LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES SOCIALES, DES SCIENCES ET DE LA TECHNOLOGIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 12 juin 2024
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi C-58, Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles.
La sénatrice Ratna Omidvar (présidente) occupe le fauteuil.
[Français]
La présidente : Je m’appelle Ratna Omidvar, je suis une sénatrice de l’Ontario et je suis présidente du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie.
[Traduction]
Avant de commencer, je demanderais à tous les sénateurs et aux autres participants en personne de consulter la carte sur la table qui concerne les directives visant à prévenir les incidents de retour de son.
Sachez que nous avons mis en place les mesures préventives suivantes pour protéger la santé et la sécurité de tous les participants, y compris des interprètes.
Si possible, veuillez prendre place de manière à augmenter la distance entre les microphones. N’utilisez que les oreillettes noires approuvées. Il ne faut plus utiliser les anciennes oreillettes grises. Veuillez garder votre oreillette loin des microphones, et ce, en tout temps. Lorsque vous n’utilisez pas votre oreillette, placez-la s’il vous plaît face en bas sur l’autocollant placé sur la table à cet effet.
Merci beaucoup de votre collaboration.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre examen du projet de loi C-58, Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles.
Avant de commencer, j’aimerais faire un tour de table pour que les sénateurs se présentent, en commençant par la vice‑présidente du comité, la sénatrice Cordy.
La sénatrice Cordy : Bienvenue à notre comité. Je m’appelle Jane Cordy, sénatrice de la Nouvelle-Écosse.
[Français]
Le sénateur Cormier : Bonjour et bienvenue au comité. René Cormier, du Nouveau-Brunswick.
[Traduction]
La sénatrice Burey : Sharon Burey, sénatrice de l’Ontario.
La sénatrice Osler : Gigi Osler, sénatrice du Manitoba.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : Chantal Petitclerc, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Frances Lankin, sénatrice de l’Ontario.
La sénatrice Seidman : Judith Seidman, du Québec.
La sénatrice Dasko : Donna Dasko, sénatrice de l’Ontario.
La présidente : Dans notre premier groupe de témoins, nous accueillons les témoins suivants en personne : M. Robin Guy, vice-président et chef adjoint, Relations gouvernementales de la Chambre de commerce du Canada; M. Jasmin Guénette, vice‑président, Affaires nationales; et Mme Christina Santini, directrice, Affaires nationales de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante; ainsi que M. Ryan Greer, vice‑président, Affaires publiques et politique nationale de Manufacturiers et Exportateurs du Canada. Merci de vous joindre à nous aujourd’hui.
Je crois savoir que MM. Guy, Guénette et Greer vont présenter un exposé. Nous commencerons par vous, monsieur Guy. Allez‑y; vous disposez de cinq minutes, et nous allons surveiller votre temps de parole de près.
Robin Guy, vice-président et chef adjoint, Relations gouvernementales, Chambre de commerce du Canada : Bonjour, honorables sénateurs.
Au nom de la Chambre de commerce du Canada, des 400 chambres de commerce et d’environ 200 000 entreprises au pays, je vous remercie de m’avoir invité à participer à la discussion d’aujourd’hui alors que votre comité examine le projet de loi C-58, qui est l’interdiction des travailleurs de remplacement que propose le gouvernement.
Au bout du compte, l’enjeu, c’est qui protégera les intérêts des petites entreprises, des travailleurs dont l’emploi est menacé et des familles canadiennes qui souffrent de pénuries et de coûts élevés à cause des conflits de travail.
Le projet de loi C-58 constitue une menace non seulement pour les entreprises et les entrepreneurs, mais aussi pour les millions de Canadiens qui dépendent des services essentiels fournis par les entreprises sous réglementation fédérale. Par conséquent, à la Chambre de commerce du Canada, ce projet de loi nous préoccupe beaucoup.
Au quatrième trimestre de l’an dernier, le Canada a perdu 926 400 heures à cause de conflits de travail. Pour mettre ces chiffres en contexte, cela représente le plus d’heures perdues dans tout trimestre depuis 18 ans. En fait, dans un rapport récent de la Banque Scotia, on signale que le Canada a perdu plus d’heures de travail à cause des travailleurs en grève qu’à tout moment durant la pandémie. Tout indique que plus d’agitation ouvrière s’en vient.
On peut lire ce qui suit dans le document de travail qu’a produit le gouvernement sur ce projet de loi contre les travailleurs de remplacement :
La majorité [des] études suggèrent que lorsqu’une province interdit le recours aux travailleurs de remplacement, cela se traduit par des grèves et des lock-out plus fréquents...
Si cette recherche est exacte, l’interdiction pourrait nuire à l’économie, parce que des conflits plus fréquents et plus longs pourraient toucher les secteurs des télécommunications et de l’infrastructure de transport sous réglementation fédérale.
Les travailleurs de remplacement permettent aux organisations des secteurs ferroviaire, portuaire, des télécommunications et aérien de maintenir un niveau d’activité de base afin d’assurer les services essentiels pour les Canadiens. Ces travailleurs sont un filet de sécurité capital pour l’économie, car ils peuvent prêter main-forte de manière temporaire — dans l’intérêt des Canadiens — jusqu’à la fin d’un arrêt de travail.
Cela aurait des incidences graves pour tous les Canadiens si l’on interdisait à ces travailleurs de maintenir les services. On arrive souvent sans problème à régler les pannes dans l’infrastructure des télécommunications, une résolution que nous voulons rapide et fiable, mais durant une grève, les travailleurs de remplacement seraient incapables de résoudre les problèmes. Les petites entreprises, dont les cafés et les restaurants, perdraient leur capacité de traiter les paiements, et les Canadiens ne pourraient pas joindre leurs proches.
La présidente : Je m’excuse de vous interrompre. Veuillez ralentir un peu pour que les interprètes puissent suivre le rythme. Merci.
M. Guy : Songez aussi au fait que des Canadiens de partout au pays comptent sur le transport en commun pour se déplacer. Bon nombre se servent du transport ferroviaire pour se rendre au travail et en revenir tous les jours. Environ 70 millions de passagers utilisent les services ferroviaires tous les ans, notamment sur les principaux corridors du Grand Toronto, de Montréal et de Vancouver. Durant une grève ferroviaire, sans travailleurs de remplacement, on ne pourrait pas garantir que les trains continuent de circuler selon un horaire fiable. Des dizaines de milliers de Canadiens se verraient forcés de trouver d’autres solutions pour se déplacer.
Le transport aérien subirait aussi de grandes conséquences, surtout dans les nombreuses collectivités auxquelles on ne peut accéder que par avion. Si les pilotes, les bagagistes ou les travailleurs qui approvisionnent les avions en carburant déclenchaient une grève, les travailleurs de remplacement ne pourraient pas garantir les déplacements des Canadiens. Ceux qui voulaient partir en vacances devraient annuler leur voyage, les travailleurs ne pourraient pas retourner chez eux et les Canadiens vivant dans des collectivités qui ne sont accessibles que par avion se retrouveraient complètement isolés. Pour le dire simplement, il n’est pas nécessaire ni utile d’interdire le recours temporaire aux travailleurs de remplacement.
Le gouvernement devrait défendre l’intérêt public, et non promouvoir les intérêts d’une des parties à la grève. Le système de négociation collective établi de longue date au Canada a été conçu soigneusement pour que les employeurs et les syndicats concluent des ententes à la table de négociation. Ce nouveau projet de loi déséquilibrerait les forces en présence et pourrait infliger des dommages économiques graves aux villes, aux entreprises et aux travailleurs du Canada.
Même si fondamentalement, la Chambre de commerce du Canada n’appuie pas le projet de loi C-58, si les sénateurs décidaient de l’appuyer, nous vous encouragerions à le modifier. Au minimum, nous vous recommanderions d’inclure une exemption pour le recours aux travailleurs de remplacement quand c’est dans l’intérêt économique du pays. Il faudrait aussi modifier ce projet de loi pour qu’il s’applique dès la réception d’un avis de différend, plutôt qu’à la réception d’un avis de négociation. Pour trouver le bon équilibre dans le projet de loi C-58 et garantir le maintien en service de l’infrastructure essentielle, le Sénat doit retirer les restrictions sur le transfert d’employés entre des lieux de travail. De plus, nous vous exhortons à rejeter les amendements sur la date d’entrée en vigueur du projet de loi pour revenir à 18 mois et assurer sa bonne mise en œuvre.
Comme l’a dit le ministre du Travail, notre crédibilité comme pays commerçant dépend du fonctionnement stable des chaînes d’approvisionnement. Nous devons faire tout en notre pouvoir pour préserver cette stabilité. Nous ne pourrions pas être plus d’accord; toutefois, ce projet de loi va faire le contraire.
Merci encore de m’avoir invité. Je répondrai à vos questions avec plaisir.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Guy. Nous passons à M. Guénette.
[Français]
Jasmin Guénette, vice-président, Affaires nationales, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante : Bonjour. Je m’appelle Jasmin Guénette, vice‑président, Affaires nationales, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI). Je suis en compagnie de ma collègue Christina Santini, directrice, Affaires nationales.
Nous tenons à remercier le comité pour cette invitation. Ma collègue et moi vous ferons part de nos commentaires et nous pourrons répondre à vos questions.
La FCEI représente 97 000 propriétaires de PME dans tous les secteurs de l’économie et dans toutes les régions du pays.
Nous craignons que le projet de loi C-58 n’entraîne une augmentation du nombre de grèves, et donc, davantage de perturbations majeures de la chaîne d’approvisionnement.
La Colombie-Britannique et le Québec ont déjà des lois sur l’utilisation de travailleurs de remplacements et ils ont connu plus de grèves que la plupart des autres provinces, y compris si l’on fait la comparaison avec les entreprises du secteur privé sous réglementation fédérale.
Les PME canadiennes sont préoccupées par l’impact négatif que ce projet de loi pourrait avoir sur leur entreprise, les personnes qu’elles emploient et les clients qu’elles servent. Je vous rappelle que personne ne représente ni ne défend les intérêts des PME et leurs employés à la table de négociations dans ces grandes industries fédérales.
Les grèves entraînent des conséquences néfastes pour l’économie qui sont disproportionnées par rapport au bénéfice qu’un syndicat peut éventuellement en tirer. En cas de grève dans les infrastructures fédérales, de trop nombreuses PME perdent des ventes, de l’inventaire, paient des pénalités et réduisent la production et les heures de travail.
C’est pourquoi une analyse détaillée de ce projet de loi est primordiale afin de s’assurer de mieux comprendre l’impact que le projet de loi C-58 pourrait avoir sur l’économie. Il y a une raison pour laquelle tous les projets de loi semblables ont été défaits par le passé : le jeu n’en vaut pas la chandelle.
[Traduction]
Christina Santini, directrice, Affaires nationales, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante : En tout, 73 % de nos membres qui avaient une opinion ont dit qu’ils n’appuieraient pas l’interdiction des travailleurs de remplacement, et 92 % étaient en faveur de désigner les milieux de travail sous réglementation fédérale qui contribuent aux chaînes d’approvisionnement comme fournisseurs de services essentiels.
C’est pourquoi de manière générale, la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, la FCEI, s’oppose à l’adoption de ce projet de loi. Nous continuons de recommander que les travailleurs qui participent aux chaînes d’approvisionnement — comme les ports, les chemins de fer et le camionnage interprovincial — soient considérés comme essentiels et soient soumis à l’arbitrage contraignant.
Cela dit, il faut examiner le projet de loi en profondeur et en discuter sans partisanerie politique. Puisque les chaînes d’approvisionnement touchent tout le monde, toutes les parties intéressées et le public doivent participer à des consultations ouvertes sur les conséquences que pourrait avoir un arrêt de travail sur la santé publique, la sécurité et l’économie dans son ensemble. Il faut demander à un tiers indépendant d’évaluer les coûts et les conséquences d’un arrêt de travail avant de le permettre. Le projet de loi doit prévoir une évaluation plus robuste des incidences des arrêts de travail.
Nous proposons que votre comité amende le paragraphe 87.4(2) proposé du Code canadien du travail dans le projet de loi pour que l’employeur et le syndicat aient 60 jours afin de conclure une entente de prestation de service — et non 15 jours — et qu’on exige des consultations ouvertes et publiques des PME canadiennes, de leurs employés et des collectivités qu’elles servent, car ce ne sont pas les deux seules personnes à la table de négociation qui connaissent les incidences qu’aurait un arrêt de travail.
Enfin, le ministre a dit qu’il fallait 18 mois pour mettre le projet de loi en œuvre après la sanction royale. Votre comité pourrait aussi proposer de ramener la période avant la mise en œuvre à 18 mois.
Nous vous remercions de votre attention, et nous demeurons disponibles pour répondre à vos questions.
La présidente : Merci beaucoup. Monsieur Greer, allez-y.
Ryan Greer, vice-président, Affaires publiques et politique nationale, Manufacturiers et Exportateurs du Canada : Je vous remercie de m’avoir invité ici aujourd’hui au nom de Manufacturiers et Exportateurs du Canada. Nous sommes la voix de l’économie industrielle au Canada depuis 1871. Nous défendons les manufacturiers et les aidons à prendre de l’expansion pour améliorer le bien-être de leurs travailleurs et des collectivités où ils sont situés. Nous sommes ravis d’être ici, tout comme nous étions ravis de témoigner devant les députés pour faire connaître notre point de vue sur le projet de loi C-58.
Le ministre O’Regan a dit que ce projet de loi était « l’un des changements les plus importants apportés au régime fédéral de négociations collectives que le Canada n’ait jamais vus. » Ce changement majeur aura des conséquences importantes sur les chaînes d’approvisionnement essentielles sur lesquelles les petites, moyennes et grandes entreprises comptent au Canada.
Les négociations collectives représentent une partie importante d’une économie équitable et fonctionnelle. Cependant, il y a une différence fondamentale entre un arrêt de travail dans un port ou une compagnie ferroviaire et un arrêt de travail dans la plupart des autres organisations publiques ou du secteur privé. La nature interconnectée de la fabrication et de la logistique modernes est telle que les conflits de travail dans ces parties de la chaîne d’approvisionnement se répercutent dans toute l’économie.
Quand des moyens de pression arrêtent le transport des biens, ils causent du tort aux manufacturiers et aux travailleurs dans des collectivités souvent situées à des centaines, voire à des milliers de kilomètres les unes des autres. Une telle situation n’est ni équitable ni fonctionnelle.
En outre, ce changement majeur tombe mal. L’an dernier, les manufacturiers canadiens ont payé un lourd tribut pour les arrêts de travail dans les ports de la Colombie-Britannique et de la Voie maritime du Saint-Laurent. Cet été, nos membres naviguent à grands frais dans l’incertitude causée par les moyens de pression dans les chemins de fer de catégorie 1, au port de Montréal et, tout récemment, à l’Agence des services frontaliers du Canada.
Les conséquences sur les manufacturiers concernent plus que la hausse des coûts, la diminution de la production, les heures réduites, les mises à pied et les dommages à la réputation lorsqu’on cesse de déplacer les biens. La seule menace d’un conflit de travail peut mener à un report des investissements, des embauches et d’autres décisions quand les entreprises font face à de l’incertitude relativement à leur capacité d’accéder aux intrants et de livrer leurs produits à leurs clients.
Le mois dernier, nous avons sondé plus de 225 membres de partout au pays concernant les incidences potentielles d’un arrêt de travail dans les chemins de fer à l’échelle du Canada. Les deux tiers des manufacturiers ont indiqué qu’une grève nuirait beaucoup à leurs activités, et bon nombre assumaient déjà des coûts supplémentaires par mesure préventive pour trouver des modes de transport de rechange et augmenter leurs stocks. Comme un manufacturier l’a dit, « dans un marché qui présente des difficultés, la dernière chose que veut faire une entreprise, c’est de renvoyer 300 employés loyaux à la maison pendant quelques jours, une semaine ou plus, parce que les matériaux essentiels n’arrivent pas à temps à l’usine ». De plus, près de 40 % des manufacturiers ont indiqué que les grèves précédentes ont gravement nui à la réputation de leur entreprise auprès de leurs clients.
Quand nous disons que les conflits de travail nuisent à la réputation du Canada en tant que partenaire commercial fiable, nous parlons de ces 40 % de manufacturiers. Dans les faits, ce ne sont pas les pays qui commercent entre eux, mais plutôt les entreprises. Ces conflits nuisent à la réputation mondiale des manufacturiers au Canada.
Dans ce contexte, les manufacturiers se tournent vers les parlementaires pour qu’ils reconnaissent que les conflits de travail constituent un problème, qu’ils s’y intéressent vraiment et qu’ils s’engagent à tenter de régler ce problème. Au lieu de cela, le Parlement envisage d’adopter un projet de loi qui, à notre avis, va multiplier les problèmes liés à la chaîne d’approvisionnement. Par ailleurs, aucune des préoccupations soulevées par les groupes d’employeurs ni aucune de leurs suggestions ne fait partie des amendements au projet de loi qui vous est soumis.
J’espère que ce que je vous ai dit vous aidera à comprendre pourquoi les manufacturiers se sentent vulnérables et frustrés. Alors que votre comité examine ce projet de loi, nous vous recommandons d’apporter deux amendements simples. Tout d’abord, il faut ajouter une disposition d’examen quinquennal au projet de loi C-58 pour que le gouvernement en évalue les incidences et le modifie au besoin. Les évaluations des incidences représentent des pratiques législatives exemplaires qui conviendraient bien à ce projet de loi.
Pour mémoire, je rappelle que le ministre O’Regan a affirmé que le projet de loi C-58 constituait l’un des changements les plus importants apportés au régime fédéral de négociations collectives que le Canada ait jamais vus. Dans ces circonstances, il serait non seulement prudent et responsable, mais nécessaire de prévoir un examen ultérieur.
Comme vous pouvez le constater, il y a une grande divergence de points de vue en ce qui a trait aux conséquences qu’aurait ce projet de loi sur les services sur lesquels comptent les Canadiens et les manufacturiers. En dépit des études qui prouvent le contraire, des témoins ont déclaré que ce changement important n’allait pas accroître le nombre ni la durée des conflits de travail. Une réponse raisonnable à la divergence d’opinions serait pour vous d’ajouter une disposition d’examen pour que tous les parlementaires, les syndicats, les représentants d’entreprise et les autres intervenants aient l’occasion d’examiner les incidences du projet de loi C-58 en fonction des données, cinq ans après son entrée en vigueur.
Comme l’ont fait d’autres témoins, nous recommandons aussi de ramener la date d’entrée en vigueur du projet de loi à 18 mois. Comme le représentant de la FCEI l’a indiqué, le ministre O’Regan a dit très clairement que le Conseil canadien des relations industrielles a besoin de temps pour se préparer. Il serait irresponsable de ne pas lui accorder ce délai.
En terminant, à l’heure actuelle, les manufacturiers au Canada sont confrontés à de graves questions en matière de stabilité et de fiabilité des chaînes d’approvisionnement canadiennes. À notre avis, le projet de loi C-58 suscite plus de questions encore, et on pourrait répondre à certaines d’entre elles en ajoutant une disposition d’examen comme il se doit.
Merci, et je répondrai à vos questions avec plaisir.
La présidente : Merci beaucoup.
Chers collègues, nous passons maintenant aux questions. Vous disposez de quatre minutes chacun pour poser vos questions et entendre les réponses.
J’ai une question, et pour gagner du temps, je ne vais la poser qu’à M. Guy. Vous avez dit qu’à cause de ce projet de loi, il pourrait y avoir des grèves plus nombreuses, plus longues et plus fréquentes, mais ne croyez-vous pas que l’interdiction des travailleurs de remplacement inciterait en fait les employeurs à négocier de bonne foi et à résoudre les conflits plus vite?
M. Guy : Quand je lis dans le document de discussion du gouvernement sur la question que la majorité des études portent à croire que lorsqu’une province interdit... C’est de là que cela vient. On parle ici des endroits où il y a une interdiction, et les grèves y sont plus fréquentes et plus longues. Ce n’est pas moi qui le dis, cela figure dans le document du gouvernement lui-même. Cela vient de chercheurs universitaires qui ont étudié la question.
Donc, non, je fais confiance au document de discussion du gouvernement, qui dit que cela conduirait à plus de grèves et à des grèves plus fréquentes.
La présidente : Nous allons approfondir la question, j’en suis sûre.
La sénatrice Cordy : Merci beaucoup à tous d’être parmi nous et merci d’être arrivés si bien préparés, avec des exposés concis.
Pour ma première question, je m’adresserai à M. Greer. Nous avons entendu hier M. Rafael Gomez, directeur du Centre des relations industrielles et des ressources humaines de l’Université de Toronto. Il a déclaré qu’il fallait être prudent avec un texte législatif comme celui-ci, qui pourrait changer l’équilibre dans le système des relations du travail. Il a également cité une étude réalisée par l’un de ses doctorants sur les négociations collectives menées sur une échelle de 20 ans, selon laquelle 98,6 % des négociations collectives n’aboutissent jamais à la grève, ce qui signifie que la probabilité d’une grève est de 1,4 %.
Nous avons également entendu Bea Bruske, présidente du Congrès du travail du Canada. Elle a déclaré que le recours aux arrêts de travail est accessible aux deux parties lors d’une négociation de contrat, mais que lorsque les employeurs sont autorisés à utiliser — et je reprends son terme — des « briseurs de grève », cela tend à favoriser l’employeur.
Dans l’étude de ce projet de loi, nous avons entendu des témoins nous présenter une multitude d’opinions différentes sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas dans ce projet de loi. Ce projet de loi ne viendrait-il pas justement mieux équilibrer les relations de travail en supprimant cet avantage pour les employeurs? Les règles sont-elles vraiment équitables quand les entreprises sont autorisées à faire appel à des travailleurs de remplacement ?
M. Greer : Merci beaucoup pour cette question.
Le chiffre que vous avez cité, à savoir qu’environ 98 % des négociations collectives n’aboutissent pas à la grève, répond, je crois, en partie à votre question, à savoir que ce projet de loi est une solution en quête d’un problème. Il existe un équilibre soigneusement calculé dans le système de négociation collective. Comme l’a affirmé le ministre, il s’agit du changement le plus important jamais apporté à ce système. Je pense que c’est la raison pour laquelle vous entendez des inquiétudes de la part de nos membres.
Je serai très candide : si nos membres avaient des preuves ou croyaient que cela réduirait réellement l’incidence ou la durée de ces perturbations, ils exigeraient que nous venions ici pour nous prononcer en faveur du projet de loi. Ces preuves n’ont pas été présentées au comité de la Chambre. Je ne les ai pas entendues ici non plus. Il y a eu diverses affirmations.
M. Guy a mentionné certaines études qui ont été prises en compte dans les consultations fédérales, selon lesquelles les expériences du Québec et de la Colombie-Britannique attesteraient du contraire : les perturbations ont augmenté.
Nous craignons qu’un changement aussi important de cette nature ne crée encore plus de perturbations. C’est pourquoi nous recommandons d’inclure une disposition de révision dans le projet de loi. Il y a de fortes divergences d’opinions et, finalement, pour un changement aussi important, il serait prudent que le gouvernement et le Parlement examinent l’incidence du nouveau régime au bout de cinq ans pour évaluer s’il est utile ou s’il doit être modifié d’une manière ou d’une autre.
La sénatrice Cordy : Monsieur Guénette, avez-vous quelque chose à ajouter?
[Français]
M. Guénette : Je reprendrai les mots de mon collègue : on est très inquiet des conséquences que ce projet de loi pourrait avoir sur le nombre d’incidences de grèves. Nos membres sont très inquiets. Les PME que nous représentons subissent souvent les dommages collatéraux de ce genre de conflit de travail. Elles ne reçoivent pas la marchandise qu’elles devraient recevoir. Elles perdent des ventes et paient des pénalités financières. Ce serait dommage qu’on présente un projet de loi qui viendrait ultimement perturber davantage la chaîne d’approvisionnement et le dur labeur que ces propriétaires de PME font chaque jour.
[Traduction]
M. Guy : Si vous regardez le nombre d’heures de grève en Colombie-Britannique et au Québec, il est beaucoup plus élevé que la moyenne nationale, alors je dirais que c’est totalement l’inverse de ce que vous dites. Cela équivaut plutôt à conférer l’avantage à une partie plus qu’à l’autre, et je dirais que cette partie serait le syndicat.
La sénatrice Seidman : Merci beaucoup d’être parmi nous aujourd’hui.
Je dois dire qu’il est très troublant d’entendre des mots comme « augmenter davantage notre productivité », « éroder notre réputation mondiale » et « des perturbations coûteuses de la chaîne d’approvisionnement qui ont des conséquences sur les moyens de subsistance des Canadiens ». Je pense que vous avez tous dit des choses très similaires. C’est inquiétant à entendre.
J’ai quelques questions à poser. La première concerne les données.
Nous avons entendu hier des exposés très différents de la part de chercheurs universitaires qui ont déclaré qu’il n’y avait pas de données portant à croire que l’interdiction des travailleurs de remplacement aurait l’effet que vous décrivez, c’est-à-dire qu’elle ferait augmenter la fréquence, de même que la nature et la durée des grèves.
Avez-vous des données, tout d’abord, sur la fréquence du recours à des travailleurs de remplacement dans les grèves dans les secteurs sous réglementation fédérale? Disposez-vous d’informations ou de données sur les types de travailleurs utilisés pour remplacer les grévistes? S’agit-il de travailleurs d’autres segments de la chaîne de l’intérieur ou de l’extérieur de l’entreprise, ou de travailleurs de l’extérieur de la province? C’est ma première question sur les données.
Deuxièmement, disposez-vous de preuves empiriques des effets des grèves? Vous parlez beaucoup en termes généraux. Vous avez parlé de l’étude québécoise, monsieur Guy. Il y a des liens de cause à effet, et on ne peut pas nécessairement dire que parce que le Québec a des lois, il y a plus de grèves. Il y a un certain nombre de facteurs qui entrent en ligne de compte. Il peut y avoir une corrélation, mais pas de lien de cause à effet. Je lance tout cela et vous demande de m’aider à comprendre ce qui vous amène à faire ces affirmations. Je vais commencer par vous, monsieur Guy.
M. Guy : Le seul rapport auquel j’ai fait allusion dans ma déclaration préliminaire est celui de la Banque Scotia. Je serai heureux de vous le transmettre.
Ensuite, le Laboratoire de données sur les entreprises de la Chambre de commerce du Canada a procédé à un examen des données accessibles au public afin d’établir les statistiques sur 18 ans que j’ai citées dans ma déclaration préliminaire. Ce sont les données que nous utilisons. Je serai ravi de les transmettre aux sénateurs par l’entremise de la greffière après la réunion.
La sénatrice Seidman : Avez-vous des chiffres réels sur la fréquence du recours aux travailleurs de remplacement?
M. Guy : Il est difficile de déterminer la fréquence réelle du recours aux travailleurs de remplacement, étant donné que les définitions en vigueur au Québec et en Colombie-Britannique diffèrent un peu de ce qui est proposé. Donc non, je n’ai pas nécessairement de chiffres. Il s’agit plutôt d’heures perdues.
La sénatrice Seidman : Avons-nous des données sur le fait que ces travailleurs proviennent généralement de l’intérieur ou de l’extérieur de l’entreprise? Ces travailleurs habitent-ils à l’intérieur ou à l’extérieur de la province? Qui sont les travailleurs de remplacement? Avons-nous des données à ce sujet?
M. Guy : Oui. Nous avons surtout des exemples du secteur ferroviaire. Par exemple, dans ce secteur, les cadres reçoivent une formation de base sur la façon de faire fonctionner les trains. C’est probablement le meilleur exemple que je puisse donner de ce que nous entendons le plus souvent.
En fin de compte, bon nombre des entreprises sous réglementation fédérale dont nous parlons aujourd’hui n’offrent pas des emplois que n’importe qui, comme vous ou moi, pourrait exercer. J’aimerais bien essayer d’utiliser une grue à un moment donné, mais cela ne donnerait probablement pas le meilleur résultat.
La sénatrice Seidman : Merci. Je me demande si M. Greer...
La présidente : Je crains que votre temps ne soit écoulé, sénatrice Seidman. Il s’agit d’une question importante; nous pourrons peut-être y revenir.
La sénatrice Osler : Je remercie les témoins d’être ici aujourd’hui. J’ai la même question pour chacun de vous. Nous pouvons peut-être entendre d’abord la réponse des Manufacturiers et Exportateurs du Canada, puis celle de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante et enfin, celle de la Chambre de commerce du Canada.
Notre comité a entendu les diverses préoccupations concernant le projet de loi C-58 et ses effets possibles sur l’économie nationale, le quotidien des Canadiens et la compétitivité du Canada à l’échelle mondiale. Nous avons également entendu les préoccupations des travailleurs concernant les déséquilibres de pouvoir.
Comment peut-on, dans le projet de loi C-58, trouver le juste équilibre entre la nécessité de maintenir les activités dans l’économie canadienne et celle que les travailleurs reçoivent un traitement équitable de la part de leur employeur?
M. Greer : Merci. C’est une excellente question. Selon nous, le système actuel est équilibré. La plupart des négociations collectives n’aboutissent pas à des grèves. Les employeurs et les syndicats ne souhaitent rien de plus que de parvenir à un accord à la table des négociations, et une grève ou un lockout, ou tout autre arrêt de travail, est souvent dévastateur pour les travailleurs et leurs familles, tout comme pour les employés, les membres de la chaîne d’approvisionnement et les travailleurs qui en subissent les conséquences. Il s’agit toujours d’une solution de dernier recours.
À notre avis, la meilleure façon de préserver l’équilibre dans le cadre de ce projet de loi est d’agir avec une extrême prudence. Il est alarmant d’entendre le ministre dire qu’il s’agit du plus grand changement dans l’histoire des relations de travail fédérales au Canada. C’est pourquoi un si grand nombre de nos membres — qui sont déjà en train de se remettre d’arrêts de travail et de se préparer à en subir d’autres — sont nerveux lorsqu’ils entendent ce genre de propos.
Ils sont à la recherche de continuité et de stabilité. Ils reconnaissent l’importance de la négociation collective, mais aussi le fait que ces acteurs essentiels de la chaîne d’approvisionnement sont complètement différents d’un service privé ou public dont la sphère d’influence peut être beaucoup plus restreinte. Nous parlons là de petites et moyennes entreprises manufacturières — qui se trouvent à des centaines de milliers de kilomètres et n’ont aucun contrôle sur la situation — qui renvoient soudainement leurs employés chez eux ou arrêtent leur production, ce qui entraîne forcément une perte de revenus et divers autres coûts.
Nous sommes d’avis qu’il faut agir avec prudence avant d’apporter des changements de cette ampleur.
Par ailleurs, comme je l’ai mentionné dans mon exposé, nous ne sommes pas insensibles au fait que ce projet de loi bénéficie d’un vaste soutien politique. Il sera adopté et finira par recevoir la sanction royale. C’est pourquoi nous pensons qu’il serait juste et approprié d’y inclure une disposition d’examen afin d’évaluer quels en sont les effets exactement et de veiller à bien calibrer la loi et son incidence sur l’ensemble du régime de négociation collective au Canada pour garantir le maintien de l’équilibre qui doit exister.
Mme Santini : Merci. Il existe déjà un certain équilibre si les deux parties peuvent parvenir à un accord à la table de négociations dans plus de 96 % des cas. La grande question est celle du problème que ce projet de loi vise réellement à régler et de son objet principal. En termes de responsabilité, il s’agit de s’assurer que le ministère dispose de suffisamment de temps pour mettre la loi en œuvre — comme ses dirigeants ont déclaré qu’ils le feraient — et, de notre point de vue, d’essayer d’intégrer certaines responsabilités pour les deux parties à la table, afin de prendre en considération l’ensemble de l’économie. C’est pourquoi nous recommandons que l’article 87.4 du code soit revu afin de prescrire cette exigence de consultation.
Récemment, le Conseil canadien des relations industrielles a mené une consultation sur les conséquences d’une grève pour les lignes ferroviaires du CN et du CPKC. Il a donné une semaine aux parties prenantes pour faire part de leurs commentaires. Quelques semaines plus tard, certains membres me soumettaient encore leurs témoignages. Quinze jours pour que les employeurs et les syndicats parviennent à un accord, ce n’est manifestement pas assez.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : Merci à tous d’être là. Madame Santini, je voudrais creuser cette question de la période de 15 jours. J’aimerais être certaine de bien comprendre votre position.
Vous êtes d’accord sur le principe selon lequel il faut conclure une entente. Dans la loi, une entente est exigée entre l’employeur et le syndicat pour décider quelles sont les activités essentielles, mais vous n’êtes pas d’accord sur la durée de cette entente?
Mme Santini : Et sur la manière.
La sénatrice Petitclerc : Et sur la manière. Je vais vous laisser nous expliquer cela.
Mme Santini : Ce que l’on peut comprendre, c’est que l’employeur et les syndicats s’entendent et identifient quelles sont les positions et les fonctions essentielles pour maintenir les services nécessaires à la sécurité publique et à la santé publique. Mais est-ce vraiment ce qui est dans tous les wagons? Est-ce qu’on sait vraiment qui utilise les avions? Pour quelles raisons? Pourquoi est-ce que ce serait seulement entre deux parties?
C’est la question que l’on vous demande de considérer. Puisque l’on réexamine cette disposition, comment peut-on s’assurer qu’elle est aussi efficace qu’elle peut l’être et qu’elle considère le bien-être, la sécurité et la santé publique de tous les Canadiens, en engageant les Canadiens?
La sénatrice Petitclerc : Donc, si je comprends bien, vous considérez que la période de 15 jours n’est pas... Je le demande, parce que ce qu’on a entendu, c’est que de toute façon, cela se fait déjà à l’intérieur de 15 jours.
Mme Santini : La raison pour laquelle je suggère une plus longue durée, c’est qu’on aimerait imposer une consultation entre les deux parties, ce qui voudrait dire que les employeurs et les employés devraient ouvrir les consultations et tenir des consultations publiques.
Il y aura une grève, ou il y aura potentiellement une grève, et on est en négociations. Quels seraient les impacts?
La sénatrice Petitclerc : Donc, on ajoute une consultation de plus auprès des employeurs et des syndicats dans toutes ces négociations, et cela pourrait prendre jusqu’à 60 jours? C’est votre position?
Mme Santini : Ce serait notre suggestion, oui.
La sénatrice Petitclerc : D’accord. Moi, quand je lis cela, je me dis qu’on a des gens qui sont sur le terrain, les employeurs, le syndicat, qui connaissent leurs milieux et qui sont capables d’identifier quelles seraient les activités essentielles. À partir de ce moment-là, il y a une protection contre tous les bris de service et les bris de productivité, si ces activités essentielles sont bien identifiées comme elles devraient l’être, si je lis bien le projet de loi. Mais vous n’avez pas confiance? Vous n’êtes pas certains que cela va se faire de cette façon?
Mme Santini : Selon ce que l’on comprend, ce n’est pas aussi simple que cela. Disons que les notes d’information préparées pour le ministre des Transports, quand il y a eu la grève au port de Montréal, disaient qu’on ne pouvait pas identifier quelles cargaisons sur le paquebot contenaient de l’insuline.
La sénatrice Petitclerc : Je comprends, merci. Cela m’aide beaucoup.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Je vous remercie tous et toutes de vous joindre à nous aujourd’hui. J’ai moi-même fait l’expérience des négociations du côté syndical, bien que j’aie occupé un certain nombre de fonctions patronales aussi et que j’aie négocié avec les syndicats à ce titre. J’ai donc une certaine expérience des deux côtés et je tenais à vous donner une idée de mon parcours.
Je m’attendais totalement à certaines des choses que vous avez dites. Je comprends les positions avancées. Certaines choses m’ont toutefois choquée, c’est pourquoi je voudrais aborder certains éléments avec les personnes concernées.
Monsieur Guy, vous avez parlé d’intégrer une disposition dictant de tenir compte de l’intérêt économique national. Est-ce bien ce que vous avez dit? Ai-je bien compris le concept?
M. Guy : C’est le concept.
La sénatrice Lankin : Désolée, je suis vieille et j’ai vécu ce genre de situation plusieurs fois, et cela me rappelle immédiatement les débats sur l’insertion des mots « capacité de payer », même dans des situations où les parties elles-mêmes ont convenu de renvoyer l’affaire en arbitrage pour obtenir un mécanisme différent de règlement des différends. On a donc déjà flirté avec ce concept. Dans la plupart des cas, il n’a pas été intégré à la loi. Dans les quelques cas où on l’a fait, toutefois, cela n’a pas duré longtemps parce que c’est ambigu. Il est très difficile pour quiconque de se prononcer et de prendre une décision. Très rapidement, je pourrais très bien imaginer une contestation jusque devant la Cour suprême, parce que cette disposition porterait atteinte au droit de grève garanti par la Charte.
Pourriez-vous me dire comment vous envisageriez que ce soit mis en œuvre dans ce projet de loi? Vous avez recommandé un amendement, mais je ne vois pas comment cela pourrait se faire dans la pratique.
M. Guy : Oui. Quand nous parlons de l’intérêt économique national, nous pensons par exemple aux chemins de fer ou aux ports. Prenons l’exemple de l’été dernier, puisque tout le monde l’a encore en tête. Nous avons vu des entreprises, des entreprises d’engrais notamment, en Saskatchewan, qui ont dû fermer des mines.
La sénatrice Lankin : Je ne veux pas vous manquer de respect. Je comprends les préoccupations dont vous parlez et les répercussions le long de la chaîne d’approvisionnement. J’ai cru vous entendre dire que nous devrions modifier le projet de loi pour y introduire ce concept. Pourriez-vous être plus précis et nous dire comment vous verriez cet ajout et la prise de décisions dans ce domaine, la mécanique concrète plutôt que la philosophie?
M. Guy : Là encore, cela devient une question d’intérêt économique national. Si des entreprises doivent fermer leurs portes, je dirais que c’est dans l’intérêt économique national, s’il s’agit d’une grande entreprise canadienne.
C’est ce que nous disons : selon le projet de loi dans sa version actuelle, malheureusement, l’intérêt économique du pays — la croissance, les emplois et les investissements dans le pays — est en fait quelque chose à prendre en compte s’il y a des interruptions du travail.
La sénatrice Lankin : Merci. Je vous prie de remercier votre président-directeur général. J’ai eu une bonne conversation avec lui en amont de cette étude. Je lui suis reconnaissante du temps qu’il m’a accordé.
Monsieur Guénette, vous avez dit une chose que j’aimerais bien vous entendre répéter. Vous parliez de grèves. Cela semblait ne laisser place à aucun doute : elles sont toujours mauvaises et font plus de mal que ce que les syndicats en retirent — et je crois que vous avez dit « les syndicats »; vous n’avez pas dit « les travailleurs », mais c’est ce dont il s’agit. Pourriez-vous me relire cela, s’il vous plaît?
M. Guénette : Bien sûr.
La sénatrice Lankin : Merci.
M. Guénette : En gros, j’ai dit qu’une longue grève a des conséquences néfastes pour l’ensemble de l’économie, qui sont disproportionnées par rapport aux avantages qu’un syndicat peut en tirer.
La présidente : Sénatrice Lankin, j’aimerais vous donner plus de temps en tant que marraine du projet de loi, mais j’ai une longue liste de sénateurs qui attendent.
La sénatrice Lankin : Je comprends. J’aimerais parler au prochain tour, s’il vous plaît.
La sénatrice Bernard : Je vais céder mon temps à la sénatrice Lankin parce que cette question m’intéressait.
La sénatrice Lankin : Je remercie la sénatrice Bernard. Je vous en suis reconnaissante.
Monsieur Guénette, je ne veux pas déformer vos propos. Vous ne dites pas que la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante est contre le droit de faire la grève?
M. Guénette : Absolument pas.
La sénatrice Lankin : Je voulais mettre les choses au clair à cause de l’interprétation que j’ai entendue.
M. Guénette : Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce que je voulais dire, ce sont les mots que j’ai prononcés.
La sénatrice Lankin : D’accord.
Monsieur Greer, il est intéressant de revenir sur votre suggestion d’examen périodique. Toute législation devrait faire l’objet d’un examen, que ce soit inclus ou non dans le libellé. Malheureusement, même lorsque c’est indiqué, les examens n’ont souvent pas lieu dans les délais impartis. Vous avez demandé un délai de cinq ans, et d’autres personnes à la table étaient d’accord.
Voici ce qui me préoccupe et ce que j’ai constaté lors des négociations et des conventions collectives. Il arrive qu’il y ait un contrat de deux ou trois ans, mais ils sont souvent de trois, quatre ou cinq ans, en particulier pour les grands employeurs du secteur sous réglementation fédérale.
Je ne vois pas en quoi une disposition prévoyant un examen quinquennal pourrait être utile. Suggérez-vous simplement une disposition d’examen? Peut-être s’agit-il d’un examen décennal? Ou y a-t-il une raison pour le délai de cinq ans que vous proposez?
M. Greer : Non, je ne pense pas que cinq est un chiffre magique. Nous avons pensé que certains de ces contrats ont une durée de deux, trois ou quatre ans. Il pourrait peut-être y avoir un juste milieu, où un examen complet serait réalisé après une période plus longue — comme six, sept ou huit ans —, mais un examen intermédiaire comportera des données et des expériences, et aussi des apprentissages. Nous pensons que revoir ces choses est une bonne pratique législative. Nous serions favorables à une autre durée qui conviendrait mieux au comité.
La sénatrice Lankin : Je ne dis pas que c’est vous, mais, d’après les discussions que nous avons entendues, c’est plutôt une question de prévisions politiques. Les gens veulent examiner cette législation. C’est de là que viennent également les objections.
Ma dernière question est la suivante. Vous avez tous proposé d’annuler l’amendement qui prévoyait une mise en œuvre dans les 12 mois après la sanction royale, afin de revenir à 18 mois.
Monsieur Greer, c’est peut-être vous qui avez fait référence au Conseil canadien des relations industrielles. La présidente du conseil était ici hier et a déclaré que, à la lumière de ses ressources et de ses engagements, un délai de 12 mois est suffisant. Le ministre était également présent. Lorsque je me suis entretenue avec lui, il était question de 18 mois. Il y a eu des réactions négatives et le comité voulait apporter un changement. Il a dit qu’il ne soutiendrait pas le passage à 12 mois tant que les services de médiation complets et le Conseil canadien des relations industrielles ne diraient pas que c’est un délai raisonnable. Il s’est ensuite rallié à cette position. Pourquoi suggérez-vous tous de revenir à 18 mois?
M. Greer : Comme vous le savez, le ministre a dit 18 mois la première fois qu’on lui a présenté le projet de loi, et il était très ferme à cet égard. Le fait que son point de vue ait changé en même temps que l’amendement est peut-être un peu curieux.
Ce qui nous inquiète le plus — pour revenir à la déclaration initiale du ministre —, c’est qu’il s’agit de l’un des changements les plus importants dans l’histoire des relations de travail fédérales au Canada, de sorte que la prudence est, à notre avis, plus importante que ce qu’une différence de six mois peut signifier dans le calendrier global.
La sénatrice Lankin : D’accord, mais vous reconnaissez que le Conseil canadien des relations industrielles nous a dit qu’un délai de 12 mois est acceptable, n’est-ce pas?
M. Greer : Oui.
La sénatrice Lankin : Je vous remercie.
La présidente : Si je peux me permettre de revenir sur la durée de 18 ou de 12 mois, nous avons entendu dire que le Conseil canadien des relations industrielles était prêt, disposé et capable de le faire. Qu’en est-il du temps nécessaire pour entreprendre la consultation sur les règlements, qui doit également accompagner ce processus? Pensez-vous que cela puisse se faire en 12 mois?
M. Greer : C’est une question qui s’adresse à ceux qui réaliseront les consultations. D’après notre expérience, il est toujours possible de mener des consultations accélérées, mais elles ne répondent pas toujours aux attentes de nos membres et des partenaires de la chaîne d’approvisionnement avec lesquels nous travaillons. En effet, elles sont souvent effectuées en fonction d’un résultat ou d’un délai, au lieu d’avoir une véritable discussion de bonne foi sur les défis, les occasions et la manière de s’assurer que nous faisons quelque chose de bien. Je dirais que nous avons déjà été échaudés par de nombreuses consultations axées sur un calendrier au lieu de chercher à obtenir des résultats adéquats.
[Français]
Le sénateur Cormier : Mes questions s’adressent à Mme Santini et M. Guénette.
Je vous remercie d’être ici. Je viens du Nouveau-Brunswick, alors je crois comprendre certains des enjeux des petites et moyennes entreprises. Les régions de chez nous sont construites grâce aux petites et moyennes entreprises, alors je comprends que le rapport de force peut être difficile.
J’aimerais revenir à la question de la sénatrice Petitclerc concernant la consultation supplémentaire.
Madame Santini, je crois que vous avez mentionné qu’il y devrait y avoir une consultation supplémentaire dans ce processus menant à une grève, avant que la grève ne soit déclenchée. Donc, vous souhaiteriez que les employeurs consultent et que les syndicats consultent.
Pouvez-vous me donner plus de précisions? Qu’ils consultent qui, quoi? Est-ce que les employeurs doivent consulter les PME?
Mme Santini : C’est une consultation ouverte et publique, un peu comme le Conseil canadien des relations industrielles l’a fait récemment avec le CN et le CPKC. Ils avaient fait un appel de consultation ouverte. Bien entendu, un mécanisme devrait être mis en place pour l’appuyer, mais il viserait à s’assurer que leur analyse de ce qui est essentiel ou de ce qu’est un service qui doit être maintenu est complète et qu’ils comprennent bien l’impact de leurs actions. L’analyse ou la consultation pourrait aussi informer le gouvernement sur les actions subséquentes qui pourraient être posées. Il y a différents outils et différentes manières pour le gouvernement d’intervenir lors d’un processus de négociation collective.
Le sénateur Cormier : Je vais aller plus loin. Vous mentionnez une consultation publique, mais quelle pourrait être l’ampleur d’une consultation publique, selon quels critères et quelles considérations? Puisqu’on a deux parties, il y a une structure dans l’organisation du monde du travail entre les employeurs et les syndicats; c’est une structure organisée avec deux parties bien structurées. Quels résultats réels pourriez-vous obtenir avec une consultation de ce genre?
Mme Santini : Si l’on se base sur l’interprétation de l’article 87.4, ils doivent en arriver à une entente sur les postes qui seraient essentiels. Ils font cela dans un trou noir, car ils connaissent seulement leur propre expérience et ils ont peut-être quelques intervenants précis. Nous n’avons pas été consultés, sinon par l’intermédiaire du CCRI. Pourtant, nous avons des données que nous pouvons partager avec eux pour les éclairer. À quel point décident-ils d’utiliser ces données pour identifier des postes précis? On ne va pas commenter ou dire que la personne en question —
Le sénateur Cormier : Je ne veux pas vous interrompre, mais quelle est la relation entre les entreprises sous réglementation fédérale et vos entreprises?
Mme Santini : Comme clients ou comme utilisateurs? Oui, précisément. C’était par rapport à la chaîne d’approvisionnement.
Le sénateur Cormier : J’aurais une dernière question. Je ne veux pas vous coincer, mais vous avez parlé de politique partisane et j’aimerais comprendre ce que vous entendez dans ce contexte. Dans le projet de loi, selon vous, qu’est-ce qui relève d’une politique partisane? Puisque nous sommes de plus en plus un Sénat indépendant, j’aimerais comprendre.
M. Guénette : Ce n’est pas tant ce qui est écrit dans le projet de loi qui semble partisan, mais plutôt la raison pour laquelle il est présenté en ce moment. Nous prétendons que la raison pour laquelle le projet de loi est présenté maintenant, c’est l’alliance entre le Parti libéral et le NPD. Il y a une raison pour laquelle des projets de loi similaires n’ont pas été adoptés par le passé, tant par les libéraux que par les conservateurs, en 2019 et en 2016. Un projet de loi comme celui-ci a un potentiel très grave sur l’économie, et donc chaque fois qu’un projet de loi similaire a été présenté par le passé —
[Traduction]
La présidente : Merci, monsieur Guénette.
La sénatrice Burey : Je vous remercie infiniment d’être ici. J’aimerais revenir sur une chose que vous avez dite, monsieur Guy, concernant le fait qu’il y a eu plus de travailleurs en grève au dernier trimestre. Pourriez-vous nous expliquer à quoi c’est attribuable? Lors d’un témoignage précédent, des universitaires — qui ont travaillé pendant plus de 40 ans — nous ont dit que, dans l’ensemble, même en incluant la Colombie‑Britannique et le Québec, il n’y avait pas eu d’augmentation significative ou notable des grèves. Or, vous dites que c’est arrivé au cours du dernier trimestre. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet? Donnez-moi quelques exemples de ce dont vous parlez pour le dernier trimestre.
M. Guy : L’objectif de fournir les chiffres du rapport de la Banque Scotia et du quatrième trimestre est, je pense, de montrer que les entreprises rencontrent un nombre important de perturbations au sein de nos chaînes d’approvisionnement. Qu’il s’agisse de la pandémie, lorsqu’il était impossible d’obtenir des pièces pour baisser les stores, qu’il s’agisse des perturbations liées aux barrages, ou qu’il s’agisse de la grève des ports de la Colombie-Britannique ou de la Voie maritime du Saint-Laurent, nos chaînes d’approvisionnement ont manifestement été soumises à de sérieuses contraintes au cours des dernières années. Les chiffres visent à indiquer le nombre total d’heures de grève dans le secteur fédéral, afin de montrer que le facteur fiabilité est un problème majeur pour les entreprises canadiennes, qu’elles soient grandes ou petites.
La sénatrice Burey : Maintenant que vous avez répondu, pensez-vous que ce projet de loi pourrait stabiliser la situation? S’il s’agit d’une incitation à parvenir plus rapidement à un accord, les deux parties sont encouragées à le faire. Qu’en dites‑vous?
M. Guy : Le document de travail du gouvernement indique que dans les provinces qui interdisent les travailleurs de remplacement, les grèves sont plus longues et plus fréquentes. Je voudrais revenir sur les recherches que nous voyons — et que le gouvernement cite — et qui affirment en fait le contraire. Ce mécanisme accroît l’instabilité plutôt que de stabiliser les choses.
La sénatrice Burey : Je vous remercie de cette réponse.
Je vais rapidement poser une question sur le maintien des accords de service. Toutes choses étant égales par ailleurs — le projet de loi est adopté, et tous les partis se sont prononcés dessus à l’autre endroit —, travaillez-vous actuellement sur des accords de maintien des services? Que font vos industries dans l’éventualité où ce projet de loi serait adopté tel quel?
M. Greer : Bien franchement, nos membres pourraient être touchés par un certain nombre d’arrêts de travail potentiels. Il pourrait y avoir une perturbation du service ferroviaire de catégorie I. Nous avons sondé nos membres. Ils prévoient que si les lignes ferroviaires s’arrêtent, ils essuieront des baisses de revenus d’environ 247 000 $ par jour.
La sénatrice Burey : Je vous demandais si vous vous prépariez à l’arrivée du projet de loi. Faites-vous des préparatifs?
M. Greer : Pour l’instant, nous nous préparons aux éventuelles perturbations de travail qui auront lieu cet été. Une fois le projet de loi adopté, nous nous efforcerons de nous préparer le mieux possible aux changements et aux perturbations qui pourraient en résulter.
La sénatrice Burey : Je vous remercie.
La sénatrice Dasko : Je tiens à remercier nos témoins.
Je serai très brève. Excusez-moi si vous avez déjà répondu à mes questions. Ma première s’adresse à M. Guy.
Vous avez exprimé votre inquiétude quant à l’incapacité des travailleurs à se déplacer vers différents endroits pour s’occuper des services essentiels et des services d’urgence. Hier, nous avons entendu un témoin — M. Gary Robertson — qui est un haut fonctionnaire du ministère. Lorsqu’on lui a posé directement cette question, il a déclaré que les entreprises auraient la possibilité de déplacer les travailleurs, en particulier pour les services d’urgence.
Voyez-vous une situation tout à fait différente? Il nous a donné des assurances très précises à ce sujet. Je voulais savoir comment vous voyiez les choses.
M. Guy : Nos membres ne voient pas les choses de cette manière. Il y a beaucoup d’inquiétudes. L’industrie des télécommunications est l’exemple que je citerais pour illustrer celles-ci. Ce sont généralement des travailleurs contractuels, par exemple, qui sont utilisés dans ce secteur.
La sénatrice Dasko : Vous avez dit que vos membres voyaient les choses ainsi, mais comment interprétez-vous le projet de loi? Pensez-vous que le projet de loi l’interdit?
M. Guy : Oui, c’est ce que nous croyons.
La sénatrice Dasko : Vous avez donc un point de vue différent de l’interprétation du gouvernement.
Ma prochaine question s’adresse à Mme Santini.
Vous avez fait un commentaire sur la politique partisane à l’œuvre ici. Je me demandais ce que vous entendiez par là car, bien entendu, tous les partis ont approuvé cette législation. Où est l’aspect partisan, ou ai-je manqué quelque chose dans ce à quoi vous faisiez allusion?
J’ai également une question plus large. Le monde des affaires n’a-t-il plus d’amis à Ottawa?
La présidente : Nous avons répondu à la première question. Passons à la deuxième.
Mme Santini : En ce qui concerne la deuxième question, je pense que vous devrez demander à d’autres personnes à Ottawa pour voir si nous n’avons plus d’amis.
La sénatrice Dasko : C’est à vous que je le demande.
Mme Santini : En ce qui concerne la première question, on y a effectivement répondu. Cependant, je voudrais donner un exemple concret.
Lorsque les consultations ont été lancées, avant que le projet de loi C-58 ne soit devant nous, les décideurs nous ont présenté une chose qui était déjà prête. Ils nous ont soumis une consultation sur ce qu’ils allaient proposer exactement — presque comme s’il s’agissait d’un règlement — au lieu de nous demander : « Y a-t-il un problème ici? Quels seraient vos idées, vos commentaires ou vos solutions potentielles? » Ils nous ont dit : « Voilà ce qui en est. Que pensez-vous de ce qui sera adopté? »
Ce n’est pas un processus de consultation ouvert et mobilisant. Le document a manifestement été élaboré dans un accord sur le maintien au gouvernement. C’est ce qui a fait l’objet d’une consultation, ce que nous avons vu à la Chambre des communes et qui est maintenant devant vous.
La sénatrice Dasko : Monsieur Guy, avez-vous un commentaire à ajouter?
La présidente : Je suis désolée, sénatrice Dasko. Nous n’avons plus de temps.
Je tiens à remercier nos témoins d’avoir comparu en personne aujourd’hui.
Pour notre prochain groupe, nous accueillons les témoins suivants qui se joignent à nous par vidéoconférence. Nous accueillons les représentantes du Conseil du patronat du Québec : Mme Norma Kozhaya, vice-présidente de la Recherche et économiste en chef, et Mme Sandra De Cicco, directrice principale du Travail, de la santé et des affaires juridiques. Nous souhaitons la bienvenue à M. Derrick Hynes, président et chef de la direction de l’Association des Employeurs des transports et communications de régie fédérale. Nous accueillons les représentants de la Fédération canadienne de l’agriculture : M. Todd Lewis, premier vice-président, et M. Brodie Berrigan, directeur des Relations gouvernementales et de la politique agricole.
Je crois comprendre que Mme Kozhaya, M. Hynes et M. Lewis ont des remarques liminaires à formuler. Nous allons commencer par Mme Kozhaya. Vous disposez de cinq minutes, je vous prie, qui sont strictement contrôlées aujourd’hui.
[Français]
Norma Kozhaya, vice-présidente, Recherche et économiste en chef, Conseil du patronat du Québec : Bonsoir, honorables sénateurs.
Je suis Norma Kozhaya, vice-présidente, Recherche et économiste en chef, Conseil du patronat du Québec. Je suis accompagnée aujourd’hui de Sandra De Cicco, directrice principale, Travail, santé sécurité et affaires juridiques.
Le Conseil du patronat du Québec regroupe des entreprises et des associations sectorielles œuvrant dans tous les secteurs d’activité et toutes les régions du Québec et il représente directement et indirectement les intérêts de plus de 70 000 employeurs de toutes tailles, du secteur tant privé que parapublic.
Le Conseil du patronat du Québec compte parmi ses membres de multiples intervenants sous réglementation fédérale, d’importants acteurs des télécommunications, des chaînes logistiques qui œuvrent dans les industries du transport ferroviaire, aérien et maritime, ainsi que des PME qui dépendent des chaînes d’approvisionnement pour offrir des biens indispensables et des services nécessaires pour la population.
Nous vous remercions de l’occasion qui nous est donnée de vous exposer la position du Conseil du patronat du Québec sur le projet de loi C-58.
Le Conseil du patronat du Québec s’oppose fortement au projet de loi à l’étude. Le Code canadien du travail, dans sa version actuelle, accorde une protection efficace au droit de grève. Le Conseil du patronat du Québec estime qu’au contraire, c’est le fait d’interdire aux employeurs de recourir à des travailleurs de remplacement durant une grève qui risque de déstabiliser l’équilibre des forces qui existe actuellement, et ce, au sein des secteurs de l’économie canadienne les plus sensibles et névralgiques.
Le Conseil du patronat du Québec tient aussi à rappeler que l’expérience québécoise montre qu’aucun bénéfice n’est attribuable à l’interdiction de recourir aux travailleurs de remplacement, que ce soit en matière de réduction du nombre ou de la durée des arrêts de travail — au contraire.
D’ailleurs, les conclusions du professeur Hebdon hier allaient également dans ce sens.
La cessation des activités dans les secteurs sous réglementation fédérale compromet la possibilité de maintenir des services considérés comme essentiels ou nécessaires à la préservation de la santé et de la sécurité de la population et de la sécurité économique canadienne.
Bien que le Conseil du patronat du Québec soit fermement opposé à l’idée d’interdire le recours aux travailleurs de remplacement, il est d’avis qu’une telle interdiction doit se limiter aux employés embauchés après la date à laquelle l’avis de négociation a été donné. Selon le Conseil du patronat du Québec, toute personne qui travaille déjà pour l’employeur à la date de remise de l’avis de négociation ainsi que la personne remplaçant ou succédant à cette personne devrait pouvoir accomplir le travail d’employés en arrêt de travail.
Par ailleurs, le Conseil du patronat du Québec estime, considérant l’importance des secteurs sous réglementation fédérale, que l’employeur devrait être en droit d’utiliser les services de toute personne pour remplacer un travailleur en arrêt de travail dans les cas où la fourniture d’un bien ou d’un service est requise dans l’intérêt public ou économique du Canada, sans être nécessairement essentielle.
Le Conseil du patronat du Québec déplore par ailleurs le fait que seulement des modifications mineures aient été apportées au processus de maintien des activités essentielles, alors que le processus aurait mérité d’être substantiellement amélioré, surtout dans l’optique où le gouvernement entend élargir l’interdiction de recourir aux travailleurs de remplacement.
Le Conseil du patronat du Québec croit que la question du maintien des services essentiels ne devrait pas relever du Conseil canadien des relations industrielles, mais d’une instance qui possède une expérience et une expertise reconnues dans l’intérêt public, en l’occurrence la Cour fédérale.
Outre l’instance qui devrait être saisie de la question des services essentiels, le Conseil du patronat du Québec croit que les règles de procédure encadrant l’instruction de ces affaires devraient en assurer l’efficacité et la rapidité. Il pourrait s’agir, par exemple, d’une procédure accélérée qui s’inspire de celle qui est applicable aux demandes d’injonction provisoire.
Enfin, le Conseil du patronat du Québec est d’avis que le gouvernement devrait légiférer pour déterminer le délai à l’intérieur duquel les décisions en matière de maintien des activités doivent être rendues et pour prévoir que tout dépassement doit être motivé par écrit. Le fait de saisir une instance spécialisée et détenant une expérience et une expertise en la matière permettra de réduire sensiblement les délais et d’améliorer globalement le processus.
En conclusion, nous espérons que ces commentaires et recommandations vous permettront, en tant que législateurs, de prendre les bonnes décisions dans l’intérêt de notre société.
En vous remerciant de votre attention, nous sommes à votre disposition pour les échanges et les questions.
[Traduction]
La présidente : Merci beaucoup, madame Kozhaya. Le prochain intervenant est M. Hynes. Allez-y, s’il vous plaît.
Derrick Hynes, président et chef de la direction, Association des Employeurs des transports et communications de régie fédérale : Je vous remercie, monsieur le président.
L’Association des Employeurs des transports et communications de régie fédérale, ou ETCOF, représente la plupart des grandes compagnies aériennes, des entreprises de messagerie, des ports maritimes, des chemins de fer, des entreprises de télécommunications et d’autres entreprises du Canada en leur qualité d’employeurs. Les membres de l’ETCOF emploient près des deux tiers de tous les travailleurs du secteur privé sous réglementation fédérale. Nos membres sont très majoritairement syndiqués, et comptent des décennies de négociations collectives productives avec la plupart des grands syndicats du secteur privé.
Ces derniers mois, beaucoup de choses ont été dites entourant le projet de loi C-58, qui interdira effectivement le recours à des travailleurs de remplacement lors d’un arrêt de travail. Malheureusement, une grande partie des allégations jusqu’à présent ne sont tout simplement pas ancrées dans la réalité. Ce débat doit se concentrer sur des faits étayés. Les analyses effectuées jusqu’à présent indiquent deux choses. Les interdictions de recourir à des travailleurs de remplacement entraînent un plus grand nombre de grèves et des grèves plus longues. Ces interdictions incitent à la grève et découragent la négociation collective.
Les personnes les plus touchées par les interdictions de recrutement de travailleurs de remplacement sont les Canadiens ordinaires. Lorsque de grands employeurs — comme les compagnies aériennes, les ports, les chemins de fer et les télécommunications — sont fermés, les chaînes d’approvisionnement s’interrompent. Les expéditions cessent. Les colis ne sont pas livrés. Les passagers sont bloqués. Les services Internet et de câblodistribution sont interrompus. Les services bancaires sont suspendus. Les services essentiels fournis aux Canadiens sont sur pause.
À ce jour, ni le gouvernement, ni aucun syndicat, ni aucun universitaire n’a présenté la moindre preuve documentée démontrant que cette mesure améliore réellement le processus de négociation collective. En fait, le ministre du Travail nous rappelle que 96 % des négociations se terminent sans arrêt de travail. Ce projet de loi est une solution qui cherche un problème à résoudre.
Ce système est équilibré. L’interdiction des travailleurs de remplacement n’apporte aucun gain prouvé. Le gouvernement ne devrait pas introduire une législation qui ne manquera pas d’ajouter de l’instabilité à des chaînes d’approvisionnement déjà vulnérables.
Nous devons rétablir la vérité sur ce qu’est un travailleur de remplacement. Il ne s’agit pas d’une multitude de personnes embauchées au hasard dans la rue. Il s’agit généralement d’employés de l’entreprise — tels que des cadres ou des superviseurs — ou d’entrepreneurs avec lesquels l’employeur entretient déjà une relation. Il s’agit de mesures temporaires.
Les travailleurs de remplacement assurent un niveau de service de base jusqu’à la fin de la grève. C’est le système de négociation collective en action. Il ne s’agit pas d’un défaut, mais d’une caractéristique intrinsèque. À la fin de la grève, tous les employés syndiqués reprennent le travail et les travailleurs de remplacement temporaires partent.
Ce qui est parfois occulté dans ce débat, c’est le fait qu’une interdiction des travailleurs de remplacement donne à de petites unités de négociation dans de grandes organisations la possibilité de fermer l’ensemble de l’organisation. Cela peut se produire dans une compagnie aérienne ou un aéroport, un chemin de fer, un port maritime ou dans le secteur des télécommunications. Les répercussions sur la chaîne d’approvisionnement peuvent être considérables.
Les élus fédéraux savent depuis des décennies que c’est une mauvaise idée. Cette solution a été évoquée au moins une dizaine de fois au cours des 15 dernières années, mais elle a toujours été rejetée par les parlementaires. Il n’y a rien dans ce projet de loi ni dans le processus qui y a conduit, qui le rende différent des efforts passés. Les politiques publiques devraient être basées sur des faits étayés. Ce n’est pas le cas.
Nous vous demandons respectueusement aujourd’hui d’amender ce projet de loi avant qu’il ne fasse les ravages que j’ai mentionnés précédemment. Nous pensons que ce projet de loi nécessite sept amendements clés. Je me concentrerai sur deux d’entre eux qui me semblent plus urgents, compte tenu des récents événements survenus au sein du comité de la Chambre des communes.
Premièrement, le projet de loi devrait être amendé de façon à revenir à la date d’entrée en vigueur initiale de 18 mois. Dans leurs commentaires respectifs aux comités parlementaires, le ministre du Travail et la présidente du Conseil canadien des relations industrielles ont fait remarquer que le projet de loi C-58 entraînera un exercice massif de gestion du changement dont la mise en œuvre nécessitera beaucoup de temps.
Deuxièmement, dans le projet de loi, le paragraphe 94(4) proposé du Code canadien du travail devrait être modifié en supprimant l’alinéa c). Cette nouvelle restriction posera de sérieux risques dans les régions du pays où un service essentiel — par exemple, les télécommunications — sera gravement interrompu si l’employeur n’a pas d’employés cadres dans cette région pour assurer le travail essentiel. Ce risque sera plus élevé dans les régions rurales et éloignées du Canada.
Pour gagner du temps, je laisserai de côté mes autres amendements. Nous pourrons peut-être en discuter pendant la période de questions et de réponses. Je vous remercie du temps que vous m’avez accordé. Je vous en suis reconnaissant.
La présidente : Merci beaucoup.
Todd Lewis, premier vice-président, Fédération canadienne de l’agriculture : Bon après-midi à tous — ou je suppose que c’est le soir à Ottawa, ou qu’on s’en approche sérieusement.
Bonjour et merci de m’avoir donné l’occasion de prendre la parole aujourd’hui. Je suis producteur de céréales, de lentilles et de canola à Gray, en Saskatchewan, juste au sud de Regina.
Je suis ici aujourd’hui pour représenter la Fédération canadienne de l’agriculture, la plus grande organisation agricole à vocation générale du Canada. Nous représentons plus de 190 000 agriculteurs et familles d’agriculteurs à travers le Canada qui sont au cœur du système agroalimentaire canadien, et qui génèrent environ 7 % du PIB du Canada.
Le Canada est une nation exportatrice. Le flux de marchandises généré par le commerce a une influence directe sur notre niveau de vie.
En 2022, les agriculteurs canadiens ont exporté pour 92 milliards de dollars de produits agricoles et agroalimentaires vers des partenaires commerciaux du monde entier. Ces partenaires commerciaux achètent des produits agricoles canadiens en raison de notre réputation de fournisseur fiable en produits de haute qualité. Toutefois, si ces produits ne peuvent pas atteindre les clients étrangers en raison d’une interruption de travail prolongée, cela a des conséquences directes sur les agriculteurs canadiens et sur notre réputation de fournisseur fiable.
Par exemple, comme le souligne le Rapport final du Groupe de travail national sur la chaîne d’approvisionnement 2022 : « Les conflits de travail et les grèves entraînent des répercussions importantes sur les chaînes d’approvisionnement du Canada, notamment sur la capacité à rester compétitif et fiable. »
Le rapport du groupe de travail poursuit :
La simple menace d’un conflit ou d’une grève entraîne une incertitude quant à la fiabilité des services canadiens et profite en fin de compte au concurrent qui reçoit le trafic initialement destiné au Canada, ce qui entraîne une diminution de notre avantage concurrentiel.
Les interruptions de travail ont eu des conséquences réelles sur les entreprises canadiennes. Par exemple, les grèves tournantes au port de Montréal en 2020 ont entraîné le détournement de 21 porte-conteneurs vers d’autres lieux, et ont coûté aux entreprises une perte de chiffre d’affaires estimée à 600 millions de dollars.
Je veux être clair : nous reconnaissons l’importance de la négociation collective libre et équitable au Canada, et nous soutenons les droits des travailleurs syndiqués à négocier équitablement avec leurs employeurs. Toutefois, nous croyons que la circulation des produits agricoles et agroalimentaires doit être considérée comme nécessaire et que certaines exemptions doivent être apportées au projet de loi C-58 pour reconnaître l’importance de maintenir la circulation de ces produits pendant les conflits de travail.
En 1998, des modifications ont été apportées au Code canadien du travail, parrainées par le ministre du Travail de l’époque, Lawrence MacAulay, qui interdisaient aux débardeurs chargés du chargement des navires céréaliers de cesser le travail pendant une grève ou un lockout. Toutefois, ces modifications ne s’appliquent qu’au transport de céréales en vrac et non au transport par conteneur de céréales ou de denrées périssables.
Interdire le recours à des travailleurs de remplacement dans les lieux de travail sous réglementation fédérale pendant une grève ou un lockout pourrait paralyser les chaînes d’approvisionnement alimentaire du Canada.
Comme les chemins de fer ont un double monopole sur l’expédition des céréales au Canada, les producteurs et les expéditeurs ont des options limitées — dans la plupart des cas, une seule option — pour maintenir le service pendant une interruption de travail. Par conséquent, nous recommandons que la capacité des employeurs à réaffecter les travailleurs non syndiqués au sein d’une entreprise, y compris le personnel de gestion, soit maintenue lorsque cela est nécessaire pour maintenir l’approvisionnement national en aliments pour humains et animaux.
Nous espérons que les gestionnaires pourront continuer à assurer des fonctions essentielles pendant ces arrêts de travail afin de permettre la circulation des produits agricoles. À notre avis, cela préserverait l’intégrité du processus de négociation collective en empêchant un retour à la pleine capacité tout en fournissant un moyen de maintenir un niveau minimal de service et de circulation des produits agricoles lorsqu’il n’y a pas d’autres options pour les expéditeurs canadiens.
Le secteur agricole a connu sept arrêts de travail au cours des six dernières années seulement, et deux autres se profilent à l’horizon. Les arrêts de travail prolongés ne menacent pas seulement notre réputation internationale, mais ont également des répercussions réelles sur les agriculteurs et l’économie du Canada.
En conclusion, je tiens à vous remercier de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
La présidente : Merci, monsieur Lewis.
Collègues, nous allons passer aux questions, quatre minutes à chaque fois pour la question et la réponse. La première question sera posée par la marraine du projet de loi, la sénatrice Lankin.
La sénatrice Lankin : Merci de votre présence en comité aujourd’hui. Nous apprécions vraiment d’entendre vos points de vue.
Il ne fait aucun doute que les deux parties ont des points de vue clairs et précis sur cette question. Le comité l’a entendu. Je tiens à déclarer que je viens du monde du travail et que j’ai été négociatrice syndicale. Mais j’ai également été employeure dans un certain nombre de situations et j’ai négocié avec des syndicats, j’ai donc une certaine compréhension de la question. Même si, encore une fois, pour être juste, la majeure partie de mon expérience concerne le secteur public et le secteur public au sens large. Vous apportez des considérations différentes à la table, et je vous ai écoutés attentivement.
Ma première question s’adresse à Mme Kozhaya. Vous avez dit quelque chose qui a attiré mon attention. Je me suis dit : « Wow, je n’avais jamais entendu cela auparavant ». Vous avez suggéré que les conflits soient essentiellement portés devant les tribunaux judiciaires. Au Canada, nous avons une longue histoire dans de nombreux secteurs, mais en particulier dans les relations de travail, de création d’une expertise particulière et spécialisée pour rendre des décisions lors de conflits, ou en situation d’arbitrage, et cetera, grâce aux tribunaux administratifs.
La raison est, tout d’abord, qu’il y a eu un énorme effort au fil des ans pour enlever aux tribunaux judiciaires les choses qui n’ont pas nécessairement besoin d’y être et, deuxièmement, pour avoir des tribunaux administratifs spécialisés qui développent une expertise particulière qui peut évoluer au fil du temps, en fonction des conditions et de la jurisprudence.
J’ai été étonnée par votre suggestion. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous pensez qu’il s’agit d’une recommandation appropriée et comment vous souhaiteriez qu’elle soit incorporée dans un projet de loi tel que celui-ci? Merci.
[Français]
Mme Kozhaya : Je vais demander à ma collègue Mme De Cicco de compléter ma réponse. Dans le cas où l’on parle de services stratégiques et névralgiques pour l’économie canadienne qui sont les entreprises sous réglementation fédérale, que l’on parle de télécommunications ou de transports, il y a une notion d’intérêt public qui doit être prise en considération et qui n’est pas réglée, parce que les employeurs et les employés ont leurs propres intérêts; ce n’est pas nécessairement l’intérêt public qui les motive. On s’est un peu inspiré de ce qui existe au Québec avec le Tribunal administratif du travail, qui s’occupe des questions de services essentiels dans les cas de grève. Si vous me le permettez, je vais demander à ma collègue d’ajouter quelque chose.
Sandra De Cicco, directrice principale, Travail, santé sécurité et affaires juridiques, Conseil du patronat du Québec : Le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) est spécialisé dans l’octroi et la gestion de l’accréditation. Le banc du CCRI est formé d’un président, d’un vice-président, d’un représentant syndical et d’un représentant patronal; l’expérience nous démontre qu’ils font primer le droit associatif par opposition aux droits fondamentaux, comme le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes. La Cour suprême a déjà affirmé dans un arrêt que ce sont les droits fondamentaux qui doivent prévaloir. C’est pour cette raison que nous croyons que c’est un tribunal spécialisé dans l’intérêt public qui devrait être responsable de traiter toutes les questions de demandes de services essentiels.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Merci. Je ne sais pas si cela répondait à ma question, mais je ne l’ai peut-être pas assez bien formulée.
Permettez-moi de m’adresser à M. Hynes.
La présidente : Vous allez devoir garder en réserve cette deuxième question, sénatrice Lankin. J’espère pouvoir revenir à vous plus tard.
Collègues, veuillez poser rapidement vos questions.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je vais continuer dans cette veine, parce que c’est le point qui a été soulevé par l’Association des Employeurs des transports et communications de régie fédérale (ETCOF). Ma compréhension, c’est que la possibilité de négocier les conditions avant la grève, quand les parties doivent s’entendre sur des services essentiels ou sur des fonctions qui doivent être maintenues pour protéger la santé et la sécurité de l’ensemble, cela se négocie avant que la grève soit déclenchée.
S’il y a une mésentente entre les parties, le conseil peut trancher. Cela répondait à une certaine inquiétude que j’avais quand j’ai entendu parler du projet de loi. Je me disais qu’il y a une façon de s’assurer qu’il y a des services essentiels qui sont rendus, que ce soit en matière de télécommunications, dans les centres dont vous avez parlé où les gens pourraient être isolés, où il pourrait y avoir des enjeux de sécurité, ou que ce soit dans le transport où il pourrait y avoir des produits qui pourraient dépérir, des explosifs, du pétrole, et cetera. Cela ne semble pas répondre à vos inquiétudes. Selon ce que je comprends en écoutant l’avocate, vous dites que puisque le tribunal n’est pas un tribunal spécialisé dans les services essentiels, il n’aura pas la compétence qu’il faut pour prendre de bonnes décisions quand il faudra arbitrer ce genre de situation?
Mme De Cicco : Cela n’empêche pas la négociation en amont. Ce qu’on dit, c’est que, qu’il y ait une entente ou pas, toute la notion de services essentiels d’intérêt public devrait être déférée à un tribunal spécialisé. En l’occurrence, quel meilleur tribunal spécialisé qu’un tribunal comme la Cour fédérale, qui entend déjà des questions d’intérêt public, pour juger des questions aussi importantes que les services essentiels, dans le contexte d’entreprises ou d’industries de compétence fédérale, qui sont effectivement des services très névralgiques?
Le sénateur Carignan : Oui, mais on s’entend pour dire que lorsque l’employeur va négocier avec le service de télécommunications ou le service de transport pour maintenir des postes essentiels pour protéger la vie, la santé et la sécurité et tous les autres critères, il va pousser fort pour qu’il y ait des travailleurs compétents qui puissent exécuter les fonctions, parce qu’il y a des travailleurs spécialisés. On ne remplace pas un pilote d’avion comme un autre employé. Donc, vous n’avez pas confiance en la capacité de convaincre des employeurs lorsqu’il y a une mésentente dans une situation comme celle-là? Les syndicats ont quand même une responsabilité par rapport à cela, une responsabilité sociale. Ce sont des Canadiens, des humains.
Mme De Cicco : Si, justement, il n’y a pas d’entente relative aux services essentiels qui intervient pour des questions purement économiques ayant trait aux intérêts des parties, on considère que cela devrait être déféré au tribunal spécialisé.
Le sénateur Carignan : J’ai compris, mais vous ne faites pas confiance au Conseil canadien des relations industrielles, comme tout cela est défini actuellement dans le cadre?
Mme De Cicco : Non, parce que l’expérience a montré qu’actuellement, le CCRI s’affaire davantage à faire primer le droit associatif, qui est un droit d’intérêt privé, par opposition aux droits fondamentaux que sont la vie, la liberté et la sécurité, et c’est de cela qu’il est question en ce moment.
Le sénateur Carignan : Je comprends votre point de vue, merci.
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Ma question s’adresse à M. Hynes de l’ETCOF. Je vous remercie de votre présence et de votre exposé.
Je voudrais vous parler du deuxième des deux amendements que vous avez suggéré que nous examinions : la suppression du paragraphe 94(4) qui a été ajouté à la Chambre des communes par amendement. Il y a eu des discussions ici et des questions de la part de la sénatrice Cordy, de la sénatrice Seidman et de moi‑même qui ont fait référence à des discussions avec TELUS, par exemple, qui a soulevé cet enjeu, et vous avez mentionné les télécommunications.
Il s’agit de déplacer des employés — des gestionnaires — qui ne font pas partie de l’unité de négociation vers d’autres lieux de travail où ils ne travaillaient pas avant le début d’une grève.
Vous avez avancé un argument selon lequel le risque est plus élevé dans les régions rurales et éloignées du Canada. Je pense que c’est vrai et qu’il faut prendre en compte différemment les zones rurales et nordiques. Il faut se baser sur les faits, les preuves et les situations uniques, si je peux m’exprimer ainsi.
Ma préoccupation concernant cette proposition est qu’elle ne tient pas compte de ce que les parties font déjà en ce qui concerne les négociations sur le maintien des activités et, lorsqu’il y a un différend de cette nature sur les postes nécessaires, elle ne tient pas compte du conseil et de sa vaste jurisprudence sur des questions semblables. Il me semble, et je pense que cela a même été admis par certaines personnes, que cette question pourrait bien être traitée par le biais du processus de négociation d’un accord de maintien des activités ou de résolution des litiges par le conseil, avec de nombreuses étapes intermédiaires telles que la médiation et autres.
Je vais vous donner l’exemple des radio-isotopes parce qu’il y a quelques médecins ici présents dans notre comité, et ils comprendront le lien. À un moment donné, le précédent était clair — il s’agissait d’une activité essentielle qui touchait une pénurie mondiale, et qui a été déclarée comme une activité qui devait être maintenue selon la jurisprudence du conseil. Par la suite, quelques années plus tard, lorsqu’une situation semblable s’est présentée, il existait des alternatives qui ne nécessitaient pas l’utilisation de radio-isotopes. La jurisprudence du conseil a changé. Il a tenu compte de ce fait. Et le conseil nous a dit qu’il tenait compte de l’emplacement, de la région, de la zone rurale et de tous ces éléments.
Pouvez-vous me dire pourquoi vous pensez que c’est insuffisant en vertu du processus déjà établi?
M. Hynes : Bien sûr, merci de la question. L’un des défis que je vois se dessiner, même dans la conversation aujourd’hui, concerne le maintien des activités.
Lorsque le ministre a présenté ce projet de loi visant à interdire les travailleurs de remplacement, je pense que son idée était qu’un processus revu et obligatoire de maintien des activités — alors qu’il était auparavant volontaire — résoudrait les problèmes que ce projet de loi va entraîner.
Nous sommes catégoriquement en désaccord avec cette affirmation. Vous avez parlé tout à l’heure de votre expérience à la table de négociations. Je pense que vous conviendrez avec moi que les accords de maintien des activités sont extraordinairement difficiles à négocier. Le seuil à atteindre pour qu’un service soit considéré comme essentiel est très élevé. Ce projet de loi rend en fait le seuil plus élevé, ce qui explique pourquoi, lors de la dernière séance, il y a eu des discussions sur les intérêts économiques nationaux, et d’autres questions.
Voilà le premier problème. Nous ne pensons pas que le maintien des activités règle la situation. Mais la question que vous avez soulevée spécifiquement à propos de ce paragraphe, qui a été ajouté en comité à l’autre endroit, est que l’on craignait qu’un employeur déplace un grand nombre d’employés d’un endroit à l’autre pour obtenir des travailleurs de remplacement par des moyens détournés. En réalité, ce n’est pas ce qui est prévu ici.
Lorsque nous parlons de la situation des collectivités éloignées, les télécommunications en sont un exemple classique. Une entreprise de télécommunications n’a pas nécessairement de cadres dans les petites villes isolées du nord du Canada. On pourrait dire que les services de télécommunications sont vitaux, mais je ne pense pas qu’ils puissent faire l’objet d’un accord de maintien des activités.
La question devient alors…
La présidente : Merci, monsieur Hynes.
La sénatrice Moodie : Monsieur Hynes, je vais vous donner la possibilité de parler de nouveau parce que j’aimerais savoir pourquoi vous voulez rétablir la période de 18 mois entre la sanction royale et l’entrée en vigueur. Le Conseil canadien des relations industrielles a exposé en détail les facteurs à considérer, de même que les problèmes et les besoins anticipés, les changements à apporter et les ressources à mobiliser. Ils ont affirmé que la période de 12 mois était suffisante.
Pour quelles raisons exactes reviendrait-on à la période de 18 mois? Pourquoi avez-vous besoin de ce délai supplémentaire?
M. Hynes : C’est peut-être parce que j’ai entendu ce que je voulais entendre, mais il me semble que c’est ce qu’ont dit les témoins qui ont comparu dans le cadre de l’étude du projet de loi jusqu’à présent.
Le ministre du Travail a affirmé assez catégoriquement à la Chambre des communes et au Sénat qu’il avait inscrit un délai de 18 mois dans le projet de loi parce qu’il en avait ressenti la nécessité à la suite des consultations qu’il a menées auprès des fonctionnaires. Il a réitéré ces propos à la réunion du comité qui s’est tenue hier.
La présidente du Conseil canadien des relations industrielles a déclaré avec un peu moins d’insistance qu’une longue période de préparation serait nécessaire avant la mise en œuvre du projet de loi. Elle n’a jamais dit que le délai de 12 mois était adéquat, mais elle a mentionné la quantité incroyable de changements à apporter. Il faudra par conséquent réunir une quantité de ressources considérable, mais aucun engagement lié à ces ressources ne figure dans la documentation que j’ai consultée. Voilà pourquoi je pense que le délai de 18 mois doit être rétabli.
Ce serait rendre un bien mauvais service aux Canadiens et au système des relations de travail d’apporter ces changements importants au système sans allouer assez de temps au gouvernement pour se préparer. Ce sera le chaos si nous ne sommes pas prêts à la fin de l’échéancier de 12 mois. Désormais, toutes les négociations collectives comprennent une entente sur le maintien des activités. Cette exigence est complètement nouvelle. Selon nous, il faut allouer au Conseil canadien des relations industrielles une période suffisamment longue pour se préparer à la charge de travail énorme qui l’attend.
La sénatrice Moodie : Je vous encourage à réécouter le témoignage de Mme Brazeau. Quelqu’un lui a posé directement la question et sa réponse a été limpide.
En prenant les choses sous un autre angle, nous pourrions vous demander si vous êtes familier avec les temps d’attente au Conseil canadien des relations industrielles. En vous basant sur votre expérience avec le conseil, êtes-vous d’accord pour dire que les capacités de ce dernier pourraient s’avérer insuffisantes? Mettez-vous en doute la capacité du conseil d’accroître ses ressources de façon appropriée?
M. Hynes : Puis-je répondre à la question?
La présidente : Je vous en prie.
La sénatrice Moodie : Vous pouvez répondre.
M. Hynes : Je pense en effet que le Conseil canadien des relations de travail sera mis à rude épreuve. Sa présidente et ses employés sont extrêmement compétents. Par contre, l’organisme est miné depuis des années par le manque de ressources.
N’oublions pas non plus que dans les dernières années, le gouvernement a délégué de nouvelles responsabilités extraordinaires au conseil dans la partie III et la nouvelle partie IV du Code canadien du travail. Les changements apportés par le projet de loi lui octroieront des pouvoirs comme jamais auparavant. Selon moi, ces changements risquent fort de mettre de la pression sur le système. Je ne dis pas que le conseil est incompétent et inapte. Il s’acquitte de sa mission avec brio, mais je suis pratiquement convaincu qu’il ne sera pas préparé à accomplir ce travail.
[Français]
La sénatrice Mégie : J’ai cru entendre l’un d’entre vous dire que la grève du port de Montréal avait causé 650 millions de dollars de pertes. J’aimerais savoir dans quel secteur on a enregistré ces pertes et quelle est la nature des produits à la base de ces pertes.
[Traduction]
M. Lewis : Oui. C’est moi qui en ai parlé, mais je vais céder la parole à mon collègue, M. Berrigan.
Brodie Berrigan, directeur, Relations gouvernementales et de la politique agricole, Fédération canadienne de l’agriculture : Merci de la question, sénatrice. Je pense que la grève a surtout frappé les biens issus du secteur agricole et agroalimentaire, notamment une grande quantité de biens périssables. Ces informations ont été rapportées en bonne partie par l’Association canadienne de la distribution de fruits et légumes.
[Français]
La sénatrice Mégie : Y a-t-il des secteurs particuliers dans ces différentes activités qui sont plus à risque ou plus vulnérables quand il y a des problèmes de grève à long terme? Je ne sais pas qui voudrait répondre à la question.
[Traduction]
M. Lewis : Dans le secteur agricole et agroalimentaire — pendant les grèves dans les ports par exemple —, on estime certainement à sept jours pour chaque jour de grève le temps nécessaire pour le rétablissement total du système. Des grèves de 14 jours ou de 21 jours peuvent affecter les expéditions de biens pendant au moins le quart de la saison de navigation.
Lorsque le secteur agricole connaît des retards, ses grands systèmes, notamment les systèmes ferroviaires, sont vulnérables aux arrêts de travail. Le cas échéant, la chaîne d’approvisionnement est vraiment bloquée pendant la grève et pendant un certain nombre de semaines par la suite.
M. Berrigan : Monsieur Lewis, madame la présidente, si je puis me permettre, je voudrais apporter une correction pour le compte rendu. Le chiffre de 600 millions de dollars en ventes perdues est tiré de la conclusion d’un rapport publié il y a environ deux ans par le groupe de travail sur la chaîne d’approvisionnement du gouvernement du Canada. Ces 600 millions de dollars incluaient 13 millions de dollars en frais pour les produits perdus et les droits portuaires additionnels et 12 millions de dollars en pertes alimentaires dues à la perte ou à la dégradation de produits frais lors de la grève de 2020 du port de Montréal. Ces chiffres nous ont été rapportés par l’Association canadienne de la distribution de fruits et légumes. Toutes mes excuses.
[Français]
La sénatrice Mégie : Merci.
[Traduction]
La présidente : Monsieur Hynes, j’ai une question pour vous. Des témoins qui ont comparu lors de réunions précédentes ont dit que la présence et l’affectation de travailleurs de remplacement prolongeaient parfois les grèves. Prenons par exemple la grève des employés de LTS Solutions Ltd, en Colombie-Britannique. Ces 200 membres de la Fraternité internationale des ouvriers en électricité ont fait la grève pendant 3 ans pour essayer de conclure une première négociation collective avec l’employeur, qui lui, a été en mesure de poursuivre ses activités en faisant appel à des travailleurs de remplacement. Logiquement — au moins à mes yeux —, le recours aux travailleurs de remplacement prolonge les grèves parce que les employeurs peuvent ainsi poursuivre leurs activités. Que pensez-vous de mon raisonnement conforme en tous points à la logique?
M. Hynes : Je pense que votre raisonnement se tient tant que vous examinez le système en surface. La réalité sur le terrain dit le contraire. Certes, comme vous l’avez illustré, il arrive que des grèves se prolongent et que l’employeur fasse appel à des travailleurs de remplacement. Toutefois, je soutiens que dans l’ensemble, l’interdiction du recours aux travailleurs temporaires aura pour effet d’encourager les grèves.
Le point qui est parfois occulté dans le débat est la grande différence entre le secteur sous réglementation fédérale et le domaine réglementé par les provinces dans l’économie canadienne. Ces organisations tiennent ensemble les secteurs de l’économie. Dans ces milieux très syndiqués, les grèves font partie de la norme. Je ne suis pas en train de proposer l’élimination du droit de grève. C’est un droit fondamental inscrit dans la Constitution canadienne. Essentiellement, le système est très stable au niveau fédéral. Les activités relatives aux arrêts de travail sont rares en raison, selon nous, de la possibilité qu’ont les employeurs à recourir aux travailleurs de remplacement. Il y a un équilibre dans le système.
Une des principales constatations qui sont ressorties de l’examen complet effectué dans les années 1990 des relations de travail prévues à la partie I du Code canadien du travail est l’équilibre qui règne dans le système. Le système fonctionne bien. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement apporterait des changements massifs — comme le ministre les qualifie — qui défient toute logique en raison de leurs effets délétères sur l’équilibre et la stabilité du système.
La présidente : Vous n’êtes donc pas d’accord avec cette conclusion qui tombe sous le sens voulant que l’interdiction du recours aux travailleurs de remplacement incite les employeurs à se présenter à la table de négociations et à résoudre des différends efficacement et rapidement afin que les Canadiens puissent jouir d’une économie solide.
M. Hynes : Je ne souscris pas à l’approche dictée par le bon sens parce que dans la vraie vie, les négociations collectives dans le système fédéral — M. Stanford en a parlé hier — sont des processus très complexes où les deux parties à la table disposent de leviers pour influencer leur interlocuteur et parvenir à une entente. Un des leviers que les employeurs ont toujours utilisés est le recours temporaire aux travailleurs de remplacement afin de maintenir leurs activités de base. Ce levier ne déstabilise pas les négociations collectives dans le système fédéral. Les statistiques actuelles indiquent que 96 % — et auparavant 98 % — des négociations collectives se terminent bien. Le système fonctionne. Je ne sais pas pourquoi le gouvernement veut perturber cet équilibre.
La présidente : Le temps file et je dois être juste envers mes collègues, mais mon exemple des 200 travailleurs qui ont poursuivi une grève pendant 3 ans sans parvenir à une entente pulvérise les arguments que vous avez invoqués. J’aurais voulu obtenir vos commentaires, mais malheureusement, il ne reste plus de temps.
Nous passons aux autres questions.
[Français]
Le sénateur Cormier : Ma question s’adresse à Mme De Cicco. Je voudrais revenir sur la question des droits associatifs par opposition aux droits fondamentaux.
Je voudrais comprendre en fonction de ce qui est énoncé dans la loi, et c’est peut-être moi qui ne suis pas bien au fait, mais on dit qu’il y a des exceptions possibles qui sont, et je cite :
(i) une menace pour la vie, la santé ou la sécurité de toute personne,
(ii) une menace de destruction ou de détérioration grave des biens ou des locaux de l’employeur,
(iii) une menace de graves dommages environnementaux touchant ces biens ou ces locaux;
Donc, il y a une prise en compte de l’intérêt public dans les exemptions énoncées. Pourquoi les droits fondamentaux ne sont‑ils pas pris en compte dans ce contexte-ci? On sait que le droit à l’association et le droit à la grève sont inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Mme De Cicco : Le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, les fameux droits fondamentaux, doivent primer sur le droit associatif.
Ce que vous m’avez énoncé dans la loi, ce sont des conditions qui sont assez contraignantes pour arriver à prouver qu’un service est essentiel.
Ce dont je parlais plus tôt, c’était l’expérience du CCRI, qui est davantage axé sur l’octroi et la gestion de l’accréditation qui se font en fonction du droit associatif. Ce sont donc des choses très différentes. Ce que vous m’énoncez, ce sont plutôt des conditions pour être en mesure de remplir la notion de service essentiel, qui est quand même assez onéreuse; le fardeau est difficile à prouver.
Outre la question de la sécurité et de la santé du public, on mentionne que les services essentiels devraient également tenir compte de la sécurité économique et du rôle vital des acteurs de la chaîne d’approvisionnement.
Le sénateur Cormier : D’accord, merci.
[Traduction]
La sénatrice Dasko : Merci aux témoins. J’aimerais revenir encore une fois au point soulevé et à la discussion entamée par la sénatrice Lankin sur les services essentiels — la définition de ces services et les négociations qui y sont rattachées.
Monsieur Hynes, je vais vous poser une question, que j’ai aussi posée au groupe de témoins précédent, sur la possibilité pour les employeurs de transférer des travailleurs provenant d’autres lieux de travail, non pas pour des services essentiels, mais pour des services d’urgence. Les représentants du gouvernement qui ont témoigné hier ont déclaré sans ambiguïté que les entreprises peuvent transférer des travailleurs provenant d’autres lieux de travail pour répondre aux situations d’urgence telles que des catastrophes climatiques ou des inondations et peut-être aussi du vandalisme, des activités criminelles ou d’autres types de situations d’urgence. C’est ce qu’ils ont dit.
Le représentant de l’employeur du premier groupe de témoins tout à l’heure a affirmé que cela ne faisait aucun doute dans son esprit. Selon lui, les employeurs ne peuvent pas recourir à des travailleurs temporaires provenant d’autres lieux de travail. En revanche, les représentants du gouvernement ont dit hier que les employeurs pouvaient le faire.
J’essaie de décoder la lecture que vous faites de la situation et de comprendre par quel moyen cet aspect pourrait se régler à la table de négociations avant le déclenchement d’une grève. Je sais que c’est difficile. Il est impossible de prévoir les urgences de ce type. La question revient toujours au maintien des services. J’espère que vous me suivez.
M. Hynes : C’est une excellente question. J’ai regardé les délibérations hier. Je comprends la confusion. L’emploi du terme « urgence » peut embrouiller encore plus les choses.
Les fonctionnaires ont involontairement formulé des explications trompeuses en disant que les employeurs pouvaient facilement transférer leurs employés lors de situations d’urgence. En effet, selon les règles prévues dans le projet de loi, les critères auxquels il faut répondre pour transférer des employés sont très stricts. Les situations en question doivent présenter une menace pour la vie d’une personne ou une menace de destruction ou de détérioration grave des biens de l’employeur, ou encore une menace de graves dommages environnementaux. Je viens de citer le libellé du projet de loi.
Posons-nous la question suivante : si les membres de la collectivité d’Iqaluit ne pouvaient plus utiliser leur téléphone cellulaire en raison de la perte du service cellulaire, la situation serait-elle considérée comme une urgence? La réponse est non selon le libellé et les règles prévues au projet de loi.
Prenons le cas de Telus. Nous avons parlé de cette entreprise un peu plus tôt. Telus ne pourrait pas transférer de professionnels provenant d’un autre lieu de travail à Iqaluit pour assurer l’intégrité de l’équipement advenant l’effondrement d’une tour ou un autre événement de même nature parce que le seuil établi dans les règles est tellement élevé qu’il est impossible à atteindre. Lors des arbitrages, les normes concernant les seuils sont définies de manière très stricte par les arbitres. L’urgence doit être très grave.
À mon avis, le message des représentants du gouvernement à cet effet n’est pas tout à fait exact.
La sénatrice Dasko : Merci beaucoup. Vous avez répondu à ma question.
La présidente : Si nous avions plus de temps, nous approfondirions la question, mais il ne nous reste que quatre minutes.
La sénatrice Lankin : Monsieur Hynes, l’exemple que vous avez choisi n’est pas du tout farfelu. Pendant les explosions de plasma provenant de la couronne solaire et les aurores boréales qui se sont produites il y a deux semaines, la majorité des collectivités rurales du Yukon ont perdu le service de téléphonie cellulaire. C’est un bon exemple.
J’aimerais revenir à Mme Kozhaya. Ma question sera brève parce que j’aimerais en poser une également à la Fédération canadienne de l’agriculture. Dans votre présentation, vous avez dit que vous aimeriez apporter un amendement pour restreindre l’interdiction du recours aux employés de remplacement aux employés qui ont été embauchés après le déclenchement de la grève.
Je ne veux pas donner à ma question une tournure négative, mais bien franchement, ce qui m’est venu à l’esprit lorsque vous avez parlé de cet amendement, c’est une invitation lancée aux employeurs — lorsque la durée d’un contrat est presque terminée et que les négociations pour les contrats sont sur le point de s’amorcer — de restructurer le lieu de travail, d’embaucher d’autres personnes et de mettre sur pied un effectif de remplacement au sein de l’entreprise.
Dites-moi comment cet amendement pourrait ne pas donner ce résultat.
[Français]
Mme Kozhaya : Merci. En ce moment, on interdit le recours à des travailleurs pour miner la grève. Je ne pense pas que ce sera le cas. Il faut reconnaître que même lorsque l’employeur a recours à des travailleurs de remplacement, l’efficacité et la productivité ne sont pas les mêmes. Lorsqu’on a recours à des travailleurs de remplacement, on croit que l’employeur n’est pas dérangé par la grève, mais c’est loin d’être le cas. Le résultat attendu ne devrait pas être ce que vous pensez.
Mme De Cicco : On croit que le déplacement d’employés devrait être permis. Si on parle de travailleurs de remplacement, on fait une différence avec des travailleurs qui sont des anti‑briseurs de grève et qui sont embauchés pour faire cesser la grève avec des notions de violence et d’intimidation, par exemple. On veut vraiment des travailleurs de remplacement, du déplacement d’employés, c’est certain qu’il y aura un impact —
[Traduction]
La sénatrice Lankin : Si je puis me permettre, ma question ne portait pas vraiment sur ce dont vous parlez. Je voulais revenir au passage de votre déclaration liminaire où vous avez dit que l’interdiction du recours aux travailleurs de remplacement devrait se limiter aux travailleurs embauchés après le déclenchement de la grève. Vous proposez que l’interdiction vise uniquement ces travailleurs. Ma question était la suivante. Des exemples démontrent que certains employeurs — pas la plupart —, notamment dans des situations difficiles, ont restructuré leur lieu de travail et ont embauché des travailleurs additionnels pour absorber l’interdiction de faire appel aux travailleurs de remplacement. Cette disposition existe déjà dans la législation provinciale, mais pas encore dans la législation fédérale.
Veuillez m’expliquer pourquoi cette disposition que vous recommandez ne serait pas utilisée à cette fin par les employeurs. Pour quelle autre raison serait-elle mise en œuvre?
M. Hynes : Sénatrice, me permettez-vous d’ajouter quelque chose?
La sénatrice Lankin : Je vous en prie. Vous n’avez pas fait la recommandation, mais vous pouvez participer à la discussion.
M. Hynes : Nous avons formulé une recommandation semblable, mais pas identique. La nôtre est un compromis entre le projet de loi et ce dont vous venez de parler, qui porte sur l’avis de négociation collective par rapport à l’avis de différend. Nous ne serions pas en faveur de l’embauche de nouveaux travailleurs après le déclenchement d’une grève. Je suis d’accord avec vous pour dire que ce serait inapproprié.
L’avis de négociation, contrairement à l’avis de différend, donne aux employeurs un peu plus de temps pour se préparer, au besoin.
La sénatrice Lankin : Je comprends.
La présidente : Merci beaucoup.
La sénatrice Lankin : Je présente mes excuses aux représentants de la Fédération canadienne de l’agriculture. J’ai malheureusement manqué de temps pour leur poser des questions.
La présidente : Sénateurs, voilà qui conclut la réunion. J’aimerais remercier les témoins d’être venus comparaître. Vos observations sont très précieuses.
Chers collègues, je vous rappelle que nous allons procéder à l’étude article par article du projet de loi C-58 demain à 11 h 30 dans la même salle. Si vous avez des observations ou des amendements à présenter, veuillez les soumettre dans les deux langues officielles, et ainsi de suite.
Notre prochaine réunion se tiendra ici même aujourd’hui à 18 h 45. Nous ferons l’étude article par article du projet de loi C-50.
(La séance est levée.)