Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Finances nationales
Fascicule no 91 - Témoignages du 2 avril 2019
OTTAWA, le mardi 2 avril 2019
Le Comité sénatorial permanent des finances nationales se réunit aujourd’hui, à 9 h 30, afin d’étudier les processus et les aspects financiers du système d’approvisionnement en matière de défense du gouvernement du Canada.
Le sénateur Percy Mockler (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Je m’appelle Percy Mockler, sénateur du Nouveau-Brunswick, et je préside le comité.
Bienvenue à toutes les personnes présentes dans la salle, et à tous les Canadiens qui nous regardent, à la télévision ou en ligne. Je rappelle à nos auditeurs que les séances du comité sont publiques et accessibles sur sencanada.ca.
[Français]
Je demanderais maintenant aux sénateurs de se présenter, en commençant à ma gauche.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Marty Klyne, de la Saskatchewan.
[Français]
Le sénateur Forest : Bonjour. Éric Forest, de la région du Golfe, au Québec.
Le sénateur Pratte : André Pratte, du Québec.
La sénatrice Forest-Niesing : Bonjour. Josée Forest-Niesing, de l’Ontario.
[Traduction]
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.
Le sénateur Boehm : Peter Boehm, de l’Ontario.
Le sénateur Neufeld : Richard Neufeld, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice Marshall : Elizabeth Marshall, de Terre-Neuve-et-Labrador.
La sénatrice Eaton : Nicole Eaton, de l’Ontario.
Le président : Merci, mesdames et messieurs les sénateurs.
[Français]
J’aimerais également remercier la greffière du comité, Gaëtane Lemay, et nos deux analystes, Alex Smith et Shaowei Pu, qui appuient également les travaux du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
[Traduction]
Monsieur Davies et monsieur Lagueux, je suis convaincu, vu votre expérience collective, que vous pourrez nous fournir de l’information très instructive. Je vous remercie chaleureusement d’avoir accepté notre invitation à venir témoigner dans le cadre de l’étude que le Comité des finances a entreprise, conformément à l’ordre de renvoi que nous avons reçu du Sénat.
Aujourd’hui, notre comité poursuit son étude spéciale sur l’approvisionnement militaire, commencée le 30 octobre 2018. Notre comité étudie les processus et les aspects financiers du système d’approvisionnement en matière de défense du gouvernement du Canada.
Nous avons tenu trois réunions sur cette question jusqu’à présent et, aujourd’hui, nous souhaitons donner la parole à des observateurs avertis et à des anciens hauts fonctionnaires qui ont un intérêt certain pour cette question, d’un bout à l’autre du Canada.
[Français]
Nous sommes heureux de recevoir aujourd’hui M. Pierre Lagueux, ancien sous-ministre adjoint (Matériels). Défense nationale et les Forces armées canadiennes.
[Traduction]
Nous accueillons également le colonel Charles Davies, ancien officier de logistique et ancien directeur en chef responsable de l’acquisition de matériel et des politiques, procédures et normes de soutien, Défense nationale et les Forces armées canadiennes.
Conformément à l’ordre de renvoi, le comité porte une attention particulière aux éléments suivants dans les processus d’approvisionnement en matière de défense dans le cadre de son étude : l’intégration de mécanismes permettant de garantir l’optimisation des ressources et les retombées économiques pour le Canada; le recours à des procédures économiques, rapides et efficaces; la présentation de rapports clairs et transparents sur les dépenses prévues et les dépenses réelles; la comparaison avec les processus et les coûts ailleurs dans le monde; et d’autres questions connexes.
[Français]
La greffière m’a informé que nos témoins feront une présentation individuelle, qui sera suivie d’une période de questions. Je demanderais maintenant à M. Lagueux de faire sa présentation. Il sera suivi du colonel Davies. Monsieur Lagueux, la parole est à vous.
Pierre Lagueux, ancien sous-ministre adjoint (Matériels), Défense nationale et les Forces armées canadiennes, à titre personnel : Merci, monsieur le président, et merci de me donner l’occasion de témoigner devant votre comité ce matin.
[Traduction]
Je suis très heureux de pouvoir témoigner à propos de l’approvisionnement en matière de défense. C’est un sujet qui me tient à cœur depuis de nombreuses années. Pour vous situer un peu, j’ai commencé ma carrière dans le groupe des Matériels comme major en 1979. Lorsque j’ai pris ma retraite de la fonction publique, en 1999, j’occupais le poste de sous-ministre adjoint (Matériels).
J’ai ensuite passé près de 17 ans comme associé principal et associé directeur pour une firme de consultation locale. Nous fournissions des conseils à l’industrie afin qu’elle puisse utiliser efficacement le système d’approvisionnement en matière de défense. Laissez-moi vous dire que ce travail de consultation était loin d’être facile.
Au fil des ans, j’ai vu et vécu de nombreux changements touchant le processus d’approvisionnement en matière de défense. Bien évidemment, le changement le plus important s’est produit il y a longtemps, en 1972. Je parle d’un événement important : la création à cette époque du Quartier général du ministère de la Défense nationale et la mise sur pied du Groupe des matériels du ministère de la Défense nationale.
Le Groupe des matériels est le centre unique de responsabilité du ministère de la Défense nationale pour l’ensemble de l’approvisionnement en matière de défense et la gestion du cycle de vie du matériel. Seul le processus de passation des marchés relevait non pas du ministère de la Défense nationale, mais plutôt de ce qui s’appelait à l’époque le ministère des Approvisionnements et Services.
Depuis, j’ai pu intervenir, au fil des années, dans plusieurs initiatives de réforme du processus d’approvisionnement. Par exemple, en 1992, le gouvernement conservateur a publié son énoncé de politique intitulé « La politique de défense canadienne »; en 1994, le gouvernement libéral a publié sa déclaration sur les incidences du budget; en 1999, il y a eu le rapport du Comité permanent de la Défense nationale et des anciens combattants; puis, en 2008, il y a eu le rapport du Comité permanent de la défense nationale sur les processus d’acquisition et les processus associés. Vous n’êtes pas le premier gouvernement à vous intéresser à l’approvisionnement en matière de défense. Je ne suis toutefois pas intervenu en 2014, relativement à la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense.
Je vais citer M. Bernard Gray, qui, en 2009, a dirigé une étude exhaustive sur l’approvisionnement en matière de défense britannique. Je cite :
La réforme du processus d’approvisionnement suit presque immédiatement l’acquisition du matériel militaire lui-même.
Presque immédiatement. Dans son rapport, il met en relief le fait que les problèmes liés à l’approvisionnement dans le monde entier étaient, comme il le disait, endémiques et répandus parmi les alliés du Royaume-Uni. Il a donc ajouté, et je cite à nouveau :
S’il était facile de résoudre ce problème, je tiens pour acquis que quelqu’un, quelque part, l’aurait déjà fait.
Nous sommes donc en 2019, et nous continuons de nous battre avec un système qui est apparemment incapable de nous approvisionner facilement, efficacement, et rapidement en matériel militaire. Pourquoi donc?
Dans un article que j’ai écrit et qui est paru dans le numéro de janvier 2016 d’Options politiques, j’ai essayé d’expliquer quelles étaient les caractéristiques uniques de l’approvisionnement en matière de défense. C’est un processus très différent de l’approvisionnement sur le marché commercial ou industriel. Mais pourquoi?
Entre autres choses, dans les marchés commerciaux, il y a souvent beaucoup d’acheteurs et beaucoup de vendeurs. Le marché de la défense, cependant, compte très peu de vendeurs et très peu d’acheteurs. Les possibilités d’approvisionnement sont souvent épisodiques, alors chaque occasion est d’une très grande importance pour les vendeurs. En conséquence, les acheteurs ont beaucoup plus de pouvoir que les vendeurs, et puisque les acheteurs du gouvernement sont, par leur nature, réticents à prendre des risques, ils ont souvent des exigences spécifiques et irréalistes, mais les vendeurs qui espèrent décrocher un contrat n’ont d’autre choix que de s’y plier et espérer pouvoir se débrouiller plus tard.
Dans le secteur commercial, les acheteurs veulent souvent des biens définis qui ont fait leurs preuves. À l’inverse, les forces armées savent qu’elles doivent acheter du matériel qui fonctionnera encore après de nombreuses années, du matériel qui sera utilisé en zone de conflit pendant une vingtaine d’années ou plus, et du matériel qui repousse souvent les limites de la technologie existante.
Contrairement au secteur privé, la plupart des gouvernements ajoutent plusieurs objectifs secondaires aux approvisionnements en matière de défense. Il s’agit le plus fréquemment d’objectifs touchant l’industrie, mais il y en a beaucoup d’autres. Cela est compréhensible et même fort louable, mais il demeure que cela complique le processus.
Je crois aussi qu’il existe un fossé culturel entre les acheteurs du gouvernement et les vendeurs de l’industrie. L’un et l’autre ne comprennent pas les objectifs du secteur privé, d’une part, et de la fonction publique, d’autre part. Cela engendre un manque de confiance entre les deux et les empêche de coopérer afin de résoudre les problèmes.
Un ancien sous-ministre adjoint (Matériels) m’a dit un jour que, dans un appel d’offres où il y a trois soumissionnaires, le gagnant est aux anges, et les deux perdants sont furieux, mais un an plus tard, le gagnant sera tout aussi en colère que les deux perdants.
C’est tout à fait vrai. Ces différences, entre autres choses, rendent souvent le processus d’approvisionnement en matière de défense très compliqué. L’industrie dépend des rares clients gouvernementaux qui ont souvent des horaires variables et des budgets et des exigences technologiques irréalistes.
Puisque les fonds de l’État ne sont pas inépuisables, les gouvernements ont naturellement tendance à éviter les risques. Pour cela, ils mettent en place des processus longs et complexes qui supposent plusieurs paliers d’approbation.
Dans ce contexte, c’est un miracle de pouvoir obtenir quoi que ce soit. Néanmoins, le système fonctionne souvent, surtout dans des circonstances extraordinaires, comme pendant la guerre en Afghanistan. Toutefois, c’était un contexte hors du commun.
Donc, comme M. Bernard Gray l’a laissé entendre en 2009, il n’y a aucune solution facile. Cependant, y a-t-il des choses que nous pouvons faire au Canada pour, à tout le moins, améliorer le processus? Bien sûr que oui, et il y a énormément de personnes qui ont beaucoup d’idées, comme Chuck et moi-même, qui sommes ici ce matin.
Je vais vous en présenter quelques-unes. Premièrement, je crois que la structure actuelle de reddition de comptes relative au processus d’approvisionnement en matière de défense est dysfonctionnelle. Beaucoup partagent mon avis. Je crois que cette dysfonction vient de la réduction majeure du budget de la défense au début des années 1990. En conséquence, on a amputé une grande partie du Groupe des matériels du ministère de la Défense nationale et perdu l’expertise civile en matière d’approvisionnement. Cela a eu pour effet de brouiller la distinction entre les responsabilités du ministère de la Défense nationale et ce qu’on appelait à l’époque Travaux publics et Services gouvernementaux Canada. De nombreux hauts fonctionnaires en approvisionnement ont également pris leur retraite en même temps, ce qui a aggravé la situation et créé une absence de responsabilité.
Je me rappelle qu’avant les réductions budgétaires considérables des années 1990, les responsabilités et l’obligation redditionnelle des ministères étaient claires et prises au sérieux par les fonctionnaires de chaque ministère.
Je sais que la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense de 2014 avait pour but d’éclaircir une partie des questions sur la reddition de comptes. Malheureusement, je ne vois pas comment l’ajout de plusieurs comités de coordination qui se chevauchent a aidé à rationaliser le processus. Une chose qui me consterne particulièrement est le fait que bon nombre de ces comités sont présidés par un fonctionnaire de Services publics et Approvisionnement Canada et non par un membre du ministère de la Défense nationale. J’ai toujours dit que puisque le ministère de la Défense nationale est l’organisation qui fixe les exigences, verse l’argent et utilise ce qui est obtenu grâce au processus d’approvisionnement, il devrait à nouveau diriger l’approvisionnement en matière de défense, comme cela se faisait dans le passé.
Pour faire une parenthèse, je me rappelle que j’avais fait rapport à l’automne 1997, au premier ministre Jean Chrétien, des résultats de l’appel d’offres pour un hélicoptère de recherche et de sauvetage. Il a sorti son stylo et il a dit : « Je vais prendre mon stylo et écrire zéro hélicoptère », signé Chrétien. C’était l’hélicoptère EH101. Nous lui avons dit que nous avions encore une fois choisi l’EH101 après l’appel d’offres. Jean Chrétien avait annulé la commande de ce même hélicoptère quand il avait été élu quelques années plus tôt. Je peux vous dire que le premier ministre n’était visiblement pas ravi. Je me rappelle qu’aucun autre ministère n’a cherché à nous épauler et à prendre une part de responsabilité relativement à cette décision, et il ne devrait pas avoir à le faire. Il était clair que la responsabilité me revenait, à titre de sous-ministre adjoint (Matériels).
Même si je suis d’accord avec les nombreuses personnes qui disent qu’il est nécessaire de remanier la structure de responsabilité, je ne crois pas que la solution consiste à procéder à un changement organisationnel massif en vue de créer un seul organisme responsable de l’approvisionnement. Ce n’est pas d’un changement organisationnel dont nous avons besoin; c’est d’un changement de processus. Je vais citer M. Craig Stone, qui a dit, en 2012, qu’un changement organisationnel massif et perturbateur comme celui-ci ne :
[…] résoudrait pas les problèmes sous-jacents pesant sur tous les pays industrialisés qui exécutent des projets militaires imposants et complexes. À mon avis, ce serait comme se contenter de réarranger les chaises sur le pont du Titanic.
Après tout, la responsabilité de chaque ministère était claire avant cette sombre décennie, et elle peut l’être à nouveau.
Outre les modifications nécessaires au chapitre de la reddition de comptes, j’ai fait, lorsque j’ai témoigné devant le Comité permanent de la défense nationale de la Chambre des communes en 1997, 10 propositions afin d’améliorer le processus d’approvisionnement existant. Le comité a fondé sa première recommandation, qui a été adoptée par le gouvernement, sur mes 10 propositions. J’ai été aussi heureux de constater qu’une partie de mes propositions avaient été mises en œuvre depuis, par exemple la création de la Commission indépendante d’examen des acquisitions de la Défense — l’amiral Larry Murray a déjà témoigné devant vous — et la nouvelle Politique des retombées industrielles et technologiques. D’autres propositions — par exemple, que le ministère de la Défense nationale ait une enveloppe budgétaire réaliste et stable — semblent aussi avoir été prises en considération dans la politique Protection, Sécurité, Engagement.
Je serais heureux de vous fournir plus de détails sur mes autres propositions, si cela vous intéresse. Je crois qu’elles sont toujours pertinentes aujourd’hui.
Pour terminer, comme je l’ai dit en 1997, je n’ai rien proposé de vraiment extrême. Je souhaitais seulement que le processus d’approvisionnement soit plus uniforme et plus prévisible. Rien que cela constituerait une amélioration majeure.
Monsieur le président, je vous remercie de votre temps. Je serai heureux de vous fournir plus de détails sur n’importe quel sujet, comme je l’ai dit, ou de répondre aux questions des sénatrices et des sénateurs.
Le président : Merci. La présidence accorde la parole à M. Davies.
Colonel (à la retraite) Charles Davies, ancien officier de logistique et ancien directeur en chef responsable de l’acquisition de matériel et des politiques, procédures et normes de soutien, Défense nationale et les armées canadiennes, à titre personnel : Mon exposé sera similaire à celui de M. Lagueux à certains égards. Je vais présenter un point de vue différent sur certains points, et j’espère que cela vous sera utile. Mon exposé portera surtout sur certains aspects précis des objectifs établis dans votre ordre de renvoi. Je vais commencer en faisant deux brèves observations.
Premièrement, certaines personnes croient que le processus d’approvisionnement en matière de défense ne fonctionne pas, mais comme M. Lagueux l’a dit, la position contraire est que le processus fonctionne exactement comme il le devrait; les bons freins et contrepoids sont en place afin que l’on puisse veiller à ce que les objectifs du Canada soient pris en considération dans les décisions importantes. Je crois que les deux arguments peuvent se justifier, mais, au bout du compte, je crois qu’une réforme est nécessaire. Je vais y revenir deux ou trois fois.
Deuxièmement, il est important de comprendre que l’approvisionnement en matière de défense n’est pas une activité qui se fait en vase clos. Pour reprendre une expression informatique, la gestion du cycle de vie du matériel de défense et la conduite des opérations s’effectuent en boucle. C’est un processus de soutien critique pour les opérations, et il doit bien s’intégrer dans les autres activités.
Maintenant que le contexte est situé, je vais aborder la première des questions à l’étude. À mes yeux, vouloir garantir l’optimisation des ressources et obtenir des retombées économiques pour le Canada sont deux objectifs distincts. L’optimisation des ressources est un calcul complexe qui s’inscrit dans un contexte de politique publique. L’une des choses les plus importantes à prendre en considération est la mesure dans laquelle les fonds affectés par le Parlement répondent efficacement aux besoins. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de l’établissement, du maintien et de l’utilisation des capacités en matière de défense. Cela suppose non seulement une évaluation qualitative et quantitative des capacités, mais également une prise en considération des coûts pour le cycle de vie complet du matériel. Concrètement, cela veut dire que même si c’est une bonne décision d’acheter du matériel qui sera livré à temps et à un coût qui respecte les limites du budget, il se peut que ce soit une mauvaise décision du point de vue du coût du cycle de vie. Même si le coût initial de l’option suivante est plus élevé, peut-être que le coût d’utilisation sera considérablement plus faible de sorte que le coût du cycle de vie, par conséquent, sera moins élevé pour le propriétaire.
Du côté des retombées économiques, les pratiques en vigueur au Canada correspondent de façon générale à celles de la plupart des autres démocraties occidentales. Cependant, de nombreux pays ont adopté une stratégie industrielle en matière de défense qui tient compte du développement économique, du développement des technologies, de l’exportation relative à la défense, des politiques étrangères et des objectifs des politiques en matière de défense afin d’orienter leurs décisions et ainsi d’optimiser la valeur à long terme du matériel pour leur pays. Le Canada ne s’est jamais muni d’une telle stratégie, et à mon avis, c’est l’une des raisons pour lesquelles notre dossier, au moment de créer des retombées durables grâce à nos grands projets d’acquisition est, au mieux, peu reluisant. Les changements qui ont été apportés récemment à la Politique des retombées industrielles et technologiques vont peut-être aider, mais à mes yeux, il s’agit d’une solution incomplète.
En ce qui concerne la deuxième question à l’étude, à mon avis, les processus et les mécanismes du Canada relativement à l’approvisionnement en matière de défense doivent être examinés rigoureusement par le Parlement. Même si le modèle de gestion actuel donne des résultats — je ne remets pas cela en question —, il y a eu de nombreuses études sur l’approvisionnement en matière de défense au cours des dernières décennies, et pratiquement toutes ont cerné un problème ou un autre. En outre, le vérificateur général du Canada et les vérificateurs internes du ministère de la Défense nationale arrivent régulièrement à cerner des problèmes liés précisément au processus d’approvisionnement, ce qui laisse croire que ce sont les mécanismes fondamentaux qui sont en cause. Même si le système n’a jamais été examiné rigoureusement dans son intégralité dans les rapports publiés, il est clair qu’on recommande une certaine modification du processus.
Une partie du problème vient du fait que le modèle de gestion canadien est plus compliqué que celui de la plupart des autres pays. Des comités interministériels s’occupent de la gestion, alors qu’il s’agit surtout de projets individuels, et personne n’a la responsabilité d’optimiser les processus du système dans son ensemble, de réglementer les mécanismes ou de gérer son rendement. De plus, le modèle ne prévoit aucune responsabilité claire pour ce qui est des résultats, qu’ils soient positifs ou négatifs. Cela est contraire aux objectifs stratégiques énoncés par de nombreux gouvernements et aux attentes des Canadiens, selon moi. Une entreprise privée avec un tel modèle d’affaires fermerait rapidement ses portes.
La troisième question à l’étude concerne la présentation de rapports sur les dépenses prévues et réelles. À ce chapitre, je crois que le ministère de la Défense nationale s’est grandement amélioré et continue de déployer des efforts à cet égard. Je tiens à faire une mise en garde, toutefois : vous ne devez pas vous attendre à la perfection. Selon le degré de maturité et de complexité technique des systèmes concernés, il peut être très difficile ou très facile d’estimer les coûts d’un programme. Il est très facile de déterminer les coûts et les échéances pour un système bien établi qui est déjà utilisé. Je vous donne l’exemple de la flotte d’avions de transport stratégique C-17; le processus d’acquisition a été terminé à temps et dans les limites du budget, dans les 18 mois suivant la décision d’acquisition.
D’un autre côté, un système compliqué qui est en cours d’élaboration suppose des approches très différentes de gestion du risque, et il peut s’avérer très difficile de transformer un coût approximatif en un budget pouvant être approuvé.
Cela m’amène à la quatrième question à l’étude, c’est-à-dire la comparaison avec ce qui se fait ailleurs dans le monde. Un certain nombre de pays ont entrepris des réformes majeures des organisations responsables de l’acquisition du matériel de défense au fil des ans, y compris de leur processus d’approvisionnement. Leur objectif est d’améliorer la gestion de leurs programmes. La plupart des pays se sont dotés de modèles où la fonction d’acquisition et les soutiens connexes sont intégrés au cadre de gestion du cycle de vie complet. Ce genre d’approche est conforme aux pratiques exemplaires mondiales que l’on retrouve dans la politique générale de l’OTAN en matière de gestion du cycle de vie des systèmes et la norme ISO 15288.
Je vais vous donner deux exemples d’initiatives colossales qui ont pris, je crois, une dizaine d’années à mettre en œuvre et à optimiser : le Capability Acquisition and Sustainment Group — le groupe d’acquisition et de maintien des capacités — du ministère de la défense australien et la Defence Equipment and Support Agency — l’agence de soutien et du matériel de la défense — du Royaume-Uni. Ce n’est pas une tâche facile.
Un modèle unifié ne garantit pas de lui-même des résultats lorsqu’il s’agit d’acquisitions compliquées, compte tenu des autres facteurs que j’ai mentionnés. Cependant, un tel modèle fournit un cadre solide pour l’établissement de normes et l’optimisation des processus de gestion, des systèmes, des outils et de la formation. Il permet aussi de veiller à ce que les approches employées soient uniformes et permettent de remplir les objectifs stratégiques généraux du pays. En d’autres mots, les mécanismes fonctionnent mieux avec un modèle unifié. Même s’il peut être difficile de mettre cela en œuvre, je crois que c’est un modèle d’affaires que le Canada devrait envisager d’adopter.
Pour conclure, j’aimerais parler de la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense que le gouvernement conservateur a lancée en 2014. Cette stratégie est toujours en vigueur et n’a à peu près pas été modifiée par le gouvernement libéral actuel. L’objectif de la stratégie était d’améliorer le fonctionnement du modèle d’affaires actuel, et j’étais en faveur d’attendre de voir quels résultats elle allait donner. Maintenant, cinq ans plus tard, je crois qu’il est temps de reconnaître que cette stratégie n’a pas porté les fruits qu’on espérait et qu’une refonte fondamentale devrait être envisagée.
Je suis prêt à répondre aux questions des sénatrices et des sénateurs, s’ils en ont. Merci.
Le président : Merci beaucoup. Avant de passer à la période de questions, j’aimerais demander aux nouveaux sénateurs de se présenter, aux fins du compte rendu.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Sénateur Dalphond, sénateur indépendant de la division sénatoriale de De Lorimier, au Québec.
[Traduction]
La sénatrice Andreychuk : Raynell Andreychuk, de la Saskatchewan.
Le président : Merci, honorables sénateurs.
Vu le nombre de sénateurs qui veulent poser des questions aux témoins, je crois, si vous êtes d’accord, qu’il serait préférable de vous accorder chacun six minutes au premier tour. Ensuite, nous passerons au second tour.
La sénatrice Eaton : Bienvenue. Je tiens à dire aux deux témoins que j’ai trouvé leurs commentaires intéressants.
Monsieur Lagueux, vous avez dit que nous pouvons être efficaces dans des circonstances extraordinaires. Y a-t-il des solutions rapides que nous pourrions tirer de ces circonstances extraordinaires? Pourquoi quelque chose fonctionnerait-il dans des circonstances extraordinaires, mais pas lorsque tout est calme?
M. Lagueux : Merci, madame la sénatrice. Oui, je crois que la guerre en Afghanistan était une période exceptionnelle de l’histoire canadienne et du ministère de la Défense nationale. Je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus.
Je ne veux pas paraître cynique en disant cela, mais si les choses fonctionnaient très bien pendant cette période, c’est dû à de nombreux facteurs, dont le plus important touchait, comme je l’ai dit plus tôt, la propension du gouvernement à éviter tout risque lorsqu’il s’agit de l’approvisionnement en matière de défense. Le gouvernement ne veut pas risquer de dépenser beaucoup d’argent pour un mauvais approvisionnement. Ce serait une tache à son dossier, avec tout ce que cela implique.
En résumé, pendant la guerre en Afghanistan, je crois que le gouvernement a conclu qu’il pouvait prendre quelques risques en matière d’approvisionnement si cela pouvait réduire les pertes de vie canadiennes. Le ministère de la Défense nationale a pu jouir d’une marge de manœuvre beaucoup plus grande; pendant cette période, il y a eu beaucoup moins de comités dont les activités se chevauchent, d’examens, et cetera.
À l’époque, je voyais tout cela de l’extérieur, et c’est ainsi que s’est formée mon opinion à ce chapitre.
Donc, vu la situation, les choses ont pu bouger rapidement. Le ministère de la Défense nationale pouvait formuler des propositions, et les autres ministères fédéraux ne s’y opposaient à peu près pas. Il n’y avait pas non plus de longues périodes d’examen. Le raisonnement était le suivant : « Nous avons besoin de matériel et il faut que ce soit le meilleur pour nos troupes sur le terrain. Nous voulons réduire au minimum les pertes de vie. »
Beaucoup de matériel qui a été acheté à l’époque était standard, comme Chuck l’a dit. Les C-17, par exemple. Il y avait aussi l’autre avion, le C-130J, et le Chinook. Les choses bougeaient très rapidement. Le ministère avait, dans une grande mesure, le soutien unanime du gouvernement. C’était avant tout de l’équipement standard qui était acheté.
La sénatrice Eaton : Vous avez aussi dit qu’on fait parfois primer un grand nombre d’objectifs secondaires — par rapport à la Politique des retombées industrielles et technologiques — au détriment de l’objectif principal.
Diriez-vous que c’est ce qui est arrivé avec les F-35, ou était-ce davantage une décision politique? Je ne veux pas vous mettre sur la sellette; c’est juste que je veux en apprendre davantage pour les approvisionnements à venir. Devrait-on accorder une si grande importance aux retombées industrielles et technologiques?
M. Lagueux : Vous posez deux questions. En ce qui concerne les F-35, c’est un peu différent.
Par rapport aux objectifs du gouvernement qui sont liés à l’approvisionnement en matière de défense, à l’époque où j’étais au ministère de la Défense nationale, il y avait une objection que bien des officiers supérieurs — les gens en uniforme — détestaient toujours entendre : « Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas simplement acheter les meilleurs camions de la Corée? Achetez cela, et la question est réglée. »
Mon approche a toujours été de voir le ministère de la Défense nationale comme un ministère du gouvernement et non comme une entité isolée. Dans cette optique, le ministère doit participer effectivement et visiblement à l’atteinte de l’ensemble des objectifs gouvernementaux, que ce soient des objectifs industriels; le bilinguisme, entre autres choses; des objectifs environnementaux; des objectifs diplomatiques... Toutes ces choses entrent en ligne de compte.
Une chose qu’il est important de souligner est que la réserve la plus importante d’argent que le gouvernement peut utiliser à sa guise se trouve à la défense. Pour faire quoi que ce soit, il faut savoir où est l’argent. Le ministère de la Défense nationale a une grande réserve d’argent qu’il peut utiliser comme il l’entend. Donc, on fixe des objectifs lorsqu’il y a de l’argent pour les accomplir.
Une autre chose : le Canada n’est pas le seul dans cette situation. Dans pratiquement tous les autres pays occidentaux, l’approvisionnement en matière de défense comprend presque toujours des objectifs industriels ainsi que d’autres, liés aux petites entreprises et aux régions. Ce n’est pas quelque chose d’exceptionnel. C’est tout naturel, et c’est une bonne chose.
La sénatrice Eaton : Cela m’amène directement à la question que je voulais poser au colonel Davies.
Vous avez parlé de consensus, du fait que cinq ministères doivent en arriver à une sorte de consensus. Les autres témoins nous ont dit : « Oh, oui, les sous-ministres adjoints se réunissent, et s’il n’y a pas de consensus, l’affaire est renvoyée aux sous-ministres, et ainsi de suite. » Vous imaginez comment cela peut virer au cauchemar.
Les besoins en approvisionnement de la Défense nationale devraient-ils avoir plus de poids que les deux autres? Je ne propose pas de faire fi de l’innovation, de l’industrie, de la technologie, ni même des marchés publics, mais devrait-on accorder plus de poids aux besoins du ministère de la Défense nationale? Cela serait-il possible?
Col Davies : Vous posez une bonne question. Le problème est plutôt lié aux politiques du Cabinet, parce que les décisions, au bout du compte, sont prises par le Cabinet.
Ce serait très bien d’adopter une approche de type « premier parmi les pairs » pour les comités des sous-ministres adjoints et des sous-ministres, mais si cela ne se reflète pas dans les discussions du Cabinet, cela ne servira à rien de faciliter les choses aux échelons inférieurs. Par exemple — et je ne suis pas intervenu directement dans ce projet, mais je l’ai observé de près, du point de vue stratégique, lorsque je travaillais pour le gouvernement —, le projet d’aéronef à voilure fixe SAR a été retardé pendant des années parce que les ministères ne s’entendaient pas sur les priorités. Innovation, Sciences et Développement économique Canada — à l’époque, c’était le ministère de l’Industrie — disait une chose, Services publics et Approvisionnement Canada — anciennement le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux — disait autre chose, et le ministère de la Défense nationale, une autre chose.
Le projet faisait du surplace parce que même si le personnel administratif avait cerné les problèmes, à l'échelon gouvernemental, le Cabinet était incapable de parvenir à une décision.
Je ne sais pas comment on pourrait élaborer un processus décisionnel qui aurait une incidence à cet échelon. Quelque chose pourrait fonctionner à l’échelon des fonctionnaires, mais je ne vois pas comment on pourrait arriver à résoudre ce problème fondamental à cet échelon.
Pour cette raison, je crois qu’une solution de rechange à envisager serait qu’un seul ministre soit responsable de tout le processus.
Le sénateur Pratte : Je vous remercie tous les deux de vos exposés. Vous avez tous les deux mentionné des problèmes de responsabilisation. Monsieur Lagueux, vous avez parlé d’une absence de responsabilité, et, colonel Davies, vous avez dit qu’il y avait un problème de transparence en matière de responsabilité. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet? Bien sûr, avec ces sommes d’argent, la responsabilisation est cruciale.
Pourriez-vous nous en dire plus? Quel est le problème quant au manque de responsabilisation dans le processus d’approvisionnement?
M. Lagueux : De toute évidence, la responsabilisation est une question qui accable le MDN depuis déjà un certain temps.
Comme je l’ai dit en 1972, lorsque le Groupe des matériels a été créé, l’idée était alors de centraliser la responsabilité au sein du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes. On a créé ce Groupe intégré des matériels, qui était responsable de tous les achats ainsi que du suivi du cycle de vie de l’équipement; le processus était assez bien centralisé et le SMA, Matériels, avait à l’époque la pleine responsabilité.
La seule fonction qui ne relevait pas du ministère de la Défense, c’était l’octroi de contrats, qui relevait du ministère de l’Approvisionnement et Services, qui est devenu le ministère des Approvisionnements et Services du Canada, qui est devenu Travaux publics, et ainsi de suite. Cela relève à présent de SPAC.
Au fil des ans, cependant, vous avez eu un problème de responsabilisation qui s’est propagé parce que d’autres choses se sont ajoutées, comme les retombées industrielles et régionales. C’est devenu des retombées industrielles et technologiques. Le gouvernement souhaitait pouvoir réaliser ces autres objectifs. Jusqu’à la fin des années 1990, je crois que la responsabilisation était encore assez forte. Défense nationale était le ministère responsable.
Vous avez demandé si un ministère devrait avoir plus de responsabilités que les autres. Lorsque j’étais SMA, Matériels, et que je m’occupais de la question des hélicoptères H11, à l'époque du premier ministre Chrétien — et croyez-moi, ça n’a pas été la période la plus amusante de ma vie —, il ne faisait aucun doute que le MDN était le ministère responsable. Comme je l’ai dit, aucun autre ministère ne revendiquait qu’il était également responsable de cela. Il était clair que nous étions le ministère responsable. Il y avait des comités interministériels pour régler les choses, mais le MDN était le ministère responsable parce qu’il s’agissait de notre argent; l’argent du gouvernement, mais également l’argent du MDN servant à payer pour l’approvisionnement. C’était nos exigences qui étaient formulées. C’était le MDN, les soldats des Forces canadiennes, qui en subiraient les conséquences. Nous n’avons peut-être pas bien fait l’approvisionnement, mais au moins, nous en étions responsables, et d’autres ministères jouaient un rôle de soutien.
De toute évidence, il y a ici une fonction ministérielle, comme Chuck l’a dit. Pendant que je dirigeais le ministère responsable, je ne pouvais pas aller de l’avant sans la participation d’autres ministères, car leurs ministres au sein du Cabinet avaient un rôle à jouer. Ils devaient être de la partie. Nous avions des comités de coordination, mais toujours sous la responsabilité du MDN. Au bout du compte, si les autres ministères ne voulaient pas se joindre à nous, nous n’allions tout simplement pas de l’avant. Nous avions la responsabilité.
Ce qui s’est produit au fil des ans, c’est que la responsabilité s’est considérablement dispersée. Lorsque j’ai lu la transcription de l’un de vos témoins précédents, alors qu’il mentionnait que SPAC, le ministère chargé des contrats, était le ministère responsable et qu’il présidait ces comités, il en ressortait clairement que la responsabilité est à présent dispersée. Le MDN a les exigences, il dispose de l’argent et il assume les conséquences des exigences, mais un autre ministère préside les comités, et il y a plusieurs paliers de comités, ce qui requiert du temps et des efforts.
Mon sentiment — et je dis cela en tant que personne de l’extérieur et parce que je suis à la retraite et que je n’ai pas peur de retourner dans les ministères —, c’est que, en 2014, la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense a été mise en place afin d’ajouter toutes ces couches gouvernementales, non pas pour éclaircir la question de la responsabilité, mais pour la disperser davantage et ralentir encore plus le processus afin que personne ne soit embarrassé. Je m’excuse, mais lorsqu’on y regarde de plus près, on dirait presque que c’est ce que fait le gouvernement. Il n’essaie pas d’éclaircir la question de la responsabilité. Il essaie de la disperser davantage.
Col Davies : Je suis d’accord avec M. Lagueux. En 2014, lorsque la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense a été mise en place, il y avait à l’époque un groupe de travail composé de quatre ministres. Le gouvernement Trudeau a créé un comité plénier du Cabinet composé de huit ministres, et je pense que c’était rendu à neuf à un moment donné. Plus récemment, le comité a été intégré à un sous-comité ou à un sous-groupe du Conseil du Trésor.
Toutefois, dans tous ces modèles, qu’il y ait 4, 8, 9 ou 12 ministres autour de la table, tout le monde est responsable et personne ne l’est. C’est là où je pense que la responsabilisation échoue, et c’est pourquoi j’ai dit qu’aucune entreprise commerciale ne pouvait fonctionner de cette façon. Cela ne fonctionnerait tout simplement pas. Je comprends pourquoi les gouvernements se structurent et fonctionnent différemment. Au bout du compte, c’est peut-être ce qu’il faut faire, mais je pense qu’il vaut la peine d’essayer de dénouer le nœud qui étrangle la responsabilité, tant pour le gouvernement que pour les ministres et les Canadiens, en examinant la viabilité des autres solutions.
La sénatrice Marshall : Merci beaucoup. J'aimerais parler de la politique de défense qui a été rendue publique il y a quelques années. Colonel Davies, vous avez écrit un article à l’époque. La politique est-elle à la hauteur? Monsieur Lagueux, vous avez beaucoup d’expérience en matière de politiques de défense. Cela fait deux ans qu'elle est en vigueur. Auriez-vous des commentaires à formuler concernant la façon dont le gouvernement donne suite à sa politique?
Je vais vous dire pourquoi je vous pose cette question. La politique prévoyait que le ministère aurait accès à 6 milliards de dollars l’an dernier et cette année. Il ne dépense pas les fonds qui ont été proposés dans la politique de défense. Il se passe quelque chose là-bas. Nous ne savons pas trop quoi, car le ministère ne fournit pas beaucoup d’information. Peut-être qu’ils ont de meilleurs prix qu’ils ne l’auraient cru ou peut-être que certains projets sont retardés ou ne vont pas de l’avant. J’aimerais connaître votre point de vue. Le colonel Davies pourrait sans doute commencer.
À votre avis, où en est le gouvernement en ce qui concerne sa nouvelle politique de défense maintenant que cela fait deux ans qu’elle est en vigueur?
Col Davies : Je vous remercie, sénatrice. Je suis plutôt encouragé. Les dépenses d’argent ne suivent pas la voie qui a été proposée ou établie dans la politique, mais, si j’ai bien compris, dans la plupart des cas, certainement en ce qui concerne les dépenses en capital, il s’agit essentiellement de réorienter les fonds pour qu’ils s’harmonisent mieux avec la façon dont les programmes évoluent. Vous avez raison de dire que certains d’entre eux ont été mis en œuvre en deçà du budget établi, ce qui a permis d’avoir un peu plus de souplesse pour déplacer des fonds également.
Dans l’ensemble, la politique était généralement bonne, tout comme sa mise en œuvre. La principale lacune qui me préoccupe dans la politique de défense Protection, Sécurité, Engagement, c’est l’absence d’instauration d’un plan visant à remplacer l’une des plus importantes immobilisations au pays, soit la flotte sous-marine. Les sous-marins ont maintenant une trentaine d’années. Ils n’ont pas 30 ans de service. Ils sont demeurés à quai, de sorte qu’il y a une certaine souplesse. Dans 10 ans, ils auront 40 ans. C’est beaucoup d’années pour n’importe quel navire, surtout pour un navire aussi complexe qu’un sous-marin. Les systèmes d’armement intérieur sont tous modernes. Ils ont tous été améliorés, mais, à un moment donné, la coque et les systèmes fondamentaux de l’engin commencent à poser problème. Vous ne voulez pas avoir des systèmes défaillants dans quelque chose qui va sous l’eau.
La sénatrice Marshall : Des représentants du MDN comparaissent assez souvent devant le comité, et ils me laissent sous l’impression qu’il y a une réticence générale quant à la transparence; par conséquent, si vous tentez de suivre la trace de l’argent par rapport à ce qui est prévu dans la politique de défense et ce qui a réellement été dépensé, de trouver la raison des écarts, les renseignements ne sont pas là. Il y a une réticence quant à la transparence.
Pourquoi un tiers aurait-il cette impression? Le ministère serait-il réticent à fournir ces renseignements pour des raisons de sécurité nationale? Quels seraient les enjeux?
Col Davies : Je ne suis pas un expert en gestion financière au sein du MDN ni même au sein de mon propre ménage — ma femme s’en occupe —, mais je dirais que le MDN est une organisation très complexe. Les dépenses de fonds font avancer une très grosse bête compliquée. Il n’y a pas de façon facile de dépeindre où va l’argent tout le temps. Vous pouvez structurer vos rapports financiers de manière à les examiner horizontalement, verticalement ou latéralement, mais vous obtiendrez un portrait différent chaque fois que vous le ferez.
Les rapports financiers sur les résultats présentés au Parlement ont changé à quelques reprises au cours des dernières années. Cela est révélateur, en premier lieu, du fait que le MDN doit s’adapter aux exigences en matière de rapports établies pour l’ensemble du gouvernement. Ces exigences ne cadrent pas toujours bien avec la nature des programmes que le MDN administre. Pour quiconque se demande où est allé cet argent, de quelle façon et pour quelles raisons il a été dépensé, il est très difficile de trouver un moyen de dépeindre cela. Nous avons essayé pendant des années. Il y a 20 ou 30 ans, nous avions la comptabilité par activités. Nous avons essayé trois, quatre et cinq façons différentes de le faire, et c’est très difficile.
La sénatrice Marshall : Ils ont récemment changé, une fois de plus, et, parce que l’on passe à un autre système, cela fait en sorte que c’est encore plus difficile à suivre.
Monsieur Lagueux, vous étiez au sein du ministère. Auriez-vous une opinion sur la nouvelle politique de défense et sur la situation du gouvernement?
M. Lagueux : Sénatrice, je suis à la retraite depuis trois ans. Je me suis promis, au moment où j’ai pris ma retraite, que je n’aurais jamais plus rien à voir avec l’approvisionnement en matière de défense, mais je suis là. Je n’ai malheureusement pas suivi cette nouvelle politique en détail et je ne peux donc pas faire de commentaires à ce sujet.
Je dirais que votre question concernant le suivi des fonds alloués à la défense n’est pas facile. J’ai lu la transcription de la comparution devant le comité, il y a de cela quelques mois, de la dirigeante principal des finances (DPF) de la Défense et j’ai eu de la difficulté à suivre et à comprendre ce qu’elle disait; par conséquent, je peux imaginer que les sénateurs ont dû éprouver certaines frustrations.
La sénatrice Marshall : Nous éprouvons également des difficultés.
M. Lagueux : Heureusement, je suis parti avant que le processus de la comptabilité d’exercice ne soit mis en œuvre. À l’époque, c’était une comptabilité de caisse et c’était beaucoup plus facile.
[Français]
Le sénateur Forest : Merci de vos présentations et de votre présence. C’est un sujet fort complexe, qui a beaucoup de ramifications. Ma première question concerne la reddition de comptes et l’élaboration des devis. Tout d’abord, les dépassements de coûts ne sont pas de 5, 10 ou 15 p. 100, mais souvent du simple au double. Lorsqu’il s’agit d’élaborer un devis — qui est, somme toute, passablement précis pour permettre de faire une analyse sous l’angle de la qualité, pas uniquement du meilleur produit, mais du produit adapté à un prix raisonnable —, il semble que personne n’est vraiment responsable et qu’on est dans une dynamique où on accorde des contrats. Comme le devis n’est pas tout à fait précis, on va d’addition en addition, ce qui permet au fournisseur d’avoir des marges de profit et d’augmenter de manière substantielle l’acquisition du produit comme tel. Le défi d’un devis plus serré pour faire une analyse des appels d’offres plus précise est-il, selon vous, un enjeu majeur? Quand vous parlez de responsabilité, qui est responsable de l’élaboration de ce devis?
M. Lagueux : Merci bien. En passant, je vous félicite. Votre équipe de hockey, l’Océanic, attend avec impatience de gagner. Si vous me le permettez, je vais répondre à votre question en anglais. C’est plus facile pour moi de parler de ce sujet en anglais.
[Traduction]
Sénateur, ce que vous demandez, c’est qui énonce les exigences, qui les définit et qui établit les spécifications. Le ministère de la Défense est le ministère responsable sur le plan technique de tous les achats. Comme je l’ai déjà dit, ce sont ses responsables qui assumeront les conséquences relatives à l’équipement lorsque celui-ci sera produit et livré. Ils établissent les exigences et les spécifications techniques.
Si vous achetez quelque chose déjà en service — comme, encore une fois, l’exemple que le colonel Davies a utilisé, l’aéronef C-17 —, il n’est pas très difficile de donner un prix relativement précis. L’équipement est là, il est perfectionné, il est en service et vous l’achetez.
Bien entendu, pour quelque chose en développement, c’est beaucoup plus difficile. Certaines personnes utilisent la modélisation paramétrique pour essayer de se faire une idée du coût. D’autres examinent de l’équipement semblable utilisé par le passé. Toutefois, quand on pousse la technologie — et la défense pousse la technologie parce qu’elle est à la recherche d’équipement qui durera 20 ou 25 ans —, on se retrouve face à un adversaire dont la technologie s’améliore également, et il y a beaucoup d’éléments inconnus. Lorsqu’il y a des éléments inconnus, on doit composer avec ceux-ci. Il est clair que la façon dont nous avons géré cela lorsque j’étais au ministère, c’est en prévoyant des fonds pour les imprévus. Vous savez ce que vous ne savez pas, mais vous ignorez ce que vous savez; vous ajoutez donc des fonds de réserve afin de vous assurer de respecter le budget.
Le processus au sein du ministère de la Défense comporte plusieurs étapes, et, au fil de celles-ci, on peaufine le budget avant d’arriver à l’approbation finale. À mesure qu’on précise les exigences, on précise également le budget qui les accompagne. On peut ensuite réduire les fonds de réserve du budget.
Des événements imprévus, des retards ou des grèves dans l’industrie ou d’autres choses, peuvent se produire à l’improviste. Je ne crois pas qu’il soit impossible de préparer un budget sans dépassement des coûts. Il faut prévoir un fonds de réserve suffisant. Si c’est le cas, on peut respecter le budget.
Malheureusement, pendant un certain temps, les gens essayaient de réduire le fonds de réserve le plus possible; par conséquent, on a fini par avoir des programmes qui ont connu des dépassements budgétaires.
L’idée, c’est de préciser le budget au fur et à mesure qu’on avance, de s’assurer d’avoir un fonds de réserve approprié en cas d’imprévus et de gérer très clairement le budget.
Il doit y avoir une entente entre le gouvernement et l’industrie — comme je l’ai déjà mentionné, un de mes anciens sous-ministres a dit que, un an plus tard, tout le monde était mécontent —, et le ministère de la Défense nationale ou le gouvernement doit bien comprendre ce que le contrat stipule, et l’industrie doit savoir précisément ce qu’elle est censée livrer.
Très souvent, il n’y a pas cette compréhension claire. L’un des meilleurs exemples, c’est le projet d’hélicoptère maritime S-92, le Cyclone, et, encore une fois, de l’extérieur, j’ai constaté qu’il y avait un écart évident entre ce que le gouvernement croyait obtenir dans le cadre du contrat et ce que Sikorsky pensait devoir livrer. On s’est retrouvé dans un très long processus de contrat et de livraison qui a nécessité que l’on débloque des fonds supplémentaires pour des éléments qui n’étaient pas très bien compris des deux côtés. Par conséquent, aucun fonds de réserve ne pourrait couvrir cela.
[Français]
Le sénateur Forest : Habituellement, les prix pour lesquels on compare le résultat final de l’acquisition, y compris le devis ou le budget, comprennent également des sommes pour les imprévus. Il y a quand même des écarts importants.
Je ne sais pas si le colonel Davies veut ajouter des commentaires à propos de la politique navale nationale.
[Traduction]
Col Davies : Oui, merci, monsieur le sénateur. Il importe de comprendre que c’est vraiment seulement au gouvernement que le devis initial constitue le budget pour un projet. Un devis initial, c’est simplement un devis. D’habitude, dans l’industrie, on fixe le budget seulement à la signature du contrat. Avant cela, il s’agit d’une estimation des coûts. Nous l’avons constaté à Ottawa relativement aux coûts du train léger.
Il est important de comprendre que le mieux qu’on puisse faire lorsqu’on commence à définir une exigence, c’est de réaliser une estimation des coûts. « Je crois que cela va coûter environ le montant suivant. » Comme l’a souligné M. Lagueux, c’est vraiment lorsqu’on entre dans les détails et qu’on lève les incertitudes dans le programme qu’on est en mesure de préciser les coûts et d’obtenir de meilleures estimations des coûts.
L’autre chose qu’on devrait prendre en considération, dans un modèle d’approvisionnement dans le cadre duquel l’entrepreneur prend tous les risques, c’est qu’on devra payer pour les risques auxquels ce dernier doit faire face. Des recherches dans d’autres pays montrent qu’il faut partager de manière équitable les risques entre l’acheteur et le fournisseur si on veut réduire les coûts. Nous ne sommes pas très forts à cet égard parce que ce n’est pas attrayant sur le plan politique. Nous voulons pointer du doigt la personne qui n’a pas livré l’équipement à temps et qui n’a pas respecté le budget.
Il faudrait peut-être réfléchir davantage à la question. Au gouvernement, quel est le bon modèle pour partager les risques? Il peut être différent pour chaque programme.
La sénatrice Andreychuk : Vous avez parlé de la complexité de l’ensemble du processus. Personne n’a parlé du fait que nous faisons également partie de l’OTAN et du NORAD. L’interopérabilité est un facteur. Nous ne décidons pas toujours de la prochaine phase d’approvisionnement. Pourriez-vous nous dire comment cela exacerbe le problème, le cas échéant?
M. Lagueux : Les projets conjoints de développement, par exemple, au sein de l’OTAN, étaient très à la mode il y a de nombreuses années. En Europe, les pays essaient encore de fonctionner de cette façon, mais les projets intergouvernementaux ou les projets conjoints de développement sont souvent très difficiles à réaliser. Ils posent souvent beaucoup de difficultés — pour les Français, les Allemands et, je crois, les Espagnols également. On a réussi à livrer l’aéronef A400M, mais il a fallu de nombreuses années pour le concevoir en raison de nombreuses difficultés. De tels projets prennent beaucoup de temps. Il y a des intérêts concurrents et, clairement, lorsqu’on parle de reddition de comptes et qu’on détermine qui dirige le projet, cela devient très complexe.
Était-ce Mme la sénatrice Marshall qui a mentionné plus tôt les F-35? Lorsque le Programme d’avions de combat interarmées de modèle F-35 a été lancé, c’est exactement ce qui s’est passé. C’était un projet international conjoint de développement mené par les Américains qui cherchaient à se procurer un seul aéronef pour répondre aux besoins des forces aériennes, de la marine et du corps des Marines des États-Unis. La Royal Air Force britannique était partenaire. L’idée était d’amener d’autres pays à participer au projet, principalement pour partager les coûts et le développement et mettre en place une interopérabilité. Comme vous le savez, il y avait une participation canadienne à ce programme. Au départ, j’ai été celui au ministère de la Défense qui a encouragé fortement le Canada à y participer. À l’époque, c’était assez simple. Il s’agissait de 10 millions de dollars américains pour la première phase. Personne au ministère ne voulait débourser cette somme, alors nous avons utilisé l’argent de nos subventions et de nos contributions. Même les forces aériennes n’étaient pas intéressées à ce moment-là, mais nous avons participé au projet. Je croyais que c’était important parce qu’un programme conjoint d’interopérabilité était la bonne voie à suivre. On a vu comment ce programme a évolué. Je serai heureux d’en parler davantage, si vous le voulez. Il n’a pas abouti. Nous avons éprouvé toutes sortes de problèmes avec ce programme.
Pour revenir à votre question, seulement quelques projets interministériels, intergouvernementaux et conjoints de développement ont été des réussites par le passé. Nombre d’entre eux se sont soldés par un échec en raison d’intérêts concurrents et de la nécessité, bien souvent, de partager les retombées industrielles entre les pays, de conclure un accord commun et d’établir des normes communes.
Il serait logique de partager les coûts et les retombées afin de réduire les coûts pour tout le monde. C’était l’idée derrière le programme conjoint d’avions de combat interarmées.
Le sénateur Neufeld : Merci. Vous m’avez fait penser à une question sur les F-35. Sont-ils en service dans certains pays et, le cas échéant, depuis combien de temps?
Col Davies : Oui, les forces aériennes américaines l’utilisent; elles possèdent plusieurs escadrons de F-35 qui sont en service. Le corps des Marines en a reçu quelques-uns. La Royal Australian Air Force en reçoit à l’heure actuelle.
Le sénateur Neufeld : Depuis combien d’années l’aéronef est-il en service?
Col Davies : Je crois que les premières livraisons ont eu lieu il y a deux ou trois ans.
Le sénateur Neufeld : Je suis étonné. Je pense que le Canada participe au développement. Je ne me souviens pas à quelle hauteur, mais c’est une somme assez considérable.
Si le F-35 est en service depuis deux ou trois ans aux États-Unis et en Australie, et si nous avons participé à la construction initiale de cet aéronef, pourquoi le Canada ne l’a-t-il pas choisi, au lieu d’utiliser des CF-18 qui tombent en morceaux? Du moins, je crois comprendre que c’est le cas, selon les renseignements que j’ai reçus. Après avoir lu cette information, il me semble que nous ne pouvons même pas retenir les pilotes parce qu’ils ne veulent pas piloter ces aéronefs qu’on aurait dû mettre au rancart. L’Australie les a retirés pour une raison précise, à mon avis. Je ne crois pas que ce pays ait dit : « Écoutez, nous avons beaucoup de CF-18. Vous pouvez en acheter quelques-uns, car ils sont en bon état et peuvent voler encore longtemps. »
S’agit-il d’une autre situation où il y a trop de gens qui peuvent intervenir? N’y a-t-il personne qui puisse vraiment prendre une décision? Est-ce politique? Prend-on cette décision au sein des ministères? Qui prend les décisions finales? Quelqu’un doit bien recevoir des conseils venant de quelque part.
Col Davies : C’est une question entièrement politique qui exige une réponse politique, j’en ai bien peur. Je peux constater que le Parti libéral, avant la dernière élection, a pris l’engagement de ne pas acheter l’aéronef et a ensuite décidé de lancer un appel d’offres. C’est ce qu’il fait. Il reste à voir quel aéronef sera choisi au bout du compte.
Je suis persuadé que tout ira bien. Je suis un ancien officier de l’armée, mais je fais confiance à nos forces aériennes; elles n’utiliseront pas un aéronef qui n’est pas sécuritaire. Il s’agit peut-être d’un vieil aéronef, mais nous nous sommes servis des hélicoptères Sea King pendant 50 ans.
Le sénateur Neufeld : Nous connaissons les problèmes à cet égard.
Col Davies : Les forces aériennes savent comment entretenir leurs appareils.
Le sénateur Neufeld : Je ne dis pas qu’elles ne le savent pas, mais je dis que nous avons acheté quelque chose de désuet. Je ne suis pas en désaccord; l’armée peut réparer ces aéronefs et les remettre en bon état. Toutefois, ils ne dureront pas très longtemps. Ce qui pourrait arriver par la suite, c’est que ce gouvernement ne sera peut-être plus au pouvoir la prochaine fois; quelqu’un d’autre devra donc prendre une décision. Les politiciens éprouvent de la difficulté à faire de la planification à long terme : qu’est-ce qui est mieux pour le Canada et le MDN à long terme? Qu’est-ce qui est mieux pour moi sur le plan de la politique à l’heure actuelle?
Col Davies : C’est un point extrêmement important. Le Canada ne fait pas bonne figure quand vient le temps de gérer ses capacités en matière de défense et, honnêtement, ses autres immobilisations importantes. Je peux parler du remplacement du pont Champlain, qui aurait dû être entamé 10 ans plus tôt.
Je crois que le travail sur la Cité parlementaire est un autre exemple où nous avons attendu trop longtemps. La marine utilise maintenant un navire de soutien commercial provisoire parce que nous avons laissé les autres rouiller. En 2000, nous avons perdu notre capacité sous-marine pendant une longue période parce que nous ne pouvions plus utiliser sécuritairement les vieux sous-marins de classe Oberon.
Quelque chose ne tourne pas rond dans notre démocratie, et cela nous empêche d’avoir une vision à long terme et de dégager un consensus politique sur une façon d’aller de l’avant comme on le voit en Australie et dans la plupart des pays européens.
L’Australie se trouve dans une région difficile, alors peut-être que cela entre en ligne de compte, mais le Sénat, à mon avis, peut faire des choses utiles pour favoriser un meilleur consensus politique sur la gestion du cycle de vie de ces appareils.
Le sénateur Neufeld : C’est un bon point, et je comprends cela.
Monsieur Davies, vous avez recommandé qu’une seule entité soit responsable de prendre toutes les décisions. Cela nous aiderait-il à surmonter certains de ces obstacles?
Col Davies : Je ne peux pas dire que ce serait le cas parce que, au bout du compte, cela demeure une décision politique. Lorsque le gouvernement change, le nouveau gouvernement peut choisir une voie différente, alors ce sera encore la même chose, qu’il y ait une ou six entités.
Le sénateur Neufeld : J’ai une autre question.
Monsieur Lagueux, vous avez parlé en particulier de Sikorsky et de tous les problèmes qui y sont liés. Était-ce attribuable à la politique ou était-ce parce que les ministères n’ont pas trouvé le moyen de procéder? Je ne me souviens pas de tout, comme vous, évidemment. Je me souviens seulement de ce qu’on lisait dans les journaux. J’ai du mal à croire que Sikorsky soit venue à la table sans savoir exactement ce que voulait le Canada.
Qu’ont fait les responsables du ministère? Ont-ils écrit sur un bout de papier: « C’est ce que nous voulons, donnez-nous ce que vous avez de mieux »? Où les choses ont-elles dérapé?
M. Lagueux : Je n’étais pas au ministère lorsque...
Le sénateur Neufeld : D’accord, ça, c’est clair.
M. Lagueux : C’est mon successeur qui s’est occupé de ce dossier. J’ai travaillé sur celui de l’hélicoptère de recherche et de sauvetage, et nous avons par la suite acheté l’EH101.
Curieusement, en ce qui concerne le dossier des hélicoptères, Aaron Plamondon a écrit un livre il y a quelques années intitulé The Politics of Procurement, qui traite de l’achat d’hélicoptères.
J’espère que j’ai quelques minutes parce que je crois qu’il est important de discuter de ce qui s’est passé. À l’époque où nous avons acquis l’hélicoptère de recherche et de sauvetage, il faut comprendre comment cela a mené au Projet des hélicoptères maritimes. Bien sûr, quelques années auparavant, le nouveau gouvernement libéral avait annulé l’achat combiné du nouvel aéronef embarqué et du nouvel hélicoptère de recherche et de sauvetage, et s’était tourné vers des appareils pouvant tous deux servir à la recherche et au sauvetage et jouer un rôle maritime. Le premier ministre Chrétien a annulé cette acquisition lorsqu’il est arrivé au pouvoir.
Quelques années plus tard, il a dit que nous pouvions relancer un appel d’offres. On disait que c’était la Cadillac des hélicoptères à ce moment-là, et nous pouvions acquérir un hélicoptère de recherche et de sauvetage, ce que nous avons fait. Nous avons entamé un processus d’approvisionnement similaire à ce que nous avions fait auparavant. Principalement, le gouvernement s’intéressait non pas à l’équipement que le ministère de la Défense avait acheté à l’issue de l’appel d’offres, mais plutôt aux retombées régionales, comme les emplois et ce genre de choses. Il se fichait un peu du type d’hélicoptère qu’il allait acheter. Il n’avait aucun intérêt pour ce processus.
Lorsque nous avons présenté les résultats de l’appel d’offres pour l’hélicoptère de recherche et de sauvetage et recommandé encore une fois l’EH101, le gouvernement s’est soudainement beaucoup intéressé au résultat parce qu’il s’agissait de l’hélicoptère qu’il venait tout juste d’annuler. Il démontrait tellement d’intérêt qu’il a commencé à chercher une façon de discréditer l’appel d’offres et de recommencer encore une fois le processus. Malheureusement, nous avons fait un si bon travail que le gouvernement n’a pas pu le discréditer et l’arrêter.
Enfin, après avoir examiné tous les tenants et aboutissants du projet, le gouvernement s’est pincé le nez et nous a dit d’aller de l’avant avec l’appel d’offres et d’annoncer les résultats, ce que nous avons fait le 5 janvier 1998. Si je me souviens bien, le 7 janvier 1998, la tempête de verglas a frappé et, heureusement, je ne faisais pas la une des journaux. Je n’avais rien à voir avec la tempête de verglas, Dieu merci.
Après cela, le gouvernement était très mécontent du fait qu’il avait été prétendument pris de cours par le ministère de la Défense nationale et les bureaucrates parce qu’ils étaient revenus lui proposer de nouveau le même hélicoptère dont il avait annulé l’achat.
À partir de ce moment-là, le gouvernement a commencé à se concentrer beaucoup sur le résultat. Auparavant, il s’en fichait un peu. Lorsqu’on prend le Projet des hélicoptères maritimes, oui, il surveillait de près ce que faisait le ministère et le résultat. Le gouvernement a participé au processus dès le départ parce qu’il savait qu’il ne pourrait pas le faire après coup, puisqu’il s’agit d’une véritable ingérence politique — comme dans une république bananière —, mais qu’il pouvait le faire au début.
Depuis, le gouvernement s’efforce de définir le processus d’approvisionnement et ce à quoi il mène. Des comités et des fonctionnaires examinent tous les aspects de la situation, ce qui ralentit vraiment l’ensemble du processus, mais permet d’éviter les surprises.
Le président : Merci.
La sénatrice Forest-Niesing : Le processus d’approvisionnement actuel fait intervenir un certain nombre de ministères. Tous deux avez fait valoir que nous devons le simplifier. Nous avons besoin d’un responsable principal.
Monsieur Lagueux, je crois que vous avez dit très clairement que le ministère de la Défense nationale devrait être le ministère responsable. C’est l’utilisateur et c’est lui qui détient les connaissances sur l’équipement requis et son utilisation.
Monsieur Davies, je crois que votre argument est peut-être en faveur d’un organe indépendant et à plus long terme.
Pourquoi ne pas envisager le Conseil du Trésor comme responsable possible, puisque c’est lui qui détient le pouvoir de dépenser?
M. Lagueux : Je pense que le Conseil du Trésor doit jouer un rôle. Cela a toujours été le cas, puisque c’est l’organisme de surveillance responsable des dépenses de tous les ministères. Au bout du compte, ce sont toujours les ministres du Conseil du Trésor qui approuvent les contrats et les projets. Ils ont un rôle important à jouer dans la gestion de l’ensemble des fonctions monétaires du gouvernement. Ils seront toujours là.
Peu importe que la Défense soit le ministère responsable, que le gouvernement apporte son appui ou qu’il s’agisse d’un seul organe, la décision revient à un comité du Cabinet, qui est une fonction gouvernementale composée de plusieurs ministres et qui autorise des dépenses s’élevant à des milliards de dollars. Un seul organe ne fera jamais tout ce qu’il veut parce que le paiement de sommes aussi importantes est délicat et constitue une question d’intérêt politique.
De mon point de vue, comme je l’ai déjà dit à maintes reprises aux gens du ministère, les ministres sont élus pour gouverner. C’est ce qu’ils font. Le ministère exauce les souhaits du gouvernement au pouvoir à ce moment-là. Si, par exemple, il donne une directive et, comme cela s’est produit par le passé, le ministère de la Défense fait l’acquisition d’un équipement; je ne vois pas cela comme de l’ingérence gouvernementale ou politique. Le gouvernement a le doit de dire au ministère quoi faire.
À mon avis, ce qui est de l’ingérence, c’est lorsque le gouvernement se mêle du processus une fois qu’il est entamé et s’y ingère. Par ailleurs, au départ, c’est le gouvernement qui décide.
Le Conseil du Trésor jouera toujours un rôle, non seulement lorsqu’il s’agit du MDN, mais de tous les ministères.
Col Davies : C’est une question intéressante, madame la sénatrice. Je vois deux ou trois problèmes. D’abord, le Conseil du Trésor, compte tenu de sa structure et de ses ressources actuelles, n’a pas la capacité de gérer ce type d’exécution de programmes et il ne considère pas que cela fait partie de son mandat.
Je crois que le Conseil du Trésor est récemment intervenu pour essayer de régler le problème de Phénix parce que, clairement, le ministère concerné était incapable de le faire, mais ce n’est pas son mandat. Honnêtement, je crois que cela crée un problème de reddition de comptes lorsqu’un ministère décide, essentiellement, quel équipement sera fourni au ministère de la Défense.
En vertu de la loi actuelle, cela relève du ministère de la Défense, non pas du président du Conseil du Trésor. C’est à l’article 36 de la Loi sur la défense nationale.
On pourrait changer cela et structurer les choses différemment, mais je crois qu’il serait alors très difficile de demander des comptes au ministre de la Défense relativement à la réussite de missions s’il n’a pas son mot à dire sur l’équipement qu’on lui fournit.
La sénatrice Forest-Niesing : À moins qu’on arrive à mettre en place un organe indépendant qui s’occuperait de l’ensemble de l’approvisionnent, adhérez-vous à la proposition selon laquelle le ministère de la Défense nationale est le responsable approprié?
Col Davies : Oui. Je ne pense pas qu’il faut nécessairement avoir un organe distinct. Cela peut être fait au sein de la structure du gouvernement. Les Australiens ont initialement mis en place un organisme, qu’ils viennent juste de fusionner à la structure ministérielle de leur ministère de la Défense.
C’est correct. Faute d’avoir un seul guichet, je pense qu’il faudrait une sorte de structure, du moins au sein de la bureaucratie, qui désignerait le ministère de la Défense comme responsable. Je le répète, le processus décisionnel en politique restera ce qu’il est.
M. Lagueux : Si on examine ce qui se fait dans le monde entier, beaucoup de pays n’ont qu’une seule instance qui rend des comptes, que ce soit un seul organe ou un type d’organisme hybride. Leur approvisionnement et leur défense ne sont pas mieux ou pire que les nôtres. Ce n’est pas une solution. La clé, c’est une responsabilité claire. D’une certaine façon, c’est un problème de processus, non pas un problème d’organisation.
C’est ce que je dis depuis le tout début. Il faut simplifier les processus, avoir un ministère responsable, s’assurer que les autres comprennent cela et travaillent ensemble. Comme je l’ai déjà dit, avant le Projet de l’hélicoptère canadien de recherche et de sauvetage, c’était clair et ça fonctionnait.
La sénatrice Forest-Niesing : J’ai une petite question.
En ce qui concerne la simplification du processus, nombre de propositions ont été faites. J’aimerais beaucoup que vous m’en disiez davantage, colonel Davies, sur l’inégalité actuelle dans la prise de risques, en ce sens que le risque incombe à l’industrie à l’heure actuelle et qu’un objectif louable serait de rendre la situation équitable.
Avez-vous des propositions précises pour y arriver?
Col Davies : C’est difficile à dire parce que chaque achat sera différent, et les profils de risque varieront.
Je n’ai pas de solution magique. À mon avis, si nous pouvions collaborer avec le fournisseur de services dans le cadre d’un partenariat, et si chaque partie faisait preuve de bonne volonté, alors cela fonctionnerait. Le problème survient si on change sans cesse de fournisseur, puis qu’il faut alors établir la relation chaque fois.
Ce qui fonctionne très bien, c’est le Programme d’approvisionnement en munitions. Nous achetons des munitions militaires de quatre entreprises de manière constante et récurrente. La relation est bonne. Pendant la guerre en Afghanistan, ces entreprises ne s’arrêtaient pas aux détails contractuels et à ce genre de choses. Il s’agit d’une relation mature et stable qui a fonctionné. Est-ce que le programme de construction de navires va évoluer dans cette direction? Peut-être, je ne le sais pas. C’est très complexe. Nous allons voir comment les choses vont se dérouler.
M. Lagueux : Puis-je faire une remarque à ce sujet?
Un gouvernement, de par sa nature, n’aime pas prendre des risques. Une des propositions que j’ai faites au comité en 1997 visait précisément la gestion des risques. J’affirmais, comme l’a dit le colonel Davies, que le gouvernement actuel a tendance à faire prendre tous les risques aux entrepreneurs. Nous devons mieux comprendre la nature des risques dans un achat précis et savoir qui est le mieux placé pour les gérer, plutôt que de les faire prendre aux autres.
En ce moment, le gouvernement gère les risques en les rejetant sur l’entrepreneur. Comme l’a dit le colonel Davies, l’entrepreneur est très disposé à les accepter, mais on doit payer pour cela, et c’est très coûteux. Nous lui reléguons beaucoup de risques qu’il n’est pas en mesure de gérer. Il s’agit de risques que doit gérer le gouvernement, mais ce dernier essaie de les imposer à l’entrepreneur.
Nous devons réaliser une meilleure évaluation des risques d’un projet, et cela peut se faire au cas par cas. Qui est le mieux placé pour gérer les risques et qui ensuite les accepte? Actuellement, par défaut, l’entrepreneur prend tous les risques, et le gouvernement paie. Lorsque les choses tournent mal, on le blâme.
La sénatrice Forest-Niesing : C’est utile.
Le sénateur Klyne : Bienvenue, et merci de vos réponses complètes et concises.
Vous avez tous deux parlé de la Politique des retombées industrielles et technologiques, anciennement la Politique des retombées industrielles et régionales. Je crois comprendre que cette dernière contribuait à renforcer la capacité des entreprises à soumissionner pour des contrats, au pays et à l’étranger, alors que l’objectif de la Politique des retombées industrielles et technologiques est de tirer profit des retombées économiques.
D’abord, la deuxième version de cette politique prévoit que les soumissionnaires doivent présenter un plan relatif à l’égalité des sexes. Savez-vous si le ministère de la Défense canadien utilise actuellement des critères relatifs au temps d’attente pour les plans relatifs à la diversité et à l’égalité des sexes qui sont soumis?
Ensuite, savez-vous si des organisations gérées par des Autochtones ont connu des réussites? Y a-t-il un suivi à ce sujet?
Col Davies : Je peux vous en donner un aperçu. Cette politique m’est moins familière, mais j’en ai pris connaissance récemment.
Je viens d’être qualifié comme personne apte à réaliser l’analyse comparative entre les sexes plus, l’ACS+, dans le cadre d’un travail à forfait que je fais pour le ministère de la Défense. Je peux vous dire que le modèle de l’ACS+ est très utilisé au ministère de la Défense. Les responsables insistent pour que tout dossier fasse dorénavant l’objet de cette analyse.
Je suppose que ce modèle en est à ses balbutiements. Il faudra un peu de temps avant qu’il produise un effet concret sur le Canada et les Canadiens, mais l’intention est là. Les responsables sont très sérieux à cet égard, je peux vous l’assurer.
M. Lagueux : Monsieur le sénateur, tout d’abord, je suis désolé de ne pas pouvoir vous féliciter, vous et vos Pats de Regina, mais l’an prochain, certainement...
Par le passé, lorsque nous avions la Politique des retombées industrielles et régionales, les retombées n’étaient pas notées; c’était une réussite ou un échec. Maintenant, bien sûr, on a une proposition de valeur qui est notée. Elle comprend diverses choses.
Auparavant, lorsque nous réalisions une analyse des retombées régionales, elle comprenait les petites entreprises. Selon l’approvisionnement, les entreprises autochtones et les petites entreprises en faisaient partie. Cela variait d’un approvisionnement à l’autre, selon la nature de l’approvisionnement dans l’industrie.
À ce moment-là, on ne notait pas les retombées; c’était une réussite ou un échec. Maintenant, je crois qu’on les note. Dans la mesure où les petites entreprises, les entreprises autochtones et les autres participent pleinement au processus... Cela fait deux ou trois ans qu’on a mis de l’avant la proposition de valeur et qu’on la note. Ce n’est pas vraiment le ministère de la Défense qui examine cela; c’est plutôt le ministère de l’Industrie, quel que soit son nom actuel, qui en a la responsabilité.
Le sénateur Klyne : Merci.
Le sénateur Boehm : Merci beaucoup. Nous avons tenu une discussion très intéressante aujourd’hui. Je suis vous reconnaissant de vos points de vue.
J’aimerais revenir à un commentaire que vous avez fait, colonel Davies, concernant la gestion du cycle de vie. Je suppose que ce serait vraiment la norme de référence à adopter si nous pouvions intégrer une approche de gestion du cycle de vie afin d’éviter que l’équipement devienne désuet.
D’abord, vous avez mentionné que l’Australie et le Royaume-Uni s’en vont dans cette direction-là. Selon mon expérience dans la fonction publique, lorsque je siégeais aux comités des sous-ministres adjoints et des sous-ministres, notre réflexe n’est pas nécessairement de vérifier les pratiques exemplaires de nos alliés; nous cherchons plutôt à savoir ce que font les autres lorsque les choses tournent mal.
Existe-t-il un quelconque mécanisme — je sais que l’OTAN en possède quelques-uns — permettant de tenir une discussion continue sur les pratiques exemplaires?
Lorsque j’étais à Berlin pendant quelques années, j’ai remarqué la façon dont les Allemands réglaient les problèmes d’approvisionnement. Monsieur Lagueux, vous avez mentionné l’A400M. J’ai assisté à un vol d’essai et des responsables affirmaient que l’aéronef allait voler l’an prochain. C’était il y a sept ou huit ans.
Quoi qu’il en soit, à ce sujet, est-ce que les alliés et les gens dans la salle ont vraiment une idée de ce que nous devrions envisager comme pratiques exemplaires? Comme l’a dit la sénatrice Andreychuk, tous les pays font face aux mêmes types de problèmes.
Ensuite, dans le cadre de ces discussions, a-t-on jamais parlé des avantages de l’achat par rapport à la location? Je pense à l’Afghanistan en particulier. Lorsque nous avons commencé à perdre du personnel, nous avons compris que louer des chars d’assaut Leopard 2 était une meilleure option qu’utiliser nos véhicules.
Col Davies : Tout d’abord, j’aimerais préciser que, au sein de la Défense nationale, on gère le cycle de vie des systèmes du berceau à la tombe. Le Groupe des matériels a fait l’objet d’une restructuration importante lorsque M. Lagueux était là au début vers 1993-1996 pour accomplir exactement cela. Nous avions précédemment des organisations d’ingénierie et d’entretien et des organisations d’approvisionnement et de gestion de l’offre distinctes. On les a fusionnées.
M. Lagueux : Elles faisaient toutes partie du Groupe des matériels.
Col Davies : Elles faisaient toutes partie du Groupe des matériels. Les systèmes de l’armée, de la marine et des forces spéciales sont gérés par des équipes dévouées qui s’occupent de l’équipement à partir de l’achat jusqu’à l’élimination en fin de vie.
L’élément manquant, c’est l’approvisionnement. C’est l’achat initial et les approvisionnements récurrents pour ce qui est du soutien et des pièces de rechange et toutes sortes de choses qui sont faites séparément, à l’extérieur du système de gestion du cycle de vie. L’équipement même est géré par le ministère de la Défense pendant tout son cycle de vie.
Quant à la location par rapport à l’achat, nous avons loué des chars d’assaut pour l’Afghanistan parce que c’était la façon la plus rapide d’en envoyer sur place et de pouvoir les utiliser l’été dans le désert. Nous avions initialement envoyé des chars d’assaut Leopard 1 dans le théâtre des opérations parce que c’était l’hiver. À l’arrivée du printemps, nous avons eu besoin de chars d’assaut équipés d’un climatiseur, ce qui n’était pas le cas du Leopard 1. C’est la raison pour laquelle nous les avons loués comme solution de rechange. L’approvisionnement s’est ensuite poursuivi en même temps que le processus; nous avons fini par recevoir nos propres chars d’assaut et nous avons redonné au pays d’origine ceux que nous avions loués.
On choisit la location lorsqu’on n’a pas nécessairement une stratégie à long terme pour posséder l’équipement. Si on a seulement besoin de l’équipement pour une courte période, alors c’est un bon choix.
Le sénateur Boehm : Y a-t-il des discussions en cours concernant ce à quoi d’autres pays et alliés font face?
Col Davies : Oui, je suis désolé, la première partie de votre question m’a échappé.
Oui, le Canada participe au Groupe OTAN sur la gestion du cycle de vie. Je l’ai présidé pendant deux ou trois ans. Des gens tiennent ces discussions avec nos alliés. En fait, nombre de nations partenaires de l’OTAN, qui ne sont pas membres, participent au groupe; la Suède et un certain nombre d’autres pays, par exemple. Les Russes y ont participé de temps à autre.
On tient des consultations continues sur l’achat d’équipement et la politique de soutien. Ensuite, les meilleures idées et les meilleures pratiques sont intégrées dans l’architecture et le processus opérationnels du MDN.
Lorsque nous mettions en œuvre le Système d’information de la gestion des ressources de la Défense, le SIGRD, qui tourne sur la plateforme SAP, nous avons accompli beaucoup de travail pour nous assurer que les pratiques exemplaires internationales soient intégrées à la configuration du système de façon à appuyer l’équipement. Est-il parfait? Probablement pas. En règle générale, il y a une bonne harmonisation entre la façon dont le MDN gère le cycle de vie de l’équipement et celle de nos alliés. La lacune principale, c’est l’approvisionnement.
M. Lagueux : À propos de votre question sur la location par rapport à l’achat, il est toujours difficile de justifier la location. Le gouvernement du Canada peut obtenir un prêt à un meilleur taux que celui de toute société de crédit-bail. Cela a toujours été le cas. Par conséquent, à long terme, il est toujours plus coûteux de faire appel à la location à moins que ce soit à court terme. Cette difficulté survient toujours.
Toutefois, ce qu’il faut faire très souvent, c’est acheter un service qui comprend l’équipement au lieu de seulement louer une pièce d’équipement. Cela peut coûter moins cher. Ensuite, le ministère peut se demander quels services peuvent être fournis par des civils au lieu de militaires. Croyez-moi, c’est un problème auquel j’ai fait face à l’époque où nous tentions d’avoir recours à la sous-traitance concernant l’entretien de l’équipement, par exemple, parce que les forces aériennes en particulier voulaient que les techniciens militaires continuent de faire l’entretien. À mon avis, comme l’équipement ne va nulle part, les hélicoptères de recherche et de sauvetage restent au Canada, alors pourquoi faut-il que ce soit des techniciens militaires qui fassent l’entretien de ces hélicoptères? Comme je ne porte manifestement pas l’uniforme, je n’ai pas compris la justification de la décision et j’ai perdu cette bataille-là.
Toutefois, si on essaie de regrouper les services, alors l’équipement qui fait partie de ce service coûte moins cher. Un bon exemple, c’est le programme d’entraînement de vol de l’OTAN dans l’Ouest à l’heure actuelle. On y forme des pilotes. J’étais responsable d’en faire la promotion à l’époque, mais j’ai rencontré une forte résistance des responsables du Conseil du Trésor, qui ont dit ce qui suit : « Non, le programme pose des risques, et il est plus coûteux que si nous achetions les aéronefs. » Je devais démontrer qu’on devrait tenir compte non seulement du coût des aéronefs, mais aussi de celui du programme qui offre la formation des pilotes, y compris l’aéronef; c’est donc moins coûteux que d’avoir des militaires qui accomplissent beaucoup de travail.
La raison pour laquelle on fait toujours preuve d’une vive résistance, c’est qu’on dit toujours qu’il est moins coûteux de choisir d’acheter de l’équipement parce que le gouvernement du Canada peut obtenir un prêt à un meilleur taux que celui que peut consentir toute société de crédit-bail.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Je crois qu’on a répondu à mes questions grâce à celles posées par la sénatrice Andreychuk et le sénateur Boehm. Je pense que j’ai déjà tiré mes propres conclusions. Notre témoin qui a comparu récemment et qui a parlé de la construction de navires m’a fait prendre conscience qu’on doit mieux comprendre un certain nombre de choses liées à l’approvisionnement.
Aujourd’hui, j’étais très heureuse du fait que vous ayez tous deux commencé par apporter des précisions sur l’origine des différences d’un secteur à un autre et entre le fournisseur et la chaîne d’approvisionnement, ce qui nous rend très uniques, et je le comprends.
Mes questions portent sur les accords avec le NORAD et l’OTAN et le soutien qu’ils offrent qu’a mentionnés la sénatrice Andreychuk. Il y a une ou deux semaines, je me suis penchée sur l’Australie et sa façon de faire des affaires, à titre d’exemple. Y a-t-il d’autres leçons à tirer et d’autres gains d’efficacité?
En tant que sénateurs, notre rôle est d’aider à bien faire les choses. Ce qui semble être le cas à l’heure actuelle, c’est que nous avons peut-être un processus dans le cadre duquel un certain nombre de joueurs ralentissent les choses. Vous avez également été clairs à propos du responsable. Y a-t-il autre chose — mettons-nous un moment à la place du gouvernement, si vous le voulez bien — dont nous devrions discuter avant la fin de notre séance? Vous avez tous deux été très utiles. Dans la liste de choses que nous essayons d’étudier, le moment de votre comparution ici est très important. J’aimerais m’assurer de ne négliger aucun détail pendant que vous êtes ici.
Col Davies : Je pense que nous avons assez bien fait le tour du sujet. Je pense que l’Australie est un très bon exemple que le Canada devrait examiner. Ce n’est pas nécessairement qu’elle fait tout correctement. Elle excelle particulièrement dans la communication de ce qu’elle fait, mais pour l’exécution, c’est parfois un peu différent.
Le Royaume-Uni est un autre exemple intéressant, mais, peut-être en raison d’éléments historiques et culturels relatifs à ses industries et institutions de défense, il n’offre peut-être pas la meilleure solution pour nous. Il est toutefois révélateur.
Le modèle néerlandais peut également présenter un intérêt. Il est davantage à l’échelle de ce que nous faisons. On retrouve d’intéressantes relations de coopération entre les Néerlandais et les Belges. Il existe d’autres modèles internationaux qui valent peut-être la peine d’être examinés. On doit être sélectif en raison des conditions qui sont très différentes, particulièrement en Europe, où l’histoire et les relations nationales sont très complexes.
Cela a mené à des choses comme le projet du l’A400M. L’ancien ministre chargé de l’approvisionnement militaire du Parti travailliste a qualifié le programme de véritable fiasco. C’était un programme très difficile à cogérer en raison des défis qui découlent d’un cadre de travail multinational. Je crois que les Néerlandais et les Australiens sont de bons modèles à ce chapitre.
M. Lagueux : Comme je le disais, l’approvisionnement de la Défense est un processus désordonné. Comme Bernard Gray l’a affirmé il y a plusieurs années, s’il existait une solution, quelqu’un quelque part l’aurait certainement déjà trouvée.
On peut examiner la façon dont l’Australie fait les choses. Ce que je connais de ce pays, c’est qu’il procède d’une manière pendant une période et, lorsque cela ne fonctionne pas, il change sa façon de faire et, si cela ne marche pas non plus, il essaie autre chose. Il possède la souplesse d’agir ainsi au sein de ses processus et de son gouvernement. Il faut faire preuve de beaucoup de prudence avant d’adopter la façon de procéder d’un autre pays.
Ce que nous devons faire, ici au Canada, c’est améliorer la structure de reddition de comptes parce que, à mon avis, elle est dysfonctionnelle à l’heure actuelle par rapport à la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense de 2014. Des comités se chevauchent, et comme le MDN n’est pas le responsable, je crois qu’il faut mettre de l’ordre dans tout cela.
On peut faire certaines choses pour améliorer le processus. J’ai fait 10 recommandations au comité permanent de 1998, et certaines ont été mises en œuvre. Il s’agissait d’un examen des exigences réalisé par un comité indépendant, et le colonel Davies a parlé d’une meilleure stratégie industrielle. La stratégie relative aux retombées industrielles et technologiques remplit ce rôle dans une certaine mesure. Il faut mieux former le personnel de l’approvisionnement au ministère de la Défense nationale. Nous avons besoin d’un financement stable. Ce sont toutes des choses logiques qui peuvent nous aider à rendre le processus plus efficient et plus homogène, et je pense que c’est ce que recherche l’industrie : une approche homogène de la part du gouvernement lorsque le processus fonctionne bien.
Il n’y a pas de panacée ici. C’est un gros problème, et les politiciens s’y attachent. Tout ce que font les politiciens attire beaucoup l’attention. On peut faire 99 bonnes choses et commettre une erreur, et devinez ce qui se retrouvera à la une des journaux?
Voilà la grande différence avec l’industrie. L’industrie peut commettre 99 erreurs et faire une bonne chose, et la valeur des actions augmentera — on la traite en héros. Il m’arrivait de faire 99 bonnes choses et de commettre une erreur, et on me claquait la porte au nez. C’est un environnement très différent. Vous devez être conscient de la politisation du processus, ce qui est juste, puisque le gouvernement est élu pour gouverner. La décision lui revient, mais il doit vivre avec les résultats de sa gouvernance.
Il y a des choses que nous pouvons faire pour améliorer le processus, et, selon moi, les sénateurs devraient se concentrer sur la question suivante : comment pouvons-nous améliorer le processus plutôt que de le lancer en l’air et de tenter de le changer?
Le président : Monsieur Lagueux, comme Churchill le dirait, nous appelons cela la démocratie.
Mesdames et messieurs, nous avons le temps de faire une deuxième série de questions.
La sénatrice Eaton : Encore une fois, merci beaucoup. Quelqu’un parmi vous a mentionné les sous-marins. Il me semble que c’est vous, colonel Davies, qui avez parlé de la gestion du cycle de vie. Pourquoi est-ce que la gestion du cycle de vie n’inclurait pas l’approvisionnement, pour que lorsque les sous-marins arrivent au terme de leur durée utile, on puisse commencer à en commander et à organiser l’achat de nouveaux?
Col Davies : En principe, la gestion du cycle de vie inclut l’approvisionnement.
La sénatrice Eaton : Vous avez dit plus tôt... J'ai mal compris. Vous m’avez parlé de l’achat jusqu’à l’élimination en fin de vie, cependant, bien sûr, cela n’inclut pas le cycle de vie.
Col Davies : En effet, sénatrice. En théorie, la gestion du cycle de vie inclut l’acquisition. Au Canada, cela n’inclut pas le processus contractuel, qui fait partie du processus d’approvisionnement.
La sénatrice Eaton : Ou même du processus de recherche? Est-ce que le MDN a commencé à regarder pour de nouveaux sous-marins ou a commencé le processus d’approvisionnement en sous-marins?
Col Davies : Je n’en suis pas certain. J’y vais de temps en temps. J’ai l’impression que oui, mais leur objectif principal porte sur la modernisation des sous-marins, et cela a été annoncé par le gouvernement. Le MDN ne peut entreprendre par lui-même un projet important d’approvisionnement, ni même entamer les premières étapes de l’analyse. Le ministère ne peut pas trop s’avancer sans l’accord du gouvernement.
La sénatrice Eaton : Est-ce que quelqu’un, pendant le processus du cycle de vie, peut aller voir le ministre de la Défense et dire : « Pourriez-vous transmettre ceci au Cabinet? », et s’il obtient l’accord du Cabinet, est-ce la façon de procéder?
Col Davies : Le commandant de la marine, de concert avec le sous-ministre adjoint(Matériels), aurait cette discussion avec le ministre et le Cabinet, par l’entremise du sous-ministre.
La sénatrice Eaton : Le processus pourrait alors aller de l’avant après l’obtention de l’accord.
Col Davies : Ils doivent obtenir du financement approuvé par le Conseil du Trésor pour la définition de projet avant de demander à un nombre important de personnes de déterminer quels sont les besoins.
La sénatrice Eaton : À des fins de clarification, est-ce quelque chose que nous devrions inscrire dans notre rapport? Cet approvisionnement à long terme devrait-il avoir une place plus importante dans la gestion du cycle de vie?
Col Davies : Je crois fermement que le Parlement devrait surveiller plus étroitement la gestion des capacités de défense du gouvernement. Ces capacités ont toutes des cycles de vie prévus. Il y a un délai assez bien établi pour la planification des remplacements. Il n’est pas bien compliqué ou difficile de déterminer quels sont les 10 ou 12 systèmes majeurs qui exigent le plus de temps pour être remplacés. Il n’est pas difficile non plus pour le Parlement de demander au gouvernement pourquoi il n’a pas entamé le processus de remplacement d’un équipement s’il en connaissait le cycle de vie. Il faut soit étendre le cycle de vie, commencer à planifier le remplacement ou commencer à penser à s'en défaire.
M. Lagueux : Il n’est pas seulement question de cycle de vie; il reste à savoir si le gouvernement souhaite remplacer ces éléments. C’est bien que le cycle de vie d’un sous-marin tire à sa fin, mais est-ce que le gouvernement du Canada souhaite une capacité sous-marine dans sa politique de défense à l’avenir? Lorsque nous avons acheté les sous-marins du Royaume-Uni, il y avait toute la question de savoir si nous devions remplacer les anciens. Nous savions qu’ils tiraient à leur fin, mais le gouvernement de l’époque n’était pas certain de vouloir des sous-marins. Il a fallu beaucoup de temps pour convaincre le gouvernement que les sous-marins occupent une place importante dans l’ensemble des forces.
Le sénateur Pratte : Vous avez mentionné que, dans le cas de l’Afghanistan, l’une des raisons pour lesquelles les choses se sont bien déroulées est le fait que nous ayons acheté du matériel prêt à être utilisé. Bien sûr, ce n’est pas toujours possible. Je comprends cela.
Je suis préoccupé par le fait que, lorsque nous effectuons un approvisionnement majeur, il peut sembler de l’extérieur que nous tentions de recommencer à neuf et de construire un nouveau navire de guerre, par exemple.
Lorsqu’il y a déjà une plate-forme en place, des navires comme la frégate de type 26 commencent à être construits, mais le Canada a décidé de construire son propre navire. N’est-ce pas là une partie du problème? Il y a bon nombre d’exigences différentes qui proviennent de différentes sources au sein du MDN. Du jour au lendemain, il s’agit d’un navire dont la conception diffère complètement de sa conception originale, et cela va coûter plus cher.
M. Lagueux : Il y a de nombreuses choses prêtes à utiliser que nous pouvons acheter, et, lorsqu’il est plus logique de le faire, nous le faisons et nous assortissons ces approvisionnements de retombées industrielles et technologiques afin que l’industrie en tire des bénéfices, même si l’équipement n’est pas construit au Canada.
En ce qui concerne les navires, nous avons procédé de cette façon, en fait, avec la Frégate canadienne de patrouille, laquelle a été construite et conçue au Canada et était probablement le meilleur et le plus perfectionné des navires de sa catégorie dans le monde à cette époque. Nous avons eu du succès à cet égard à l’époque. Je ne sais pas comment les choses se passeront avec le prochain.
Parfois, il n’existe simplement pas de capacités qui répondent aux exigences du Canada. On peut se demander ce qui est si particulier au Canada. Chaque pays est unique, compte tenu de l’endroit où il le fait. En ce qui concerne la marine, les types d’exigences sur lesquelles nous avons tendance à nous pencher ne sont pas nécessairement satisfaites par un autre navire déjà existant que nous pouvons acheter.
L’autre chose relative aux navires, monsieur le sénateur, c’est que le fait d’avoir une capacité de construction navale au Canada est une préoccupation nationale importante. Il s’agit d’une capacité très visible. En tant que pays bordé par trois océans, nous voulons avoir une capacité de construction navale, et il y a une forte demande pour les navires, malheureusement, au sein du gouvernement. C’est ce qui a mené à la Stratégie nationale de construction navale, et vous avez fait venir les trois constructeurs de navires ici pour en parler. Le gouvernement a utilisé le besoin accru de navires pour la Garde côtière et la marine pour soutenir une Stratégie nationale d’acquisition en matière de construction de navires au Canada, laquelle était réellement une stratégie industrielle, en utilisant les besoins de la Garde côtière et de la marine, et en utilisant l’argent de la Garde côtière et de la marine pour établir les chantiers navals au Canada.
S’agit-il d’une bonne ou d’une mauvaise chose? Cela maintient la capacité en matière de construction de navires au Canada, que nous n’aurions pas si nous n’utilisions pas les besoins du gouvernement afin de soutenir une capacité au Canada. Est-ce une réussite? Ça l’a été par le passé. Nous avons produit certains des meilleurs navires ayant les meilleures capacités dans le monde. Ce qu’on a tenté de faire avec ces navires, c’est de ne pas commencer complètement à neuf. Bon nombre de ce qui va dans les navires, les systèmes et ainsi de suite sont des systèmes offerts sur le marché. La clé, bien sûr, est d’intégrer tous les systèmes afin qu’ils fonctionnent ensemble. Au Canada, nous avons fait nos preuves à cet égard. Nous l’avons fait avec les frégates de patrouilles canadiennes et d’autres choses. C’est une plateforme qui existe, elle aura des systèmes différents, cependant, nous sommes plutôt bons pour intégrer ces systèmes. Je suis convaincu que nous aurons du succès encore une fois.
Col Davies : Nous devons garder en tête le coût d’acquisition d’une plateforme. Même un navire de combat constitue une petite partie du coût total de la propriété. Une partie du coût de la propriété est le soutien en service. Cela peut aller jusqu’à la moitié du coût total de propriété d’un système complexe. Si vous externalisez également ce travail, c’est beaucoup d’argent qui va à l’étranger et cela comporte un haut taux de risque pour une nation en ce qui concerne la capacité de s’approvisionner à l’étranger pour ce travail.
Il y a un avantage stratégique national lié à la construction de navires au Canada et à la capacité de leur offrir un soutien tout au long de leur vie utile au Canada. Pour savoir si cela vaut la peine, vous devrez tout de même faire des calculs et tirer vos propres conclusions, mais cela n’est pas réglé d’avance. S’il est moins coûteux de les acheter à l’étranger, alors achetez-les à l’étranger.
Le sénateur Pratte : Je ne parle pas de faire construire les navires à l’extérieur du Canada. Par exemple, pour le navire de guerre, le Royaume-Uni a utilisé la même plateforme et a conçu son propre navire. Dans quelle mesure nos besoins sont-ils différents de ceux des Britanniques?
Col Davies : Nous achetons essentiellement la conception de la coque; c’est cette conception de navire que nous achetons. Elle comportera des composantes et des systèmes uniques canadiens, et l’intégration du système sera différente pour les navires canadiens parce que les navires du Royaume-Uni comporteront différents systèmes à bord, que le pays aura obtenus de sources différentes de celles que nous achetons. Essentiellement, les navires se ressembleront en apparence et comporteront bon nombre des mêmes caractéristiques.
M. Lagueux : Je ne suis pas officier de marine et je ne l’ai jamais été, mais j’ai beaucoup traité avec la marine. La Marine canadienne est interopérable et travaille en étroite collaboration avec la Marine américaine; un peu moins avec celle du Royaume-Uni. Le système et l’équipement que nous avons à bord de nos navires sont majoritairement américains et sont interopérables avec eux. Le fait de prendre des navires britanniques et de faire la même chose ici ne serait pas efficace en ce qui concerne nos capacités et notre interopérabilité avec la marine américaine. Il ne s’agit pas de la seule préoccupation, mais voilà un exemple.
Col Davies : L’interopérabilité est un élément clé à comprendre. Vous pouvez être peu interopérable, ce qui signifie que vous pouvez parler à quelqu’un d’autre et être en accord sur la façon de faire les choses, ou vous pouvez être très interopérable, c’est-à-dire qu’il y a un partage harmonieux de données et de renseignements, ainsi qu’un bon fonctionnement du système entre les plateformes. C’est essentiellement dans la façon de traiter avec les États-Unis, à la fois sur le plan de la défense aérienne et de la défense de nos approches maritimes, qu’il faut un degré élevé d’intégration de la part du Canada, une intégration moins grande ne serait probablement pas efficace pour ce que le pays doit faire au chapitre de la défense continentale avec nos amis américains.
La sénatrice Marshall : J’ai une question, mais je veux souligner ce dont nous parlions plus tôt, à savoir l’organe responsable de l’approvisionnement en matière de défense. L’été dernier, le gouvernement a annoncé que le Conseil du Trésor sera responsable des principaux problèmes en matière d’exécution, ce qui inclut l’approvisionnement en matière de défense et la modernisation du système de paie de la fonction publique. Il semblerait que le changement a été apporté.
Ma question porte sur le rôle du fonctionnaire. J’ai été fonctionnaire à l’échelle provinciale et également représentante élue. À l’époque, il y avait un sentiment de méfiance entre les politiciens et les fonctionnaires. Est-ce que cela existe au sein du gouvernement fédéral et est-ce que cela a des répercussions sur l’approvisionnement en matière de défense? Bien souvent, le ministre est responsable d’un ministère qui ne relève pas de son domaine d’expertise et il doit compter sur les fonctionnaires pour le guider. Comme vous l’avez dit plus tôt, si quelque chose tourne mal, c’est le visage du ministre qui apparaît dans les journaux, non pas celui du fonctionnaire.
Est-ce que cette méfiance ou ce manque de confiance envers les fonctionnaires existe à l’échelon fédéral?
M. Lagueux : Je ne peux pas me prononcer sur ce qui se passe maintenant, parce que je n’y suis plus, mais je peux vous dire qu’après le Projet de l’hélicoptère canadien de recherche et de sauvetage, que j’ai présenté au premier ministre Chrétien, il y avait énormément de méfiance envers le ministère de la Défense. Comment avions-nous pu proposer le même hélicoptère qui avait été annulé et mettre le gouvernement dans l’embarras? Je pense que, depuis, et dans les approvisionnements qui ont suivi, comme je l’ai mentionné, il était clair qu’il n’y avait pas une grande confiance envers le ministère de la Défense de la part des politiciens et des autres ministères. Le MDN était vu comme le mouton noir qui mettait volontairement le gouvernement dans l’embarras.
J’ai constaté qu’il y a toujours ce sentiment d’un nouveau ministre qui arrive à la Défense — et j’ai vu défiler beaucoup de ministres — qu’il s’agit d’un gros ministère; on se dit que bon nombre de choses peuvent mal tourner et on se demande comment on peut éviter qu’elles tournent mal. Cependant, pendant leur mandat au ministère de la Défense, ils ont pu apprécier davantage le professionnalisme et la capacité du ministère de la Défense.
Nous ne cherchons pas à ce que les choses tournent mal non plus, mais le ministère de la Défense se distingue parce qu’il y a les gens en uniforme et les fonctionnaires. J’ai porté l’uniforme aussi. Je suis également un colonel à la retraite. Vous voyez les choses en noir et blanc. Il y a un but, c’est la meilleure façon d’y parvenir, donc, allons de l’avant, alors que le processus gouvernemental est plus nuancé. Il n’y a pas de bien et de mal, ni de gauche et de droite, il n’y a que la façon de procéder pour arriver à ses fins. Quels sont les buts que nous devons atteindre?
J’ai rencontré des commandants militaires chevronnés arrivant au Quartier général de la Défense nationale complètement perdus et incapables de fonctionner, alors qu’ils étaient probablement les meilleurs commandants sur le terrain, mais c’est un autre monde ici à Ottawa. Les gens vous diront que vous travaillez à Ottawa et que ce n’est pas le vrai monde. J’avais l’habitude de répondre : « Non, c’est un monde différent ». Il est tout aussi réel que votre monde, mais il est différent. À moins de comprendre ce monde, vous ne réussirez pas très bien.
La question de la confiance a toujours été au cœur des préoccupations. Il y a la question de la crainte du risque, laquelle se rapporte à la confiance. Pendant un certain temps, on me disait : « Vous devriez être plus entrepreneurs. » Je répondais : « D’accord, nous allons le faire. »
Êtes-vous prêts à accepter le risque? Non, nous ne sommes pas prêts à accepter le risque. « Comment pouvez-vous être plus entrepreneurs si vous ne pouvez pas accepter le risque? » La question de la confiance tourne autour de ce risque et de la personne qui l’accepte. Dans un gouvernement de type Westminster, le ministre accepte le risque pour tout.
Col Davies : Voilà une question intéressante. J’ai constaté qu’entre les ministères, les conversations sont de nature interculturelle. Les ministères ont différentes cultures. Ils interprètent la langue de différentes façons. Ils ont différents cadres de référence pour un sujet donné. Selon les quelques fois où j’ai travaillé avec les ministres, je m’attends à ce que ce soit la même chose. Ils font partie d’un environnement politique. Il y a une culture politique qui l’entoure. Il y a une conversation interculturelle entre un ministre politique et une bureaucratie au sein du ministère. Ces conversations sont complexes, parce que le collègue du ministre dans l’autre ministère avec lequel il doit collaborer est également en train d’avoir une conversation interculturelle; les deux ministères ont donc une conversation interculturelle. Je peux vous dire, selon ma propre expérience, qu’il peut falloir du temps pour établir cette compréhension culturelle entre les deux ministères. Chaque fois que de nouvelles personnes se joignent à la conversation, vous devez recommencer du début.
La sénatrice Marshall : Selon mon expérience, cela dépend du ministre, et parfois, le temps vient à bout du problème. J’étais curieuse de savoir si cela avait réellement des répercussions sur certaines des décisions, étant donné que le ministre — même le ministre actuel, je connais son parcours — n’aurait pas nécessairement d’expérience en approvisionnement militaire. Vous devez compter sur les fonctionnaires. Souvent, lorsque quelque chose tourne mal, vous n’avez plus ce sentiment de fiabilité.
Col Davies : L’une des relations les plus épineuses que j’ai vues entre un ministre et le personnel du Chef d’état-major de la Défense était entre un ancien général et un général en poste.
Le président : Je vous remercie, messieurs les généraux. Nous allons maintenant terminer cette séance avec le sénateur Forest.
[Français]
Le sénateur Forest : Effectivement, je pense qu’il y a deux dynamiques, une qui est à plus long terme, soit celle de l’administration, et une à plus court terme, soit celle de l’aspect politique. L’enjeu est de partager des objectifs conjointement. Ma question concerne la Stratégie nationale de construction navale. Depuis 2014, j’ai l’impression qu’il est temps de la réévaluer. J’ai l’impression qu’on a créé un environnement de monopole. On a octroyé des contrats pour 26 navires de combat de surface à un chantier particulier. Le devis évolue au fur et à mesure. On achète du sur-mesure, et pas quelque chose qui est sur les tablettes. Pensez-vous que cela aurait été préférable, pour l’organisation et pour les Canadiens, d’accréditer trois chantiers et d’aller en appel d’offres sur des lots, étant donné que le Canada a pour objectif de maintenir une importante capacité de produire, mais aussi d’optimiser les retombées économiques, tout en ayant des équipements adaptés à ses besoins?
Dans le processus de prise de décisions, est-ce qu’on évalue les coûts et les bénéfices plutôt que de décider de se diriger vers quelque chose où les besoins évoluent avec le temps? Ou alors, on achète un produit qui est sur les tablettes, mais qui n’est pas le nec plus ultra en termes de gains technologiques? Est-ce qu’on évalue les coûts et les bénéfices d’une avancée technologique, plutôt que d’acheter quelque chose qui a fait ses preuves et qui est en service actuellement?
[Traduction]
M. Lagueux : Il me semble que c’était un amiral russe qui a dit : « Le mieux est l’ennemi du bien. » C’est exactement ce que vous dites : jusqu’où voulez-vous continuer?
Pour revenir à votre question concernant la Stratégie nationale de construction navale, il s’agissait d’une stratégie industrielle. Elle n’était pas fondée sur l’approvisionnement de navires à l’époque. Elle était fondée sur la mise en place d’une capacité en matière de construction de navires au Canada. Au départ, on estimait qu’il n’y avait assez de travail de la part du gouvernement que pour soutenir un seul constructeur de navires. Puis, pour une raison quelconque — probablement d’ordre politique, mais je n’en suis pas certain — on a décidé d’avoir deux capacités en matière de construction de navires.
On a lancé un appel d’offres pour déterminer lequel des deux chantiers serait sélectionné. Initialement, il y avait six chantiers en concurrence. Deux des plus petits chantiers se sont retirés et il en restait trois en lice. À l’époque, malheureusement, le troisième chantier était au bord de la faillite, le choix a donc été facile. Il n’y avait que deux chantiers viables parmi lesquels choisir. Curieusement, l’appel d’offres n’avait rien à voir avec les navires faisant l’objet de l’approvisionnement. Il s’agissait de mettre sur pied des chantiers. Les contrats relatifs aux navires n’ont été négociés qu’après coup, mais seulement avec les chantiers ayant obtenu le contrat, bien entendu. Le MDN et la Garde côtière n’avaient pas leur mot à dire quant au choix des chantiers. Leur besoin était à la base de tout ce processus.
Les chantiers retenus devaient commencer à pied d’œuvre pour bâtir une capacité. Un énorme investissement a été fait au chapitre des installations, des ressources humaines, de l’ingénierie, de la chaîne d’approvisionnement et des outils, mais cela faisait partie de la SNACN en ce qui concernait les chantiers navals. Je ne suis pas certain que la Garde côtière ou la marine voyaient la chose sous cet angle. Ils voulaient des navires, mais ils ont été forcés, en raison de la SNACN, à travailler avec les deux chantiers retenus. La répartition du travail entre les chantiers n’était pas favorable à la mise en place et au maintien d’un travail constant. Plus particulièrement, Seaspan a travaillé avec trois différents types de navires — un d’un certain type, trois d’un autre type et deux autres d’un type complètement différent, tout cela sur des chantiers différents. Ce n’est pas favorable au bon déroulement des opérations ou au maintien en poste de la main-d’œuvre.
Le principal échec de la politique relative à la construction de navires est qu’il s’agissait d’une politique industrielle mise en place au détriment de la Garde côtière et de la marine, qui n’ont jamais vraiment adhéré à tout cela. Elles ont été forcées. Si le gouvernement était sérieux par rapport à la politique relative à la construction des navires, le processus aurait dû être plus coopératif et en constante évolution. Étant donné que vous avez mentionné vouloir deux chantiers navals pour avoir une capacité au Canada, vous devez alors travailler en collaboration afin de soutenir ces chantiers. Malheureusement, lorsque vous avez conclu le contrat et entamé la phase de construction de ces navires, vous avez repris les vieilles habitudes en rejetant le risque sur les chantiers navals. On les blâme alors pour toutes sortes de choses. Ce n’est pas une approche coopérative. C’était un retour à l’approche « nous contre eux ». C’est pourquoi ce processus a entraîné son lot de problèmes. Devrait-il être revu et repensé? Peut-être. Je pense que cela pourrait fonctionner. Si nous revenons aux principes fondamentaux et que nous disons que nous faisons cela parce que nous voulons maintenir une capacité en matière de construction de navires, le gouvernement devrait alors s’efforcer d’aider les chantiers navals au lieu de garder une approche antagoniste avec eux comme par le passé.
Cela fonctionnait mieux avec Saint John Shipbuilding. Cependant, comme nous le savons, Saint John Shipbuilding, si vous suivez le dossier de l’amiral Norman, avait des amis haut placés : Irving. Sa relation avec le gouvernement fonctionnait mieux que celle de Seaspan, bien que les choses semblent maintenant être réglées entre eux.
Vous êtes maintenant déconnectés de la stratégie initiale de la politique relative à la construction de navires et de la façon dont l’octroi du contrat pour les navires a eu lieu.
Le président : Nous devons conclure. Monsieur le colonel, avez-vous un commentaire?
Col Davies : Je ne suis pas un expert de la construction de navires ni des politiques connexes. Cependant, pour les navires, les aéronefs, ou quelque chose de complexe, avec le FCP, nous avons construit neuf navires sur un chantier et trois navires sur deux autres chantiers. Cela a coûté beaucoup d’argent, car il y a une courbe d’apprentissage de la main-d’œuvre. Vous ne pouvez pas profiter de l’apprentissage de la main-d’œuvre lorsque vous commencez à répartir le travail.
L’autre point, c’est que pour que cette stratégie en matière de construction navale fonctionne, il doit y avoir un plan de suivi pour ce qui se passera lorsque vous aurez terminé ce que vous planifiez de construire maintenant. Les chantiers doivent demeurer opérationnels. Autrement, vous obtiendrez le chantier naval de Saint John’s, qui est un espace vide actuellement.
Le président : Chers témoins, au nom des honorables sénateurs, je tiens à vous dire que vos propos ont été très instructifs, éducatifs, utiles et pratiques. Sur ce, je vous remercie chaleureusement au nom du comité de votre temps précieux. Cela montre aux Canadiens à quel point vous étiez des fonctionnaires hautement qualifiés.
(La séance est levée.)