Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie
Fascicule no 29 - Témoignages du 5 octobre 2017
OTTAWA, le jeudi 5 octobre 2017
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, auquel a été renvoyé le projet de loi S-210, Loi modifiant la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d’autres lois en conséquence, se réunit aujourd’hui, à 10 h 30, pour étudier ce projet de loi et en faire l'étude article par article.
Le sénateur Kelvin Kenneth Ogilvie (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie.
[Traduction]
Je m’appelle Kelvin Ogilvie et je suis de la Nouvelle-Écosse. Je suis président de ce comité. J’inviterais mes collègues à se présenter.
La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal.
La sénatrice Stewart Olsen : Carolyn Stewart Olsen, du Nouveau-Brunswick.
[Français]
La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, de la province de Québec.
Le sénateur Cormier : René Cormier, du Nouveau-Brunswick.
[Traduction]
La sénatrice Hartling : Nancy Hartling, du Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Omidvar : Ratna Omidvar, de l’Ontario.
Le sénateur Dean : Tony Dean, de l’Ontario.
La sénatrice Raine : Nancy Greene Raine, de la Colombie-Britannique.
Le sénateur Eggleton : Art Eggleton, de Toronto, et vice-président du Comité.
Le président : Distingués collègues, je vous rappelle que nous sommes ici pour étudier le projet de loi S-210, Loi modifiant la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d’autres lois en conséquence.
Notre témoin d’aujourd’hui est la marraine du projet de loi, l’honorable sénatrice Mobina Jaffer. Je suis heureux de l’inviter à présenter l’exposé qu’elle a préparé à notre intention.
L’honorable Mobina S. B. Jaffer, marraine du projet de loi : Merci beaucoup. Je tiens d’entrée de jeu à remercier le président du Comité, le sénateur Ogilvie, son vice-président, le sénateur Eggleton et tous les autres membres du comité de m’avoir invité à parler du projet de loi S-210, Loi modifiant la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d’autres lois en conséquence.
Le projet de loi ne comporte qu’un article et son objectif est simple : abroger le titre abrégé « Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares ».
La loi touche aux quatre sujets suivants : la polygamie, l’âge requis pour se marier, le mariage forcé et la provocation. Le contenu de la loi restera inchangé. La façon d’interpréter la loi restera la même. Tout ce que je demande, c’est l’abrogation du titre abrégé du projet de loi, c’est-à-dire « Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares ».
Depuis l’adoption du projet de loi S-7, en 2014, je me suis opposée à la juxtaposition des termes « barbares » et « culturelles ». En rapprochant ces deux idées, nous gommons l’attribution de la responsabilité de gestes horribles aux personnes qui les commettent. En lieu et place, nous associons le crime à une culture et à une communauté, et nous laissons entendre que ces pratiques horribles font partie de telle culture ou de telle communauté.
J’aimerais profiter de cette occasion pour citer deux témoins qui, lors de la dernière législature, ont comparu devant le Comité permanent des droits de la personne afin d’expliquer comment la juxtaposition des termes « barbares » et « culturelles » a pour effet de marginaliser les communautés plutôt que les personnes qui commettent ces actes horribles.
Sharryn Aiken, de l’Université Queen’s, a dit ceci :
Je ne fais pas l’apologie de la violence, pas du tout. Ne faites pas l’erreur de le croire. Ce qui me dérange, c’est le fait d’associer les mots « barbares » et « culturelles », qui semble impliquer que les gens qui se livrent à des pratiques nuisibles ainsi que les victimes de ces pratiques font partie de communautés culturelles très particulières.
Comme nous le savons, c’est une erreur flagrante. La violence familiale, les voies de fait contre la conjointe et d’autres formes de violence sont endémiques dans la société canadienne. Elles se manifestent parmi les nouveaux venus, les résidents permanents, les Canadiens autochtones et les citoyens de la énième génération. Elles touchent les Canadiens de toutes les couches sociales du pays.
Voilà le problème du titre abrégé. Il suggère que nous n’avons à nous soucier que de quelques communautés au lieu de consacrer nos efforts à l’éradication de la violence partout.
Mme Avvy Yao-Yao Go, directrice clinique de la Metro Toronto Chinese and Southeast Asian Legal Clinic, a déclaré ceci :
[...] au bout du compte, si nous retournons à la case départ, certaines dispositions pourraient en effet être conservées, mais il faudrait alors changer complètement la discussion puisque, à l’heure actuelle, la discussion ne porte pas seulement sur la question de savoir si des familles commettent des actes criminels, mais bien si elles le font en raison de leurs pratiques culturelles barbares.
Afin de donner une idée du portrait qui est brossé lorsque certaines cultures sont qualifiées de « barbares », permettez-moi de vous lire une définition tirée du dictionnaire Oxford et traduite pour les besoins de la cause : « d’une cruauté sauvage, primitif, dépourvu de raffinement, non civilisé et inculte ».
Voilà comment nous décrivons les cultures lorsque nous les associons à des pratiques barbares. Nous dépeignons des groupes entiers comme étant cruels et non civilisés. Nous vivons dans un pays qui s’enorgueillit de sa diversité. En qualifiant d’autres cultures de « barbares », nous allons à l’encontre de la valeur même qui fait que le Canada se distingue des autres pays du monde. Ce n’est pas ce que font les parlementaires canadiens. Plutôt que de marginaliser certaines cultures et de les éjecter de la société canadienne, nous devrions travailler à coudre ensemble nos différentes cultures et à promouvoir l’unité.
Permettez-moi de terminer en reprenant les mots prononcés par la sénatrice Ataullahjan lors de son discours au sujet de ce projet de loi :
C’est ce que nous avons accompli en adoptant le projet de loi S-7, mais nous pourrons accomplir bien plus encore si nous prenons les dispositions nécessaires pour mieux positionner nos lois et, en l’occurrence, mieux en communiquer l’intention, surtout lorsqu’elles touchent de si près les nouveaux Canadiens.
Beaucoup de membres de la communauté à qui j’ai parlé ces derniers mois m’ont manifesté leur appui à l’égard du projet de loi S-7, reconnaissant les problèmes importants qu’il cherchait à redresser. Cela dit, ils expriment d’importantes réserves quant à son titre abrégé.
[...] j’appuie [...] l’honorable sénatrice Jaffer, des efforts qu’elle a déployés dans le dossier, je lui offre mon appui et j’encourage les sénateurs à appuyer l’initiative voulant qu’on supprime le titre abrégé de la loi.
Honorables sénateurs, je vous demande de reconnaître que la juxtaposition des termes « culturelles » et « barbares » divise nos communautés. Ce n’est pas la façon canadienne de procéder. Par conséquent, ce que j’attends de vous aujourd’hui, c’est que vous nous débarrassiez de ce titre abrégé. Je n’ai pas d’autre titre abrégé à proposer, car je ne veux pas que ce soit le sujet de nos discussions. Du reste, j’ai parlé aux rédacteurs techniques, et ils m’ont dit que cela n’avait pas d’importance, attendu que les autres lois resteront inchangées. À cet égard, ce qui serait touché c’est la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et la Loi sur le mariage civil, alors ce n’est vraiment pas grand-chose. Tout ce qu’il reste, c’est le titre.
Le président : Merci beaucoup, madame la sénatrice. Je vais maintenant laisser la parole à mes collègues, en commençant par le sénateur Eggleton.
Le sénateur Eggleton : Je n’ai pas vraiment de question à poser. Je veux simplement vous féliciter de ce projet de loi et vous dire que je l’appuie.
La sénatrice Jaffer : Merci.
Le président : Vous avez traité ce dossier avec brio.
La sénatrice Stewart Olsen : Je n’ai pas de question non plus. J’avais l’impression que le terme « barbare » était là pour qualifier la mutilation des organes génitaux féminins. Je m’excuse, je n’ai pas fait mes devoirs. Je vois que j’ai l’explication, ici, sous les yeux. Je n’ai pas de question à poser, et j’appuie votre projet de loi.
La sénatrice Seidman : Madame la sénatrice, j’abonde dans le même sens que mes collègues, et je tiens à vous remercier de tout le travail que vous avez fait à ce sujet. Sachez que j’appuie sans réserve votre projet de loi.
Cela dit, j’aimerais vous demander quelque chose. Lorsque le titre abrégé de cette loi a été rendu public, de nombreux organismes de défense des femmes et des enfants vulnérables, dont l’UNICEF, ont indiqué avoir des réserves à l’égard dudit titre. Seriez-vous en mesure de nous dire quoi que ce soit à ce sujet?
La sénatrice Jaffer : Comme vous le savez, lorsque le projet de loi S-7 a été débattu, cela faisait plus de 30 ans que je travaillais sur la question des mariages forcés et sur celle de la mutilation des organes génitaux féminins. Mon travail sur la mutilation des organes génitaux féminins m’a fait voyager un peu partout. Il y a de nombreuses années, le gouvernement libéral a fait adopter une loi — malgré une vive opposition — afin d’interdire la pratique de la mutilation des organes génitaux féminins au Canada. À l’époque, j’étais la présidente de la Commission des femmes et je me suis battue pour soutenir l’adoption de cette loi. Je ne suis donc pas contre le fait que cette pratique soit illégale, bien au contraire.
Permettez-moi de vous donner un exemple précis. Je ne veux pas prendre trop de temps. À Toronto, il y a une communauté — je ne la nommerai pas, car je ne veux pas lui causer de problèmes — avec laquelle j’ai travaillé sur la question de la mutilation. Les jeunes filles venaient me voir pour me dire : « Nous voulons faire cesser cette pratique. Nous voulons que vous en parliez. Lorsque nous nous tenons debout pour en parler, les mosquées, les temples nous disent que nous faisons passer notre communauté pour des barbares. »
Ce que je dis, c’est que cela est absolument illégal, mais que nous devons cesser de nous focaliser sur les communautés et porter notre attention sur les personnes, sur les grands-mères qui commettent ces actes.
Ce qui me choque beaucoup — et c’est peut-être ce qui me motive —, c’est que notre pays a adopté cette loi très libérale — ou cette loi tout court, ça n’a pas d’importance — pour interdire ces mutilations, mais qu’il n’y a pas eu la moindre poursuite à cet égard. Oui, ce sont des choses qui se produisent dans nos communautés. Alors, ce que je cherche à faire, c’est de nous débarrasser de ce titre, puis de dire à notre gouvernement : « Ne vous contentez pas d’en parler. Mettez les ressources nécessaires pour aider nos jeunes filles. »
La sénatrice Seidman : D’accord, merci. C’est un aspect important.
[Français]
La sénatrice Mégie : Je tiens à remercie la sénatrice Jaffer d’avoir souligné cela, parce que j’ai été très stupéfaite de lire un pareil titre. Ma réflexion a été la suivante. Comment se fait-il qu’on ait laissé passer un projet de loi avec un tel titre : « Tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares »? Je pense qu’il faudrait, en tant que législateur, lorsqu’on donne un titre à un projet de loi, examiner les conséquences et le poids que cela peut avoir d’adopter une expression comme « pratiques culturelles barbares ».Je ne reprendrai pas tous les arguments de la sénatrice Jaffer, mais quand il est question d’immigration, cela crée des divisions. Les mots « pratiques culturelles barbares » ont un lien avec les immigrants et les nouveaux arrivants.
En effet, le Canada fait la promotion du vivre ensemble, du Canada inclusif, mais tout cela tombe, car ce projet de loi est lié à notre travail en tant que législateurs. Je vous rappelle qu’il faudrait que l’on fasse attention au titre d’un projet de loi. Nous y participons tous. C’est pourquoi j’appuie à 100 p. 100 la démarche de la sénatrice Jaffer. Merci.
Le sénateur Cormier : Je veux remercier notre honorable collègue pour son projet de loi qui suscite une profonde réflexion sur ce qu’est le Canada aujourd’hui et ce qu’il a été par le passé. Sans poser une question directe sur le projet de loi comme tel, je crois que la réflexion qui est en cours quant à ce court énoncé, c’est de nous rappeler que la cohabitation des cultures est probablement le plus grand enjeu de l’humanité de tous les temps.
L’amalgame que nous pouvons faire entre les gestes de violence et une culture spécifique vient plus que jamais diviser les peuples. Au Canada, on a une longue tradition de cohabitation des cultures, mais on a aussi une longue tradition parfois d’amalgamer certains gestes de violence et de les lier à certaines cultures. Je pense que votre projet de loi vient nous rappeler l’importance de ne pas faire de tels amalgames et, surtout, de ne pas utiliser le mot « barbare », qui était un mot à l’époque des Grecs qui signifiait « étranger », donc ceux qui ne faisaient pas partie de leur civilisation. Alors, on ne veut certainement pas exclure de notre société ceux et celles qui font partie de cette culture, fondatrice ou nouvelle.
Je vous félicite, et j’appuie ce projet de loi. Je vous remercie du courage et de la détermination que vous manifestez pour contrer ces perceptions que nous pouvons avoir.
La sénatrice Jaffer : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Omidvar : En fait, monsieur le président, toutes mes questions ont déjà été posées et elles ont trouvé réponse. Je vais me contenter de saluer bien bas l’opiniâtreté de la sénatrice. Deux ans se sont écoulés depuis la déposition du projet de loi, et nous y voilà. Je vous souhaite donc bonne chance et j’espère que votre projet de loi sera adopté rapidement.
La sénatrice Jaffer : Merci.
La sénatrice Hartling : Merci beaucoup, sénatrice Jaffer. C’est un excellent projet de loi. La question que j’aimerais vous poser est la suivante : si nous continuions de conjuguer ces deux termes dans le projet de loi, quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur le tissu social du Canada? Que pourrait-il se passer? Je crois que vous avez déjà répondu à cela, du moins, en grande partie.
La sénatrice Jaffer : Merci de me poser cette question. Merci aussi aux sénatrices Mégie et Omidvar, ainsi qu’au sénateur Cormier.
Tout le monde dans cette pièce souhaite faire cesser la violence, et surtout celle qui vise les jeunes enfants. Ce projet de loi couvre les mariages forcés — ce qui touche encore les jeunes enfants — et la mutilation des organes génitaux féminins. Alors, pour répondre à votre question, lorsqu’une enfant ou une mère se lève pour s’opposer à cette pratique, vers qui pensez-vous qu’elle peut se tourner? Étant donné que c’est quelqu’un de sa famille qui insiste, la mère ou la fille se tournera vers sa communauté. Sauf que ce que la communauté nous dit — c’est ce que l’on m’a dit et ce sont des choses que j’ai observées —, c’est ceci : « On nous qualifie de barbares. Si nous rendons la chose publique, on nous prendra tous pour des barbares. » Par conséquent, ce que nous faisons, c’est que nous coupons l’herbe sous le pied de ceux qui voudraient en parler.
Si nous cessons de qualifier de barbare une culture ou une communauté, et que nous nous focalisons sur le problème, voilà ce qui pourrait arriver. Depuis que je suis devenue sénatrice, je travaille avec le gouvernement du Royaume-Uni sur la question des mariages forcés. Le gouvernement du Royaume-Uni a un programme sensationnel. Mon rêve, avant de me retirer, ce serait d’avoir le même programme ici. Dans toutes les écoles, les jeunes reçoivent une brochure qui leur dit ceci : « Si vous croyez qu’on va vous marier de force, téléphonez à ce numéro », et il s’agit bien sûr d’une ligne d’écoute téléphonique. Si un enfant sait qu’on va l’emmener en Inde, il peut téléphoner à ce numéro. Je l’ai vu faire. Je suis allée dans ces écoles. J’ai vu des enfants, de jeunes enfants, utiliser ce service. La plupart étaient des filles. L’enfant joindra donc cette ligne d’écoute téléphonique qui est située au Foreign Office et il dira : « Je vais me faire emmener en Inde à telle date. Je serai à telle adresse. Mes parents me disent que je devrais être de retour à telle date. Si je ne revenais pas, je vous en prie, venez à ma recherche. »
Ce que les ambassadeurs britanniques m’ont dit, c’est qu’ils reçoivent cet avis, disons à New Delhi ou dans un autre pays, puis l’enfant revient. Si l’enfant ne téléphone pas, l’ambassadeur ira dans ce village afin d’essayer de retrouver l’enfant.
Dans notre pays, l’enfant est emmené, tout simplement, et il ne sait pas à qui demander de l’aide. Il ne dit à personne qu’il s’en va, et vous savez bien sûr à quel point notre monde est vaste. Il pourrait s’agir d’un petit village en Inde ou d’un autre endroit, cela ne fait aucune différence. Je ne dis pas que cela ne se produit qu’en Inde. Comprenez-moi bien : ceci n’est qu’un exemple. Puis l’enfant disparaît. Je connais environ 15 cas où l’on n’arrive pas à retrouver l’enfant. C’est un grand pays, un très grand pays. J’ai certains cas au Yémen, certains autres en Inde. Il y en a aussi au Pakistan et dans d’autres pays. Alors, ce que j’essaie de dire, c’est que nous devons inciter la communauté à adopter cela, à prendre part à cela, afin de faire cesser cette pratique. C’est la raison pour laquelle je demande ce changement.
La sénatrice Raine : Merci de votre travail dans ce dossier. Je salue le sérieux que vous mettez à aider tous ces gens.
Sénatrice Jaffer, je n’oserais le croire, mais y a-t-il des gens qui s’opposent à la modification de ce titre?
La sénatrice Frum : Oui.
Le président : Vous avez une réponse. Une sénatrice assise à la table a répondu.
La sénatrice Raine : D’accord.
La sénatrice Frum : Je tiens tout d’abord à m’excuser auprès de vous, sénatrice Jaffer, d’être arrivée en retard et d’avoir manqué votre exposé, mais je connais assez bien votre position là-dessus. Je veux aussi vous dire que je respecte sans réserve votre très impressionnante feuille de route en ce qui concerne la lutte pour les droits des filles et des femmes, alors ma question ne portera pas là-dessus.
Je comprends que la seule chose que vous souhaitez changer à propos de la loi précédente, de cette loi conservatrice, c’est le titre. Vous ne souhaitez pas changer la moindre interdiction, seulement le titre. Dans ce cas, c’est de symboles dont il est question. Vous n’aimez pas la signification symbolique de qualifier de « barbares » ces pratiques que sont le crime d’honneur, la mutilation des organes génitaux féminins, la polygamie, la bigamie et les enfants-épouses. Nous allons donc passer de la situation actuelle où nous qualifions ces pratiques de barbares à une autre situation, c’est-à-dire à un autre message symbolique où nous allons dire que ces pratiques ne sont pas barbares. Nous allons supprimer le terme « barbare ». Alors quel message symbolique doit-on retenir maintenant? Comment faut-il qualifier ces pratiques? Que sont-elles?
La sénatrice Jaffer : Vous savez, il ne s’agit pas que de ce terme, « barbare » — et vous étiez là lorsque nous nous sommes opposés au projet de loi S-7, un valeureux combat, mais j’en ai tellement perdu. Le problème arrive lorsque ces pratiques sont qualifiées de « pratiques culturelles barbares ». Je ne sais pas combien de fois j’ai rencontré le ministre Alexander à l’époque et que je lui ai dit : « Appelez-les ‘barbares’ tout court. Pourquoi voulez-vous ajouter cette dimension culturelle? » Vous savez, il y avait beaucoup de gens qui étaient de notre avis — je ne les nommerai pas, car je n’ai pas leur permission, mais vous savez de qui je parle — et qui réclamaient qu’on laisse tomber le qualificatif de « culturelles ».
Pour répondre à votre question, ces pratiques sont illégales. Elles ne peuvent être rien de plus. La mutilation des organes génitaux féminins est illégale dans notre pays. Les mariages forcés sont illégaux. Les crimes d’honneur le sont aussi. Rien d’autre. C’est un meurtre. C’est illégal. Même la Cour suprême du Canada — je suis tellement fière d’elle — va se pencher sur une affaire de crime d’honneur qui s’est produite en Colombie-Britannique il y a 17 ans; le sénateur Neufeld et la sénatrice Raine le savent probablement déjà. Ces crimes sont illégaux.
Ce que je disais, c’est que nous voulons nous attaquer à la question des mariages forcés, de la mutilation des organes génitaux féminins et à d’autres problèmes. Ces pratiques sont illégales. Que voudriez-vous de plus?
La sénatrice Frum : Sénatrice, je viens de vous entendre dire que le mot réellement offensant, à vos yeux, c’est le terme « culturelles ». Donc, nous devrions peut-être supprimer ce mot plutôt que le qualificatif « barbares ».
La sénatrice Jaffer : Mais il s’agit de « pratiques barbares ». Cette expression est maintenant si ancrée dans tous les aspects de la vie. Vous et moi avons, bien entendu, des parcours de vie très différents. J’ai grandi à une époque coloniale où l’on nous qualifiait de barbares. C’est ce qu’on nous appelait à l’école. Si nous commettions une erreur et que nous ne parlions pas l’anglais, on nous donnait une claque en disant : « Espèce de barbare. » C’est vrai pour bien des gens au Canada. Le mot « barbare » a des connotations très négatives.
Un des points que j’avais inclus dans mon ébauche antérieure, mais que j’ai ensuite décidé d’enlever, c’est que les peuples autochtones étaient qualifiés de barbares dans notre pays. Cette réalité existe aussi au Canada. Si nous tenons à changer une pratique, attaquons-nous à la pratique elle-même. Évitons de proférer des insultes.
La sénatrice Frum : D’accord, mais je reviens à ma question initiale, à savoir que nous avons affaire à des symboles, et quand nous prenons un mot qui est actuellement associé à des crimes précis — c’est-à-dire le fait de tuer des filles parce qu’elles sont sexuellement actives ou parce qu’elles ne sont pas habillées de façon appropriée, les crimes d’honneur, la mutilation des organes génitaux féminins dans le but de supprimer le plaisir féminin, le fait de marier une fillette de neuf ans à un homme de 50 ans —, nous disons que ces actes sont reconnus dans notre Code criminel comme des pratiques barbares, mais ce ne sera plus le cas dorénavant. Ces actes sont tout simplement illégaux.
La sénatrice Jaffer : Avec tout le respect que je vous dois, sénatrice, comment puis-je contester ce que vous dites? Ce sont des actes terribles. Or, ce ne sont pas les seules choses que nous jugeons inacceptables dans la société canadienne. Comme vous le savez, je me bats actuellement pour faire interdire le cybersexe sur les appareils. La pornographie n’est pas acceptable. La violence sexuelle n’est pas acceptable. Les agressions sexuelles envers les enfants ne sont pas acceptables, et j’en passe. Nous pourrions dresser aujourd’hui une longue liste. Voilà autant de pratiques répréhensibles. Personne ici ne les accepte. Pourquoi qualifions-nous certaines pratiques de « barbares » et d’autres, non? C’est ce qui m’embête. Attaquons-nous donc au problème au lieu de lui attribuer un qualificatif symbolique et d’empêcher ainsi la participation de la communauté.
Le président : Merci.
Sénatrice Mégie, vouliez-vous faire une autre intervention?
[Français]
La sénatrice Mégie : Quand on parle de comportements barbares, cela peut viser une personne de n’importe quelle origine ethnoculturelle. Vous en entendez parler tous les jours dans les médias. Cela n’a pas rapport avec une culture. Peu importe ce qui se passe dans les autres cultures, le Canada est un pays ouvert à l’immigration. Je pense que tous ceux qui sont ici peuvent aller à l’extérieur du pays et raconter que le Canada est un pays accueillant, un pays qui ne fait pas de différence et où tout le monde est Canadien, et cetera. Créer une loi dont le titre comprend à la fois les termes « immigration », « protection des réfugiés » et « pratiques culturelles barbares » n’a pas de sens. On se contredit. Ce n’est pas une question de symbolique. Je trouve que c’est tout à fait inacceptable. Il faut retirer les symboles. L’expression « pratiques culturelles barbares » signifierait que ce sont eux qui font cela. Vous vous contredisez en disant que le Canada est accueillant, que le Canada reconnaît toutes les cultures, que le Canada est ouvert au multiculturalisme. Ce sont tous de bien grands mots. Regardez avec le cœur. Le texte de loi que vous proposez sera distribué à la population canadienne, et même le reste du monde pourra en prendre connaissance. En tant que législateurs, nous devons prendre la responsabilité de donner un tel titre à une loi, et je trouve cela aberrant.
[Traduction]
Le président : Vous devez ajouter votre nom à la liste. Voulez-vous figurer sur la liste?
La sénatrice Stewart Olsen : Je dois dire que, après avoir écouté vos propos, j’ai changé de position sur cette question. En effet, lorsque nous parlons de polygamie en Colombie-Britannique, je n’ai jamais entendu quelqu’un parmi nous qualifier cette pratique de « barbare ». Nous l’avons plutôt qualifiée d’« illégale ». Par conséquent, je ne pense pas que nous puissions appliquer deux poids, deux mesures à l’avenir. Je comprends l’aspect culturel, et je ne veux pas cibler des personnes en particulier. Je reconnais que les pratiques sont barbares, mais je crois qu’il faudrait alors qualifier ainsi tous les autres crimes. Selon moi, commettre un meurtre est un acte barbare. Je pense que nous devons être un peu prudents. Ce titre abrégé ne me posait aucun problème jusqu’à ce que j’entende des gens en parler sous un autre angle. C’est tout ce que j’avais à dire. Merci, monsieur le président.
Le sénateur Eggleton : J’aimerais donner suite à la question de la sénatrice Frum. Je ne crois pas que l’abrogation du titre abrégé insinue un changement de position quelconque. Notre position est la suivante : ces pratiques sont illégales et elles doivent faire l’objet de poursuites. Il se trouve seulement que les mots employés dans le titre abrégé ne font pas partie de la coutume parlementaire.
Les trois lois qui sont modifiées ont des noms très simples : la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil et le Code criminel. Comme nous ne qualifions pas un type précis d’activité illégale, je ne crois pas que le titre abrégé ait un effet quelconque. À mon avis, les citoyens ne verront pas là un signe de désengagement à l’égard de ces questions. D’ailleurs, je ne crois pas que la population soit très au fait de ce titre.
Toutefois, certaines communautés sont très sensibles à l’utilisation du mot « barbare ». En fait, si nous passons en vue les quelque 60 dernières années de notre histoire, beaucoup de membres des minorités au Canada se faisaient appeler toutes sortes de noms, et ils ont grandi avec ce genre de discrimination. Comme la sénatrice Jaffer l’a expliqué très clairement, d’après son expérience ou celle d’autrui, à une certaine époque, les gens étaient qualifiés de barbares.
Alors, tenons-nous-en au langage parlementaire que nous utilisons normalement, comme c’est le cas pour les lois qui sont modifiées ici, au lieu d’utiliser ce titre, qui n’a évidemment aucun effet sur le caractère illégal. Nous continuerons d’intenter des poursuites dans ces domaines. Mais c’est évidemment pénible pour certaines communautés de notre pays.
La sénatrice Frum : Merci. Tout d’abord, je ne pense pas qu’on puisse jouer sur les deux tableaux. On ne peut pas dire, d’une part, que le projet de loi sert à rendre notre société plus tolérante et plus multiculturelle et, d’autre part, qu’il cible certaines cultures. J’en resterai là.
Ces crimes ont un point en commun, qui les rend différents des autres crimes : ce sont tous des actes criminels commis contre des fillettes, des femmes d’âge mineur. Je ne suis pas d’avis qu’ils se classent dans la même catégorie que le meurtre, qui est évidemment un crime terrible. Ils font plutôt partie d’une catégorie généralisée de pratiques visant les jeunes filles, qui sont jugées inférieures aux hommes, et ce sont des pratiques barbares. Voilà tout.
Cela ne correspond pas aux valeurs du Canada. Peu importe la culture d’origine, cela ne fait pas partie des valeurs canadiennes. Ce n’est pas seulement le fait de traiter les filles différemment, mais aussi de les tuer parce qu’elles sont sexuellement actives et de mutiler leurs organes génitaux. C’est différent. C’est grave. C’est terrible, et cela se passe chez nous. Nous devons prendre des mesures concrètes pour empêcher de telles pratiques. Voilà pourquoi les crimes de ce genre ont été qualifiés ainsi dans ce titre.
Cela dit, je conviens, sénateur Eggleton, que nous enverrons un message à de petites communautés qui sont au courant de ce dossier. Il s’agit de communautés où ce genre de pratiques se perpétuent. Nous leur dirons : « Ne vous en faites pas; nous ne pensons pas que ces pratiques sont barbares. Nous croyons tout simplement qu’il s’agit de crimes habituels. » Or, ce n’est pas le cas; ce sont des crimes de nature différente.
La sénatrice Jaffer : Le projet de loi ne vise pas seulement les filles, parce que la polygamie, le mariage forcé, la provocation peuvent également mettre en cause de jeunes garçons.
Le sénateur Dean : Tout d’abord, sénatrice Jaffer, je vous remercie de nous avoir présenté le projet de loi et de nous en avoir parlé si éloquemment.
Il est question ici du titre abrégé d’une mesure législative. Lorsque le projet de loi a été adopté et présenté, en tant que Canadien et professionnel en politique publique, j’ai été frappé de constater qu’il s’agissait d’une bonne mesure d’intérêt public et d’importance vitale. Par contre, j’ai été déçu par le titre abrégé. C’est le moins qu’on puisse dire. J’appuie ceux qui disent — comme vous, sénatrice — que ce genre de qualificatif est appliqué de façon sélective. Je crois que c’était un choix conscient.
Du coup, j’ai considéré le projet de loi — et je le considère toujours — comme une importante politique publique canadienne, accompagnée — pour dire les choses gentiment — d’un mauvais choix de titre. Je n’irai pas plus loin que cela. Êtes-vous du même avis, sénatrice?
La sénatrice Jaffer : Oui.
[Français]
Le sénateur Cormier : Je voudrais dire, au départ, que je suis tout à fait d’accord avec vous, sénatrice Frum, concernant l’horreur de ces crimes. Cependant, j’essaie de comprendre le rôle que nous avons comme législateurs. Quelle est notre responsabilité en tant que législateurs? C’est sans aucun doute de faire des projets de loi qui vont punir tous les gestes que nous trouvons inacceptables dans notre société. Sur ce principe, je crois que le projet de loi témoigne de cela.
En ce qui a trait au qualificatif qu’on y appose, par contre, soit le fait de qualifier une culture d’une telle manière — vous avez parlé des valeurs canadiennes —, je ne suis pas certain que ce soit de notre responsabilité de qualifier, de faire de l’amalgame de pratiques dites « barbares » en lien avec les cultures. Je ne crois pas que c’est ce que les Canadiens attendent de nous. Je crois qu’ils s’attendent à ce que nous fassions des projets de loi solides et conséquents qui permettront de punir ces gestes inacceptables, mais je suis un peu troublé par le fait que ce titre qualifie une pratique et fasse de l’amalgame avec des cultures en particulier. Je crois qu’il est inacceptable que nous fassions cela.
Cela dit, cela n’enlève rien à l’horreur de ces pratiques ni au besoin de punir les individus dans notre société qui posent de tels gestes, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de notre responsabilité de qualifier de cette manière des pratiques dites « barbares » en les associant à des cultures.
[Traduction]
La sénatrice Frum : Ce qui me pose problème, c’est que cette loi s’appelle en ce moment la « Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares. » C’est le nom actuel. Nous sommes donc réunis aujourd’hui pour retirer le nom attribué à ces pratiques.
Je comprends que certaines personnes ici se sentent mal à l’aise en raison de l’étiquetage d’actes criminels comme les crimes d’honneur, la mutilation des organes génitaux féminins et le mariage forcé de filles de neuf ans. Je comprends que les gens n’aiment pas que ces crimes soient étiquetés parce que ces actes criminels ne sont pas différents des autres. Or, en enlevant maintenant ce qualificatif, nous faisons également passer un message. Vous n’aimez pas le message de départ, je comprends cela, et la sénatrice Jaffer ne l’aime pas non plus; nous sommes donc réunis ici pour faire passer un nouveau message, à savoir que ce ne sont pas des pratiques barbares. Je me sens extrêmement mal à l’aise avec cette idée parce qu’il s’agit de pratiques barbares. C’est tout ce que je peux dire.
Le président : J’invite mes collègues à reconnaître les points importants qui ont été soulevés, car nous commençons à répéter certains arguments.
La sénatrice Omidvar : Je rappelle à tous que le Sénat est une Chambre de second examen objectif. D’ailleurs, l’Association du Barreau canadien a toujours recommandé au gouvernement de s’abstenir d’utiliser des titres abrégés qui visent à faire réagir les Canadiens plutôt qu’à les informer.
Je suis d’accord avec vous, sénatrice Jaffer : un tel titre envenime ou exacerbe indûment les divisions existantes.
Rien dans votre projet de loi ne modifie les dispositions relatives aux crimes que sont la polygamie, les crimes d’honneur et les autres expressions de brutalité envers les jeunes garçons ou les jeunes filles; est-ce exact? Rien ne change?
La sénatrice Jaffer : Non.
La sénatrice Omidvar : Les gens qui commettent ces actes terribles seront traînés devant les tribunaux et punis en conséquence.
La sénatrice Jaffer : Oui.
Le président : Plaît-il au comité de procéder à l’étude article par article du projet de loi S-210, Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d’autres lois en conséquence?
Des voix : D’accord.
Le président : Merci. L’étude du titre est-elle réservée? Êtes-vous d’accord?
Des voix : D’accord.
Le président : L’article 1 est-il adopté?
La sénatrice Frum : Avec dissidence.
Le président : Avec dissidence. C’est adopté avec dissidence.
Le titre est-il adopté?
La sénatrice Frum : Avec dissidence.
Des voix : D’accord.
Le président : Adopté, avec dissidence. Le projet de loi est-il adopté?
Des voix : D’accord.
La sénatrice Frum : Avec dissidence.
Le président : Adopté, avec dissidence.
Le comité souhaite-t-il que le rapport soit accompagné d’observations?
Le sénateur Eggleton : Non.
Le président : Dans ce cas, la réponse est non.
Est-il convenu que je fasse rapport du projet de loi au Sénat?
Des voix : D’accord.
Le président : Merci. C’est adopté.
Chers collègues, je tiens à vous remercier de vos échanges sur ce sujet. Cela montre bien que le Sénat est prêt à discuter de questions très sérieuses, en tenant compte de tous les points de vue, et ce, avec politesse et en toute logique. Je remercie les membres du comité d’avoir adopté une telle approche.
En ce qui concerne la discussion, je crois que nous avons présenté les questions de façon claire et juste. Je n’ai rien d’autre à ajouter, si ce n’est de remercier le comité d’avoir étudié le projet de loi comme il l’a fait. Enfin, je tiens à remercier la sénatrice Jaffer et je la félicite d’avoir mené à bien son projet de loi.
(La séance est levée.)