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OLLO - Comité permanent

Langues officielles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Langues officielles

Fascicule no 31 - Témoignages du 29 octobre 2018


OTTAWA, le lundi 29 octobre 2018

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 17 heures, en séance publique, afin de poursuivre son étude de la perspective des Canadiens au sujet d’une modernisation de la Loi sur les langues officielles, et à huis clos, pour faire l’étude d’une ébauche de rapport.

Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, honorables sénatrices, bonjour. Je m’appelle René Cormier, sénateur du Nouveau-Brunswick, et j’ai le plaisir de présider la réunion d’aujourd’hui. Le Comité sénatorial permanent des langues officielles poursuit aujourd’hui le quatrième volet de son étude, qui porte sur le secteur de la justice.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Marc A. Giroux, commissaire au Commissariat à la magistrature fédérale, ainsi que M. Daniel Gosselin, administrateur en chef du Service administratif des tribunaux judiciaires. Il est accompagné de Mme Chantal Carbonneau, administratrice en chef adjointe, Services judiciaires et du Greffe.

Avant de passer la parole à nos témoins, j’invite mes collègues à se présenter, en commençant par ma gauche.

La sénatrice Poirier : Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick. Bonsoir et bienvenue.

Le sénateur Smith : Larry Smith, du Québec.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

Le président : Bienvenue parmi nous. Nous sommes heureux de vous accueillir.

Monsieur Giroux, la parole est à vous.

Marc A. Giroux, commissaire, Commissariat à la magistrature fédérale : Merci de m’avoir donné l’occasion de témoigner devant vous aujourd’hui dans le cadre de votre étude de la Loi sur les langues officielles, plus particulièrement en ce qui concerne le secteur de la justice, et de me permettre de vous dire quelques mots sur le Commissariat à la magistrature fédérale.

[Traduction]

Je veux vous expliquer brièvement ce que fait le commissariat. Notre mandat consiste à promouvoir et à protéger l’indépendance de la magistrature. Nous fournissons divers services à la magistrature canadienne. Nous sommes également indépendants du ministère de la Justice. Bien que nous soyons parfois consultés sur les politiques et les lois, nous ne sommes pas responsables de celles-ci. C’est le ministère de la Justice qui en est responsable.

Cela dit, je veux passer à quelques éléments qui, je l’espère, vous intéresseront.

[Français]

Je vais commencer par le processus de nomination à la Cour suprême du Canada. Comme vous le savez, le processus a été modifié en août 2016. Par rapport à ce processus, le gouvernement nous a confié plusieurs responsabilités; l’une d’entre elles est de déterminer si les candidats et candidates à une nomination à la Cour suprême du Canada satisfont à la nouvelle exigence établie par le gouvernement à l’égard du bilinguisme, à savoir s’ils sont effectivement bilingues.

Le gouvernement a établi qu’un juge nommé à la Cour suprême du Canada doit pouvoir lire des documents et comprendre un plaidoyer sans devoir recourir à la traduction ou à l’interprétation et, idéalement, doit pouvoir discuter avec un avocat pendant un plaidoyer et avec les autres juges de la cour en français ou en anglais.

Les experts de notre section de formation linguistique ont donc établi un test à trois volets d’une durée d’une heure avec une échelle de compétences et des mesures de rendement, des grilles d’évaluation, un guide de correction pour évaluer les candidats et les candidates selon les critères établis par le gouvernement. Chacun des candidats ou candidates devait obtenir une note de 3 sur 5 dans chacune des trois composantes pour être considéré comme étant effectivement bilingue et être ainsi admissible à une nomination à la Cour suprême.

Je pourrai vous en dire plus long si vous le désirez, mais il suffit de dire que le processus a produit deux excellentes nominations, soit celles des juges Malcolm Rowe et Sheila Martin.

[Traduction]

Je veux maintenant vous parler du processus de nomination aux cours supérieures dans les provinces et territoires. Nous gérons ce processus également. Le processus existe depuis 1988, mais des changements très importants y ont été apportés en octobre 2016. Quatre nouvelles questions sont notamment posées aux candidats sur leurs compétences linguistiques, à savoir s’ils sont en mesure de lire des documents de la cour, de discuter avec leurs collègues, de discuter avec les avocats et de comprendre les plaidoyers dans les deux langues officielles.

[Français]

En septembre 2017, après l’annonce de la ministre de la Justice concernant le plan d’action pour améliorer la capacité bilingue des cours supérieures, nous avons ajouté deux autres questions; si vous avez répondu oui aux quatre premières, on vous demande ceci : « Êtes-vous aussi en mesure de présider un procès dans les deux langues? » et « Êtes-vous en mesure de rédiger des motifs dans les deux langues? » Si la réponse à ces questions est affirmative, les candidats doivent faire l'objet d'une évaluation formelle de la part de notre bureau, et nous aurons déjà communiqué avec certains candidats et candidates afin de procéder aux évaluations dans les semaines suivantes.

Troisièmement et finalement, je veux vous parler de notre formation linguistique. La section de formation linguistique existait avant même la création du commissariat; après l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969, une section de formation linguistique avait été créée et était auparavant logée au ministère de la Justice. Aujourd’hui, nous comptons 480 juges qui participent à la formation linguistique offerte par le commissariat. Cette formation est de deux types : il y a des séances privées entre un professeur et un juge, ainsi que des stages d’immersion. Ces derniers varient et sont offerts à plusieurs groupes : anglais langue seconde, français langue seconde et perfectionnement en français langue seconde. Il y a également un stage d’immersion qui concerne les juges francophones qui œuvrent dans des provinces de common law.

Nos experts ont développé des modules et continuent d’en développer dans divers domaines du droit, et ce, en consultation avec les juges.

[Traduction]

Monsieur le président, j’espère ne pas avoir dépassé les cinq minutes. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de dire quelques mots. Je serai heureux de répondre aux questions au moment qu’il vous plaira.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Giroux; vous avez tout à fait respecté votre période de cinq minutes.

Monsieur Gosselin, madame Carbonneau, la parole est à vous.

Daniel Gosselin, administrateur en chef, Service administratif des tribunaux judiciaires : Merci beaucoup de votre invitation et de me donner l’occasion de répondre à vos questions.

Je serai bref. J’aimerais d’abord présenter le Service administratif des tribunaux judiciaires et vous parler du contexte dans lequel nous nous conformons à la Loi sur les langues officielles au Canada ainsi que des défis qu’il comporte pour les cours et le SATJ.

Le Service administratif des tribunaux judiciaires a été créé en 2003 — il y a 15 ans — pour rendre tous les services judiciaires, du Greffe et tous les services corporatifs — les services ministériels — disponibles aux quatre cours supérieures d’archives, c’est-à-dire la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada, ainsi que la Cour canadienne de l’impôt.

Sans trop préciser les détails de nos responsabilités, j’aimerais attirer l’attention des sénateurs et des sénatrices sur deux éléments importants qui sont au cœur de nos activités quotidiennes avec les cours. La première est la responsabilité d’accroître l’indépendance judiciaire. Nous sommes un ministère indépendant du gouvernement pour des raisons d’indépendance judiciaire, et une de nos responsabilités est d’accroître et de protéger l’indépendance judiciaire.

Le deuxième élément, qui est aussi très important et qui est au cœur des débats aujourd’hui, est notre responsabilité à l’égard des consultations que l’on doit mener avec les membres de la magistrature, les juges en chef, les juges et les protonotaires par rapport à l’administration des tribunaux judiciaires. Ces deux éléments vont probablement revenir souvent dans notre discussion lorsque je répondrai à vos questions.

En ce qui a trait à notre conformité à la Loi sur les langues officielles, on en a dit beaucoup, et j’ai l’impression que vous aurez énormément de questions. Nous avons fait l’objet de plaintes qui ont été soumises au commissaire aux langues officielles au cours des dernières années par rapport à la qualité des traductions et aux délais de traduction. En répondant à vos questions, je serai en mesure de vous donner le contexte. Je tiens à vous assurer que le SATJ ainsi que les cours fédérales que nous desservons prennent très au sérieux leurs responsabilités en matière de langues officielles, de même que l’importance de l’accès à la justice pour tous les Canadiens. C’est dans ce contexte que nous avons élaboré différents outils au cours des dernières années pour maximiser l’utilisation des ressources limitées que nous avons pour nous conformer à la loi. Je pourrai répondre à vos questions de façon plus détaillée à ce sujet, si nécessaire.

Le président : Merci, monsieur Gosselin. Nous allons commencer notre échange avec la sénatrice Poirier.

La sénatrice Poirier : Merci pour vos présentations.

J’ai quelques questions. La première s’adresse au représentant du Service administratif des tribunaux judiciaires. Dans votre bilan annuel de 2017-2018, vous indiquez faire tous les efforts possibles afin d’améliorer l’accès à la justice en réduisant les délais de traduction des décisions. Pouvez-vous nous faire part des actions que vous avez prises pour réduire les délais de traduction et, si possible, nous donner les résultats que vous avez obtenus jusqu’à maintenant? Selon vous, des modifications doivent-elles être apportées à la loi en ce qui concerne l’affichage des décisions de la Cour fédérale sur le Web?

M. Gosselin : Merci beaucoup de vos questions. Je vais commencer avec les mesures que nous avons prises. Le dossier des langues officielles en est un de longue haleine. Les dilemmes ou les défis auxquels on doit faire face en ce qui a trait à la conformité à la loi ne sont pas apparus l’an dernier. Je tiens d’abord à préciser qu’il y a tout un débat sur l’interprétation de la loi par rapport à celle du commissaire aux langues officielles. Sans en dire davantage, nous considérons que nous nous conformons à la loi, car l’affichage des décisions doit se faire conformément à l’article 20 de la partie III, qui traite de l’administration de la justice, comparativement à la partie IV de la loi, qui concerne les communications avec le public. Selon notre interprétation de la loi, nous sommes d’avis que nous nous conformons à la loi.

Évidemment, les délais constituent un élément problématique. Nous avons une préoccupation importante à cet égard et nous mettons en place toutes sortes de mesures pour essayer de réduire les délais. Au cours des dernières années, avec l’appui additionnel que nous avons reçu du gouvernement dans le budget de 2017, nous avons augmenté notre capacité en termes de jurilinguistes et de réviseurs dans les cours. Nous avons évalué la possibilité d’octroyer des contrats à l’entreprise privée pour avoir des tarifs plus concurrentiels et nous permettre de faire un plus grand nombre de traductions dans des délais raisonnables. Un dossier sur lequel je ne pourrai pas vous en dire plus se trouve en ce moment devant les cours fédérales, mais c’est un des essais que nous avons évalué et tenté au cours des deux dernières années, en plus des services que nous recevions du Bureau de la traduction.

Nous avons aussi travaillé en collaboration avec les membres des cours pour déterminer quelles autres mesures pourraient être prises afin de réduire ces délais. Nous avons une équipe qui se consacre à temps plein à évaluer et à réduire les délais. Nous avons aussi négocié avec le Conseil national de recherches l’utilisation d’un outil de traduction automatisée, pour voir s’il était approprié pour accélérer le processus de traduction. Plusieurs éléments ont donc été mis en place.

Pour ce qui est de la traduction automatisée, cet outil requiert énormément de manipulations. Il faut une personne pour assurer en tout temps que les traductions proposées par l’outil reflètent bien le sens de ce qu’on voulait dire dans la langue d’origine. Ce ne sera jamais un outil parfait. Actuellement, le taux d’exactitude est de près de 70 p. 100. Cet outil ne remplacera jamais les services d’un traducteur ou d’un jurilinguiste. Il pourra toutefois être utilisé pour accélérer le processus, même si cette option nécessite encore des investissements.

Malheureusement, l’équipe de jurilinguistes qui a été ajoutée ne répond pas à l’ensemble des besoins des cours. Notre capacité actuelle nous permet de donner un service de qualité dans à peu près 25 p. 100 des dossiers de traduction que nous devons effectuer. Il reste encore beaucoup de travail à faire. Nous sommes en discussion avec le gouvernement pour voir si des ressources additionnelles pourraient nous être octroyées. C’est une question de ressources. Il y a une corrélation directe entre notre capacité de rendre le service et les ressources qui sont mises à notre disposition.

La sénatrice Poirier : J’aurais quelques courtes questions à poser.. Afin de mieux saisir le volume de ce que vous produisez, êtes-vous en mesure de nous dire combien de décisions sont rendues chaque année par la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada, la Cour canadienne de l’impôt et la Cour supérieure de la cour d’appel des provinces et des territoires? Parmi ces décisions, combien sont traduites, dans quel délai et qui s’en occupe?

M. Gosselin : Je peux répondre à votre question pour ce qui est de la Cour d’appel fédérale, de la Cour fédérale, de la Cour d’appel de la cour martiale et de la Cour canadienne de l’impôt. Je ne suis pas responsable de l’autre entité que vous avez mentionnée.

De façon générale, 2 500 décisions sont rendues par les cours et doivent être traduites en vertu de la Loi sur les langues officielles. Ce sont des décisions finales. En plus des décisions finales, j’ai reçu des directives des juges en chef des cours concernant la traduction de certaines décisions interlocutoires qui ont une valeur importante pour les tribunaux et pour la communauté judiciaire. Si on ajoute les décisions interlocutoires aux décisions finales des cours, on parle d’environ 4 000 décisions qui doivent être traduites annuellement. Je pourrais vous donner des approximations, mais je n’ai pas les détails exacts pour chaque cour.

Chantal Carbonneau, administratrice en chef adjointe, Services judiciaires et du Greffe, Service administratif des tribunaux judiciaires : Chacune des décisions compte en moyenne 3 500 mots. En incluant les décisions finales et les décisions interlocutoires, il y a plus de 10 millions de mots à traduire. Dans l’industrie, le coût se calcule par mots. C’est pourquoi cette donnée est importante.

M. Gosselin : Au cours de la dernière année, on a fait beaucoup d’efforts pour réduire le délai de traduction. Il n’y a pas si longtemps, il pouvait se passer 18 mois avant que la traduction soit disponible pour l’affichage. Or, nous avons réalisé des améliorations considérables. À la Cour d’appel fédérale, on parle en ce moment d’un peu plus de trois mois, soit 95 jours. Pour la Cour canadienne de l’impôt, on parle de cinq mois. Pour la Cour fédérale, il n’y a pas de révision qui est faite de ses décisions actuellement. C’est une lacune importante et les ressources nécessaires pourraient combler cette demande. Le dossier revient traduit du Bureau de la traduction ou des fournisseurs, dans un délai d’environ 35 jours, soit un mois environ. Pour l’affichage, on doit ajouter une semaine. Je vous dirais que, dans un délai de cinq à six semaines, les décisions de la Cour fédérale peuvent être affichées. Par contre, aucune décision n’est révisée pour ce qui est du contrôle de la qualité, d’où les plaintes que nous recevons de la communauté par rapport à la qualité de la traduction.

Le sénateur McIntyre : Merci de vos présentations. Je comprends que vos deux institutions doivent soumettre un bilan sur les langues officielles au Secrétariat du Conseil du Trésor et à Patrimoine canadien tous les trois ans. Ma question est la suivante : vos institutions ont-elles indiqué des mesures, dans leur bilan annuel sur les langues officielles, concernant la mise en œuvre des parties IV, V, VI et VII de la loi? Dans la négative, pourquoi ne l’ont-elles pas fait?

M. Gosselin : Nous avons toujours fait valoir nos préoccupations par rapport à la loi. Je ne me souviens pas du dernier rapport que nous avons soumis.

Le rapport du commissaire aux langues officielles a été déposé en novembre 2016. Je ne sais pas si un rapport a été produit par la suite. Jusqu’au dépôt du rapport du commissaire aux langues officielles, nous étions très prudents, étant donné que le dossier faisait l’objet d’une enquête et aussi compte tenu du fait que des pourparlers étaient en cours avec le gouvernement pour obtenir davantage de financement. Nous avons été prudents dans ce que nous disions, mais nous avons toujours revendiqué le besoin de ressources additionnelles pour répondre aux besoins grandissants des cours.

Je vous ai également parlé plus tôt des 4 000 décisions. Je voudrais ouvrir une petite parenthèse, à savoir qu’on prévoit une augmentation du nombre de décisions à traduire en raison de la nouvelle législation, entre autres, dans le cadre des mesures prises pour contrer l’évasion fiscale et les dossiers d’immigration. Il est donc possible que ce nombre augmente légèrement.

Pour revenir à votre question, je ne me rappelle pas le dernier rapport et ce qui y était mentionné, mais je peux vous dire que nous avons eu plusieurs discussions avec les représentants fédéraux, les agences centrales et le ministère de la Justice par rapport aux besoins en traduction.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Giroux, j’aimerais entendre votre point de vue en ce qui concerne la question du bilan.

M. Giroux : Pour ma part, monsieur le sénateur, les exigences quant à la partie III de la loi n’ont pas de conséquences chez nous, compte tenu de nos fonctions, mais je serai heureux de vous informer davantage et de vous transmettre des renseignements quant au dernier rapport sur nos opérations internes.

Le sénateur McIntyre : Vous allez nous tenir au courant?

Monsieur Gosselin, vous avez parlé de financement. Dans le budget de 2017, le gouvernement fédéral a annoncé un appui financier de 2 millions de dollars sur deux ans. Ce financement est principalement consacré à la traduction des décisions des tribunaux fédéraux. Mis à part ce financement, quels autres outils sont nécessaires pour assurer l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles?

M. Gosselin : On dépense annuellement au total environ 4 millions de dollars en traduction; 2,5 millions de dollars en moyenne sont dépensés pour des services externes de traduction, soit du Bureau de la traduction ou d’entreprises de traduction du secteur privé. Le reste du budget est destiné aux ressources internes — les employés, les jurilinguistes que nous avons — pour gérer cette fonction. J’ai mentionné plus tôt que nous serions en mesure de respecter des délais raisonnables avec la qualité requise pour traiter environ 25 p. 100 des dossiers. Pour combler l’ensemble des besoins, nous aurions besoin d’augmenter notre budget de manière significative. Il y a une proposition devant le gouvernement actuellement. C’est un peu délicat d’en préciser les détails, mais il y a une proposition et l’investissement requis est tout de même significatif.

La sénatrice Mégie : Dans une des lettres que nous avons reçues de l’Association du Barreau canadien, on fait mention de ce qui suit :

[...] parmi les trente-et-un textes déclarés dans la Loi constitutionnelle de 1982 comme faisant partie de la Constitution du Canada, seulement neuf d’entre eux ont été adoptés par le Parlement dans les deux langues officielles [...]

Cela veut dire environ 9 sur 31. Si le chiffre est resté flou, est-ce parce qu’il n’y a pas vraiment eu d’impacts concrets? Avez-vous quelques exemples concrets qui illustreraient les conséquences de cela sur les gens qui veulent obtenir un accès à la justice dans les deux langues officielles ou dans leur langue?

M. Gosselin : La question s’adresse à moi?

La sénatrice Mégie : Oui, ou à celui qui veut répondre.

M. Gosselin : Il y a des conséquences importantes. On en entend parler régulièrement. C’est un commentaire qu’on entend lorsqu’on rencontre des représentants de l’Association du Barreau canadien. Dans tous les comités de liaison — les cours fédérales couvrent plusieurs juridictions —, ce point est toujours soulevé. Quand nos juges en chef doivent rencontrer la communauté dans des réunions générales ou dans des réunions annuelles, cette question est soulevée. C’est extrêmement embarrassant que les cours n’aient pas les moyens de se conformer entièrement à une loi. Si on est assujetti à quelque chose, il faudrait disposer des ressources nécessaires.

Il ne s’agit pas d’une critique envers le gouvernement. Nous travaillons ensemble pour déterminer la façon la plus efficace et économique de satisfaire ce besoin. Toutefois, pour l’instant, les cours se trouvent devant une situation où elles ne peuvent pas respecter leurs obligations législatives de délai raisonnable parce qu’elles manquent de ressources. Ce point est soulevé régulièrement.

Un des témoins qui a comparu devant votre comité, le directeur du Réseau national de formation en justice, M. Bisson, a parlé de l’iniquité entre les anglophones et les francophones par rapport à la disponibilité des décisions. Environ 85 p. 100 de nos décisions sont rédigées en anglais dans la langue de départ. On pourrait dire que les candidats à la profession qui sont anglophones sont plus avantagés que les francophones, étant donné qu’ils ont accès à plus de décisions.

On entend dire régulièrement que les Canadiens en général ou les avocats qui plaident devant nos tribunaux n’ont pas nécessairement accès aux décisions. J’aimerais attirer votre attention sur un élément important, et c’est que le gouvernement est devant nos tribunaux 95 p. 100 du temps. Le ministère de la Justice a accès à l’ensemble des décisions alors que le reste de la communauté juridique n’y a pas accès en raison des délais de traduction importants.

Je viens donc de vous donner quelques exemples qui illustrent les conséquences importantes de cette lacune.

La sénatrice Mégie : Merci.

M. Giroux : Puisque nous n’avons pas de fonction d’administration de cours, cela n’a pas d’incidence sur nos fonctions.

La sénatrice Mégie : Merci.

La sénatrice Gagné : Bienvenue à vous trois. Merci d’avoir accepté notre invitation.

Monsieur Gosselin, je vais poursuivre dans la même veine. Ce que j’entends, c’est que le financement représente un obstacle assez important.

M. Gosselin : Absolument.

La sénatrice Gagné : Parlez-moi de la disponibilité de la main-d’œuvre. Est-ce qu’il y a une pénurie? Si oui, est-ce qu’on a un plan de redressement pour essayer de combler cette pénurie?

M. Gosselin : La proposition qui est actuellement devant le gouvernement tient compte de ces contraintes. C’est bien connu qu’il n’y a pas suffisamment de jurilinguistes au Canada pour répondre à nos besoins. La proposition qui est devant le gouvernement actuellement tient compte de ces éléments.

On propose d’embaucher un nombre supplémentaire de jurilinguistes. Je crois que c’est une proposition très raisonnable, compte tenu du nombre de jurilinguistes dont nous disposons. On propose d’ajouter aussi d’autres réviseurs à notre équipe de réviseurs et de créer un partenariat avec le Bureau de la traduction. Donc, ces trois éléments et une certification qui viendrait du Bureau de la traduction, avec les coûts qui s’y rattachent, nous permettraient de respecter plus adéquatement nos obligations.

La sénatrice Gagné : Le secteur privé est quand même mis à profit pour ce qui est de la traduction?

M. Gosselin : Nous avons actuellement un dossier devant les tribunaux. C’est un peu délicat de répondre à votre question.

La sénatrice Gagné : Je vais passer à une autre question. Monsieur Giroux, seriez-vous en mesure de nous parler du processus de nomination des juges, surtout en ce qui a trait aux critères qui seraient établis afin de déterminer la proportion de juges qui serait requise, dans chacune des provinces, pour faciliter l’accès à la justice aux gens qui réclament un procès en français ou en anglais?

M. Giroux : Comme je l’ai indiqué plus tôt, le processus a été modifié de façon considérable en 2016 et les questions sont maintenant beaucoup plus pointues, à savoir quelles compétences les candidats et les candidates prétendent avoir.

Avant 2016, une seule question très générale était posée, et elle portait sur les compétences linguistiques des candidats et des candidates. Maintenant, il y a quatre questions. De surcroît, il y a deux autres questions pour s’assurer que les réponses fournies par les candidats et les candidates dans leur questionnaire sont vraies et pour faire en sorte que leurs affirmations puissent être vérifiées. Nous avons mis au point un test pour déterminer cela. Quant au nombre de juges à l’échelle nationale qui ont la compétence linguistique requise, il est assez difficile à établir. Toutefois, depuis l’an dernier nous publions des statistiques à la fois sur les candidats qui se disent essentiellement bilingues et sur les nominations des juges qui sont bilingues.

Après avoir publié des statistiques l’an dernier, nous en avons publié de nouvelles qui tiennent compte essentiellement non seulement de la langue, mais aussi des questions de diversité quant aux candidatures et aux juges qui sont nommés. Juste pour vous donner quelques chiffres, je vais commencer par l’an dernier. Nous avons reçu un nombre incroyable de demandes. Compte tenu du fait que le processus était nouveau, il y a eu une hausse du nombre de demandes. Sur 997 demandes à la magistrature, 300 candidats ont répondu « oui » aux quatre questions qui concernent les compétences linguistiques. Sur les 74 juges qui ont été nommés l’an dernier, 24 avaient indiqué qu’ils possédaient les quatre compétences. Évidemment, les comités consultatifs à la magistrature dans chacune des provinces sont chargés d’évaluer et de tenir compte de ce critère et des compétences de ces personnes.

Si je reviens à cette année, il y a eu une baisse du nombre de demandes, compte tenu du fait que les demandes sont valides pour une durée de deux ans et en raison de la hausse du nombre de demandes l’an dernier. Cette année, nous en avons reçu 252. De ce nombre, 73 candidats ont répondu « oui » aux quatre questions sur leurs compétences linguistiques. Parmi les 79 nouvelles nominations, 21 personnes ont indiqué qu’elles possédaient les quatre compétences requises.

J’aimerais apporter une précision quant au fait que ces statistiques touchent les nouvelles nominations. Je dois faire la nuance entre quelqu’un qui est déjà juge, mais qui est nommé à un autre tribunal. Ce serait, par exemple, un juge d’un tribunal de première instance qui est nommé à une cour d’appel. Malheureusement, à cet égard nous n’avons pas de telles statistiques, parce que le processus de leur nomination ne se déroulait pas comme celui aujourd’hui.

La sénatrice Gagné : J’aimerais vous poser une question de précision. Comment détermine-t-on le nombre de juges bilingues qui sont nécessaires dans une province comme le Manitoba?

M. Giroux : En fait, il s’agit d’une très bonne question. Actuellement, lorsque la ministre est appelée à faire des nominations, elle consulte le rapport du comité consultatif de la province, rapport qui tient compte de la compétence linguistique. Également, lorsque la ministre entame ses propres consultations avec le ou la juge en chef, c’est certainement l’un des facteurs importants dont elle doit tenir compte, en posant les questions suivantes : est-ce que la cour a besoin de juges bilingues? Est-ce qu’il y en a? Est-ce qu’il y en a qui n’étaient pas bilingues et qui le sont devenus, ou qui ont suivi une formation?

Parmi les facteurs, je mentionnerais évidemment l’expertise requise au sein du tribunal ou l’équilibre géographique, par exemple. C’est l’un des facteurs importants dont on doit tenir compte dans le processus de nomination judiciaire.

La sénatrice Gagné : Merci.

Le sénateur Smith : Monsieur Giroux, quand vous dites que les candidats doivent obtenir au moins 3 points sur 5 lors de l’évaluation, savez-vous qui sont les personnes qui font ces évaluations et combien elles sont? Comment assurer l’uniformité des évaluations? Y a-t-il un équilibre entre les gens qui évaluent les compétences et ceux qui font les nominations?

M. Giroux : Essentiellement, nous parlons des nominations à la Cour suprême du Canada. Pour remettre les choses en contexte, il s’agit d’un nouveau processus pour les nominations à la Cour suprême du Canada et un comité de présélection a été appelé à dresser une courte liste pour le gouvernement.

Essentiellement, toute personne qui était membre du Barreau depuis 10 ans était admissible à faire la demande. Notre bureau recevait les demandes et, par la suite, un comité formé par le premier ministre et présidé par la très honorable Kim Campbell avait la responsabilité de faire une présélection de candidats.

Dans le cadre de son travail, une fois que le comité avait établi quels candidats ou candidates l’intéressaient, il les interviewait. Les gens devaient venir à nos bureaux pour passer une entrevue devant le comité. Après l’entrevue, ils n’avaient pas terminé et se dirigeaient à un autre étage de notre bureau afin de passer un test d’une durée d’une heure auprès des experts en formation linguistique.

Pour développer ce test, nous nous sommes fiés aux critères que le gouvernement avait établis, c’est-à-dire que la personne devait pouvoir comprendre des documents dans l’autre langue et devait être en mesure de converser avec les parties qui sont devant elle.

Nous avons développé un test à trois volets d’une durée de 20 minutes chacun. Dans le premier volet, nous présentions un texte juridique aux gens et nous leur posions des questions pour évaluer leur compréhension du texte. Dans le deuxième volet, nous lisions une plaidoirie aux candidats, toujours dans le but de vérifier leur compréhension. Dans le troisième volet, nous devions déterminer si la personne était en mesure de parler dans l’autre langue sans aucun problème.

Nous avons établi une grille d’évaluation avec des questions à poser aux candidats. Pour s’assurer qu’il y ait une constance dans les résultats de chaque candidat, ce sont les deux mêmes évaluateurs de notre bureau qui les ont évalués. Conformément à la grille que nous avions produite, ils ont établi un score de 1 à 5 pour chacun des trois volets. La note de passage qui était applicable était de 3 points sur 5. L’idée était d’aller chercher le critère « effectivement bilingue » établi par le gouvernement. Je préfère l’expression en anglais « functionally bilingual » ou « fonctionnellement bilingue », et il fallait s’assurer que les candidats répondaient à ce critère.

Le sénateur Smith : Pensez-vous qu’un résultat de 3 sur 5 est suffisant? Puisqu’il existe maintenant de la formation et que le gouvernement a apporté des améliorations au mode de nomination des juges, pensez-vous que les résultats vont augmenter? Un score de 3 sur 5 peut être perçu comme n’étant pas nécessairement fort en termes de qualifications.

M. Giroux : Nous avons agi en fonction de ce que le gouvernement avait prévu dans son changement au mode de nomination. Auparavant, il n’y avait aucune exigence quant au bilinguisme des candidats, rien du tout, et le gouvernement pouvait nommer des gens essentiellement unilingues anglophones ou unilingues francophones.

Donc, en 2016, nous avons établi ce critère, et je sais que la question du bilinguisme à la Cour suprême fait l’objet de plusieurs discussions. Le gouvernement a fixé un minimum auquel les candidats qui sont nommés doivent accéder pour respecter la définition de « fonctionnement bilingue ». Si le gouvernement avait fixé un seuil de bilinguisme plus élevé, peut-être que nous aurions développé un test qui aurait permis de combler ce critère.

Cependant, compte tenu du fait que le critère établi — qui, dans les circonstances, était audacieux jusqu’à un certain point, compte tenu des critiques — était « effectivement bilingue », c’est ce que nous avons tenté d’aller chercher comme seuil minimal dans nos évaluations.

La sénatrice Moncion : Bonjour et bienvenue. Veuillez m’excuser de mon retard. Je n’ai malheureusement pas entendu vos commentaires liminaires, mais je vais vous réécouter et vous relire.

Monsieur Giroux, j’aimerais vous entendre sur la constitutionnalité de la nomination de juges bilingues.

M. Giroux : Madame la sénatrice, je serais heureux de vous en parler, mais je commencerai par vous dire que le mandat de mon bureau est de fournir des services à la magistrature fédérale et de protéger son indépendance. Nous sommes un peu pris, si je peux m’exprimer ainsi, entre les fonctions de la ministre et du ministère de la Justice, dont nous sommes indépendants, et, pour des raisons d’indépendance de la magistrature, le mandat de promouvoir l’indépendance dans la magistrature. Donc, la politique à cet égard serait établie par le ministère de la Justice, et non par notre bureau.

Cela dit, le ministère de la Justice établirait les critères requis. L’enjeu de savoir si c’est constitutionnel ou non est important. Je comprends que diverses opinions ont été exprimées ici. La seule chose que je pourrais vous dire à ce sujet, c’est que j’applaudirais au minimum la mise en place de critères en ce qui a trait au bilinguisme appliqué depuis 2016, qui n’existaient pas auparavant.

Je regrette de devoir passer à côté de votre question et d’émettre une opinion, étant donné que cela ne relève pas de mes responsabilités.

La sénatrice Moncion : Je vous remercie. Monsieur Gosselin, j’ai deux questions pour vous : comment déterminez-vous quel jugement sera traduit en priorité, et de quelle manière fonctionnez-vous lorsque vous recevez une demande du public?

M. Gosselin : Nous fonctionnons complètement en conformité avec l’article 20 de la partie III de la loi. Ainsi, deux types de décisions sont prioritaires : celles où les audiences ont eu lieu en tout ou en partie dans les deux langues officielles et celles qui sont d’un grand intérêt pour le public. Dans les deux cas, on demande une traduction simultanée et, à moins d’une indication contraire de la part du juge ou d’un juge en chef, nous fonctionnons de façon prioritaire pour ces deux types de décisions.

L’article 20 donne la discrétion aux juges d’exercer leur indépendance judiciaire s’ils considèrent que le délai serait préjudiciable à l’une des parties ou causerait un inconvénient grave. Dans ces circonstances, selon la directive que l’on reçoit du juge ou du juge en chef, on peut rendre une décision dans sa première langue jusqu’à ce que la traduction soit disponible, dans les plus brefs délais. C’est l’application de l’article 20 de la loi qui dicte la façon dont procède le service pour la traduction et l’affichage des décisions.

Nous avons une politique interne et un jargon qui nous permettent de déterminer le niveau de priorité, mais c’est selon la directive que nous recevons du juge ou d’un juge en chef.

La sénatrice Moncion : Si vous recevez une demande de monsieur ou madame Tout-le-monde, c’est encore l’article 20 qui entre en ligne de compte?

M. Gosselin : Si on reçoit une demande pour avoir accès à une décision qui n’est pas encore traduite, on donne la priorité à ces demandes aussi. Notre objectif, c’est de favoriser l’accès à la justice. Si une décision fait partie du lot de décisions à traduire et qu’on reçoit une demande, on essaie d’accélérer le processus afin de la rendre disponible dans les plus brefs délais.

La sénatrice Moncion : Et si elle ne fait pas partie du lot?

M. Gosselin : Elles font toutes partie du lot. À partir du moment où la décision est rendue, elle entre dans un processus de traduction. Qu’elle soit une priorité 1, 2 ou 3, elle fait partie du processus et elle est envoyée au Bureau de la traduction. Le souci, ce n’est pas de traduire la décision, mais bien d’assurer le contrôle de la qualité. Habituellement, le délai pour traduire une décision est d’environ 15 jours. L’enjeu, c’est que, une fois reçue, nous devons procéder au contrôle de la qualité de la traduction. J’exagère peut-être un peu quand je parle d’un délai de 15 jours, je dirais plutôt un mois, à bien y réfléchir.

Ce processus comprend une série d’étapes. La première, c’est la traduction, qui se fait relativement rapidement. Je crois que M. Bilodeau, mon collègue de la Cour suprême, a fait état de la même situation. La deuxième étape, c’est le contrôle de la qualité et l’obtention de l’approbation du juge pour la publication. Les quatre cours que je sers sont des cours itinérantes; les juges sont souvent sur la route et obtenir leur accord prend un certain temps, à cause du volume de transactions que nous avons à gérer et des décisions à revoir.

Le président : J’ai quelques questions avant que nous passions au deuxième tour. Je vous lance toutes mes questions et vous pourrez y répondre par la suite.

Monsieur Gosselin, certains témoins que nous avons reçus ont critiqué le libellé de l’article 20 dont vous venez tout juste de parler, notamment en ce qui a trait au degré d’importance pour le public. Je n’ai pas la terminologie exacte, mais jugeriez-vous qu’une précision à l’intérieur de l’article 20 serait utile afin que le processus des jugements classés prioritaires pour la traduction puisse être amélioré, s’il y a une amélioration à apporter en fonction de ce qui est indiqué à l’article 20? Nous avons entendu plusieurs commentaires selon lesquels cet article manquait peut-être de précision.

Vous avez mentionné plus tôt, si j’ai bien compris vos paroles, qu’un outil de traduction informatisé est utilisé, mais qu’il ne remplacera jamais les traducteurs ni les jurilinguistes. Si ce n’est pas le cas, à quoi cet outil sert-il? Cela a suscité beaucoup d’inquiétude, notamment dans les communautés linguistiques en milieu minoritaire.

Monsieur Giroux, pour donner suite à la question de madame la sénatrice Gagné, le Parlement a été saisi d’un projet de loi qui propose de désigner des postes bilingues dans les cours supérieures. Croyez-vous qu’une modification législative aiderait à mieux répondre aux besoins et à assurer un accès égal à la justice?

Finalement, le gouvernement vient d’adopter un règlement associé à la partie IV de la loi, dans lequel il apporte des améliorations sur la manière de déterminer les régions bilingues au pays, notamment en élargissant la définition du terme « francophone », par exemple. Cette démarche va-t-elle apporter des modifications sur la manière de déterminer quelle région et combien de juges bilingues doivent être nommés dans une région ou non?

M. Gosselin : Je vous remercie pour vos questions. Concernant les commentaires que vous avez entendus en ce qui a trait à la clarification de certaines notions dans l’article 20, entre autres, les délais raisonnables et le degré d’importance d’une décision, je me garde un droit de réserve pour répondre à cette question parce que je pense que c’est au cœur du débat sur l’indépendance judiciaire. Déterminer si une décision est importante et établir le niveau de son importance revient vraiment au juge. Évidemment, on respecte le fait que c’est au bras exécutif que revient la décision de moderniser la loi, mais j’espère que, dans ces efforts de modernisation, l’indépendance judiciaire et la discrétion accordée aux juges et aux protonotaires de prendre leurs décisions par rapport à ces deux concepts seront respectées.

Je ne réponds peut-être pas complètement à votre question, mais je me prévaux d’un droit de réserve, étant donné l’indépendance judiciaire.

Pour ce qui est des délais raisonnables, il faut s’assurer que la communauté judiciaire, les étudiants et le public en général aient accès aux décisions le plus rapidement possible. Un délai raisonnable, est-ce simultanément, après un mois, deux mois ou trois mois? Chacun peut s’exprimer sur la meilleure définition de ce qu’est un « délai raisonnable ». Il y a, je crois, une proposition intéressante devant le gouvernement actuellement et tousles signes que je reçois de la part de la ministre, c’est qu’elle tient à travailler avec nous pour trouver une façon économique et efficace de répondre aux exigences.

L’autre élément que j’aimerais mentionner est que, dans le rapport du Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes qui a été déposé en décembre 2017, on a fait exactement référence à cet élément-là, c’est-à-dire si on devrait définir ce qu’on entend par une décision importante. Dans la réponse du gouvernement qui a été déposée en mars 2018, ce dernier évitait de répondre à cette question pour les mêmes motifs que je viens d’exposer en ce qui concerne la question de l’indépendance judiciaire. La réponse du gouvernement a été de dire qu’il continuait à travailler avec moi pour trouver quel était le compromis le plus acceptable pour satisfaire à nos exigences.

Pour ce qui est de l’outil de traduction informatisé, ce n’est pas un outil qui va remplacer les traducteurs et les jurilinguistes, mais nous avons des juges complètement bilingues qui s’en servent souvent pour écrire. Certains juges préfèrent rédiger eux-mêmes leurs décisions dans la langue de leur choix et, s’ils veulent passer de l’anglais au français, ils le font. L’outil peut les aider. C’est vraiment un outil de rédaction pour aider les juges. On pourrait aussi s’en servir à des fins administratives, mais, si on se réfère aux besoins de traduction des décisions de la cour, cet outil ne remplacera jamais les réviseurs. C’est un outil qu’on utilise en parallèle.

M. Giroux : Pour répondre à vos questions, monsieur le sénateur, en ce qui concerne la désignation de postes bilingues, il appartiendrait au ministère de la Justice d’établir s’il y a lieu de le faire ou non, et mon rôle serait d’appliquer ce qui est prévu.

À l’heure actuelle, la question de déterminer s’il y a un besoin en termes de capacité bilingue dans les cours relève de la ministre et du juge en chef ou de la juge en chef de la juridiction en question. Cette question est soulevée dans les autres consultations menées par la ministre. Est-ce raisonnable? Cela soulève des questions. Il y aurait un enjeu constitutionnel si on en venait à déterminer que l’autorité du gouvernement fédéral de nommer des juges des cours supérieures en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 entre en conflit avec une désignation de poste bilingue.

L’autre enjeu est que, contrairement à la Cour suprême du Canada ou même au système qui existe dans les provinces pour les nominations aux cours provinciales, lorsqu’un poste devient vacant, il est annoncé. Les gens peuvent soumettre leur candidature. Le régime qui existe pour les cours supérieures est un régime où on évalue les candidatures, peu importe s’il y a des vacances ou non. Lorsqu’un poste est vacant, la ministre est en mesure de puiser dans ce bassin de candidats recommandés ou hautement recommandés par les comités consultatifs.Une désignation de poste bilingue soulèverait des questions quant à l’enjeu constitutionnel, et aussi à savoir si le régime actuel ne devrait pas faire l’objet de modifications en profondeur.

Le président : D’accord. Merci beaucoup, messieurs. Donc, nous passons à un deuxième tour de table. Je vous invite à être brefs dans vos questions et vos réponses afin que nous respections le temps qui nous a été alloué.

La sénatrice Mégie : Monsieur Giroux, plus tôt, en répondant à une question de la sénatrice Gagné, vous avez dit qu’il y avait un comité consultatif propre à chacune des provinces pour l’évaluation des juges qui ont soumis leur candidature. Le Québec a-t-il la même obligation face au bilinguisme dans le choix de ses juges?

M. Giroux : Je vous remercie de cette question. Oui, il y a des comités consultatifs dans chaque province et territoire qui sont chargés d’évaluer les compétences des gens qui posent leur candidature à la magistrature. Au Québec, il y en a deux : un pour Québec Ouest et un pour Québec Est. Les critères utilisés par les comités consultatifs sont les mêmes et sont publiés sur notre site web. On tient compte des compétences professionnelles des candidats et des caractéristiques personnelles, qui sont également très importantes pour déterminer si quelqu’un est apte à devenir juge. Parmi les compétences, le bilinguisme est l’un des critères. Donc, le fait que l’on ne soit pas bilingue n’empêche pas d’être nommé ou de recevoir une recommandation favorable de la part du comité, mais si on est bilingue, c’est une autre plume à votre chapeau qui incitera peut-être le comité à vous donner une recommandation favorable.

La sénatrice Mégie : Mais davantage celui de l’Est ou de l’Ouest?

M. Giroux : Pour les deux comités, ce serait exactement la même chose.

La sénatrice Mégie : Parfait, merci.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Gosselin, comme vous l’avez mentionné plus tôt, votre institution offre des services à quatre cours fédérales, y compris l’affichage des décisions sur le Web. Je comprends qu’il existe un certain écart dans les deux versions des décisions affichées sur le Web. Cet écart représente-t-il un obstacle important à l’accès à la justice dans les deux langues officielles? Si oui, devrait-on apporter des modifications? Devrait-on s’inspirer du modèle mis en place à la Cour suprême du Canada?

M. Gosselin : Merci de cette question. Lorsque vous parlez d’écarts, vous parlez de délais?

Le sénateur McIntyre : Oui.

M. Gosselin : Oui, effectivement, il y a des écarts importants. On poursuit un objectif d’accès à la justice pour tous les Canadiens, alors c’est un obstacle important à l’accès à la justice. Je ne crois pas que l’idée de nous inspirer du modèle de la Cour suprême soit réaliste. La Cour suprême publie de 65 à 85 décisions par année. Il y a déjà des équipes de jurilinguistes pour accompagner le SATJ et les juges dans la rédaction de leurs décisions. Chez nous, on parle de 4 000 décisions. Les juges sont constamment en déplacement, alors le volume fait en sorte qu’on ne peut pas s’inspirer du modèle de la Cour suprême. Par contre, des améliorations notables peuvent être apportées si les ressources nécessaires nous sont octroyées pour répondre aux besoins. Évidemment, le modèle devra être évalué une fois que nous irons de l’avant et que les ressources nous seront fournies. Je suis assez sûr qu’on pourra répondre aux besoins avec l’engagement du gouvernement et les discussions que je mène actuellement.

Le sénateur McIntyre : Un peu de financement pourrait aider la situation.

M. Gosselin : Absolument. J’espère que ce sera beaucoup plutôt qu’un peu de financement. Bien que je sois reconnaissant du million de dollars qui nous a été fourni en 2017, c’était trop peu.

Le président : Merci, messieurs et madame, de vos exposés, de la qualité de vos réponses et de votre éthique professionnelle. Nous allons prendre bonne note de vos commentaires. Nous allons maintenant accueillir nos prochains témoins.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Mark Power, président du comité de direction de la Section des juristes d’expression française de common law à l’Association du Barreau canadien. Nous accueillons également M. Marc-André O’Rourke, avocat, Législation et réforme du droit, de l’Association du Barreau canadien. Messieurs, la parole est à vous.

Marc-André O’Rourke, avocat, Législation et réforme du droit, Association du Barreau canadien : Bonsoir, monsieur le président et mesdames et messieurs membres du comité. Merci de m’avoir invité à comparaître devant vous ce soir.

Je m’appelle Marc-André O’Rourke. Je suis avocat au sein du groupe de représentation de l’Association du Barreau canadien. L’ABC est une association nationale qui regroupe plus de 36 000 juristes à travers le pays. Les principaux objectifs de l’ABC sont l’amélioration du droit et de l’administration de la justice, et c’est dans cette optique que nous sommes ici ce soir au nom de la Section des juristes d’expression française de common law et de la Section de droit constitutionnel et des droits de la personne de l’ABC.

[Traduction]

Je suis accompagné par Mark Power, président du comité de direction de la Section des juristes d’expression française de common law de l’Association du Barreau canadien. Nous sommes heureux de participer à votre étude sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles.

[Français]

L’ABC a montré un engagement profond et de longue date en ce qui a trait au bilinguisme dans le domaine du droit et à l’accès à la justice en français. Je vais céder la parole à mon collègue, Me Power.

Mark Power, président du comité de direction de la Section des juristes d’expression française de common law, Association du Barreau canadien : Bonsoir et merci de votre invitation. Je fais du bénévolat dans mes temps libres avec l’Association du Barreau canadien. Vous avez déjà reçu une copie papier avec des onglets, une soumission écrite et un mémoire signé par l’Association du Barreau canadien, en particulier de la part de deux sections : la Section des juristes d’expression française et celle des droits de la personne. J’aimerais remercier les gens qui ont contribué à la préparation de ces documents, en particulier Allan Damer, et Patricia Paradis, de l’Université de l’Alberta, ainsi qu’Audrey Mayrand et Darius Bossé.

[Traduction]

Comme j’ai peu de temps pour ma déclaration préliminaire, je vais me concentrer sur quelques points. Le premier est que 71 p. 100 des documents constitutionnels n’ont d’effet qu’en anglais. C’est toute une statistique.

[Français]

La Constitution exige qu’une traduction de ces documents vers le français soit préparée. Cette obligation a déjà été acquittée en 1984 par des gens qui s’y connaissaient dans le domaine, des gens comme le regretté sénateur Gérald Beaudoin, Louis-Philippe Pigeon, qui a déjà été juge à la Cour suprême du Canada, Robert Décary, qui est devenu juge à la Cour fédérale, et Gil Rémillard, ministre de la Justice du Québec.

[Traduction]

Tout cela a été revu et approuvé par Kim Campbell.

[Français]

Donc, du travail d’envergure a été réalisé, mais là où le bât blesse, c’est que cela n’a jamais été mis en œuvre. L’Association du Barreau canadien vous encourage à essayer de susciter un peu d’action dans ce domaine. Je sais que je parle au nom de l’ABC en soulignant que les propos des témoins précédents étaientencourageants. Concrètement, à la page 7 du mémoire, vous pouvez lire une proposition législative de l’Association du Barreau canadien.

L’ABC propose que, dans une nouvelle loi sur les langues officielles, on retrouve un article dont voici une première ébauche pour votre considération. Le premier paragraphe indique que « Le ministre de la Justice s’engage à déployer les meilleurs efforts [...] ». Pour les juristes dans la salle, « best effort », c’est un langage juridique. Le ministre à lui seul ne peut régler le problème, à l’inverse, au moins il peut essayer.

D’autre part, au deuxième paragraphe, l’ABC propose que le ministre de la Justice rende des comptes et dépose un rapport au Parlement aux cinq ans. Parfois, le rapport risque de dire qu’il n’y a pas d’engagement de la part des provinces. Parfois, le ministre aura du chemin à faire. L’idée de l’ABC est que si, aux cinq ans, le ministre doit présenter un rapport, on n’oubliera pas cet enjeu, comme cela s’est produit dans la communauté juridique.

Je pense qu’il est important de souligner que l’ABC, comme mon collègue, Me O’Rourke, l’a souligné, est une association nationale qui représente plusieurs milliers de juristes et que l’une des lettres que vous avez devant vous — la lettre du 14 août 2018 signée par Gaétan Migneault, anciennement avocat au Bureau du procureur général du Nouveau-Brunswick, et la cosignataire, Veronica L. Jackson, avocate à Victoria, nommée depuis à la Cour suprême de la Colombie-Britannique — souligne l’aspect pancanadien de sa démarche.

Deuxièmement, j’aimerais dire quelques mots au sujet des réformes plus générales que réclame l’Association du Barreau canadien. Celles-ci sont énumérées à l’annexe C du fascicule que vous avez entre les mains. Vous retrouverez les onglets qui en facilitent la lecture.

À l’onglet C, vous trouverez une lettre de novembre 2017 signée par nulle autre que la présidente de l’ABC de l’époque, Me Kerry L. Simmons. On y trouve essentiellement cinq idées. La première, c’est que la Loi sur les langues officielles doit être modifiée pour légiférer sur les exigences linguistiques applicables aux juges des cours supérieures des provinces. De quoi parle-t-on? Nous parlons, par exemple, de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, de la Cour supérieure de justice du Québec ou des tribunaux provinciaux dont les juges sont nommés par le gouvernement du Canada.

Deuxièmement, l’Association du Barreau canadien demande que l’article 16 de la loi soit modifié pour retirer l’exception prévue pour la Cour suprême du Canada.

Troisièmement, l’Association du Barreau canadien recommande que la partie IV de la Loi sur les langues officielles soit modifiée afin de tenir compte de la vitalité des communautés. Vous avez sûrement pris connaissance de l’annonce toute récente du gouvernement du Canada par rapport à un règlement; tout ça est très bien. L’Association du Barreau canadien invite toutefois le Parlement à tenir compte des critères de vitalité, par exemple l’identification d’écoles primaires et secondaires, comme étant des signes d’une demande suffisante conformément à la partie IV.

Ensuite, par rapport à la partie VII de la Loi sur les langues officielles, l’Association du Barreau canadien demande que des mesures positives soient définies — je sais que c’est un sujet que vous maîtrisez — et que des mécanismes de consultation soient prévus et, surtout, prescrits dans la loi.

Cinquièmement, l’Association du Barreau canadien demande que le commissaire aux langues officielles joue un rôle plus actif et qu’il soit tenu — qu’il n’en ait pas seulement l’option —, dans certains cas, d’intenter des recours judiciaires.

En conclusion, l’Association du Barreau canadien constate que, malgré les bonnes intentions de plusieurs personnes qui, pendant les années 1980, ont élaboré la loi actuelle, cette dernière peine à être respectée. Tout le monde peut avoir son point de vue, mais, selon l’Association du Barreau canadien et ses deux sections, la modernisation de la loi est requise.

Nous répondrons maintenant avec plaisir à vos questions, si vous en avez.

Le président : Merci beaucoup, messieurs.

Nous allons commencer notre échange avec la sénatrice Poirier.

La sénatrice Poirier : Merci pour vos présentations. La sixième recommandation de votre mémoire touche deux éléments qui reviennent souvent lors de nos séances de comité, soit la mise en œuvre de la loi et le rôle du commissaire aux langues officielles.

Ma première question porte sur la mise en œuvre de la loi. Comme vous l’avez sûrement constaté cet été, le Cabinet a été modifié; la ministre Joly a changé de poste, mais conserve le portefeuille des langues officielles. Pouvez-vous commenter la situation actuelle, à savoir que la ministre des Langues officielles est maintenant séparée du ministère Patrimoine canadien? Aussi, selon vous, quelle serait la meilleure approche pour assurer une mise en œuvre efficace de la loi?

M. Power : Sénatrice Poirier, l’Association du Barreau canadien n’a pas pris position quant à votre question précise. Tout au plus, comme vous l’avez souligné d’entrée de jeu, la sixième recommandation porte sur le commissaire aux langues officielles et sur le rôle plus actif qu’il doit jouer.

Sur le plan purement personnel et si je ne parle que pour moi-même, et pas au nom de l’Association du Barreau canadien, la position de la FCFA, des anglophones du Québec et des autres est la bonne, c’est-à-dire qu’une agence centrale doit jouer un rôle primordial. Tant mieux s’il existe un ministère des Langues officielles et une ministre ou un ministère affecté à la tâche, mais, en réalité, cette architecture doit être, à mon sens, prescrite par la loi et non par des accommodements.

Je ne devrais pas en dire plus, sénatrice Poirier, étant donné le sujet qui nous occupe, mais surtout puisque je suis ici non pas en mon nom personnel, mais bien au nom de l’Association du Barreau canadien.

La sénatrice Poirier : Vous recommandez d’améliorer les mécanismes de mise en œuvre de la loi; pouvez-vous préciser les mécanismes qu’il faut améliorer et de quelle façon ils devraient l’être?

M. Power : Votre question est très vaste, sénatrice Poirier. J’ai déjà souligné le rôle du commissaire aux langues officielles. Ce serait déjà beaucoup, selon l’Association du Barreau canadien, si le commissaire était tenu d’en faire plus.

Cependant, si on prend un exemple plus concret, parlons des exigences linguistiques des juges. Les témoins qui étaient ici plus tôt ont expliqué à quel point l’appareil fédéral en fait davantage pour évaluer les compétences linguistiques — le sénateur Smith a posé une question à ce sujet —, pour tenter d’augmenter le nombre, mais surtout peut-être la qualité des compétences linguistiques des personnes qui sont nommées juges.

Bien sûr, l’Association du Barreau canadien applaudit l’initiative, mais, comme on l’a expliqué dans les documents qui sont entre vos mains, elle aimerait que la chose soit codifiée, afin qu’on puisse assurer une plus grande stabilité ou peut-être même une certitude en matière de qualité de la langue. Quel est l’avantage ou l’intérêt de cela, selon l’Association du Barreau canadien? C’est, bien sûr, d’améliorer l’accès à la justice, de faire en sorte que le système, quand les parties doivent se tourner vers lui, puisse répondre mieux et plus rapidement aux besoins linguistiques des justiciables d’un bout à l’autre du pays.

La sénatrice Poirier : J’aimerais revenir sur le sujet du commissaire. J’aimerais que vous précisiez un peu plus votre position. Vous avez recommandé que le commissaire aux langues officielles joue un rôle plus actif en précisant, par exemple, les circonstances dans lesquelles il « doit », et non seulement « peut » intenter des recours judiciaires et participer à ceux-ci.

Qu’entendez-vous par un rôle plus actif, et dans quelles circonstances, selon vous, devrait-il intenter des recours?

M. Power : Merci de votre question, sénatrice. Dans le fascicule que vous avez entre vos mains, à l’onglet C, vous trouverez la lettre de la présidente de l’ABC, Mme Kerry Simmons. C’est une lettre datée du 3 novembre. À la troisième page, selon l’ABC, les deux derniers paragraphes expliquent le problème de manière assez détaillée.

L’ABC existe notamment pour tenter d’améliorer l’accès à la justice. Il y a une institution tout de même majeure, soit le Commissariat aux langues officielles du Canada, qui, lorsqu’il participe aux séances de tribunaux, il le fait habituellement à titre d'intervenant, rarement à titre de partie principale, et il crée rarement la preuve requise pour qu’un juge à la Cour fédérale tranche sur une question.

Comme vous pouvez l’imaginer, je crois, la rédaction de la preuve et la préparation de la preuve ne se font pas du jour au lendemain. Cela prend des ressources et de l’expérience.

Si le commissaire jouait un plus grand rôle en ce sens, soit en produisant des rapports d’enquête plus rigoureux, avec des pièces pour appuyer ses conclusions ou en étant en cour plus souvent, il s’agirait là d’un exemple concret d’une modification du rôle de cette institution qui mènerait, selon l’ABC, à un plus grand accès à la justice.

Bien sûr, tout le monde, y compris l’ABC, veut éviter le recours aux tribunaux, mais on ne devrait pas, selon l’ABC, éviter les tribunaux par manque de ressources, d’où les recommandations concrètes énumérées aux deux derniers paragraphes de la page 3 et au premier paragraphe de la page 4.

M. O’Rourke : J’aimerais ajouter une précision sur une de nos suggestions; nous aimerions que, lorsque le commissaire peut agir comme partie demanderesse, il puisse le faire, et pas qu’il agisse seulement à titre de partie intervenante.

La sénatrice Gagné : J’aimerais que l’on revienne à la question du droit à une Constitution bilingue. J’essaie de comprendre un peu mieux ce que vous proposez. Ce n’est pas la traduction en soi qui pose problème, car j’imagine qu’elle est traduisible.

M. Power : Et elle est traduite.

La sénatrice Gagné : Vous recommandez que le Parlement ajoute un article exécutoire à la Loi sur les langues officielles. Pourquoi cette impasse? J’essaie de comprendre pourquoi on ne serait pas passé à l’action.

M. Power : Madame la sénatrice Gagné, je pense qu’un élément de réponse se trouve dans le mémoire principal de l’ABC, à la page 5, où vous trouverez deux sous-titres : Impasse politique et Impasse juridique. Je crois que votre question porte sur le premier sous-titre, Impasse politique.

En une phrase, quand la traduction a été terminée, en 1990, c’était à un moment où le Canada vivait des moments difficiles. À cette époque, il y avait peut-être des dossiers plus chauds sur la scène fédérale. Cela explique peut-être certaines choses. Il serait peut-être préférable, étant donné le rôle que je joue ce soir, de lire le mémoire de l’ABC. Les tensions entre Ottawa et Québec étaient vives à l’époque, et le Québec avait refusé de participer à la démarche.

Le contexte, selon l’ABC, a suffisamment changé pour justifier qu’on réexamine la question. La recommandation de l’ABC est quand même assez modeste. L’ABC ne demande pas qu’on modifie la Constitution. Elle reconnaît qu’il existe toutes sortes de considérations politiques qui demeurent pertinentes. Au minimum, la recommandation qu’on trouve à la page 7 exigerait que la ministre continue de penser au dossier et, surtout, qu’elle rende des comptes, que ce soit pour dire qu’on n’a rien fait du tout ou qu’on a réussi à faire adopter certains textes, et non tous les textes.

La sénatrice Gagné : Comment expliquer le fait que, encore aujourd’hui, on refuse de faire une chose aussi simple que de s’assurer que la Constitution soit traduite?

M. Power : Si je peux me permettre de répondre en mon nom personnel, il y a deux choses. Ces propos ne sont pas dans le mémoire de l’ABC, ils viennent de moi. La Constitution a été modifiée à quelques reprises depuis 1867. Je vous donne l’exemple qui est le plus pertinent quant à votre situation. En 1965, l’âge de la retraite des sénateurs a été modifié par une loi adoptée à Ottawa en français et en anglais. Donc, c’est arrivé régulièrement, depuis 1867 et même depuis 1982, et notamment en 2011. Le gouvernement conservateur avait alors fait adopter la Loi sur la représentation équitable. La Constitution a été modifiée depuis ce temps, et ça a été fait en français et en anglais. On francise lentement les textes constitutionnels, mais l’écart reste grand. Référons-nous au document de l’ABC, à l’annexe D, qui est la toute dernière annexe.

[Traduction]

À l’annexe D, vous trouverez une liste des textes qui sont encore aujourd’hui en anglais uniquement, et cela surprend. C’est pourquoi l’ABC est ici aujourd’hui et voulait mettre cela en lumière.

Sénatrice Gagné, j’aimerais ajouter ce qui suit.

[Français]

La communauté juridique suit la question. Les témoins qui ont comparu avant moi l’ont confirmé, du moins du côté de la magistrature. Il y a même un livre qui a été publié sur la question — et je pourrai vous en laisser une copie après la réunion — qui s’intitule Le temps d’agir. Il est peut-être temps d’agir.

La sénatrice Gagné : Pourrait-on conclure qu’une des raisons pour lesquelles on ne bouge pas, c’est qu’on croit possiblement qu’il faudrait rouvrir la Constitution pour adopter les textes dans les deux langues officielles?

M. Power : Ce que demande l’ABC, c’est que la loi, et non la Constitution, soit rouverte. Sinon, votre question est un peu plus compliquée. Modifier la loi de la façon proposée par l’ABC serait déjà un pas important, car cela exigerait que l’appareil fédéral n’oublie pas le dossier.

M. O’Rourke : Votre question est bonne. Il n’y a pas de bonne réponse à la question de savoir pourquoi cela n’a pas été fait, sauf de dire qu’il n’y a pas d’appétit, il n’y a pas de mouvement. Or, on veut créer ce mouvement. Y a-t-il un appétit maintenant? On aimerait en créer un.

La sénatrice Gagné : J’essaie d’évaluer le risque. S’il n’y a pas d’appétit, est-ce parce qu’on veut éviter de discuter de quoi que ce soit qui enflammerait les gens face à ce débat?

M. O’Rourke : C’est possible.

La sénatrice Gagné : J’essaie de comprendre un peu plus. Pour moi, la question est assez simple, mais j’ai l’impression qu’elle ne l’est peut-être pas.

M. Power : Pour l’ABC, le statut des deux langues officielles est très important, et l’accès à la justice dans les deux langues officielles est très important. L’ABC croit donc qu’il est utile que la Constitution soit complètement traduite. C’est peut-être un sujet épineux du point de vue historique, mais il mérite votre attention. D’une part, je vous félicite de l’avoir énoncé dans votre deuxième rapport, ce que vous faites à la page 38. Bravo!

D’autre part, ne serait-ce que sur le plan personnel, même s’il a présenté la question, votre rapport ne propose aucune marche à suivre. C’est la raison pour laquelle l’ABC est ici. Elle vous offre une piste d’action.

Le président : Avant de céder la parole au sénateur McIntyre, j’ai une question complémentaire. Certains intervenants qui se sont penchés sur cet enjeu en 2017 disaient que la version de 1990 devrait elle-même être mise à jour. Croyez-vous que la version du comité de rédaction constitutionnelle devrait être adoptée telle quelle en français?

M. Power : L’ABC n’a pas de position sur cette question. Qu’il s’agisse de la version de 1990 du juge à la retraite de la Cour suprême du Canada, M. Pigeon, qu’il s’agisse d’une version plus récente, à ma connaissance, il n’existe pas de consensus dans la communauté juridique. Le consensus qui existe, et que l’ABC porte à votre attention, est le besoin que la Constitution soit traduite d’une manière ou d’une autre, d’où la raison de l’article proposé.

M. O’Rourke : Je crois qu’il est juste de dire que le gros du travail a été fait. Y a-t-il des mises à jour à faire? C’est possible. Toutefois, l’essentiel du travail a été fait par ce groupe.

Le président : Merci, messieurs.

Le sénateur McIntyre : J’avais un peu le même genre de question que la sénatrice Gagné. Je serai très bref.

En vous écoutant et en feuilletant le mémoire de l’ABC, je comprends que l’obligation prévue à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 devrait être enchâssée dans la Loi sur les langues officielles. Ma question est la suivante : cet enchâssement dans la loi est-il nécessaire, étant donné les obligations inscrites à l’article 55?

M. Power : Selon l’ABC, oui, car le dossier a été perdu de vue. Traduire des textes constitutionnels poussiéreux du XIXe siècle est rarement une priorité.

Le sénateur McIntyre : On parle ici de la version française officielle des textes constitutionnels.

M. Power : Il n’y en a pas, sénateur McIntyre.

Le sénateur McIntyre : En effet, il n’y en a pas.

M. Power : Ce n’est pas une question théorique.

Au-delà du symbolisme qui, bien sûr, intéresse l’ABC, il arrive que les juges, dans certains dossiers, disent : « Écoutez, pour telle et telle question, je n’interprète que l’anglais. »

Si je puis parler en mon nom personnel, à titre d’avocat membre de l’équipe qui représentait les Franco-Albertains dans l’affaire Caron, je me souviens d’être tombé en bas de ma chaise lorsque mes collègues et moi avons reçu une lettre de la part de la juge Eidsvik, de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, qui invitait les parties à soumettre des arguments additionnels, après avoir réalisé qu’on avait cité la mauvaise version de la Constitution. À l’époque, j’étais beaucoup plus jeune, et j’ignorais que la Constitution était unilingue, du moins en partie.

Le dossier est important. C’est la raison pour laquelle l’Association du Barreau canadien est ici.

Le sénateur McIntyre : En résumé, l’idée, c’est de respecter les obligations inscrites à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 pour adopter une version française officielle des textes constitutionnels. C’est bien cela?

M. Power : Oui. Surtout quand, comme Me O’Rourke vous l’a rappelé, une traduction existe déjà. Maintenant, quelqu’un doit prendre l’initiative de communiquer avec les provinces et faire en sorte d’obtenir leur aval.

La sénatrice Gagné : Alors, il faut rouvrir la Constitution.

M. Power : Ce n’est pas un sujet qui est abordé.

Le sénateur McIntyre : Selon vous, la Loi sur les langues officielles devrait inclure cette obligation.

M. Power : L’ABC demande que la Loi sur les langues officielles —

Le sénateur McIntyre : Non seulement la Constitution devrait être rouverte, mais la Loi sur les langues officielles devrait inclure l’obligation prévue à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982.

M. Power : En ce moment, si la ministre de la Justice ne fait rien, le recours, à la limite, est judiciaire. L’intérêt de tous, et l’ABC en premier lieu, c’est que le dossier avance. La proposition de l’ABC, c’est que la Loi sur les langues officielles exige que le gouvernement agisse. Madame la sénatrice Gagné a raison, cela se fait en modifiant la Constitution, mais il y a plusieurs formules, comme madame la sénatrice le sait. Lorsqu’on a éliminé les commissions scolaires religieuses au Québec, en 1997, cette loi a été adoptée à Ottawa en français et en anglais. Cela a été fait de façon bilingue. Il y a des modifications qui peuvent se faire de manière bilatérale, d’autres selon la formule 7/50, et d’autres exigent l’unanimité, mais l’ABC demande que le dossier avance.

Le sénateur McIntyre : L’objectif est de favoriser l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles. Alors, ma question est la suivante : est-ce que toutes les institutions fédérales sont concernées par cet objectif?

M. Power : Monsieur le sénateur McIntyre, les avocats et les juges du Nouveau-Brunswick appliquent quotidiennement une Constitution unilingue anglaise. C’est la même chose au Québec et ailleurs. Ce n’est pas une question qui intéresse uniquement le gouvernement du Canada; cela intéresse aussi les provinces. Vous étudiez une réforme possible de la Loi sur les langues officielles fédérale, et c’est la raison pour laquelle l’ABC vous fait des suggestions au niveau fédéral, mais cela intéresse tout le monde et cela affecte tout le monde.

Le sénateur McIntyre : Cela touche toutes les institutions, il n’est pas question de cibler une institution plus qu’une autre.

M. Power : Non.

Le sénateur McIntyre : Parfait. Merci.

Le sénateur Smith : Vous répondez aux questions avec délicatesse, et il ne s’agit pas d’une critique, soyez rassuré, car je comprends que vous êtes respectueux de l’historique de la loi, mais si vous n’aviez qu’une seule suggestion à nous soumettre, quelle serait-elle?

[Traduction]

M. Power : Eh bien, je pense, sénateur Smith, qu’il y a au moins deux façons de répondre à votre question. La première est qu’il faut garder à l’esprit que M. O’Rourke et moi représentons l’Association de Barreau canadien, ou à tout le moins deux sections de celle-ci. La réponse se trouve dans le mémoire que nous vous avons transmis. Aux pages 8 et 9, vous trouverez un résumé de nos recommandations. Elles sont au nombre de six. Vous en voulez une, mais l’ABC en a six. Le fait est, sénateur, qu’elles sont très — comment dire? — directes. Elles sont très faciles à comprendre. Vous êtes bien évidemment mieux placés que nous pour déterminer si elles peuvent être mises en œuvre.

[Français]

M. O’Rourke : Je ne sais pas si cela répond à votre question, mais une mesure qui nous paraît importante serait celle d’obliger le ministère de la Justice à soumettre un rapport au Parlement tous les cinq ans, qui étayerait l’évolution des activités dans ce dossier.

Avec les changements de gouvernement, un rapport tous les cinq ans pourrait vraiment aider.

La sénatrice Moncion : J’aimerais revenir sur votre huitième recommandation. Vous en avez parlé un peu plus tôt en réponse à une des questions de la sénatrice Poirier, je crois. En ce qui concerne le rôle du commissaire, lorsque vous parlez d’un rapport d’enquête plus rigoureux afin qu’il puisse agir comme partie demanderesse et non seulement comme témoin, dans le cadre de la modernisation de la loi, vous parlez aussi de la mise en place d’un tribunal administratif. À l’heure actuelle, le commissaire a deux rôles, dont l’un est plus clair que l’autre, je dirais; il assume le rôle de promoteur des langues officielles et il joue le rôle de celui qui touche aux plaintes; il doit présenter un rapport annuel qui implique presque exclusivement des plaintes. Il ne parle pas de promotion. Dans ce cadre, après tout ce que j’ai mentionné, comment envisagez-vous ce fameux rôle et comment l’intégrer dans la loi?

M. Power : D’une part, la position officielle de l’Association du Barreau canadien est celle qui a été communiquée dans la lettre de Mme Simmons au bas de la page 3 et au haut de la page 4, à l’onglet C. L’Association du Barreau canadien, sur cette question, ne vous propose pas de libellé précis, elle ne le fait que par rapport à l’article 55, à la Constitution bilingue. Je ne peux aller plus loin. Je ne peux en dire plus, mais la conclusion claire de ces trois paragraphes, c’est que l’Association du Barreau canadien demande que le rôle de policier ou, du moins, le rôle du commissaire devant les tribunaux soit amplifié, qu’une plus grande importance lui soit accordée pour des raisons d’accès à la justice, puisque le statu quo a besoin d’être modifié.

La sénatrice Moncion : Cela m’amène à réfléchir. Lorsqu’on a rencontré le commissaire Boileau et le commissaire Fraser, ils ont tous les deux mentionné ne pas nécessairement vouloir de ce rôle en ce qui concerne le tribunal administratif. Je comprends l’objectif, mais je comprends leur dilemme, alors qu’ils jouent déjà un rôle de chien de garde des langues officielles par rapport aux plaintes qu’ils reçoivent, et là, ils devraient assumer un rôle supplémentaire de chien de garde.

Ils avaient un dilemme par rapport à leur souhait d’être ceux qui auraient à légiférer et à imposer des sanctions. J’aurais aimé avoir le temps de lire la lettre de Mme Simmons, car nous l’avons seulement reçue ce matin. Je trouve cela dommage, parce que j’aurais été mieux préparée pour la rencontre. Je vais quand même lire les articles. Il y a toujours cette question de savoir comment on marie ces rôles pour les amener à être encore plus utiles.

M. Power : D’une part, madame la sénatrice Moncion, on peut peut-être donner suite à votre question par écrit. Ce serait peut-être une façon concrète de poursuivre ce dialogue pour nourrir vos réflexions. Ensuite, votre travail et celui de vos collègues vous appelle à tenir compte de toutes sortes de recommandations et d’expériences, comme celles de l’ancien commissaire Fraser, qui vous ont été communiquées le 24 septembre 2018, et ses doutes quant à la possibilité de jouer les deux rôles, celles de M. Boileau, le 11 juin 2018, qui allait dans le même sens, et celles de M. Théberge. Je crois qu’il a expliqué ses recommandations aux députés de la Chambre des communes ce mois-ci en 2018.

Une façon de réconcilier les avis des gens sur le terrain et la recommandation de l’ABC serait de scinder les fonctions. D’une part, l’ABC demande que le commissaire en fasse davantage sur le plan judiciaire, mais les gens qui ont déjà occupé le poste ou occupent des postes similaires ailleurs au Canada disent que ce n’est pas possible d’être chef de la diplomatie et général des forces armées en même temps. Comment réconcilier tout cela? Si je parle pour moi-même, je pense que c’est en scindant les fonctions. Il y a plusieurs modèles de mise en œuvre et l’ABC n’a pas de suggestion concrète à ce sujet, mais il y a plus d’une façon d’y arriver et de scinder ces responsabilités.

La sénatrice Moncion : Merci.

Le président : Dans votre document, à la page 5, lorsque vous parlez de la mise en œuvre de l’article 55, vous évoquez l’impasse politique et l’impasse juridique. Vous dites, sur le rôle des tribunaux, que le caractère exécutoire de l’article 55 ne fait pas l’objet d’un consensus dans la doctrine, étant donné le besoin d’une collaboration politique entre le gouvernement fédéral et les provinces dans le processus d’adoption au Parlement et par les assemblées législatives des provinces.

Alors, excusez mon ignorance, mais comment s’établit cette relation entre le gouvernement fédéral et les provinces par rapport à un enjeu comme celui de l’article 55? Quel rôle joue le ministère de la Justice? Comment régler cette impasse juridique? Vous avez peut-être déjà répondu à cette question, mais pouvez-vous approfondir pour que je comprenne bien de quelle nature est cette impasse juridique?

M. Power : Monsieur le président, à la page 5, au paragraphe 21, c’est vrai que c’est tout de même du jargon juridique. Si je puis me permettre de vous servir d’interprète, ce paragraphe veut dire qu’il n’est pas clair en ce moment si un juge peut ordonner à la ministre de la Justice ou à un gouvernement quelconque de poser un geste pour mettre en œuvre l’article 55. C’est la doctrine de la justiciabilité. Ce n’est pas clair. Des gens ont essayé. C’est indiqué aux paragraphes 21 et 22 et, comme vous pouvez l’imaginer, les juges, qui sont des juges du Québec, ont réussi à éviter de s’engager directement sur la question, étant donné la nature politique de la chose.

J’ai entre les mains un livre de 300 pages qui en fait rapport et je serai heureux, monsieur le président, de vous le prêter après la réunion. Vous y retrouverez un chapitre que j’ai cosigné avec deux collègues, Marc-André Roy et Emmanuel Léonard-Dufour, qui porte justement sur votre question et qui risque de vous aider dans votre analyse. Nous sommes ici au nom de l’ABC et cette dernière encourage le comité à éviter la voie judiciaire et à franchir l’impasse politique avec un article qui fera en sorte que le dossier ne soit pas oublié et en forçant le ministre de la Justice à rendre des comptes aux cinq ans.

Le président : Il reste quand même un enjeu politique autour de cette question.

M. Power : Bien sûr, monsieur le président. Comme mon collègue l’a dit, peut-être que le premier rapport quinquennal dira : « J’attends toujours des réponses de mes collègues des provinces », mais au moins le dossier ne sera pas oublié et c’est l’enjeu, c’est l’objectif peut-être modeste, mais quand même important que vous propose l’ABC.

Le président : Puisque vous parlez au nom de l’ABC et que vous avez parlé en votre nom personnel, que pensez-vous de l’annonce du règlement de la partie IV? Quel est votre point de vue sur le contenu des propositions en ce qui a trait à la partie IV?

M. Power : C’est moi uniquement, et non l’ABC, mais je crois que c’est merveilleux, monsieur le président. C’est un progrès qui a pris beaucoup de temps et c’est un progrès dont les effets ne se feront ressentir qu’en 2023. Cela bouge lentement, malgré les efforts de plusieurs un peu partout au Canada, et notamment de la sénatrice Tardif et de la sénatrice Chaput.

Cela dit, il faut féliciter le gouvernement d’avoir enfin codifié la vitalité et de dire, noir sur blanc, que l’existence d’une école primaire ou secondaire représente une demande importante; c’est spectaculaire.

Le défi maintenant est que cela se trouve dans un règlement qui peut disparaître du jour au lendemain et, à mon avis, votre défi est de trouver une façon pour que la loi le dise, afin que cet élément ne reste pas seulement dans un règlement. Si je puis me permettre une remarque tout à fait personnelle, mais qui lie d’une certaine façon l’ABC, l’importance d’un recensement qui pose les bonnes questions est magnifiée, parce que cela prend de bonnes données pour savoir où sont les francophones, les anglophones et les allophones. Le sujet de la modification des questions du recensement ne saurait être plus important. Les questions sont beaucoup plus importantes depuis la semaine dernière, et ce sont des données importantes, notamment pourdéterminer où les juges doivent être bilingues. Pour déterminer où il faut une capacité bilingue au sein du système de justice, il faut de bonnes données. Le recensement doit être modifié notamment pour compter tous les ayants droit, mais pas seulement pour cela.

La sénatrice Gagné : Merci. Je veux enchaîner sur la question du droit à une Constitution bilingue et tout le reste. Excusez mon ignorance, mais ce que j’entends dans vos propos sur la consultation auprès des provinces se ferait-il dans le contexte de la formule générale au niveau des procédures distinctes de modification dans la Constitution? Non? Vous ne faites pas nécessairement référence à cela?

M. Power : Ce n’est pas une réponse qu’on retrouve dans le mémoire de l’ABC, mais c’est du droit, il s’agit de la formule de modification. Je pourrais vous laisser ma copie du chapitre d’un livre où on explique tout ça en détail.

Essentiellement, le gouvernement fédéral pourrait agir seul en vue de la francisation de certains articles. Pour d’autres articles, c’est la formule 7/50 qui s’applique. Si on voulait tout régler d’un coup, il faudrait obtenir l’unanimité. Le dénominateur commun de ces trois options, c’est qu’on peut faire des progrès tout de suite, avec ou sans les provinces.

La sénatrice Gagné : D’accord.

M. Power : Raison de plus pour prendre au sérieux la proposition de l’ABC. Cette idée d’exiger que la ministre de la Justice n’oublie pas le dossier risque de mener à de meilleurs résultats, plus concrets qu’on pourrait le croire et peut-être plus rapidement.

Le sénateur McIntyre : J’aimerais revenir brièvement à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982. Je porte à votre attention la page 8, paragraphe 33, recommandations nos 1 et 2. À moins qu’il y ait des choses que je n’ai pas comprises, l’ABC ne recommande pas d’amender la Constitution. Elle invite le gouvernement fédéral à respecter les obligations inscrites à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982. Autrement dit, la Loi sur les langues officielles devrait inclure cette obligation. Ce n’est pas plus que cela.

M. O’Rourke : Pas plus que cela.

Le sénateur McIntyre : Vous êtes d’accord, monsieur Power?

M. Power : Vous faites votre avocat de procès, sénateur McIntyre, mais, oui.

Le sénateur McIntyre : Aux paragraphes 33(1) et (2), c’est ce dont vous parlez, soit d’ajouter un article exécutoire à la Loi sur les langues officielles et un article à la Loi sur les langues officielles. C’est exact?

M. Power : Oui.

Le sénateur McIntyre : Je n’ai aucun problème avec ces deux recommandations. Merci.

Le président : Sur ce, messieurs, puisqu’il n’y a pas d’autres questions, nous vous remercions énormément de vos présentations. J’en profite, au nom de mes collègues, pour féliciter et remercier les membres de l’ABC pour tout le travail qui est accompli d’un bout à l’autre du pays. Votre travail et votre présentation nous seront fort utiles pour la suite de nos réflexions, de nos discussions et la rédaction de ce rapport.

Sur ce, nous allons poursuivre la réunion à huis clos.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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