en Russie, surtout pour construire des infrastructures et pour extraire des ressources naturelles.
Si la Russie reste appréhensive quant aux visées chinoises en Arctique par crainte d’internationaliser la région, son isolement à la suite de l’invasion de l’Ukraine pourrait la forcer à collaborer davantage avec l’empire du Milieu.
En ce qui concerne le Canada, il y a peut-être là une occasion de faire comprendre à la Chine qu’il est dans son intérêt de s’engager davantage avec nous qu’avec la Russie.
Merci de votre attention. Je serai heureux de répondre à vos questions.
[Traduction]
Le président : Merci, monsieur Saint-Jacques.
Nous entendrons maintenant Mme Jessica Shadian.
Jessica M. Shadian, présidente et cheffe de la direction, Arctic 360, à titre personnel : Merci à tous de m’avoir invitée.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fondamentalement changé la politique dans l’Arctique. Au Canada, cela signifie qu’il est de plus en plus urgent de se concentrer sur les priorités qui auraient dû être en place avant aujourd’hui.
Je vais aborder plusieurs sujets : le Conseil de l’Arctique, les changements géopolitiques, la sécurité énergétique et la diplomatie.
Le président : Désolé, madame Shadian. Pourriez-vous placer votre microphone un peu plus près de votre bouche? La qualité du son sera meilleure.
Mme Shadian : Est-ce mieux? Voulez-vous que je recommence?
Le président : Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Mme Shadian : L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fondamentalement changé la politique dans l’Arctique. Au Canada, cela signifie qu’il est de plus en plus urgent de se concentrer sur les priorités qui auraient dû être en place avant aujourd’hui.
Je vais aborder plusieurs sujets : le Conseil de l’Arctique, les changements géopolitiques, la sécurité énergétique et la diplomatie.
D’abord, le Conseil de l’Arctique.
Le retour à des relations diplomatiques officielles avec la Russie ne se fera pas de sitôt; par conséquent, un Conseil de l’Arctique où la Russie serait pleinement présente n’est pas envisageable à court terme. Outre les États du Conseil de l’Arctique et les participants permanents, il y a les États observateurs.
Lorsque la Russie a envahi la Crimée et que l’Occident a imposé des sanctions à la Russie, la Chine est intervenue pour combler le vide.
Les investissements de la Chine dans les infrastructures et les projets énergétiques de la Russie dans l’Arctique s’accélèrent maintenant en raison des nouvelles sanctions. Qu’est-ce que cela signifie, étant donné que la Chine a le statut d’État observateur au Conseil de l’Arctique? De même, l’Inde refuse d’imposer des sanctions à la Russie, et elle est également un État observateur au Conseil de l’Arctique.
Si nous ajoutons à cela que la Suède et la Finlande s’apprêtent à se joindre à l’OTAN, et bien que la sécurité n’ait jamais fait partie du mandat du Conseil de l’Arctique, on a fait valoir que, si l’OTAN étendait ses activités dans l’Arctique la coopération pacifique que le Conseil de l’Arctique a établie pour la région en serait compromise.
À l’avenir, la géopolitique de l’Arctique sera sans aucun doute liée à la géopolitique de l’OTAN. Ensuite, comment ces réalités de l’OTAN et d’un Conseil de l’Arctique où la Russie ne serait peut-être pas présente tandis que la Chine y siégerait à titre d’observateur peuvent-elles compliquer à l’avenir l’existence d’un Conseil de l’Arctique fonctionnel? Il est trop tôt pour le dire, mais, en réalité, il y a un enjeu plus vaste : que veut dire pour la politique étrangère du Canada en Arctique cette incertitude qui plane sur le Conseil de l’Arctique?
Le Canada a axé la majeure partie de sa politique étrangère sur le Conseil de l’Arctique. Il est ainsi devenu de plus en plus déphasé par rapport à l’évolution, sur plus d’une décennie, de la géopolitique de l’Arctique.
Quant à la coopération internationale en matière de sécurité dans l’Arctique, une fois que la Suède et la Finlande se joindront à l’OTAN — si elles le font —, il est probable que l’OTAN s’intéressera de plus en plus à l’Arctique. Son rapport OTAN 2030 prévoyait l’élaboration d’une stratégie pour l’Arctique. Elle verra peut-être le jour.
Bref, nous pouvons présumer qu’il y aura plus de coopération en matière de sécurité dans l’Arctique que nous n’en avons vu jusqu’à maintenant.
Il ne faut pas oublier que, après la Russie, c’est le Canada qui possède le plus long littoral sur l’Arctique et il ne rivalise qu’avec la Russie pour ce qui est de sa taille comme État de l’Arctique. Il devra jouer un rôle de chef de file à la mesure de sa superficie, notamment parce que c’est ainsi qu’il peut espérer assurer sa souveraineté et sa sécurité dans l’Arctique. Pourtant, l’Arctique canadien est également un élément essentiel à la sécurité de la région.
Sans le leadership du Canada, d’autres États de l’Arctique aux vues similaires et des États qui ne sont pas de l’Arctique chercheront à combler ce vide, notamment pour compenser les efforts déployés par des États qui ne partagent pas les mêmes vues dans la région. Par exemple, l’annonce de l’accord de l’AUKUS a semblé coïncider presque directement avec l’offre d’un commandant militaire britannique qui a proposé d’aider le Canada à faire ce qu’il doit faire en tant que pays de l’Arctique.
Les États non arctiques, comme la Chine, on l’a dit, peuvent ou non décider à l’avenir de demander l’autorisation de transiter par le passage du Nord-Ouest. Que se passera-t-il s’ils ne demandent pas la permission? En pareil cas, le Canada est-il même en mesure de dire non?
Sans investissements massifs dans l’infrastructure polyvalente et stratégique et dans la défense, mais aussi sans efforts diplomatiques proactifs, notre capacité de défendre notre sécurité et notre souveraineté est compromise. Cela nous ramène à la diplomatie canadienne dans l’Arctique. Encore une fois, il ne faut pas s’en tenir au seul Conseil de l’Arctique. Autour de l’Arctique, et même au-delà, une coopération diplomatique existe en dehors de ce conseil. Pensons au Conseil euro-arctique de la mer de Barents, au programme de coopération nordique arctique et à tout le reste.
Dans l’Arctique nord-américain — l’Alaska, le Canada et le Groenland —, il y a beaucoup de mouvement vers une collaboration renforcée. Je dirais néanmoins que — abstraction faite des Inuits — la grande majorité des échanges se font entre le Groenland et les États-Unis. Bien que le Canada et les États-Unis aient signé un accord sur les minéraux critiques, par exemple, les États-Unis ont conclu un accord distinct avec le Groenland.
C’est là que réside l’importance géopolitique mondiale du Groenland. À l’instar du Nord canadien, le Groenland possède une pléthore de minéraux essentiels dont le monde a besoin, qu’il veut et qu’il essaie de protéger. Par conséquent, la sécurité énergétique mondiale, et donc les questions de sécurité nationale, se jouent non seulement au Groenland, mais aussi dans l’ensemble de l’Arctique nord-américain.
Par exemple, les minéraux du Groenland sont cruciaux pour les États-Unis, qui cherchent à s’affranchir de leur dépendance à l’égard de la Chine. En même temps, la Chine veut les minéraux critiques du Groenland. Comme elle l’a fait dans l’Arctique canadien, la Chine cherche activement à investir dans les infrastructures et les projets miniers du Groenland. Les États-Unis ont très ouvertement cherché à exclure les investissements de la Chine en collaborant avec le Danemark.
Pourtant, les États-Unis ont aussi très bien réussi à approfondir leurs relations avec le Groenland grâce à une diplomatie douce et très enthousiaste. Ils lui ont notamment fourni des fonds pour renforcer la collaboration dans la recherche minière et ils ont assuré une présence diplomatique officielle à Nuuk, avec un effectif de cinq personnes à temps plein, qui siègent maintenant aux côtés de représentants de l’Islande et, bientôt, de l’Union européenne et du Royaume-Uni.
Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour relier des événements mondiaux à des échanges sur le terrain à Nuuk, sans la présence du Canada.
Le Groenland a des avant-postes diplomatiques existants et il en a de nouveaux à Bruxelles, en Chine et en Islande. Et les représentants des États-Unis et du Canada siègent à Washington.
Mes recommandations sont donc les suivantes : renforcer la coopération nord-américaine dans l’Arctique, et plus elle sera institutionnalisée, mieux ce sera; créer un poste diplomatique à temps plein à Nuuk et exercer des pressions pour que le Groenland ait sa propre représentation distincte au Canada; renforcer la diplomatie propre à l’Arctique avec la coopération des pays nordiques de l’Arctique; veiller à ce que notre stratégie sur les minéraux critiques soit axée sur notre Nord; utiliser notre avantage minier pour renforcer la coopération bilatérale et sous-régionale dans l’Arctique; formuler une politique étrangère pour l’Arctique afin de définir le rôle que le Canada assumera dans la région, des domaines particuliers de leadership, y compris la collaboration régionale et les contributions nationales, par exemple en matière d’infrastructure; appuyer un groupe de réflexion sur l’Arctique axé sur la politique — Arctic 360 vient à l’esprit — pour pratiquer une diplomatie des voies proactives 1.5 et 2.0 pour l’Arctique au Canada et sur la scène mondiale; enfin, créer un poste d’ambassadeur de l’Arctique distinct de celui du haut représentant du Canada pour l’Arctique.
Merci.
Le président : Merci beaucoup, madame Shadian. Pour la suite de la séance, auriez-vous l’obligeance de rapprocher le microphone de votre bouche et de ralentir un peu le débit?
Le dernier témoin est M. Ron Wallace.
Monsieur Wallace, vous pouvez commencer. Merci de vous joindre à nous.
Ron Wallace, associé, Institut canadien des affaires mondiales, à titre personnel : Je vous remercie de cette occasion qui m’est donnée de m’adresser à vous.
D’abord, je tiens à appuyer les réflexions de l’ambassadeur Saint-Jacques et de Mme Shadian. De toute évidence, nous ne nous sommes pas concertés au préalable, mais je ne peux pas imaginer une meilleure convergence entre ce que je vais dire et leurs exposés.
Mon exposé ne porte pas sur les développements politiques, stratégiques et militaires dans l’Arctique russe, mais sur la coopération économique russo-chinoise dans l’Arctique. J’ai présenté un mémoire qui donne des exemples, et je suppose qu’il a été remis au comité.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, la Fédération de Russie a beaucoup investi dans des installations de production de pétrole et de gaz dans l’Arctique, dont certaines auxquelles j’ai beaucoup travaillé pendant cinq ans dans la région de Yamal.
Dans la documentation que je vous ai présentée, je vous ai donné un exemple des gigantesques installations de production de gaz naturel liquéfié à Sabetta et à Yamal, qui sont actuellement exploitées par Yamal LNG.
Chose importante, ces installations imposantes de 27 milliards de dollars américains sont la propriété du producteur gazier indépendant russe Novatek, à 50 %, de TotalEnergies, à 20 %, mais surtout de la CNCP, à 20 %, et du Fonds chinois de la Route de la soie, à environ 10 %. Cela signifie que ces installations appartiennent à 30 % à des intérêts chinois.
Ces énormes installations russes d’exportation de gaz, soutenues par des investissements occidentaux et chinois, montrent bien la nature et l’ampleur des investissements russes dans l’Arctique pour la mise en valeur des hydrocarbures destinés à l’exportation dans le monde entier. Les événements récents en Ukraine ont des conséquences importantes pour les investissements occidentaux dans le secteur pétrolier et gazier de la Russie. Il semble que les intérêts chinois envisagent d’accroître encore davantage leur participation financière à ces installations, ce qui aura des conséquences gigantesques pour les sociétés pétrolières et gazières occidentales et ouvrira des possibilités considérables aux investisseurs étrangers qui souhaiteraient peut-être reprendre ces intérêts occidentaux.
Les sociétés pétrolières et gazières de l’Ouest, qui doivent absorber d’importantes pertes de valeur lorsqu’elles tentent de se départir de ces investissements dans l’Arctique, vont également devoir essuyer des pertes sur leurs immobilisations et assumer une diminution de leur trésorerie et des bénéfices remis aux actionnaires en raison de la perte d’accès à ces installations et à ces marchés d’exportation.
Ces faits marquent un tournant important dans la mise en valeur des ressources de l’Arctique et dans l’investissement économique de l’Ouest, pour lequel la Russie est devenue un acteur international important.
L’un des plus grands projets de GNL au monde à l’heure actuelle, Yamal LNG, exploite les 4,6 milliards de barils de réserves d’équivalent pétrole à partir du gisement géant de gaz et de condensat de Tambey-Sud, situé près de la péninsule de Yamal.
La documentation que j’ai soumise propose des illustrations, mais un exemple de l’engagement soutenu de la Russie dans l’exploitation du gaz naturel liquéfié dans l’Arctique, le projet de gaz naturel liquéfié de Yamal, comprend maintenant trois trains de liquéfaction de 5,5 millions de tonnes par an chacun. Le projet est appuyé par une importante flotte opérationnelle de méthaniers brise-glaces Arc7. Ces navires ont acheminé plus de 100 cargaisons de gaz naturel liquéfié vers l’est et l’ouest par la route maritime russe, et 7,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié ont été produites et livrées sur cinq continents depuis le premier chargement provenant du projet, en 2017.
Je dirai qu’en 2021-2022, 40 livraisons ont été faites, uniquement vers l’est, par la route maritime arctique, et plus de 50 millions de tonnes ont été livrées dans le monde entier à partir de Yamal depuis mars 2021.
Ma documentation montre le méthanier brise-glace Christophe de Margerie, qui est l’un des 15 méthaniers de classe mondiale qui traversent actuellement la route maritime du Nord, vers l’est et vers l’ouest, et j’ai énuméré les noms de tous ces pétroliers au cas où cela vous intéresserait.
Récemment, la Russie a beaucoup investi pour développer, entretenir et protéger sa route maritime du Nord. Je laisse de côté les aspects militaires qui ont été associés à cette route; je suis sûr que vous en avez entendu parler. Mais à mesure que les voies maritimes de l’Arctique vers l’Asie et l’Ouest s’ouvrent, il est clair que les Russes sont prêts à maintenir et à développer davantage ces installations d’exportation d’hydrocarbures de l’Arctique.
Ces routes maritimes de gaz naturel liquéfié, ainsi que les pipelines qui vont en Europe de l’Ouest à partir de Yamal et les nouveaux pipelines prévus vers la Chine à partir de l’est de la région de Sakhaline, constituent un potentiel d’exportation important pour la Fédération de Russie. En effet, ces exportations représenteraient plus de 40 % de l’économie russe.
Dans ma documentation, j’ai présenté des illustrations de la route maritime du Nord en Russie, qui s’étend à l’est et à l’ouest jusqu’en Asie. J’ai également montré le réseau européen de gazoducs qui s’étend jusqu’en Europe de l’Ouest et, bien sûr, le désormais célèbre réseau Nord Stream 1 et 2 qui se rend directement en Allemagne.
Comme le montrent ces illustrations, la Russie a mis en place une immense infrastructure de production d’hydrocarbures dans l’Arctique, assortie de moyens d’exportation par voie maritime et terrestre.
Les événements récents ont ébranlé les marchés financiers et énergétiques mondiaux, et les intérêts des sociétés occidentales dans ces projets sont maintenant très instables; cependant, les intérêts asiatiques se maintiennent et, en fait, augmenteront probablement de façon importante.
En conclusion, j’attirerai l’attention sur les livraisons récentes de la Chine pour la construction d’énormes installations de production de pointe dans l’Arctique, celles du projet Arctic LNG 2, réalisé par Novatek dans le champ gazier de Belokamenka. Tout a été livré de Chine par la route maritime du Nord, entièrement construit et installé à Belokamenka. Cette évolution récente montre que les intérêts chinois, non seulement dans l’investissement, mais aussi dans la production, la construction et l’exploitation prennent de l’ampleur. Je ne vois rien qui montrerait que la situation actuelle en Ukraine fera reculer les intérêts asiatiques à l’égard de ces capacités d’exportation russes dans l’Arctique.
Je terminerai en disant que, après avoir travaillé à l’Office national de l’énergie, j’ai été nommé au Comité d’étude des répercussions environnementales des Inuvialuit, à Inuvik, qui s’occupe de ces projets dans l’Arctique.
À ce propos, je peux vous raconter une anecdote : un beau matin, les habitants de Tuktoyaktuk ont trouvé au réveil un brise-glace chinois, le Snow Dragon 2, dans leur port sans qu’il ait été annoncé. Cela a suscité énormément d’enthousiasme chez les Inuvialuit et cela devrait en susciter autant au sein du gouvernement du Canada, car cela montre, comme l’a si bien dit l’ambassadeur Saint-Jacques, que les Chinois commencent tout juste à s’intéresser à l’Arctique canadien.
Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous. Je suis prêt à répondre à vos questions.
Le président : Merci, monsieur Wallace. Vous avez terminé votre exposé par une image saisissante.
Nous allons maintenant passer aux questions, dont la première sera posée par le vice-président, le sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Saint-Jacques.
Monsieur Saint-Jacques, c’est toujours un plaisir de vous rencontrer. En 2018, la Chine s’est proclamée pays quasi arctique. J’aimerais savoir ce que vous comprenez de cette affirmation. Quel avantage la Chine tire-t-elle ou espère-t-elle tirer de cette affirmation? Quelles sont les conséquences de ces intentions chinoises pour le Canada?
M. Saint-Jacques : Merci, sénateur Dagenais. La Chine s’est déclarée un pays quasi arctique pour essayer de justifier son intérêt envers l’Arctique, car plusieurs inquiétudes avaient été soulevées à la suite de la visite du brise-glace Xue Long à Tuktoyaktuk, en 1999.
Comme je le disais plus tôt, la Chine essaie de justifier cela en disant que ce qui se passe en Arctique a des effets sur le climat mondial et que c’est tout à fait légitime pour elle d’essayer d’étudier ce qui se passe dans la région, mais je pense que l’intérêt fondamental de la Chine c’est d’avoir accès aux ressources. Je me souviens d’avoir eu des discussions à Pékin. Bien sûr, la Chine consomme énormément de produits de la mer. Si l’on se penche sur la carte de l’Arctique, il y a toute une région au centre de l’Arctique qui n’est sous aucune sphère de compétence nationale. Des discussions internationales ont eu lieu à cet effet pour tenter d’avoir un traité pour réglementer la pêche, mais je crains qu’on commence à voir rapidement des bateaux de pêche chinois qui se rendront jusque là.
D’autre part, comme je l’ai indiqué plus tôt, la Chine essaie de mettre la main sur le plus de ressources minérales possible. Elle sait que dans l’Arctique canadien, il y a plusieurs minerais stratégiques et des terres rares. On sait qu’il y avait aussi un intérêt de la part d’une compagnie minière chinoise pour acheter une mine d’or dans le Grand Nord canadien. Cela a été rejeté pour de bonnes raisons, à cause de la proximité d’une station de radar dans cette partie de l’Arctique. Tout cela, de la part de la Chine, est un intérêt croissant, je pense, qui vise avant tout à assurer son accès à des ressources futures. Voilà.
Le sénateur Dagenais : Ma seconde question s’adresse à Mme Shedian. On sait que le premier ministre Harper a accordé une très grande importance à l’Arctique. Cela ne semble pas être la même chose pour le premier ministre actuel, malgré de nombreux signaux qui ont été envoyés, notamment par le Sénat. Pourtant, Lester B. Pearson, alors qu’il était premier ministre libéral, parlait des territoires du Nord comme d’une « terre du futur ». En juin 2019, vous avez écrit dans le National Post qu’il était temps que le Canada se comporte comme un pays nordique. On ne peut pas dire que vous avez été entendue ou comprise. Où sont les failles du Canada et quelles sont les conséquences de l’inaction politique actuelle?
[Traduction]
Mme Shadian : La question se rapporte à ce que j’ai dit plus tôt, soit que nous avons trop mis l’accent sur le Conseil de l’Arctique. Bien que cette instance soit une tribune importante, nous avons été absents de beaucoup d’autres initiatives, programmes et discussions en cours aux niveaux subarctique, régional et bilatéral.
Bien sûr, nous n’avons pas vraiment été très proactifs dans la construction de l’infrastructure essentielle dont nous avons besoin dans le Nord. Il s’agit d’une infrastructure qui devrait être polyvalente, stratégique, à la disposition de multiples usagers et servir les intérêts de la défense et le développement économique de la région, développement dont nous avons grandement besoin. Il faut aussi une infrastructure sociale.
Donc, au niveau national, nous ne faisons rien, mais nous ne sommes pas présents non plus un peu partout dans le monde et nous ne prêtons pas attention aux autres échanges qui ont lieu.
J’ai dit qu’il y a d’autres exemples de coopération dans l’Arctique. Même des pays non arctiques sont actifs. Par exemple, l’Inde tient actuellement son deuxième Sommet Inde-Nord. Le dialogue trilatéral de haut niveau sur les questions de l’Arctique réunit la Chine, la Corée du Sud et le Japon.
Il se passe beaucoup de choses importantes. Nous devons non seulement essayer d’y participer, mais aussi décider sur quoi nous voulons insister, où nous voulons exercer un certain leadership et comment nous pouvons mieux travailler avec nos voisins pour servir nos propres intérêts nationaux de façon proactive, ce que nous ne faisons pas.
Le président : Merci, madame Shadian.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Un gros merci à nos témoins, qui nous ont livré de l’information très intéressante. Ma première question s’adresse à M. Saint-Jacques. Est-ce que vous êtes au courant ou savez si la Chine — on sait qu’elle investit énormément dans les infrastructures, pensons à l’Afrique — a investi dans les infrastructures militaires russes présentes en Arctique?
M. Saint-Jacques : À ma connaissance, la Chine n’a pas encore investi dans les infrastructures militaires russes, mais à cet effet, si vous construisez un port, il faut reconnaître qu’il peut être utilisé à des fins non seulement civiles, mais aussi militaires. Comme je l’indiquais dans ma présentation, la Chine a beaucoup investi du côté de l’exploitation du pétrole et du gaz naturel, comme l’indiquait d’ailleurs M. Wallace, mais elle a aussi investi dans l’infrastructure. Dans cette perspective, je pense qu’il faut examiner attentivement tous les investissements que la Chine fait.
Le sénateur Boisvenu : Madame Shadian, vous avez beaucoup parlé du Conseil de l’Arctique. On sait que les membres de ce conseil ont refusé de se présenter à Moscou pour la dernière réunion. Selon votre perception des choses, vous dites qu’il faut renforcer les liens diplomatiques. La Russie devrait-elle être réadmise au Conseil de l’Arctique? Considérant le dossier de l’Ukraine, devrait-on faire plus d’efforts sur le plan diplomatique avec la Russie ou la Chine?
[Traduction]
Mme Shadian : Le Conseil de l’Arctique attendra probablement la prochaine présidence pour reprendre ses activités comme instance fonctionnelle.
Tout change d’un moment à l’autre, et pour l’instant, tout est très fragile. À un moment donné, il est probable et possible que nous assistions au début d’une collaboration avec les chercheurs et universitaires russes. Comme beaucoup l’ont souligné, le Conseil de l’Arctique a fait et continue de faire beaucoup de recherches extrêmement importantes. Mettre fin à cette collaboration en matière de recherche, c’est mettre fin à tout, et exclure la Russie n’aura pas de bonnes répercussions sur les enjeux futurs, qu’il s’agisse des changements climatiques, de la recherche et du sauvetage ou d’autres types d’activités.
Il faudra un certain temps avant que nous ne puissions accepter une participation officielle de la Russie, mais je pense que cela commencera probablement par des choses plus discrètes, comme la recherche, mais ce ne sera pas de sitôt.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
La sénatrice M. Deacon : Bonjour. Merci aux témoins. Ils nous ont fait part d’expériences vraiment complémentaires, mais différentes. Je leur en suis très reconnaissante.
Ma première question porte sur l’accès à l’océan Arctique. Il s’agit plus précisément du détroit de Béring.
Si je comprends bien, cette voie navigable est le seul accès depuis le Pacifique pour un pays comme la Chine, qui se considère comme une puissance quasi arctique. Depuis 2012, la côte russe du détroit est une zone militaire fermée.
Comme seulement 55 milles séparent les côtes de l’Alaska et de celles de la Russie au point le plus étroit du détroit, celui-ci pourrait-il devenir l’étincelle qui fera tout exploser, dans la rivalité qui oppose les grandes puissances dans la région? De plus, avons-nous observé une coopération sino-russe dans cette zone militarisée?
Je vais demander une réponse à Mme Shadian, mais les autres témoins peuvent fort bien répondre aussi.
Mme Shadian : Une partie de la coopération militaire dépasse mon champ de compétence. Vous feriez donc mieux de poser la question à quelqu’un d’autre.
La route maritime de l’Arctique Alaska-Canada est un espace où il peut y avoir conflit, mais les États-Unis et le Canada peuvent aussi y collaborer et trouver comment ils veulent gérer et contrôler l’ensemble de la route maritime. Il s’agit de la grande route du cercle polaire passant par le Canada et allant même vers le Groenland. Ce qui me ramène au fait que nous n’entretenons pas d’échanges avec des pays de l’Arctique qui ont des vues similaires aux nôtres.
Qu’est-ce que cela va donner? Nous ne prenons pas les devants. Nous ne construisons pas d’infrastructure là-bas. Nous ne faisons rien pour assurer notre propre sécurité et notre souveraineté là-bas. Nous devons nous interroger sur les relations que nous voulons entretenir avec d’autres pays arctiques, prendre la question au sérieux et décider ce que nous allons faire. Par ailleurs, même les États-Unis ont des discussions avec d’autres pays de l’Arctique au sujet de la route maritime de l’Arctique, comme on l’appelle. En soi, cela montre que, pour d’autres pays de l’Arctique, il s’agit d’une voie navigable internationale. Cela mine la position du Canada sur le passage du Nord-Ouest, n’est-ce pas?
Ce sont des échanges auxquels nous devons réfléchir : avec qui voulons-nous avoir des échanges et comment essayons-nous, de façon proactive, d’atténuer les risques de conflit?
Le président : Il vous reste une minute, madame la sénatrice Deacon, si vous voulez poser une autre question ou vous adresser à un autre témoin.
La sénatrice M. Deacon : Je vais voir si d’autres témoins veulent répondre.
Le président : Qui aimerait intervenir?
M. Wallace : La flotte de méthaniers brise-glaces dont j’ai parlé plus tôt traverse déjà le détroit, sur la route maritime du Nord de la Russie, et accède directement à la Chine, par cette route maritime qui franchit ces détroits, et y transporte des cargaisons.
Plus important encore, en ce qui concerne le projet de Novatek à Belokamenka, où ces gigantesques modules ont été expédiés à partir de chantiers d’assemblage et de fabrication chinois, ils ont suivi le chemin inverse, d’est en ouest, jusqu’à Belokamenka.
Le détroit dont vous parlez est déjà très utilisé à l’est et à l’ouest par les intérêts russes et chinois qui renforcent ces capacités dans l’Arctique.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Wallace, et merci de votre question, madame la sénatrice Deacon.
Le sénateur Boehm : Merci beaucoup, monsieur le président. Je remercie les témoins et souhaite la bienvenue à mon ancien collègue Guy Saint-Jacques. C’est formidable de voir un ancien ambassadeur actif poser des questions et expliquer des enjeux. Ma première question s’adresse à lui.
Dans vos observations, vous avez parlé de la diversité des intérêts de la Chine dans l’Arctique. Il s’agit généralement de commerce et de pêche, mais je m’intéresse à la sécurité.
Si la Finlande et la Suède se joignent à l’OTAN, les intérêts chinois seront-ils davantage axés sur la sécurité, à votre avis? Autrement dit, dépassera-t-on l’aspect commercial et ira-t-on au-delà du discours classique qu’on nous sert au sujet de la coopération et des situations gagnant-gagnant?
J’ai une deuxième question connexe à poser. Il y a également un lien avec ce que ma collègue, la sénatrice Deacon, vient de demander à M. Wallace. Le détroit de Béring, qui n’est pas très large, est très achalandé. La Chine cherche à se doter de sous-marins à propulsion nucléaire et y travaille probablement. Cela provoquera-t-il une plus grande course aux armements dans l’Arctique, surtout si l’aire de l’OTAN s’étend?
M. Saint-Jacques : Merci, monsieur le sénateur Boehm. C’est un plaisir de vous revoir et aussi de constater qu’un ancien haut fonctionnaire demeure très actif, mais dans un rôle différent.
Vous avez raison. La Chine a beaucoup d’intérêts, et la sécurité est toujours primordiale dans sa réflexion et dans sa stratégie. Bien sûr, si vous demandiez aux Chinois ce qu’ils pensent de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, ils diraient que ce n’est pas propice à la paix mondiale et que l’OTAN devrait s’abstenir de toute expansion.
En fait, c’est leur mantra. Ils disent que la guerre en Ukraine a été causée par les États-Unis et par l’OTAN parce que celle-ci voulait s’étendre jusqu’à la frontière de la Russie. Ils aborderaient la question davantage sous l’angle de la sécurité.
Vous parliez de sous-marins à propulsion nucléaire. En fait, la Chine en possède déjà. Les Chinois travaillent sur un brise-glace à propulsion nucléaire. Ils investissent beaucoup dans le dispositif militaire. À mon avis, une course aux armements est déjà en cours en Asie. De toute évidence, la Chine veut être en mesure de dire au reste du monde qu’elle est militairement bien préparée à défendre ses intérêts.
Lorsque nous traitons avec la Chine, nous devons toujours garder cela à l’esprit.
Le sénateur Boehm : Monsieur Wallace, vouliez-vous ajouter quelque chose?
M. Wallace : Merci, monsieur le sénateur. Brièvement, je vais faire écho aux réflexions de Mme Shadian, qui a dit que le Canada devait se comporter comme une puissance nordique. Je tiens à rappeler au Sénat que la région désignée des Inuvialuit — je siège à l’un de ses organismes de réglementation — s’étend très loin dans l’océan Arctique, dans la zone de Beaufort. Les Inuits dépendent énormément des ressources de l’Arctique et s’inquiètent beaucoup, notamment au sujet des ressources halieutiques et des mammifères marins, par exemple, dans tout ce secteur.
Notre comité sait que des navires de croisière, peut-être même cinq, vont traverser cette zone cette année. Ajoutons à cela non seulement la route de transport du Nord, mais aussi l’accès pour les Chinois, comme on l’a déjà dit, aux ressources halieutiques de cette zone. Ce sera très inquiétant pour les Inuvialuit et les Inuits de toute la région.
C’est un aspect dont nous n’avons pas beaucoup parlé, mais le comité devrait s’y intéresser. Mme Shadian a parlé de la valeur du Conseil de l’Arctique. Les Inuvialuit et les Inuits s’y intéressent de près.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Saint-Jacques et monsieur Wallace. Nous passons maintenant au sénateur Smith.
Le sénateur Smith : Merci, monsieur le président, et merci aux témoins. Nous avons beaucoup parlé de ce que la Russie et la Chine veulent faire.
Si vous, comme groupe de témoins, deviez vous mettre d’accord et élaborer un plan en trois points pour le Canada sur les plans économique et géopolitique ou encore militaire, que feriez-vous dans l’immédiat?
Nous pourrions peut-être commencer par M. Wallace et enchaîner avec M. Saint-Jacques et Mme Shadian.
M. Wallace : Merci, monsieur le sénateur. J’écris à ce sujet depuis 15 ans à l’Institut canadien des affaires mondiales. Tout d’abord, il faut développer la capacité de recherche et de sauvetage dans l’Arctique. À l’heure actuelle, nos capacités sont situées le plus loin possible de l’Arctique, géographiquement, c’est-à-dire à Trenton. Les habitants du Nord réclament des capacités plus importantes, d’autant plus qu’il y aura des passages de navires de croisière et d’autres activités. Il n’y a pas de meilleure façon d’exercer notre souveraineté et notre contrôle économique que de montrer que nous sommes actifs dans le domaine de la recherche et du sauvetage. Voilà mon premier point.
L’ambassadeur Saint-Jacques a souligné à juste titre les effets de cette éventuelle acquisition de mine d’or qui a été refusée par le gouvernement du Canada, à juste titre, ce qui aurait fourni aux Chinois non seulement une mine d’or dans le Nord, mais aussi des installations portuaires pour acheminer le minéral vers l’est et vers l’ouest.
Le Canada doit se doter d’une capacité de déglaçage avec des installations portuaires, non seulement dans la région de Baffin, mais aussi dans la région de l’Ouest.
Les capacités de recherche et de sauvetage, les installations portuaires et les capacités de déglaçage dans le Nord sont mes trois recommandations.
Le sénateur Smith : Monsieur l’ambassadeur et madame Shadian, pourriez-vous nous en proposer trois rapidement?
M. Saint-Jacques : Sénateur Smith, mes trois recommandations rapides sont très semblables. Il faut investir beaucoup plus dans la construction navale. Il faut que nous soyons opérationnels pendant une grande partie de l’année. Il nous faut aussi plus d’infrastructures dans le Nord. En fait, nous pourrions faire d’une pierre deux coups dans ce cas-ci, car cela permettrait en même temps d’investir davantage dans le dispositif militaire. Ce serait notre contribution à l’OTAN. Comme il a déjà été dit, nos partenaires de l’OTAN compteront sur nous et s’attendront à ce que nous prenions les choses au sérieux. C’est un domaine où nous devons agir assez rapidement.
Enfin, en ce qui concerne la politique sur les minéraux, nous devons clarifier les règles qui s’appliqueront à l’exploitation dans le Nord et qui respecteraient également, par exemple, l’accord que nous avons avec les États-Unis sur l’approvisionnement en minéraux critiques.
Mme Shadian : Ce sont d’excellentes réflexions, et je vais m’y raccrocher.
Deux de mes trois recommandations portent sur l’infrastructure. Il est tout à fait vrai qu’il nous faut un plus grand nombre de brise-glaces. Il nous faut aussi plus d’infrastructures en général, aussi bien civiles que militaires. Comme on l’a dit, nous devons créer une infrastructure à la hauteur exacte de nos contributions à l’OTAN et à la modernisation du NORAD, une infrastructure et qui crée également les possibilités de développement économique dont nous avons besoin.
Puisque nous en sommes encore à l’infrastructure, il y a un lien à faire avec l’exploitation des minéraux. Nous aurons bientôt une stratégie sur les minéraux critiques. Le Nord du Canada en regorge. Pour revenir à une réflexion de tout à l’heure — mais il s’agissait d’une mine d’or —, nous devrions réfléchir au fait que nous avons ces minéraux critiques, que nous devrions les exploiter et peut-être les vendre aux Chinois, s’ils en ont besoin, ou à qui nous voulons les vendre. Il est insensé de penser que nous ne pouvons pas attirer des investissements dans le Nord. Le seul soumissionnaire est la Chine, qui veut acheter et exploiter une mine qui serait reliée, comme on l’a dit, à un port. Je crois qu’il y aurait aussi une piste d’atterrissage.
Troisièmement, nous devons nous doter d’une diplomatie plus proactive. C’est pourquoi la collaboration avec le Groenland est cruciale, car c’est un excellent endroit où nous pouvons avoir des échanges bien plus importants sur l’Arctique et aussi sur des questions qui débordent le cadre de l’Arctique. Il se fait beaucoup de géopolitique au Groenland, mais nous avons aussi beaucoup de raisons de vouloir collaborer avec lui, depuis la condition des Inuits jusqu’à des questions d’ordre international.
Nous devons prendre au sérieux la diplomatie et le renforcement de la coopération dans la partie nord-américaine de l’Arctique. Nous devrions désormais nous en occuper.
Le président : Merci à vous trois.
Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins d’avoir accepté de comparaître.
Il semble que l’Arctique sera beaucoup plus militarisé qu’on ne pourrait l’imaginer, l’OTAN jouant un rôle encore plus grand. Si la Suède et la Finlande se joignent un jour à l’OTAN, cela ne changera-t-il pas du tout au tout la façon d’aborder la question de la souveraineté dans l’Arctique? En effet, la majorité des pays de l’Arctique — tous, sauf la Russie — auront un intérêt direct à l’égard de notre coopération, de notre collaboration, de la mise en place de nos défenses militaires pour s’assurer que l’OTAN a la capacité d’intervenir au besoin.
Je vais bien sûr laisser les trois témoins s’exprimer à ce sujet.
Mme Shadian : À très long terme, plus il y a de chances que la Suède et la Finlande se joignent à l’OTAN, plus il sera difficile de coopérer avec la Russie. Elle occupe une grande partie de l’Arctique, et il sera très difficile de mener à bien des dossiers extrêmement importants, comme les changements climatiques, la recherche et le sauvetage et une foule d’autres choses — même les pêches dans l’Arctique et ce genre d’activités —, si la tension s’intensifie. Si l’Arctique se trouve divisé entre l’OTAN et la Russie, comment pourrons-nous réunir de nouveau le Conseil de l’Arctique à long terme?
Nous devons aborder ces questions avec d’infinies précautions. De toute évidence, un nombre beaucoup plus grand d’États de l’Arctique feront partie de l’OTAN à l’avenir. Ils devront trouver une façon de gérer ce genre de situation, car nous ne pouvons pas avoir un climat tendu et conflictuel à long terme. Il y aurait beaucoup d’insécurité dans la région.
Le président : Merci. Nous avons une minute pour M. Saint-Jacques et une pour M. Wallace.
M. Saint-Jacques : J’espère que les deux choses seront possibles en parallèle. En fait, nous devons reconnaître qu’il y a déjà eu une collaboration fructueuse, et j’espère qu’elle se poursuivra, comme vient de le dire Mme Shadian.
En matière de changements climatiques, tout est lié. L’Arctique souffrira beaucoup du réchauffement de la planète si nous ne pouvons pas nous attaquer rapidement au problème. Nous devons reconnaître que la Chine a acquis une expertise intéressante grâce à son travail en Antarctique.
Cependant, il faudra organiser cette collaboration de façon qu’elle puisse avoir lieu, mais en tenant compte de nos intérêts en matière de sécurité. Bien sûr, cela devrait faire partie de notre stratégie globale avec la Chine. À ce propos, j’attends d’en savoir plus sur la stratégie que le gouvernement fédéral a promise. Les aspects militaires et sécuritaires seront fondamentaux, mais j’espère qu’une coopération bilatérale pourra se poursuivre.
M. Wallace : Merci. Je serai très bref.
Je veux me faire l’écho des réflexions de Mme Shadian. Le Canada doit intensifier ses efforts diplomatiques et ses activités en matière d’affaires étrangères dans l’Arctique. J’ai parlé tout à l’heure de la fréquentation de la route maritime du Nord de la Russie. Il est à prévoir que, un jour, il y aura un trafic commercial très important dans le passage du Nord-Ouest du Canada.
Si on expédie 40 cargaisons de gaz naturel liquéfié à bord de navires longs comme trois terrains de football et qui ont une plus grande capacité de déglaçage que l’ensemble de celle du Canada, qui est bien inférieure à la capacité de déglaçage russe dans l’Arctique et de la flotte chinoise de brise-glaces en développement, il est certain que, vu tout ce développement du côté est de la région circumpolaire, la même chose va se produire au Canada, du côté ouest.
Nous devons nous y préparer. La meilleure façon d’avoir voix au chapitre, c’est d’intensifier l’activité et les relations diplomatiques et de donner suite aux trois recommandations que j’ai formulées : le renforcement des capacités, des aéroports et des ports, et la capacité de travailler avec les Inuits et les Inuvialuit. Ce sont leurs terres et leurs territoires cédés. Ils ne peuvent pas se faire entendre.
Merci.
Le président : Merci beaucoup. Voilà qui met fin à notre heure de discussion, je le crains. Je tiens à vous remercier, monsieur Saint-Jacques, madame Shadian et monsieur Wallace. Nous vous sommes extrêmement reconnaissants. Vous nous avez fait profiter de votre temps et de vos compétences, et vous avez participé avec beaucoup de sérieux à cette discussion très importante pour nous à ce stade-ci de nos délibérations. Vos contributions ont été éclairantes, directes et utiles. Merci beaucoup. Nous espérons vous revoir.
Nous passons maintenant au deuxième groupe de témoins. Je dirai à ceux qui se joignent à nous en direct que la séance porte sur la sécurité et la défense dans l’Arctique, y compris l’infrastructure militaire et les capacités en matière de sécurité. Nous nous intéressons aujourd’hui à la concurrence géopolitique dans l’Arctique et à ses répercussions sur la sécurité et la coopération internationale. Nous examinons plus particulièrement les intérêts des États non arctiques, comme la Chine, dans cette région.
Nous accueillons M. Marc Lanteigne, professeur agrégé, Sciences politiques, Université de Tromsø, en Norvège, et M. Jeffrey Reeves, vice-président, Recherche et stratégie, Fondation Asie Pacifique du Canada. Nous espérons que Mme Anne-Marie Brady pourra se joindre à nous. Elle est boursière au Kissinger Institute on China and the United States et au Polar Institute.
Pour l’instant, nous commençons par les deux témoins présents. Merci de vous joindre à nous par vidéoconférence. Je vous invite à faire votre déclaration liminaire, après quoi les membres du comité vous poseront des questions. Nous commençons par M. Marc Lanteigne. Vous pouvez commencer dès que vous serez prêt.
Marc Lanteigne, professeur agrégé, Sciences politiques, Université de Tromsø, Norvège, à titre personnel : Merci beaucoup. Je suis ravi d’être là.
Nous avons entendu des observations fascinantes jusqu’à maintenant. Je voudrais revenir sur certains points à propos du rôle de la Chine. Elle est le plus grand État non arctique à avoir élaboré une importante politique sur le Grand Nord, mais elle est certainement loin d’être le seul. J’y reviendrai plus tard dans mon exposé.
Je vais commencer par parler de l’état actuel d’une grande partie de la politique de Pékin sur l’Arctique. Je songe à la Route polaire de la soie. Ces cinq dernières années, on a beaucoup discuté de ce que la Chine cherchait à accomplir dans l’Arctique. Le gouvernement chinois espérait beaucoup que l’Arctique devienne un volet important du projet La ceinture et la route au fil du temps.
Certains de mes contacts universitaires parlaient de cette initiative en ces termes : une ceinture, une route et un cercle. Voilà qui montre à quel point l’Arctique prenait de l’importance. Aujourd’hui, bon nombre des plans de Pékin pour la Route polaire de la soie ne se sont pas concrétisés. Dans une grande mesure, la Route polaire de la soie est maintenant centrée sur la Russie, ce qui apporte évidemment son lot de complications. Outre les plans pour le Canada, le projet de Hope Bay a été évoqué. Des projets d’infrastructure dans la région nordique ont été examinés attentivement, mais ils n’ont pas abouti; des projets miniers au Groenland ne se sont pas réalisés non plus. Je dirais que la Chine doit maintenant revoir sa position à l’égard de bon nombre de ses projets dans l’Arctique, y compris ses plans à caractère économique.
Pour en venir à la situation actuelle, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a évidemment placé la Chine dans une situation délicate en ce qui concerne sa coopération avec Moscou dans l’Arctique. En réalité, une grande partie de ce que la Chine cherche à accomplir avec la Route polaire de la soie est incompatible avec la « politique de neutralité » de Pékin à l’égard du conflit. Nous en voyons bien des signes de tout bord.
Des sociétés chinoises du secteur de l’énergie répugnent à s’engager davantage en Sibérie. Nous commençons à voir un important repli dans la coopération scientifique entre la Russie et la Chine, entre les scientifiques russes et chinois, et la Chine a exprimé la crainte qu’en se rapprochant trop de la Russie sur le plan économique — en lançant de nouveaux projets dans l’Arctique ou ailleurs sous le signe de la coopération bilatérale —, elle ne s’expose aux mêmes sanctions que la Russie. Ce n’est certainement pas ce qu’elle recherche, surtout dans la conjoncture actuelle.
En fait, la Chine doit adopter une attitude beaucoup plus prudente dans sa politique sur l’Arctique, compte tenu du fait que bon nombre de ses plans pour l’Arctique ont buté sur des difficultés, que ses relations diplomatiques avec certains États de l’Arctique ont connu des complications, ces dernières années, non seulement avec le Canada, mais aussi avec la Suède. Ajoutons que la Chine essaie toujours, à bien des égards, de déterminer exactement ce qu’elle cherche dans l’Arctique.
Bien qu’on fasse grand cas du fait qu’elle s’est donné une grande stratégie dans la région — et il a souvent été question de ses ambitions militaires —, la Chine est encore un novice dans l’Arctique. Elle est toujours extrêmement dépendante de la bonne volonté de ceux qui gouvernent dans l’Arctique et qu’elle doit apprendre à connaître. Il existe une coopération scientifique, des projets de nature économique et des questions de gouvernance.
Où en est donc la Chine? Ce qui se passe maintenant — et nous le constatons dans le Nord de la Norvège... Il y a eu par le passé des discussions au sujet de la militarisation de l’Arctique. Ces dernières années, la Russie a déplacé ou ouvert bon nombre d’installations sur les côtes sibériennes. Nous pouvons certainement discuter de l’intérêt de la chose, mais nous avons vu l’OTAN s’intéresser beaucoup plus à l’Arctique avant qu’il ne soit question de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’organisation. Le fait est que, même si on a beaucoup dit que la Chine bénéficierait d’une militarisation accrue de l’Arctique, c’est tout le contraire qui est vrai, selon moi. Si l’Arctique se militarise davantage et fait l’objet d’une politique sur la sécurité dure, la Chine, ainsi que d’autres États non arctiques, seront perdants.
Ces 10 dernières années, beaucoup d’études universitaires ont évoqué le scénario du melon : l’Arctique serait découpé comme un melon entre les huit États qui le composent. Il n’y aurait rien pour les pays qui ne sont pas de l’Arctique. Pékin a clairement rejeté ce scénario. Bon nombre de ses politiques sont conçues en fonction d’une région ouverte où le commerce et la coopération économique, ainsi que la diplomatie scientifique, sont très bien établis. À l’heure actuelle, on ne semble pas aller dans cette direction.
Je suis aussi porté à soutenir qu’une longue pause dans les activités du Conseil de l’Arctique n’est certainement pas dans l’intérêt de la Chine. Une grande partie de son travail à titre d’observateur, au Conseil de l’Arctique, est confiée à des groupes de travail et à divers groupes chargés d’enjeux particuliers liés à l’Arctique, comme les changements climatiques, la sécurité de la navigation et ainsi de suite. Cette avenue est actuellement fermée. Nous ne savons pas pour combien de temps. La Chine devra donc compter beaucoup plus sur la diplomatie bilatérale avec les États de l’Arctique, sur des organisations subgouvernementales de la voie II et d’autres régimes, par exemple, les discussions sur le Code polaire et, comme on l’a déjà dit, l’interdiction de la pêche dans le centre de l’Arctique. Cela ne place pas la Chine dans une très bonne position. Étant donné qu’elle a encore besoin de coopération et d’échanges d’information avec les États de l’Arctique, les modalités à appliquer dans les circonstances actuelles sont très importantes.
Pour revenir à un point précédent, la coopération avec la Russie dans l’Arctique, surtout dans le domaine économique, sera très ténue, au mieux, à court terme. Il y a eu des discussions au sujet de la poursuite de la coopération entre la Chine et la Russie en matière de pétrole et de gaz, mais je ne vois pas de mouvement particulier vers de nouveaux projets, pour la simple et bonne raison que la Chine est très réticente, étant exposée au risque d’être assujettie au même genre de sanctions que la Russie. Il y a une expression chinoise qui se traduit approximativement ainsi : « Ne cherchez pas les ennuis et ils ne vous trouveront pas. » Cette attitude influence beaucoup les relations entre la Chine et la Russie en ce moment.
Je conclus. Il faut s’intéresser à d’autres grands acteurs non arctiques de la région, comme le Japon, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Des pays ont également commencé à considérer l’Arctique sous l’angle stratégique. À propos des États non arctiques qui s’intéressent à la région, nous devons nous interroger non seulement sur le rôle de la Chine, mais aussi sur celui d’autres États non arctiques qui cherchent à jouer un rôle dans la région. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Lanteigne. Nous allons maintenant entendre M. Reeves. C’est quand vous voudrez.
Jeffrey Reeves, vice-président, Recherche et stratégie, Fondation Asie Pacifique du Canada, à titre personnel : Merci beaucoup de me donner l’occasion de vous exposer mon point de vue sur ces questions importantes. Je suis vice-président, Recherche et stratégie, à la Fondation Asie Pacifique du Canada, et je suis également l’auteur d’un rapport publié récemment par cette fondation, A Canadian Arctic Policy for the Indo-Pacific, sur lequel s’appuieront mes observations.
Pour commencer, je dirai d’emblée que l’Arctique est en train de devenir un théâtre géopolitique et géostratégique de plus en plus achalandé, principalement à cause des intérêts et activités des États asiatiques non arctiques dans la région. Le Canada doit revoir en conséquence son approche stratégique plus large à l’égard de la région.
Les États asiatiques non arctiques dont je parle sont exclusivement la Chine, le Japon, la Corée du Sud et Singapour. Ces quatre États ont obtenu le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique en 2013 et ont depuis élaboré des stratégies, des politiques, des institutions et des activités propres à l’Arctique. L’Inde, qui est également un observateur de l’Arctique, est un cas à part, en Asie et dans l’Arctique, car elle n’a pas encore donné suite à ses ambitions déclarées au sujet de l’Arctique.
Même si nous avions l’intention de consacrer un chapitre à l’Inde dans notre récent rapport, nous avons fini par la laisser complètement de côté, car nous ne pouvions pas citer d’exemples concrets d’une approche opérationnelle indienne, même après avoir discuté avec les principaux spécialistes indiens de l’Arctique. Il s’agissait toutefois d’un point de données intéressant en soi.
Quant à la Chine, au Japon, à Singapour et à la Corée du Sud, je vais présenter quelques points qui pourraient alimenter les discussions ou en susciter d’autres.
Premièrement, la Chine, le Japon et la Corée du Sud ont tous des politiques officielles sur l’Arctique qui définissent des réseaux nationaux étatiques ou non, affectent des ressources à l’engagement et à la diplomatie dans l’Arctique et soulignent les priorités nationales dans la région.
Bien qu’il y ait, bien sûr, des différences entre les approches des États, leurs stratégies pour l’Arctique ont des caractéristiques communes.
Premièrement, elles s’appuient principalement sur un réseau d’acteurs qui sont contrôlés ou parrainés par l’État ou encore affiliés à lui aux niveaux national et provincial.
Deuxièmement, ces stratégies accordent la priorité à la recherche scientifique, à la gouvernance et aux réseaux de l’Arctique et au développement économique dans la région. Ce sont les objectifs premiers.
Troisièmement, ces stratégies s’appuient fermement sur le multilatéralisme, tant au Conseil de l’Arctique et dans les institutions qui y sont affiliées que dans de nouvelles institutions arctiques réunissant des États asiatiques, comme une série de dialogues trilatéraux de l’Asie du Nord-Est — Chine, Japon et Corée du Sud — qui s’intéressent à des questions comme les routes de navigation dans l’Arctique, les pêches, la recherche et l’exploitation des ressources. Les trois pays ont également établi un forum asiatique pour les sciences polaires. La première organisation multilatérale de la région visait à favoriser la recherche scientifique polaire sous le signe de la collaboration entre les États asiatiques.
Quatrièmement, les stratégies tiennent davantage compte des intérêts russes dans les partenariats, surtout en ce qui a trait au développement d’une route maritime septentrionale entre l’Asie du Nord-Est et l’Europe.
Bien qu’elle n’ait pas de plan national à l’heure actuelle, Singapour est guidée principalement par les mêmes orientations et priorités stratégiques, mais elle veut aussi participer au développement du transport et à l’aménagement de ports dans l’Arctique, principalement en collaboration avec la Russie. Le gouvernement de Singapour craint qu’une route maritime du Nord ne mine sa valeur comme principal entrepôt de l’Asie.
Ce que cela signifie pour le Canada? Le voici en présence d’un ensemble d’États et d’intérêts actifs dans l’Arctique, à la fois dans la gouvernance classique de la région et ses structures institutionnelles, et d’institutions distinctement asiatiques où le Canada ne peut pas se faire entendre ou à peu près pas.
Ces États investissent de façon disproportionnée dans la création de matériel pour mener des activités dans l’Arctique — la Corée du Sud, notamment, ouvrant la voie dans la construction de brise-glaces —, et ils iront probablement de l’avant avec leurs programmes pour l’Arctique sans égard aux orientations du Conseil de l’Arctique.
La meilleure approche pour le Canada, s’il veut pratiquer une diplomatie proactive à l’égard de ces acteurs afin de servir ses intérêts nationaux dans la région, consiste à établir des contacts et un dialogue. Bien que le Canada doive nécessairement augmenter les ressources affectées à sa politique étrangère relative à l’Arctique afin de réaliser le plein potentiel des possibilités d’engagement bilatéral et multilatéral en Asie, il ne fait aucun doute que la position stratégique régionale du pays en bénéficierait. En effet, à mesure que les priorités stratégiques du Canada prendront de l’ampleur dans l’Arctique, Ottawa trouvera probablement un partenariat avec les États asiatiques de l’Arctique essentiel pour atteindre ses objectifs, qu’ils soient définis en fonction du développement socioéconomique ou de la sécurité.
De plus, à mesure que la géopolitique de la région sera plus marquée par la concurrence entre la Chine et les États-Unis, ou la Russie et les États européens de l’Arctique, notamment dans le contexte stratégique qui suivra le conflit avec l’Ukraine, le Canada trouvera également avantageux d’accroître sa présence dans les dialogues stratégiques et les groupes de travail sur l’Arctique en Asie, ne serait-ce que pour veiller à ce que ses efforts en matière de politique étrangère comprennent des volets transatlantique et transpacifique. En effet, un engagement plus poussé du Canada avec les États asiatiques dans l’Arctique progressera nécessairement de pair avec l’influence régionale croissante de ces mêmes États, qui distancent leurs pendants européens et nord-américains.
En outre, une coordination plus étroite avec la Chine, le Japon, la Corée du Sud et Singapour sur les questions de l’Arctique apporte la valeur stratégique ajoutée d’une plus grande participation du Canada aux affaires indo-pacifiques.
Un corollaire nécessaire de la coopération avec les États asiatiques qui s’intéressent à l’Arctique est la participation accrue du Canada aux mécanismes de dialogue et aux groupes de travail indo-pacifiques, aux niveaux tant bilatéral que multilatéral. La coopération du Canada avec les États asiatiques dans les affaires de l’Arctique lui donnerait donc un accès beaucoup plus direct aux principaux acteurs économiques et sécuritaires de la région qu’il ne pourrait obtenir autrement au moyen d’une stratégie indo-pacifique autonome qui traite les affaires du Canada dans l’Arctique indépendamment de ses relations avec la région indo-pacifique.
C’est ainsi que se terminent mes observations. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Reeves.
Je présente mes excuses aux sénateurs. Madame Brady, nous avions très hâte d’entendre ce que vous aviez à nous dire. Je vous présente mes excuses pour les problèmes techniques que nous avons éprouvés.
Chers collègues, nous allons maintenant passer aux questions.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Lanteigne. Monsieur Lanteigne, malgré l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Canada semble toujours privilégier la diplomatie plutôt que de s’équiper militairement pour faire face aux menaces qui se profilent — quant à moi — en Arctique.
Croyez-vous qu’il y a encore de la place pour la diplomatie dans ce dossier? De plus, comment les pays qui engagent davantage leurs capacités militaires en Arctique qualifient-ils la position attentiste du gouvernement canadien quant à la protection de l’Arctique, territoire que convoitent actuellement la Russie et la Chine?
[Traduction]
M. Lanteigne : Merci beaucoup.
Tout d’abord, il est très important de rappeler que l’Arctique, surtout sur le plan de la sécurité, n’a rien d’un espace indéterminé, ouvert. Le droit international y prévaut encore dans une très large mesure. À propos de l’intérêt de la Russie ou de la Chine pour le transport maritime ou les ressources dans l’Arctique, par exemple, il faut en tenir compte, tout comme il faut tenir compte du fait qu’il existe des garanties juridiques très précises que la plupart des pays ont très bien identifiées.
Quant à sa réaction au conflit entre la Russie et l’Ukraine, le Canada s’est dit très préoccupé par la possibilité que ce conflit se propage dans l’Arctique de bien des façons, ce qui risque d’avoir des répercussions très profondes. Cela a fait ressurgir au Canada des questions sur la protection des eaux canadiennes et de la souveraineté dans l’Arctique.
Mais le fait est qu’il y aura aussi beaucoup de questions auxquelles il faudra répondre très rapidement, pas nécessairement à cause de la militarisation, mais, comme on l’a déjà dit, parce qu’une plus grande partie du centre de l’Arctique sera accessible très bientôt. Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement du passage des navires civils en toute sécurité, mais aussi de l’accroissement de l’activité militaire, simplement parce qu’une plus grande partie de la région devient accessible pour toutes sortes d’activités économiques différentes.
Très rapidement, j’ajouterais que le Canada est engagé dans des différends précis concernant la souveraineté sur le centre de l’Arctique, et notamment le statut de la dorsale de Lomonosov. À l’heure actuelle, il s’agit principalement d’une question diplomatique, mais je crains que, dans des circonstances où la sécurité serait en cause, cela ne devienne davantage une question de sécurité dans un proche avenir.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Monsieur Reeves, le Canada devrait-il privilégier le transport de marchandises par le passage du Nord plutôt que de cibler le développement de certaines ressources?
[Traduction]
M. Reeves : Je ne suis pas tout à fait certain qu’il faille choisir l’un plutôt que l’autre. Pour ce qui est du transport dans l’Arctique, c’est certainement une priorité sous l’angle du maintien d’une diversité de routes commerciales entre le Canada et ses partenaires commerciaux. Quant à la prospection et à l’exploitation des ressources, ce sont également des secteurs qui pourraient offrir des débouchés économiques au Canada dans l’Arctique. Le Canada devrait envisager à long terme le développement des deux secteurs et faire des efforts sur les deux plans.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Encore une fois, bienvenue à nos témoins. Ma question s’adresse à M. Lanteigne. Selon vos propos, vous qualifiez la Chine de très prudente et conservatrice en matière de politiques dans l’Arctique. Quelle est votre perception des choses si jamais le conflit en Ukraine s’envenime ou s’internationalise et qu’il touche le territoire arctique?
Selon vous, si jamais le conflit prend de l’ampleur, quelle sera la position de la Chine par rapport à la protection de ses intérêts privés et par rapport à sa relation d’amitié avec la Russie?
[Traduction]
M. Lanteigne : Merci. C’est une excellente question. Elle nous ramène à ce que j’ai dit tout à l’heure au sujet de la très difficile tentative de la Chine de proposer une politique de neutralité à l’égard du conflit.
Le fait est que, compte tenu de toute la discussion sur la position de la Chine, la meilleure réponse à votre question, c’est que la Chine est du côté de la Chine. Elle souhaite une issue qui servira bien sa propre situation économique, politique ou stratégique.
Il existe certes une relation très étroite entre la Chine et la Russie, et, comme on l’a dit, une politique sur leurs relations qui n’est assujettie à aucune limite a été signée au début de février, mais il importe également de rappeler que la Chine a des intérêts très importants en Ukraine, en Eurasie et en Europe, et aucun de ces intérêts ne peut être sacrifié. C’est la principale raison pour laquelle la Chine tente toujours de conserver une certaine neutralité en réclamant la fin immédiate des hostilités.
Le problème que la Chine essaie maintenant d’atténuer, cependant, c’est le fait que le conflit a perturbé une grande partie de son économie, qui bute maintenant sur des obstacles très importants, non seulement à cause de la politique zéro COVID, mais aussi parce que de nombreuses importations sur lesquelles elle comptait ont été perturbées de diverses façons.
La Chine cherche, en fin de compte, à mettre en place une politique qui servira ses propres intérêts, d’autant plus que le pays se dirige non seulement vers une période économique très difficile, mais aussi vers ce qui s’avère être un congrès du parti qui sera compliqué. Si on se fie un tant soit peu à l’histoire, les tractations politiques seront cruciales pour l’avenir de la Chine.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Ma seconde question s’adresse à M. Reeves. Vous avez beaucoup parlé du dialogue entre le Canada et les acteurs présents dans l’Arctique. Selon vous, est-ce que le véritable enjeu diplomatique concernant l’Arctique est la Chine, dans le sens où le Canada et les États-Unis doivent tout faire pour s’assurer d’une certaine neutralité de la Chine si jamais le conflit s’étend, pour faire en sorte que la Chine ne s’engage pas du côté de la Russie?
Selon vous, est-ce que le véritable enjeu pour le Canada et les États-Unis est de maintenir ces liens diplomatiques au niveau le plus élevé avec la Chine?
[Traduction]
M. Reeves : Je suis convaincu que le dialogue est un élément essentiel de l’évitement et de l’atténuation des crises, qu’il s’agisse de l’Arctique ou de la concurrence géopolitique et stratégique plus vaste qui se dessine dans l’Indo-Pacifique ou en Europe.
Fondamentalement, il est dans l’intérêt du Canada et des États-Unis d’engager un dialogue avec la Chine, notamment pour trouver des domaines où il peut y avoir des accords de sécurité et des intérêts communs afin d’éviter les conflits. Ce sera essentiel dans l’Arctique.
Toutefois, il faut dépasser le cadre des relations canado-américaines, et le Canada peut être beaucoup plus proactif dans ses relations avec la Chine dans la région indo-pacifique, en particulier de concert avec d’autres États asiatiques qui ont des intérêts dans l’Arctique et qui ont des préoccupations stratégiques à long terme concernant la montée de la Chine, mais qui ont également une relation de travail étroite avec elle relativement à l’Arctique. Bon nombre de ces questions sont indissociables de l’idée que la gouvernance de l’Arctique est importante, en coordination avec le Conseil de l’Arctique, car il faut essayer d’adopter des normes internationales et des pratiques exemplaires en matière de droit de la mer, de sécurité et de communication.
Le Canada a une occasion en or de jouer un rôle proactif en faisant entendre du côté du Pacifique la voix et les préoccupations d’une communauté transatlantique sur les affaires de l’Arctique et en se positionnant comme une passerelle entre les deux parties. C’est un rôle stratégique important que le Canada peut jouer, profitant de sa situation géographique et de ses engagements multidirectionnels. C’est le rôle parfait pour une puissance moyenne dans la géopolitique internationale. Il rehausse la valeur du Canada en tant qu’acteur de l’Arctique.
Le sénateur Boisvenu : Merci.
La sénatrice M. Deacon : Bonjour, et merci à vous deux d’être là. Merci beaucoup de nous faire profiter de vos compétences.
Chers collègues, j’espère que vous m’aiderez à améliorer la présentation des choses. Je voudrais revenir sur une question qui a été posée de diverses manières au premier tour.
Comme nous le savons tous, la Finlande et la Suède envisagent de se joindre à l’OTAN. Ma question est simple et n’a rien à voir avec l’article 5. Cela changerait-il quelque chose à la défense de l’Occident dans l’Arctique? Avons-nous déjà suffisamment de liens avec ces pays pour qu’il s’agisse d’un changement superficiel seulement ou y a-t-il des ententes d’interopérabilité qui n’ont pas encore été explorées et qui pourraient être renforcées par l’adhésion de ces pays à l’alliance?
J’adresse la question d’abord à M. Lanteigne, puis je la soumettrai à l’autre témoin.
M. Lanteigne : Merci beaucoup. C’est une excellente question.
Il est tout à fait vrai que, à maintes reprises, l’OTAN a coopéré directement avec des acteurs militaires finlandais et suédois. Donc, pour ce qui est de comprendre les diverses politiques de sécurité, les points de vue militaires, il n’y aurait pas beaucoup d’information supplémentaire à communiquer à ce stade-ci.
Ce qui est très important, par contre, et c’est un débat qui a cours en Norvège parce que nous avons une frontière directe avec la Russie, dans le Nord de la Norvège, c’est qu’il y aurait ensuite une frontière beaucoup plus longue entre l’OTAN et la Russie. Cela signifie que la sécurité frontalière, qui est évidemment un important facteur, si nous parlons de la Norvège ou des pays baltes, deviendrait soudain beaucoup plus compliquée.
Il y a aussi un lien avec une autre idée. Comme on l’a fait remarquer, à propos de la sécurité dans l’Arctique, étant donné que nous avons maintenant deux autres États de l’Arctique qui seront directement rattachés à l’OTAN, le problème de la militarisation sera plus pressant dans l’Arctique, et les politiques militaires de l’OTAN et celles de la Russie s’affronteront directement.
Je souligne aussi que la situation sera intéressante pour les États baltes, parce qu’ils seront plus étroitement liés à bon nombre de ces questions de sécurité, d’autant plus qu’il existe des liens très étroits entre eux et la Finlande.
Quant à la sécurité frontalière, c’est probablement là que nous verrons le plus de changement dans la façon de penser et aussi dans l’élaboration des politiques.
La sénatrice M. Deacon : Merci. M. Reeves veut-il ajouter quelque chose?
M. Reeves : Les observations de M. Lanteigne sont tout à fait pertinentes en ce qui concerne le volet transatlantique.
Je souligne que, début avril, il y a eu une réunion des ministres des Affaires étrangères des pays de l’OTAN où des acteurs de l’Asie-Pacifique, dont le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et d’autres pays aux vues similaires de la région indo-pacifique ont discuté et conclu à la possibilité d’une plus grande coopération entre certains des partenaires — notamment le système d’alliance dirigé par les États-Unis en Asie-Pacifique et l’OTAN — non seulement sur le plan de la sécurité en Europe, mais aussi pour discuter davantage des modalités de coordination et de coopération dans la région indo-pacifique.
Bien sûr, si le Japon et la Corée du Sud se lient davantage à l’architecture de l’OTAN et si les deux pays trouvent intérêt à assurer une certaine forme de présence liée à la sécurité dans l’Arctique, cela aura des répercussions à long terme sur la façon dont la Chine perçoit la région et pourrait certainement entraîner des tensions plus importantes sur le plan de la sécurité dans l’Arctique.
Immédiatement après la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays de l’OTAN, la Chine a déclaré que cette expansion de l’OTAN dans la région indo-pacifique constitue une menace directe pour sa sécurité nationale. Tout à fait comme la Russie, la Chine considère l’expansion de l’OTAN vers ses frontières comme une menace existentielle et elle prévient qu’elle réagira en conséquence. Ces dynamiques existent certainement, et le Japon et la Corée du Sud jouent également un rôle important à cet égard.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le président : Je vous remercie de la question et de deux réponses très solides.
Le sénateur Boehm : Merci beaucoup. Ma question s’adresse aux deux témoins, en commençant par M. Lanteigne.
Nous avons entendu dans vos observations et, en fait, dans les réflexions faites tout à l’heure par le groupe de témoins précédent, que le Canada devrait intensifier ses efforts diplomatiques. Bien sûr, nous faisons partie du Conseil de l’Arctique. À notre ambassade d’Oslo, nous avons un petit bureau qui se consacre à l’Arctique et au Conseil de l’Arctique.
Monsieur Lanteigne, vous vous trouvez à Tromsø, bien au nord d’Oslo. Y a-t-il quoi que ce soit que nous puissions apprendre des Norvégiens? La Norvège s’est trouvée dans une situation semblable à la nôtre, sous le coup de la colère de la Chine. C’était il y a quelques années, mais vous le savez très bien. C’était à cause de l’attribution du prix Nobel de la paix, et la Chine a interdit les importations de saumon norvégien.
Y a-t-il des pratiques exemplaires que nous pourrions adopter, particulièrement avec la Norvège et les pays nordiques? Comment pourrions-nous conjuguer nos compétences diplomatiques afin d’avoir des relations plus solides avec la Chine ou au moins de faire des comparaisons pertinentes? Il pourrait y avoir des échanges libres au sujet de la dorsale de Lomonosov, question que la Russie a soulevée pour étayer ses revendications dans l’Arctique.
Devrions-nous renforcer davantage notre mission? Tout à l’heure, Mme Shadian a suggéré d’établir un consulat au Groenland. Nous en avons eu un pendant la Seconde Guerre mondiale. C’était pour des raisons de sécurité. Nous voulions pouvoir détecter les sous-marins allemands.
Qu’en pensez-vous? Avez-vous des idées pratiques à proposer? Je m’adresse d’abord à M. Lanteigne, après quoi M. Reeves pourra répondre. Merci.
M. Lanteigne : Merci. Ce sont d’excellentes questions.
À propos des relations entre la Norvège et la Chine, pendant la période de froid diplomatique, les représentants, scientifiques et universitaires norvégiens et chinois ont pu discuter de questions liées à l’Arctique.
Par exemple, à la conférence Arctic Frontiers, qui a lieu en Norvège chaque année en janvier, la politique est normalement exclue, pour l’essentiel. On y discute des préoccupations mutuelles concernant les changements climatiques et diverses questions socioéconomiques dans l’Arctique.
En Islande, il y a aussi des organisations de très grande envergure de la voie 2, Arctic Circle, où de nombreux États non arctiques se sont présentés non seulement pour des échanges de vues avec des spécialistes de l’Arctique, mais aussi pour exposer leurs propres politiques sur l’Arctique.
Je suis convaincu que c’est un champ d’action auquel le Canada devrait s’intéresser davantage. Plusieurs pays, y compris des États non arctiques, ont commencé à proposer diverses initiatives universitaires et de l’ordre de la recherche visant à réunir des chercheurs dans des domaines d’intérêt commun, notamment l’environnement. C’est un domaine où le Canada serait très bien placé pour participer beaucoup plus directement.
De plus, j’appuie l’argument selon lequel le Groenland, en particulier, a saisi l’occasion au cours des deux dernières années, depuis qu’il a fait les manchettes en 2019, pour gagner en visibilité dans ces divers domaines de la voie II et, encore une fois, le Canada est très bien placé pour apporter son aide à cet égard.
Je souligne également que d’autres États non arctiques, notamment le Japon et la Corée — et j’ajouterais probablement Singapour à la liste —, ont tous cherché, malgré le fait qu’ils ne sont pas des États arctiques et qu’ils sont plus ou moins des novices, diverses façons de favoriser la collaboration en matière de recherche avec les spécialistes de l’Arctique, de lancer divers projets, de proposer divers événements et conférences, afin d’échanger de l’information. C’est une chose qu’il faut absolument encourager et le Canada devrait s’y intéresser de beaucoup plus près.
M. Reeves : Voulez-vous que j’ajoute quelque chose?
Le président : Très brièvement, monsieur Reeves.
M. Reeves : Absolument. Pour revenir à ce que M. Lanteigne a dit, dans l’ensemble de l’Asie-Pacifique ou de l’Indo-Pacifique, il y a de belles occasions à saisir avec les États non arctiques de l’Asie. Presque tous ont des dialogues axés sur la durabilité, sur l’atténuation à long terme des changements climatiques, sur l’engagement, sur l’établissement de réseaux d’universitaires, de jeunes en particulier, pour sensibiliser l’opinion à l’Arctique. Il y en a au Japon, en Chine, en Corée du Sud et à Singapour. Tous ont des projets, des manifestations programmées auxquels ils se sont engagés et qui se déroulent à la fois dans l’Indo-Pacifique et avec des homologues européens.
L’Asie-Pacifique offre de nombreuses occasions de participer à des groupes de travail qui s’intéressent non seulement à l’élaboration d’approches opérationnelles pragmatiques des problèmes de l’Arctique, mais aussi à une réflexion à long terme sur les normes de l’Arctique sur le développement, le transport, l’engagement et, en particulier, les questions de gouvernance et de stabilité, ce qui est une priorité dans l’ensemble de la région indo-pacifique à l’égard de l’Arctique.
Le sénateur Boehm : Pourrions-nous inciter les États-Unis à s’engager davantage?
M. Reeves : C’est certainement une chose que le Canada pourrait apporter à l’Asie-Pacifique, à l’Indo-Pacifique en particulier. Il pourrait agir comme interlocuteur pour les intérêts américains auprès de certains de ces acteurs clés.
Dans des relations comme celles qu’on peut avoir avec la Chine, puisqu’il y a un faible niveau de confiance entre les États-Unis et la Chine, le Canada peut travailler avec d’autres États de la région. Et non seulement avec les États de l’Asie-Pacifique ou de l’Inde-Pacifique, mais aussi avec d’autres membres du Conseil de l’Arctique, par exemple, avec le Japon et la Corée du Sud. Il serait possible de renforcer certaines capacités et certains programmes dans ces économies nationales. Tout cela pourrait ensuite être transposé en Chine et offrir une occasion, une occasion très appréciable, d’engagement des États-Unis dans la région.
Bon nombre des questions sur lesquelles la Chine se concentre dans l’Arctique ont tendance à se situer du côté le plus conciliant de sa politique étrangère. Il s’agit d’avoir une relation de coopération avec la Chine, mais aussi une relation de concurrence, au besoin. Nous considérons souvent des questions telles les changements climatiques et la protection de l’environnement comme des domaines où nous pouvons collaborer. Bon nombre de ces possibilités existent précisément dans l’Arctique, où la Chine s’intéresse davantage à la réflexion à long terme sur le climat, à la gestion des ressources naturelles et au développement durable. Ce sont les domaines qui viennent à l’esprit lorsqu’il est question des possibilités de collaboration. Ce sont habituellement les possibilités auxquelles on pense.
Le président : Merci beaucoup à vous deux.
Le sénateur Smith : Merci aux témoins. En écoutant les témoignages, une question a surgi dans mon cerveau — pour ce qu’il m’en reste, après toutes ces années de coups à la tête —, celle de la coopération avec les populations autochtones. Je m’adresse aux deux témoins. Avez-vous eu la chance de parler à des Autochtones, de passer du temps avec eux? Y a-t-il des enseignements que nous pouvons tirer de leur expérience, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe, et qui pourraient être utiles pour l’aménagement d’installations militaires ou la lutte contre les changements climatiques, qui constituent un problème extrêmement grave? Dans la population autochtone, jusqu’où va la prise de conscience pour ce qui est de la planification d’infrastructures dans le Nord, par exemple?
M. Reeves : Je peux contribuer à la discussion en parlant des possibilités d’engagement sur les questions de développement autochtone dans les économies de l’Asie-Pacifique en particulier. Peut-être M. Lanteigne pourra-t-il aborder les possibilités de développement qui se rapportent plus expressément aux Autochtones.
Dans l’ensemble des pays de l’Asie-Pacifique, qu’il s’agisse de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud ou même de Singapour, on déploie de solides efforts dans les stratégies visant l’Arctique pour que leurs propres populations autochtones reconnaissent la valeur de la dimension autochtone et les perspectives de développement durable pour les Autochtones dans l’Arctique. Ces pays ont agi de la sorte tant dans leurs stratégies nationales que dans leur engagement auprès du Conseil de l’Arctique et d’autres institutions pertinentes de l’Arctique.
L’accent mis sur les relations avec les Autochtones est un énorme domaine ouvert à la coopération, qu’elle soit bilatérale ou multilatérale, du Canada à l’Indo-Pacifique, en particulier. Chose certaine, c’est un domaine que les États de l’Asie-Pacifique eux-mêmes souhaitent vivement explorer parce qu’il y a là un accès très facile aux affaires de l’Arctique sur le plan de l’engagement, une priorité stratégique commune pour tous les acteurs de l’Arctique dans la région. Cela montre également qu’ils sont déterminés à long terme à adopter une approche durable, inclusive et diversifiée à l’égard de l’Arctique, approche qui est devenue un élément central de la politique étrangère du Canada.
M. Lanteigne : Merci. Je vais ajouter rapidement deux points. Tout d’abord, si un pays veut être un observateur au Conseil de l’Arctique, il est entendu qu’il doit notamment chercher des moyens de faire participer les peuples autochtones dans l’Arctique, de communiquer l’information, de comprendre ce qui se passe dans diverses régions, dans le développement socioéconomique et ainsi de suite.
Plusieurs pays observateurs, notamment la Corée, le Japon et Singapour, ont été extrêmement actifs dans ce type d’engagement. D’autres pays qui pourraient devenir des observateurs au Conseil de l’Arctique ont également été encouragés à examiner ces champs de coopération.
Du point de vue norvégien, il y a eu beaucoup de discussions, il y a quelques années, au sujet de la construction d’une ligne ferroviaire reliant Kirkenes, en Norvège, à Rovaniemi, en Finlande. Il y a eu aussi des débats au sujet de l’investissement chinois dans ce chemin de fer. Les discussions ont été nombreuses, mais les populations samies locales se sont beaucoup préoccupées du projet à cause des effets directs sur l’environnement et sur le cheptel traditionnel de rennes.
Le projet est maintenant en veilleuse. Je ne pense pas que ce soit pour bientôt, mais cet exemple montre que, pour l’engagement d’États non arctiques dans l’Arctique, il ne suffit pas de s’adresser aux autorités d’Oslo, d’Helsinki ou de Stockholm. Il faut aussi aller dans les régions, en comprendre l’économie, les populations, et il arrive très souvent que l’initiative proposée se perde dans un embrouillamini. Selon les divers décomptes, 4 millions de personnes vivent au nord du cercle arctique. On a tendance à ne pas nécessairement en tenir compte lorsqu’on discute de divers secteurs, comme l’infrastructure et le développement économique, y compris le transport maritime.
Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins d’être là et de nous faire profiter de leur vaste expérience. L’histoire du Canada dans le Nord a été servie par la diplomatie, la collaboration et la coopération. À la réflexion, cela a été à notre avantage au fil des ans. Il est vrai que les changements climatiques et l’hostilité à l’égard de la Russie changeront beaucoup de choses. Ne pouvons-nous pas continuer sur la même voie?
Entrevoyez-vous beaucoup de grandes réorientations, compte tenu de ce que nous avons accompli tout au long de notre histoire et de la façon dont nous avons pu préserver notre souveraineté tout en maintenant la coopération et la collaboration au nom d’intérêts supérieurs? Nous essayons, bien sûr, de respecter les traditions du Nord et de ceux qui occupent la région. Dans leur propre intérêt, ils ne voudraient aucune hostilité entre les nations. Nous reconnaissons qu’ils ont entre eux des intérêts propres. Pensez-vous qu’il faudrait s’écarter beaucoup de ce que nous avons fait dans notre intérêt tout au long de l’histoire? J’invite les deux témoins à répondre.
M. Lanteigne : C’est une excellente question. On l’entend bien souvent aussi en Norvège.
Bien que de nombreux enjeux soient demeurés similaires au fil du temps, l’Arctique subit deux changements majeurs que l’on ne peut tout simplement pas ignorer. Le premier est l’évolution rapide de la situation environnementale. Elle touche un grand nombre d’enjeux dans la région, comme l’environnement, le développement économique, les pratiques traditionnelles. Tous ces enjeux évoluent eux-mêmes très rapidement.
Je pourrais citer toutes sortes de rapports. Le dernier que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat vient tout juste de publier sonne gravement l’alarme au sujet des changements climatiques. Le Groupe souligne que nous arrivons à un point de non-retour dans le monde entier et surtout ici, dans l’Arctique.
Nous essayons encore d’évaluer les incidences de ces changements sur de nombreuses parties de la région et sur les peuples qui vivent dans l’Arctique. Nous essayons encore d’en corriger un grand nombre.
L’autre changement important, qui a fait l’objet de nombreuses discussions et qui est le principal sujet de cette réunion, est le fait que l’Arctique devient de plus en plus international. Cela ne causera pas nécessairement des conflits dans les tribunaux internationaux ou au Conseil de l’Arctique, mais regardez le nombre d’acteurs internationaux qui cherchent à s’engager dans la région, qui veulent se lier à l’Arctique de diverses façons. Comme quelqu’un l’a souligné, il y a toujours plus de monde ici.
Il sera très difficile de tenir compte des intérêts des gouvernements de l’Arctique, des peuples de l’Arctique, des populations autochtones et de nombreux gouvernements et organismes de l’extérieur qui désirent eux aussi s’engager dans cette région.
On entend toutes sortes de discussions visant à déterminer s’il faut créer d’autres organismes. Faudrait-il conclure un traité? Faudrait-il créer de nouvelles formes de gouvernance? Ces débats sont cruciaux. Cependant, tout cela est dû au fait que nous faisons face à une situation qui évolue rapidement autant à cause des changements climatiques que du nombre d’intervenants qui veulent explorer la région et contribuer à déterminer son mode de gouvernance.
M. Reeves : Je n’ai pas grand-chose à ajouter à cela, si ce n’est que jusqu’à tout récemment, surtout ces 15 dernières années, le Canada a pu établir des liens dans l’Arctique principalement dans le cadre de ses relations transatlantiques. Ses relations nord-américaines étaient essentielles à sa défense et à ses relations avec l’Europe et avec le Conseil de l’Arctique. Au sein du Conseil de l’Arctique, le multilatéralisme et le bilatéralisme — tous ces types d’engagement que le Canada apportait dans l’Arctique — lui conféraient une certaine influence dans le cadre de ces relations transatlantiques.
Cette influence s’évanouit avec la multitude d’acteurs, d’institutions, d’intérêts et de nouvelles approches pour l’Arctique venant des pays indo-pacifiques. La politique étrangère du Canada devra y répondre de manière réfléchie et bien coordonnée. Cela ne nous empêchera pas d’établir des relations avec ces États, mais il faut reconnaître que la région asiatique exprime maintenant plus clairement ses intérêts face à l’Arctique et que nous devrons y répondre.
La grande inconnue, évidemment, est la façon dont ces États observateurs du Conseil de l’Arctique interagiront avec la Russie. Tous les États indo-pacifiques entretiennent de profondes relations avec la Russie, que ce soit sur le plan de l’énergie, de la technologie des brise-glaces et de la mise au point des navires, de la mise en valeur des ports ou de l’aménagement des routes de transit. Bon nombre de ces relations sont en suspens à l’heure actuelle, mais il n’est pas certain que les relations entre les États asiatiques et la Russie en particulier diminueront à moyen ou à long terme. Le Canada doit comprendre qu’il se doit de répondre stratégiquement à cet ensemble de relations et d’acteurs dans l’Arctique. Il faudra plus de ressources. Il faudra appliquer une diplomatie plus proactive du niveau gouvernemental jusqu’au niveau des relations de personne à personne, que ce soit dans les universités ou dans le cadre d’échanges d’étudiants ou de conseils de la jeunesse. C’est l’orientation à long terme que l’Arctique a adoptée.
Le président : Merci à vous deux.
[Français]
Le sénateur Dagenais : J’aurais une dernière question pour M. Reeves.
Dans le cadre des négociations sur l’usage du territoire arctique par différents pays, dans quelle mesure le Canada pourra-t-il mettre sur la table les positions environnementales souvent invoquées dans ces projets politiques?
[Traduction]
M. Reeves : Pour le moment, les questions environnementales sont en tête des priorités de tous les États de l’Arctique, qu’il s’agisse de la Chine, des membres actuels du Conseil de l’Arctique ou des observateurs.
Lorsqu’on regarde les énoncés de politique stratégique qui émanent de Tokyo, de Séoul, de Singapour et même de l’Inde en énonçant ce que ces pays espèrent accomplir dans l’Arctique, les questions environnementales, les changements climatiques, l’atténuation des effets environnementaux et les technologies propres sont au sommet de leurs priorités.
Parallèlement à cela, il y a bien sûr le développement économique, l’exploration et l’exploitation des ressources, et ces activités vont souvent à l’encontre des réalités environnementales. Nous faisons donc face à deux problèmes concurrents.
Pour le Canada, il sera essentiel, dans le cadre de forums et d’institutions multilatérales bien établis, comme le Conseil de l’Arctique, de continuer à faire du climat un domaine prioritaire dans son approche nationale à l’égard de l’Arctique, mais aussi un thème unificateur pour tous les intervenants de l’Arctique. Il devrait presque en faire une condition préalable à l’intervention de ces États dans l’Arctique.
Je pense que le Canada est bien placé pour soulever ce sentiment de responsabilité parmi les intervenants de l’Arctique et de démontrer cet engagement, essentiellement comme condition préalable à l’entrée et à l’intervention dans la région. Je crois que c’est l’orientation que de nombreux intervenants de l’Arctique ont déjà adoptée, sachant que la région est particulièrement vulnérable à certaines des forces qui provoquent les changements climatiques ailleurs au monde.
Le sénateur Smith : Mesdames et messieurs les témoins, j’ai une question cruciale à vous poser. En deux minutes seulement, veuillez élaborer un plan en trois étapes pour établir des activités diplomatiques différentes de celles qui existent aujourd’hui. Si l’on vous payait 50 $ pour exécuter cette tâche, quelles seraient les trois étapes de votre plan?
Je ne leur donne que 50 $. Ce n’est pas grand-chose, évidemment.
Le président : Deux minutes chacun pour résoudre ce problème. Passons d’abord la parole à M. Reeves.
M. Reeves : Bien évidemment, je commencerais par établir des liens et des relations transpacifiques. Je pense que le Canada devrait se prévaloir plus activement d’occasions de participer aux relations, aux institutions et aux mécanismes de dialogue des États transatlantiques. Je crois que le Canada devrait avant tout s’engager à long terme dans l’Arctique, particulièrement avec le Japon et la Corée du Sud, pour relier leurs préoccupations en matière de sécurité à ses relations avec l’OTAN. Il devrait en même temps, dans ses relations avec l’Amérique du Nord et avec le NORAD, assurer une bonne communication et une bonne coopération avec les États de l’Asie-Pacifique ou de l’Indo-Pacifique qui partagent ses vues à l’égard de l’Arctique.
Je crois qu’à long terme, nous aurons avantage à dialoguer avec la Chine. Il faudra bien sûr le faire avec beaucoup de prudence et en comprenant les répercussions potentielles de ce dialogue. Toutefois, il faut aussi comprendre que dans l’Arctique, le Canada a une valeur ajoutée particulière qu’il peut apporter à ses relations avec la Chine et qui devrait être mise à profit dans d’autres aspects de ces relations.
Si le Canada décide d’appuyer les activités de la Chine dans l’Arctique, il devrait chercher des domaines de réciprocité dans les régions de l’Indo-Pacifique où il s’efforce également de renforcer ses relations. Il pourrait même se servir de l’appui de la Chine pour atteindre cet objectif stratégique.
Le sénateur Smith : Merci.
Le président : Monsieur Lanteigne?
M. Lanteigne : Merci. Je vais poursuivre dans la même veine. Premièrement, je suis tout à fait d’accord sur le fait que l’engagement du Canada dans la région de l’Asie-Pacifique est crucial. J’ajouterais cependant que ce contexte est également propice à une forte coopération avec les pays nordiques. Nous pourrions beaucoup apprendre les uns des autres. De nombreux enjeux nous permettraient déjà d’établir cette coopération.
Ensuite, éducation, éducation, éducation. Le Canada a tellement à apporter dans le domaine de l’échange de renseignements. Ces renseignements sont très recherchés, non seulement par les États non arctiques de l’Asie, mais aussi par l’Europe, notamment par les pays qui commencent à s’intéresser à l’Arctique et qui essaient de comprendre ce qui s’y passe sur le terrain au lieu de se contenter de l’information qu’ils tirent de leurs relations entre capitales nationales.
Troisièmement, il est crucial de discuter de l’avenir de l’Arctique. Il faut établir un mécanisme qui permette de déterminer à quoi ressemblera l’Arctique en 2035, non seulement du côté de l’environnement, mais du côté de la situation politique et socioéconomique. À mon avis, il faut faire beaucoup plus de planification. Pour ce qui est de la situation environnementale, il est clair que tout le monde doit mettre la main à la pâte.
Le président : D’accord, merci beaucoup. La sénatrice Deacon posera la dernière question.
La sénatrice M. Deacon : Je me demandais, justement, alors merci. Monsieur Reeves, vous avez fait une observation à laquelle je ne peux pas m’empêcher de revenir.
Un de nos témoins a récemment publié une lettre d’opinion dans le Financial Times sur la victoire actuelle de la Russie dans la guerre de l’énergie. Vous venez d’en parler. Je suis tout à fait d’accord pour dire que tant que l’Europe comptera sur le gaz de la Russie, les sanctions et les autres mesures que nous imposerons demeureront très faibles.
Pardonnez-moi si ma question semble un peu naïve, mais j’ai l’impression que tant que nous insisterons sur le développement et l’utilisation des combustibles fossiles, surtout avec l’ouverture de l’Arctique, nous ne ferons que perpétuer une guerre énergétique. La Russie et les États de l’OPEP, qui ont des vues similaires et dont les lois sont plus laxistes au sujet des changements climatiques, pourraient en tirer avantage. Par conséquent, il serait plus avantageux pour l’Occident, notamment pour le Canada, d’investir tout ce qu’il peut pour développer des sources d’énergie durables au lieu d’insister pour investir dans l’extraction de combustibles fossiles.
Est-ce faisable? Y réussirons-nous? Sommes-nous captifs, avec les autres acteurs, d’une spirale d’industries à forte intensité carbonique qui se font régulièrement concurrence et qui nous apportent tant de bonnes choses? J’adore utiliser le mot « acteur » aujourd’hui.
Le président : Vous avez une minute pour répondre.
La sénatrice M. Deacon : C’est vrai. Pardonnez-moi.
Le président : Bonne chance.
M. Reeves : Je vais vous donner une réponse très optimiste.
Je l’espère bien. Je crois que la guerre en Ukraine a souligné la vulnérabilité de nos approvisionnements et de nos chaînes d’approvisionnement énergétiques ainsi que la difficulté que nous avons à court terme de réagir de façon stratégique à la dépendance énergétique de tous les acteurs.
Nous le savons depuis longtemps, mais je pense que la population en est plus persuadée qu’elle ne l’a jamais été depuis la première ou la deuxième guerre en Irak.
L’Arctique offre d’immenses débouchés. Je vais de nouveau revenir aux États asiatiques. Ils traitent en grande priorité les objectifs de développement durable ainsi que le développement durable avec des technologies propres pour produire l’énergie et pour s’approvisionner en énergie durable. Certains des États les plus vulnérables par leur dépendance énergétique se trouvent en Asie du Nord-Est. Ils dépendent des routes commerciales qui passent par la mer de Chine méridionale, qui est une zone potentielle de conflit ainsi que par l’Arctique, qui a encore des problèmes d’accessibilité. Bon nombre de ces États accepteraient de collaborer à long terme avec le Canada dans la région de l’Arctique afin de se libérer de leur dépendance aux combustibles fossiles pour adopter des sources d’énergie plus fiables, renouvelables et propres. À mon avis, nous devrions rechercher cette coopération non seulement en Asie, bien sûr, mais avec tous nos États partenaires dans l’Arctique.
Le président : Merci beaucoup. Cela couronne merveilleusement une excellente réunion! Nous sommes arrivés à la fin de la séance, et je vous remercie tous deux de nous avoir transmis votre expertise dans le cadre de cette importante discussion. Vous nous avez guidés pendant tout un après-midi très enrichissant. Nous avons maintenant beaucoup de matière à réflexion. Nous vous sommes reconnaissants du temps que vous nous avez consacré aujourd’hui.
Chers collègues, notre prochaine réunion aura lieu lundi prochain, le 9 mai, à l’heure habituelle, 14 heures, heure de l’Est. Sur ce, je vous souhaite à tous une bonne soirée. La séance est levée.
(La séance est levée.)