Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie
Fascicule no 55 - Témoignages du 20 mars 2019
OTTAWA, le mercredi 20 mars 2019
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, auquel a été renvoyé le projet de loi S-252, Loi sur les dons de sang volontaires (Loi modifiant le Règlement sur le sang), se réunit aujourd’hui, à 16 h 17, pour étudier ce projet de loi.
La sénatrice Chantal Petitclerc (présidente) occupe le fauteuil.
[Français]
La présidente : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie. Je m'appelle Chantal Petitclerc, sénatrice du Québec. C’est un plaisir et un privilège pour moi de présider cette réunion aujourd’hui.
[Traduction]
Avant que nous passions aux témoins, j’invite mes collègues à se présenter, en commençant par la vice-présidente.
La sénatrice Seidman : Judith Seidman, du Québec.
La sénatrice Eaton : Nicole Eaton, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Poirier : Bienvenue. Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick.
[Traduction]
Le sénateur Ravalia : Mohamed-Iqbal Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
La sénatrice Forest-Niesing : Bon après-midi et bienvenue. Josée Forest-Niesing, du Nord de l’Ontario.
La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario.
Le sénateur Munson : Sénateur Jim Munson, de l’Ontario.
La sénatrice M. Deacon : Sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario.
Le sénateur Kutcher : Stanley Kutcher, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice Dasko : Sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario.
La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, de l’Ontario.
La sénatrice Moodie : Sénatrice Rosemary Moodie, de l’Ontario.
[Français]
La présidente : Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi S-252, Loi sur les dons de sang volontaires (Loi modifiant le Règlement sur le sang). D’ailleurs, il s’agit de notre sixième réunion dans le cadre de notre étude de ce projet de loi.
[Traduction]
Nous accueillons deux témoins aujourd’hui.
[Français]
Du Centre de droit, politique et éthique de la santé de l’Université d’Ottawa, nous accueillons Mme Jennifer Chandler, professeure de droit, et Mme Vanessa Gruben, professeure. Bienvenue, mesdames.
[Traduction]
Merci beaucoup d’être ici. Je vous rappelle que vous disposez de sept minutes pour votre déclaration préliminaire.
Ensuite, nous passerons aux questions des sénatrices et sénateurs.
Jennifer Chandler, professeure de droit, Centre de droit, politique et éthique de la santé, Université d’Ottawa, à titre personnel : Bonjour et merci de nous donner l'occasion de témoigner ici aujourd’hui. Ma collègue, Vanessa Gruben, et moi sommes toutes deux professeures de droit. Aujourd’hui, nous nous concentrerons sur des questions d’ordre éthique et juridique, en espérant que cela vous soit utile.
Pour commencer, j’aimerais traiter de la question de l’autosuffisance de l’approvisionnement en produits dérivés du plasma, qui a d’importantes répercussions pour les Canadiens.
Il est logique que les législateurs et les organismes de réglementation, qui sont chargés de représenter la population canadienne et de protéger ses intérêts, examinent la question des dons rémunérés en fonction de son incidence sur les patients canadiens et les donneurs potentiels. Il est aussi important de souligner que le Canada fait partie d’un écosystème international pour l’approvisionnement en produits dérivés du plasma, que la majorité des produits de plasma dont nous dépendons proviennent de l’étranger et que la majeure partie de ce que nous collectons ici est traitée à l’étranger.
Cette interconnexion peut être avantageuse, car le partage des ressources permet des économies d’échelle sur le plan de la production. Le risque de perturbation de l’approvisionnement est atténué lorsqu’un plus grand nombre de groupes collectent du plasma et contribuent à la chaîne d’approvisionnement des matières premières à l’échelle nationale et infranationale.
Actuellement, comme je l’ai mentionné, le Canada dépend d’autres acteurs qui contribuent très peu à la diversité de l’approvisionnement en plasma à l’échelle mondiale. Notre approvisionnement provient surtout de l’étranger, où les gens sont rémunérés pour leur don de sang et où les séparateurs sont payés pour traiter le plasma pour nous. Nous ne sommes pas les seuls; beaucoup d’autres administrations ont une approche semblable.
Toutefois, étant donné la nature intégrée du réseau mondial, notre examen stratégique et éthique doit prendre une dimension mondiale ou doit au moins tenir compte du contexte mondial. Le Canada est actuellement le deuxième plus important consommateur de produits de plasma par habitant après les États-Unis, mais à la différence de notre voisin, nous n'en produisons pas assez pour satisfaire à la demande intérieure, qui est très élevée.
On prévoit une hausse constante de la demande mondiale de produits de plasma. Il y a deux effets possibles. Une concurrence croissante pour les dons jumelée à une hausse des prix des produits de plasma entraînera des pratiques plus agressives pour solliciter les donneurs dans des endroits comme les États-Unis.
Les pays qui ne sont pas autosuffisants, comme le Canada, contribueront à l’accroissement de la demande mondiale, favorisant à la fois le recours à la rémunération des dons à l’étranger et à l’augmentation des prix des produits de plasma. Cela se traduira par une diminution des ressources disponibles pour d’autres besoins en santé au pays. Il est important de souligner que les patients des pays faibles en ressources, dont les systèmes de santé sont déjà à court de ressources, seront confrontés à des difficultés encore plus grandes si les prix augmentent en raison de la hausse de la demande.
En outre, puisque les pays pauvres n’ont peut-être pas les infrastructures nécessaires pour devenir autosuffisants, les pays qui ont ces infrastructures ont des raisons morales de tout mettre en œuvre pour atteindre eux-mêmes l’autosuffisance. En effet, l’autosuffisance ne se justifie pas uniquement en fonction de nos propres intérêts, mais aussi en fonction de ceux qui ont moins de moyens.
L’autosuffisance ne nous met pas plus à risque d’avoir une chaîne d’approvisionnement peu diversifiée que d’autres pays qui ont atteint cette autosuffisance. Au lieu de cela, nous pourrions contribuer à accroître la diversité de l’approvisionnement mondial, ce qui serait avantageux pour l’ensemble du réseau, et nous pourrions négocier un accès continu au réseau mondial en cas de problèmes d’approvisionnement au pays.
Pour atteindre l’autosuffisance, il faut réduire notre demande ou augmenter l’offre, ou les deux. Selon le récent rapport du groupe d’experts présidé par la Dre Ballem, que vous entendrez demain, d’après ce que j’ai compris, nous pourrions probablement améliorer nos habitudes d’utilisation et réduire nos besoins. Quant à l’augmentation de l’offre, les données disponibles tendent à démontrer que seules les administrations qui offrent une compensation ou qui autorisent les remboursements aux donneurs ont réussi à atteindre l’autosuffisance.
Puisque nous sommes prêts à dépendre principalement de produits américains de donneurs rémunérés, il nous est vraiment difficile d’expliquer pourquoi on n’envisage pas une compensation quelconque pour les donneurs au Canada, surtout dans le contexte d’une demande élevée et croissante qui favorisera le resserrement de l’approvisionnement à l’échelle mondiale.
Cela dit, l’approche commerciale de la rémunération des dons à l’américaine n’est pas la seule façon de faire. Une compensation réglementée offerte par l’intermédiaire d’organismes sans but lucratif plutôt que par des sociétés commerciales est une option. En outre, comme ma collègue vous l’indiquera, certaines données indiquent que l’autosuffisance peut être atteinte par un mécanisme de remboursement plutôt que par une compensation financière en plus d’un remboursement.
Vanessa Gruben, professeure, Centre de droit, politique et éthique de la santé, Université d’Ottawa, à titre personnel : Bonjour. Merci de m’avoir invitée à parler de cet important projet de loi. Comme Jennifer l’a mentionné, mes commentaires seront axés sur le rôle des remboursements pour atteindre l’autosuffisance en produits plasmatiques au Canada.
Je veux parler des importantes différences qui existent entre la rémunération, les incitatifs, les gratifications, les indemnisations et les remboursements. Ces termes sont parfois utilisés de façon libérale et interchangeable. J’aimerais donc consacrer un peu de temps à démystifier leur utilisation, particulièrement en droit canadien.
J’aimerais ensuite parler de l’importance d’exclure la Société canadienne du sang, ou un autre organisme sans but lucratif, de l’interdiction proposée dans le projet de loi pour veiller à ce qu’un organisme sans but lucratif ait la marge de manœuvre nécessaire pour atteindre l’autosuffisance.
Comme Mme Chandler l’a indiqué, certains ont fait valoir qu’un paiement ou incitatif quelconque est nécessaire pour atteindre l’autosuffisance, et les termes « rémunération », « paiement » et « indemnisation » ont souvent été utilisés de manière interchangeable. Il est important d’avoir une bonne compréhension de la portée de ces termes et de leur application en droit canadien.
Un certain nombre de lois fédérales et provinciales interdisent l’achat et la vente de parties du corps : organes et tissus, produits sanguins, sperme et ovules. Ces mesures législatives, y compris le projet de loi S-252, ont en commun une vaste interdiction visant l’achat et la vente. Par exemple, la plupart des lois provinciales interdisent l’achat ou la vente d’organes moyennant une contrepartie de valeur ou interdisent l’échange d’organes contre une récompense ou une indemnisation.
Les termes « contrepartie de valeur » et « indemnisation » ont été largement définis par les tribunaux et ne se limitent certainement pas, comme nous le savons, aux simples échanges d’argent pour inclure tout échange qui constituerait un incitatif à faire un don.
Les incohérences dans le cadre juridique sont liées au remboursement. Quelques lois comprennent des exceptions pour les remboursements, vraisemblablement pour éviter que les donneurs n’aient aucune dépense alors qu’ils posent un geste altruiste.
Prenons l’exemple des donneurs d’organes vivants. Même si les lois provinciales interdisent l’achat et la vente d’organes, certaines provinces autorisent le remboursement de certaines dépenses encourues par les donneurs. À titre d’exemple, en Colombie-Britannique, en Ontario et dans quelques autres provinces, il existe des programmes de remboursement des dépenses qui permettent aux donneurs d’organes vivants de demander le remboursement des dépenses jusqu’à un certain montant, notamment pour le déplacement, l’hébergement, le stationnement et les repas.
De même, à l’échelon fédéral, la Loi sur la procréation assistée interdit d’acheter ou d’offrir d’acheter des spermatozoïdes ou des ovules à un donneur ou de faire de la publicité pour un tel achat, mais la loi permet le remboursement de certaines dépenses des donneurs. Comme beaucoup d’entre vous le savent sûrement, la réglementation proposée par Santé Canada vise à définir les dépenses admissibles. Actuellement, la réglementation proposée pour les donneurs de sperme et d’ovules comprend les dépenses liées aux déplacements, y compris les dépenses pour le transport, le stationnement et les repas.
À l’extérieur du Canada, certains pays autorisent également les remboursements liés aux dons de sang et de plasma. Prenons par exemple la Nouvelle-Zélande, qui a adopté un mécanisme de remboursement pour les dons de sang et de plasma. Aux termes de la loi néo-zélandaise, les paiements sont interdits, mais un organisme peut rembourser aux donneurs « les frais réels et raisonnables engagés pour faire le don ».
D’après les informations que nous avons réussi à obtenir, la Nouvelle-Zélande comble elle-même 90 p. 100 de ses besoins en produits plasmatiques. Toutefois, au Canada, un certain nombre de lois n’autorisent pas le remboursement des dépenses encourues pour faire un don. Ces lois peuvent généralement être réparties en deux catégories. D’une part, certaines de nos lois restent muettes sur la question du remboursement. D’autre part, certaines lois l’interdisent explicitement.
Plusieurs lois provinciales qui régissent les paiements pour les dons de sang et de plasma interdisent explicitement les remboursements en les incluant clairement dans la définition de « paiement ». C’est d’ailleurs le cas dans la Loi sur le don de sang volontaire de l’Ontario. Cette loi interdit les paiements à toute personne en échange d’un don de sang, et la définition de « paiement » incluse dans la loi comprend le remboursement pour le temps, le déplacement et les dépenses diverses.
Quant au projet de loi S-252, on ne sait pas avec certitude si la mesure législative autorisera d’autres organismes que la Société canadienne du sang à accorder des remboursements. Le projet de loi interdit la rémunération et les avantages, ce qui englobe clairement tout paiement ou échange qui constituerait un incitatif à faire un don, mais je pense qu’il demeure un point de droit quant à savoir si le remboursement des dépenses est inclus dans le terme « avantage ». Certains ont fait valoir qu’un remboursement peut être considéré comme un avantage lorsque le terme « remboursement » est défini de façon trop large, mais avec une définition claire indiquant qu’il vise à rembourser une dépense quantifiable liée sans équivoque au don, le remboursement pourrait ne pas être visé par la définition du terme « avantage ».
Nous sommes d’avis qu’il existe d’importantes distinctions juridiques et éthiques entre les paiements, la rémunération, les incitatifs et les remboursements. Les incitatifs visent à encourager les dons en offrant un avantage quelconque aux donneurs. De telles mesures ont été proposées à plusieurs égards au Canada. Par exemple, il a été proposé de payer une partie ou l’ensemble des frais funéraires des donneurs décédés.
En revanche, un remboursement permet de s’assurer que les donneurs ne sont pas pénalisés sur le plan financier, autrement dit, que cela ne leur coûte rien. Ainsi, le donneur ne perd ni ne fait d’argent.
Nous sommes d’avis qu’il faut autoriser le remboursement des dépenses engagées pour faire un don de plasma. Cela s’inscrit dans l’optique altruiste du don de sang et de plasma. C’est conforme à un certain nombre de lois fédérales et provinciales qui autorisent le remboursement des dépenses engagées dans le cadre d’un don altruiste, ainsi qu’à l’approche adoptée par d’autres pays.
Je vais aborder mon deuxième point brièvement; je sais que j’ai peu de temps. Il porte sur l’exemption accordée à la Société canadienne du sang de l’interdiction de rémunérer ou de donner un avantage à d’autres donneurs.
Nous considérons que la Société canadienne du sang — un organisme sans but lucratif bien établi qui a une expérience considérable de la collecte de sang et de plasma — est bien placée pour administrer et gérer un système de remboursement des donneurs. De plus, la Société canadienne du sang fait aussi l’objet d’une surveillance par Santé Canada, ce qui favorise la confiance du public envers la sûreté et la sécurité du système. Merci.
La présidente : Merci à toutes les deux. Nous passons aux questions.
La sénatrice Seidman : Merci beaucoup toutes les deux de vos exposés.
Comme vous le savez, ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Je pense qu’en tant que parlementaires, nous devons prendre nos responsabilités au sérieux dans nos décisions sur de telles mesures législatives. J’aimerais avoir vos points de vue à ce sujet.
Par rapport au soutien sociétal et aux facteurs qui motivent les gens à faire preuve d’altruisme, ce qui sous-tend cette mesure législative, d’une certaine façon — je pense que c’est vous, madame Gruben, qui avez abordé cet aspect —, il y a eu une étude réalisée par M. Nicola Lacetera, de l’Université de Toronto et M. Mario Macis, de l’Université Johns Hopkins. Leur étude portait sur les facteurs qui incitent les gens à faire des dons. En 2018, ils ont effectué un sondage aléatoire avec un échantillon représentatif de 826 résidents canadiens. Je suis certaine que vous en avez pris connaissance. Dans ce sondage, les répondants provenant de trois pays — Canada, États-Unis et Australie — ont été choisis de façon aléatoire afin de recenser leur opinion sur l’indemnisation des donneurs de plasma. Dans le mémoire qu’ils ont publié le 22 août 2018 à la suite de cette enquête, les auteurs indiquent ce qui suit :
[…] la plupart des répondants sont favorables à la légalisation de l’indemnisation des donneurs de plasma, dans une proportion de 72,6 p. 100 au Canada, 78,7 p. 100 en Australie et 76,4 p. 100 aux États-Unis. Par conséquent, nous n’avons constaté dans la société aucune opposition générale à l’égard des paiements aux donneurs de plasma.
Voilà le constat concernant l’attitude générale de la société. La majorité des groupes de patients que nous avons entendus ici ont exprimé d’importantes préoccupations concernant les graves conséquences imprévues que pourrait avoir cette mesure législative.
J’aimerais avoir votre opinion à toutes les deux, puisque vous êtes spécialistes des questions éthiques et que vous comprenez le concept d’altruisme et les répercussions. Que pensez-vous des résultats de cette étude et des préoccupations soulevées par les groupes de patients qui ont besoin de produits plasmatiques pour leur survie?
Mme Chandler : Après lecture, je ne suis pas convaincue que la mise en place d’un système de rémunération entraînerait une érosion du nombre de dons. Je sais que beaucoup de gens craignent que cela se produise et que ce soit une perte. Évidemment, je pense que si notre système de dons ne permet pas de satisfaire à nos besoins, ce sera une perte d’une façon ou d’une autre. Rien n’est entièrement gratuit. Il y aura un désavantage d’une manière ou d’une autre.
Il reste à voir si un système de rémunération entraînerait une érosion quelconque des dons volontaires. On ne semble pas avoir de données concluantes à cet égard. La tendance qu’on semble observer, c’est qu’une indemnisation quelconque, comme soit un remboursement ou quelque chose de plus substantiel — un remboursement bonifié —, pourrait entraîner une hausse considérable du nombre de dons. On pourrait avoir affaire à deux populations différentes. Certains répondent aux impératifs altruistes, tandis que la motivation d’autres personnes dépend de divers facteurs ou uniquement de mesures incitatives.
Je ne suis pas certaine que les répercussions que l’on craint se concrétiseront.
Mme Gruben : En ce qui a trait aux données probantes, une étude de M. Lacetera montre le volume important de travaux et d’examens systématiques sur les effets des diverses mesures incitatives et récompenses. Le langage varie quelque peu, mais selon le plus récent examen systématique, on ne sait toujours pas si elles sont efficaces, si elles favorisent le don unique ou le don prolongé.
Ce qui est difficile dans ce domaine lorsqu’on étudie ces questions, c’est que les données probantes ne nous mènent pas dans une direction ou dans l’autre en ce qui a trait à l’incidence de ces mesures incitatives.
Mme Chandler : Ce qui me frappe aussi, c’est l’écart entre les diverses lois provinciales au pays. C’est comme si nous réalisions notre propre expérience contrôlée pour déterminer les effets de ces mesures. Nous avons l’occasion de tirer des conclusions à cet égard et nous pourrions prendre des décisions si les préoccupations soulevées s’avéraient réelles.
La sénatrice Poirier : Nous vous remercions de votre présence ici aujourd’hui. J’aimerais vous poser quelques questions.
J’aimerais revenir à votre exposé. Vous avez dit que la Nouvelle-Zélande était autosuffisante à 90 p. 100. Je sais que d’autres pays — comme les États-Unis, l’Allemagne et l’Australie — paient pour le plasma également. Pour être autosuffisant à 90 p. 100, est-ce que le pays garde tout le plasma qu’il prélève? Il ne le vend pas à d’autres pays?
Mme Gruben : C’est ce que je comprends, mais je ne suis pas une experte du système néo-zélandais de collecte de plasma sanguin.
La sénatrice Poirier : Certains témoins ont parlé de leur inquiétude de voir les produits prélevés au Canada par le secteur privé quitter le pays. C’est l’une des préoccupations des gens qui ont des réserves par rapport au projet de loi.
Vous avez parlé des diverses façons dont les pays ou les organisations rémunèrent ou indemnisent les donneurs, parce qu’il faut plus de temps pour faire un don de plasma que pour faire un don de sang, ce qui peut entraîner un coût pour le donneur.
On nous a expliqué diverses méthodes. Bien sûr, il y a l’argent; certaines personnes reçoivent des cartes-cadeaux ou des cartes Visa prépayées. Je sais qu’au Nouveau-Brunswick, on fait la promotion de telles méthodes sur Facebook. Si vous restez là pendant un certain temps, on vous donne une carte Visa prépayée. D’autres parlent d’accorder un congé payé d’une journée ou d’une demi-journée à la personne qui fait le don.
Quelle est, selon vous, la meilleure méthode pour encourager les gens à faire un don, ou la méthode la plus juste, disons?
Mme Gruben : Je veux être certaine de bien comprendre votre question. Je vais y répondre en premier. Je crois que ce que vous voulez savoir c’est quelle serait la meilleure façon d’inciter les gens à faire un don ou de les rémunérer, le cas échéant?
C’est une excellente question et j’aimerais pouvoir y répondre. Selon les études réalisées dans ce domaine, il n’y a pas de solution magique. Il ne semble pas y avoir une stratégie en particulier qui encourage les gens à faire un don. L’étude à laquelle je fais référence de façon particulière a été réalisée par Kathleen Chell. C’est un examen systématique réalisé en 2018 visant un éventail d’articles universitaires qui tentent de mesurer l’incidence des prestations, des mesures incitatives et des paiements sur les personnes. Les articles provenaient de diverses administrations dans le monde.
L’étude a permis de démontrer que les mesures incitatives qui fonctionnaient variaient d’une administration à l’autre. En fait, certaines mesures incitatives comme une carte-cadeau de 5 $ ou un t-shirt pouvaient décourager les donneurs. Les données probantes ne ciblent pas une façon particulière d’encourager ou de motiver les donneurs.
La sénatrice Poirier : J’ai peut-être mal compris, et vous me le direz si c’est le cas, mais j’ai cru vous entendre dire que la Société canadienne du sang était le meilleur endroit pour la collecte du sang parce qu’elle fait l’objet d’un suivi par Santé Canada, que des mesures de sécurité y sont en place et qu’elle est bien établie.
Est-ce que cela signifie que vous craignez que le secteur privé ne puisse pas offrir le même niveau de sécurité ou de service?
Mme Chandler : Je ne sais pas si c’est ce que j’ai dit. Je crois que la raison pour laquelle nous appuyons le recours à la SCS et à Héma-Québec, c’est qu’ils sont établis dans le domaine et que les Canadiens leur font confiance. En ce qui a trait aux préoccupations relatives au secteur privé, qui pourrait effectuer des prélèvements trop souvent et de manière à nuire aux donneurs, je ne crois pas que la SCS ferait cela. La société a une politique qu’elle applique de manière uniforme dans l’ensemble du pays. Il y a d’autres façons de faire. La réglementation des sociétés privées permettrait probablement d’atteindre le même objectif.
En principe, je ne crois pas que les entreprises privées seraient gérées de façon non sécuritaire. Je vous répète que je suis professeure en droit et que je ne suis pas une experte du système, mais je crois que cela pourrait être fait de façon légale.
La sénatrice Poirier : J’ai le projet de loi devant moi. Je sais que l’une d’entre vous a dit qu’il ne prévoyait pas nécessairement une garantie relative aux organismes responsables de la collecte. Or, d’après ce que je lis — à moins que je comprenne mal —, seule la Société canadienne du sang peut faire les prélèvements. C’est donc la SCS qui aurait cette capacité selon le projet de loi tel qu’il est rédigé. Je tenais à le dire aux fins du compte rendu. C’est ce que je lis et c’est ce que je comprends.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup. Des témoins précédents nous ont dit que l’autosuffisance en produits plasmatiques était impossible au pays pour le moment. Même si la Société canadienne du sang déployait des efforts considérables, le taux d’autosuffisance ne dépasserait probablement pas les 50 p. 100. La possibilité d’acheter les produits des États-Unis ou d’ailleurs sera donc essentielle en vue d’assurer la survie du système et de veiller à ce que les patients vulnérables reçoivent les produits qui pourront leur sauver la vie.
Sur le plan éthique, est-ce qu’on peut considérer le paiement aux donneurs de sang canadiens comme étant contraire à l’éthique alors que nous continuons d’acheter les produits plasmatiques à des administrations étrangères?
Mme Chandler : C’est un problème délicat, en effet, parce que nous nous leurrons d’une certaine façon si nous laissons nos considérations morales au sujet de la marchandisation et de l’exploitation nous guider en vue de rejeter l’idée de rémunérer les donneurs au Canada. Nous payons indirectement les donneurs de l’autre côté du 49e parallèle et il faut se mettre des œillères pour ne pas le voir.
Je suppose que cela s’est déjà vu. Malheureusement, nous profitons à de nombreux égards de ce que les gens font à l’étranger et que nous ne permettons pas ici afin de protéger nos citoyens. Il faut à la fois se préoccuper de nos donneurs et de la santé des citoyens qui ont besoin de ces produits. Je dois admettre que l’argument du groupe d’éthiciens et d’économistes qui a rédigé l’annexe G du rapport de la Dre Ballem m’a convaincue.
Je crois qu’il y a un malaise général associé à l’idée que certaines personnes — surtout les personnes défavorisées sur le plan socioéconomique — donnent une partie de leur corps au système. Toutefois, c’est ce que nous tendons à faire dans le contexte des gamètes. Nous nous approvisionnons aux États-Unis. Je crois qu’il faut faire face à cette question difficile et prendre une décision. Selon l’argument de l’annexe G, la mise en place d’un système réglementé qui permettrait de protéger les donneurs pourrait apaiser les tensions.
Je crains qu’une interdiction complète de la rémunération — surtout selon sa forme actuelle, qui semble interdire le remboursement — élimine une marge de manœuvre dont pourraient avoir besoin les entités comme la SCS ou d’autres pour trouver un équilibre et progresser vers l’autosuffisance. Vous avez raison de dire qu’à l’heure actuelle, nous sommes loin d’atteindre notre objectif.
Le sénateur Ravalia : Ma deuxième question est la suivante : en permettant uniquement à la SCS de procéder à ces activités, ne créerons-nous pas un monopole qui exclura les autres entreprises ou conglomérats qui pourraient être intéressés à ce type d’activités? Cela coûtera de l’argent à la SCS ainsi qu’aux provinces et à tous ceux qui doivent acheter ces produits. Est-ce qu’on ne s’accule pas au mur lorsqu’on fait valoir que le système d’approvisionnement doit être unique?
Mme Gruben : Je ne suis pas une experte en matière d’approvisionnement ou de gestion du système. Ce que je peux vous dire au sujet de la Société canadienne du sang, c’est que nous lui avons confié le mandat de prélèvement de sang dans l’ensemble du pays et qu’elle fait un excellent travail, à ce que je sache.
Le sénateur Ravalia : Tout à fait.
Mme Gruben : Je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas confiance à la Société canadienne du sang à cet égard.
En ce qui a trait au monopole et aux préoccupations connexes, je dirais que si nous décidons d’avoir recours à d’autres organismes que la Société canadienne du sang, une organisation à but non lucratif ou un organisme provincial serait le mieux placé pour gérer le prélèvement du plasma. Je crois que cela répond à plusieurs préoccupations qui ont été soulevées au sujet de la possibilité que les donneurs deviennent une source de revenus pour les entreprises privées à but lucratif. Le recours à une organisation à but non lucratif permet de répondre à certaines de ces préoccupations.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Forest-Niesing : Merci beaucoup à mes collègues de me donner cette occasion. Je regrette de devoir quitter la réunion plus tôt.
Je comprends que votre expertise est juridique, mais, en analysant tout cela, nous ne pouvons pas nous défaire complètement de notre examen des répercussions sociales que pourrait entraîner ce projet de loi.
Madame Chandler, vous disiez que c’est une « expérience contrôlée » qu’on entreprend avec ce projet de loi. Toutefois, je me demande si nous pouvons nous permettre de tester ce terrain aux dépens de patients qui dépendent des traitements et des médicaments qui sont produits à partir du plasma qui est collecté. Je m’interroge, et j’aimerais savoir si vous seriez d’accord avec moi pour dire qu’il s’agit peut-être d’une initiative un peu trop hâtive, et ce, compte tenu non seulement de la réalité de la demande en produits de plasma, qui est à la hausse et continuera de l’être, étant donné la science importante liée à la collection et au traitement de ces produits, mais compte tenu aussi du fait que, comme nous le rappelait le sénateur Ravalia, la Société canadienne du sang aurait pour objectif d’atteindre une cible de 50 p. 100 d’ici 2024, si j’ai bien compris. J’aimerais vous entendre à ce sujet.
[Traduction]
Mme Chandler : Je ne suggère pas de manière désinvolte que l’on procède à une expérience contrôlée. Ce que je veux dire, c’est que le projet de loi S-252 proposé n’est pas une expérience contrôlée. Nous réalisons déjà une telle expérience au Canada parce que certaines provinces interdisent le don rémunéré et d’autres le permettent. Nous avons l’occasion d’examiner la situation relative au déplacement des dons altruistes et de voir si le nombre de dons de plasma augmente dans les provinces qui vont de l’avant. En fait, le projet de loi mettrait un terme à cette expérience contrôlée.
En ce qui a trait à la question de réaliser une expérience contrôlée sur le dos des patients, je comprends vos préoccupations. Toutefois, je ne crois pas que ce serait le cas. Comme je l’ai déjà dit, nous avons adopté une approche mixte et nous constatons les effets de ces différences en matière de politiques au fil des années. Nous continuerons de combler l’écart en matière d’approvisionnement — comme nous l’avons fait par le passé — en achetant des produits plasmatiques sur le marché mondial, qui proviennent principalement de donneurs rémunérés aux États-Unis. Je ne vois pas quelle pourrait être la différence pour les patients à cet égard.
En ce qui a trait au caractère trop hâtif de l’initiative, je comprends que vous craignez que tout cela soit un peu trop précipité et vous avez peut-être raison. Nous avons l’occasion de tâter le terrain pendant une certaine période et de voir ce qui se passe.
La sénatrice Forest-Niesing : Merci.
La sénatrice Eaton : Merci beaucoup, mesdames. Ma question comporte deux volets. Madame Chandler, vous avez parlé d’améliorer nos modèles d’utilisation. La deuxième partie de ma question vise le monopole de la Société canadienne du sang. Je lis dans votre biographie que votre recherche éthique, juridique, empirique et qualitative sur les plus récents progrès en sciences et technologies biomédicales est financée par les IRSC et la Société canadienne du sang. Je me demande si cela ne vous place pas en situation de conflit.
Mme Chandler : Je ne crois pas que mes propos font la promotion des intérêts de la SCS. Les IRSC n’ont pas de lien avec la SCS. Je suis titulaire d’une chaire à l’université, la chaire de recherche Bertram-Loeb, financée par le secteur privé, qui étudie les politiques en matière de dons d’organes et de tissus. Nous avons toutes deux été titulaires de la bourse Kreppner de la Société canadienne du sang en vue de réaliser une recherche indépendante sur les questions relatives au don d’organes par le passé. J’ai toujours cru que j’avais tout à fait le droit de tirer des conclusions qui seraient contraires aux intérêts de la SCS à la suite de mes recherches. Je peux obtenir des fonds d’autres organismes que la Société canadienne du sang. Je vous remercie toutefois de soulever la question, parce que je crois qu’elle est importante.
La sénatrice Eaton : Votre curriculum vitæ est impressionnant. C’est très agréable à lire.
Mme Chandler : Je sais que certains de mes propos ne correspondent pas à la politique de la SCS, qui vise une autonomie de 50 p. 100. Mes remarques donnent à penser que ce taux est inadéquat sur le plan éthique parce qu’il nous oblige à avoir de plus en plus recours à la chaîne d’approvisionnement mondiale.
La sénatrice Eaton : Dans votre discours préliminaire, vous avez parlé d’améliorer nos habitudes d’utilisation. Pouvez-vous nous en dire plus?
Mme Chandler : Je fais référence aux renseignements qui se trouvent dans le rapport du groupe d’experts de la Dre Ballem selon lesquels notre taux d’utilisation par habitant est très élevé par rapport aux autres pays, dont le taux d’utilisation est plus faible et qui sont en mesure de couvrir un plus grand nombre de conditions.
La sénatrice Eaton : Sommes-nous comme les autres pays très industrialisés sur le plan médical? Est-ce que notre utilisation est comparable à celle des États-Unis ou des pays du G8? Sommes-nous en avance?
Mme Chandler : Nous sommes bien au-delà du Royaume-Uni qui a adopté un modèle de prudence. Les États-Unis sont les plus grands utilisateurs. Nous arrivons en deuxième et l’Australie, en troisième.
Mme Gruben : Je crois.
La sénatrice Eaton : Et pourquoi? Nous recevons des médecins ici. C’est intéressant. Pourquoi est-ce qu’on utilise le sang de manière extravagante?
Mme Chandler : Je crois que vous devriez poser ces questions à la Dre Ballem.
Mme Gruben : Ce que j’ai constaté dans le rapport de la Dre Ballem... Je crois qu’elle pourra mieux que nous répondre à cette question. On propose d’établir des lignes directrices plus claires à l’intention des médecins au sujet de l’utilisation appropriée ou non de ces produits. Je crois qu’elle pourra vous expliquer cela plus en détail.
La sénatrice Eaton : À votre avis, il n’est rien arrivé de catastrophique qui pourrait justifier la nécessité du projet de loi. Le système payant et la SCS ont très bien survécu jusqu’à maintenant.
Mme Gruben : Pas à ma connaissance. Il n’y a pas eu de catastrophe pour ainsi dire. On a soulevé certaines préoccupations au sujet du paiement fait aux Canadiens par l’entremise de ces provinces.
La sénatrice Eaton : À part cela, il n’y a pas eu de méfait médical qui nous inciterait à mettre un terme à cette pratique?
Mme Gruben : Non, pas à ce que je sache.
La sénatrice Omidvar : Nous sommes en présence de deux éthiciennes et je suis heureuse que vous soyez là pour nous aider à y voir plus clair. Lorsque nous avons posé une question sur la vente de parties du corps et l’éthique — je ne me souviens plus de quel témoin il s’agissait —, on nous a dit de revoir la question en fonction du caractère renouvelable ou non de ces parties du corps. Il est peut-être approprié de vendre des cheveux, du plasma ou d’autres parties du corps, mais il n’est certainement pas approprié de vendre des reins et des yeux. Pouvez-vous nous en dire plus?
Mme Gruben : S’agissant de la distinction entre le caractère renouvelable et non renouvelable, d’après la position que nous avons assurément prise au Canada au sujet du sperme et des ovules, lesquels entrent dans la catégorie de ressources renouvelables, tout paiement pour les dons d’ovules et de sperme devrait être interdit; dans le cas de ces parties du corps ou de ces tissus humains, nous ne devrions autoriser que les remboursements aux donneurs.
Dans toutes les lois fédérales et provinciales, nous observons une approche assez uniforme visant à interdire le paiement et la vente des organes, des tissus, du sperme et des ovules et, jusqu’ici, du sang, à l’exception de deux ou trois provinces où le prélèvement se fait par des entreprises privées à but lucratif.
La sénatrice Omidvar : J’ai pris note avec intérêt de votre préoccupation concernant le libellé du projet de loi. Les termes « rémunération » ou « indemnisation » pourraient ne pas être interprétés comme étant des « remboursements » ou des « incitatifs ». Devrions-nous envisager un libellé qui est plus en harmonie avec ce que les provinces utilisent pour éviter de créer plus de confusion et pour assurer une clarté dans l’ensemble du pays?
Mme Gruben : Oui, je crois que cela s’impose. Il est très important de clarifier ces termes pour que nous sachions si, oui ou non, un remboursement est permis. Ce serait aux rédacteurs du projet de loi d’en décider, mais il est important que ce soit clair.
Par exemple, quand on examine les mesures législatives à l’échelon provincial, on comprend très bien ce que signifie un « paiement »; c’est défini très clairement. Alors, oui, je préconiserais un libellé clair.
Mme Chandler : Si le Parlement envisageait d’adopter une loi compatible avec la législation provinciale en vigueur, il serait porté à interdire les remboursements; il s’agirait d’une loi qui permettrait très peu de souplesse. Les questions d’uniformité et de clarté sont très importantes, mais encore faut-il en déterminer la visée.
Mme Gruben : Je peux peut-être vous donner un deuxième exemple. En Nouvelle-Zélande, la loi contient une disposition qui autorise clairement les remboursements aux donneurs lorsque des dépenses sont engagées en raison du prélèvement.
La sénatrice Omidvar : Le projet de loi, dans son libellé actuel, vise à accorder à la Société canadienne du sang le monopole des dons rémunérés ou non. Si nous apportions cette modification pour autoriser les remboursements, serait-il souhaitable, d’après vous, de l’appliquer de façon générale à la Société canadienne du sang et aux centres privés de collecte de plasma? Cela apaiserait-il vos inquiétudes?
Mme Chandler : Dans nos discussions à ce sujet, Vanessa et moi avons jugé qu’il serait souhaitable de confier ce mandat à un organisme sans but lucratif. S’il est peu probable que la Société canadienne du sang vise à atteindre la pleine autosuffisance, il serait alors sage d’accorder une marge de manœuvre aux provinces afin qu’elles puissent nommer une autre entité sans but lucratif chargée de faire ce travail sur leurs territoires respectifs.
La sénatrice Omidvar : Merci.
La sénatrice M. Deacon : Tout d’abord, oui, nous essayons tous d’y voir clair sur le plan éthique. Mon intervention allait porter entièrement sur le libellé du projet de loi et la clarté, mais ma collègue vient d’en parler. Vous avez répondu que oui, nous devrions être clairs. Nous devrions prendre notre temps et peut-être nous inspirer du libellé utilisé dans d’autres pays.
La seule chose que j’ajouterais, c’est que je me demande si nous devrions aller assez loin en matière de définition parce qu’il faut faire très attention au moment de définir et de préciser les termes que nous choisissons d’employer — remboursement, incitatif, avantages, rémunération. Votre réponse à la question précédente, c’est oui, nous devrions aller en profondeur et clarifier les termes. Je pourrais peut-être formuler ma question ainsi : jusqu’à quel point devrions-nous être explicites, sans pour autant être trop restrictifs?
Mme Gruben : Je peux vous donner un exemple. J’ai mentionné, dans ma déclaration préliminaire, les règlements pris en vertu de la Loi sur la procréation assistée. L’article 12 de cette loi permet le remboursement de frais en conformité avec les règlements, lesquels énoncent une liste exhaustive de dépenses pouvant être remboursées. On y indique de façon très détaillée les dépenses qui sont remboursables et celles qui dépassent la portée de la loi.
Oui, il est possible d’apporter de la clarté. Voilà un modèle dont vous pourriez vous inspirer si vous envisagiez de procéder ainsi.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup de votre présence. Je voulais attirer votre attention sur le libellé même du projet de loi, qui prévoit qu’un établissement ne peut prélever du sang, sauf s’il s’agit de sang rare.
Je ne suis pas un éthicien, mais d’après mon interprétation, le critère moral réside dans l’activité de prélèvement. À quel moment ce critère moral change-t-il, en fonction du phénotype sanguin? Ce genre de prélèvement est-il moral ou immoral?
Mme Chandler : Je suis en train d’examiner la disposition : « [...] ne peut prélever du sang [...] contre rémunération ou indemnisation, sauf s’il s’agit de sang de phénotype rare ». C’est peut-être une tentative d’accorder des droits acquis aux entités qui s'occupent, depuis longtemps à Winnipeg, de —
Le sénateur Kutcher : Je veux comprendre la différence entre les deux cas de critère moral selon le prélèvement.
Mme Chandler : Eh bien, je peux essayer de présenter un argument moral.
Si nous reconnaissons qu’il s’agit d’un dilemme éthique mettant en cause plusieurs valeurs des deux côtés, valeurs que nous cherchons à concilier, notamment le fait que nous devons rejeter d’emblée l’argument lié à la sécurité et que nous n’avons aucune idée des distorsions touchant le reste du système d’approvisionnement en sang, et cetera, il semble alors que le problème concerne surtout les risques d’exploitation et de marchandisation.
Lorsque nous examinons cet aspect par rapport au tort causé aux patients qui ont besoin de l’approvisionnement, alors cette disposition signifie que, dans le cas d’un phénotype extrêmement rare, l’exercice d’équilibre est différent. Nous sommes disposés à rémunérer les gens et à assurer l’approvisionnement en sang de phénotype très rare parce que nous avons moins de chances de nous en procurer dans le système d’approvisionnement international ou au moyen de nos propres activités de collecte de plasma.
Le sénateur Kutcher : Si je comprends bien, c’est moral, à moins que nous en décidions autrement.
Mme Chandler : Oui, nous avons choisi de concilier divers cas de façon différente.
Le sénateur Kutcher : Toutes choses étant égales, il ne s’agit que d’une décision arbitraire. C’est un pensez-y bien.
À quel moment un remboursement devient-il un incitatif?
Mme Chandler : Cela dépendra probablement du donneur. Je ne suis pas certaine de pouvoir donner une réponse pertinente ou cohérente à cette question.
Le sénateur Kutcher : N’est-ce pas là une question d’importance fondamentale?
Mme Gruben : Je crois que oui. Je pense vraiment que c’est une question très difficile, et cela nous a donné du fil à retordre dans le contexte des dons d’autres tissus corporels. Par exemple, en ce qui concerne certains des donneurs vivants d’organes, de sperme ou d’ovules, nous devons être prudents dans la façon dont nous définissons ce qu’est un remboursement afin de ne pas inciter un comportement donné.
Je crois que, d’un point de vue juridique, la meilleure façon d’essayer d’aborder la définition de remboursement ou d’établir la catégorie des remboursements serait vraiment de déterminer s’il s’agit d’une dépense quantifiable qui a été engagée dans le cadre ou par suite du don. Autrement dit, c’est une dépense qui survient en raison du don, mais pas pour le don.
Le sénateur Kutcher : Donc, si quelqu’un doit s’absenter du travail pendant une demi-journée, cela pourrait être pris en compte?
Mme Chandler : J’adopte une position légèrement différente. Vous voulez savoir quelle est la différence entre un remboursement et un incitatif, et je pense que la réponse consiste à déterminer si la neutralité a été rétablie. Le paiement des dépenses engagées pour faire le don serait un remboursement. Tout le reste serait un incitatif.
Ce qui sous-tend la question, c’est l’idée qu’un remboursement serait acceptable sur le plan éthique, mais pas un incitatif. C’est là que ma position risque d’être légèrement différente. Je ne suis pas convaincue qu’un incitatif soit forcément toujours une mauvaise chose.
Par exemple, l’octroi d’incitatifs est permis dans certains contextes, d’où la nécessité de se poser une question plus pointue. Au lieu de présumer que les incitatifs ne sont jamais acceptables, il faut chercher à savoir quand et pourquoi ils ne le sont pas. Ainsi, nous pourrions commencer à souligner les raisons plus profondes qui justifient le refus d’accorder des incitatifs. Ce pourrait être une question de sécurité concernant la qualité de l’approvisionnement, mais cet argument semble être écarté dans ce contexte, d’après les éléments de preuve.
Nous pourrions également nous inquiéter du niveau d’intrusion, de risque et de tort que subissent les donneurs eux-mêmes. Je crois que c’est un argument légitime qui mérite une réflexion. Après tout, vous ne voulez pas inciter les gens à faire des choses qui vont tout à fait à l’encontre de leurs intérêts.
Nous devons tenir compte de tous ces facteurs, et si nous arrivons à la conclusion que cela peut se faire sans danger dans un environnement réglementé, alors je serai moins préoccupée par l’incitatif. Je crois que d’autres pourraient ne pas partager mon avis, car ils trouveraient cela inconvenant.
Le sénateur Kutcher : Merci d’avoir souligné ce point. C’est une différence fondamentale.
Vous avez dit qu’il serait acceptable que la collecte de plasma relève d’un organisme sans but lucratif. Qu’est-ce qui prouve qu’un organisme sans but lucratif causera moins de tort aux donneurs ou qu’il fera un travail plus efficace, plus éthique et scientifiquement plus approprié qu’un organisme à but lucratif? Quelle est la preuve à l’appui de cette affirmation?
Mme Chandler : Je ne crois pas avoir dit cela.
Mme Gruben : Lorsqu’on songe à certaines des préoccupations que soulève la collecte de produits sanguins par des entreprises privées à but lucratif, une de mes recommandations à cet égard, c’est de confier cette tâche à un organisme sans but lucratif. La sécurité n’y est pour rien. Loin de moi l’idée de faire valoir que ce serait une question de sécurité.
Toutefois, dans la mesure où il existe des préoccupations au sujet des entreprises privées à but lucratif, notamment en ce qui concerne les questions de savoir si le plasma resterait au Canada, s’il serait vendu sur le marché, s’il serait envoyé ailleurs et comment le tout serait géré, je crois qu’il y a lieu de dissiper bon nombre de ces inquiétudes en confiant la gestion à un organisme sans but lucratif.
Le sénateur Kutcher : Un organisme à but lucratif ne pourra-t-il pas s’en occuper?
Mme Gruben : Je ne dis pas que c’est impossible. Je soutiens que, s’il y a des préoccupations, le recours à un organisme sans but lucratif permettra d’y remédier. Certes, nous pourrions réglementer les entreprises privées à but lucratif avec plus de rigueur, ce qui, à ma connaissance, n’est pas le cas en ce moment. Il est sûrement possible de mettre en place une réglementation pour répondre à ces préoccupations, mais une autre solution serait de recourir à un organisme sans but lucratif.
La sénatrice Dasko : Mes questions font suite, dans une certaine mesure, à celles du sénateur Kutcher et portent à nouveau sur la différence entre un remboursement et un incitatif.
Un des arguments que nous avons entendus, c’est que le don de plasma sanguin est un processus beaucoup plus laborieux et beaucoup plus long que, par exemple, le don de sang ou peut-être d’autres types d’activités.
Permettez-moi de vous expliquer une petite situation. J’ai déjà travaillé dans le domaine de la recherche par sondage. Lorsque nous appelions les gens pour faire des sondages de 10 minutes par téléphone, nous ne les payions pas. Par contre, si nous leur demandions de venir participer à un groupe de discussion, c’était tout à fait différent. Ils doivent alors y consacrer du temps. Ils doivent prendre l’autobus, se rendre au lieu de rencontre du groupe et y passer trois ou quatre heures, ou peu importe. Nous n’aurions jamais pu les faire venir sans remboursement ou incitatif.
Si je peux me permettre de faire un parallèle, on nous a dit que beaucoup plus de facteurs entrent en ligne de compte dans ce cas-ci. Cela ne justifie-t-il pas la rémunération des personnes? Nous ne pouvions jamais amener les gens à participer aux groupes de discussion, à moins de les rémunérer. Nous ne parlions pas de remboursement ou d’incitatif, mais d'une rétribution. C’est un terme un peu vague qui ne précise pas la nature réelle de l’activité, mais les gens nous donnaient de leur temps. Pour autant que je sache, ils ne prenaient pas congé de leur travail, mais ils nous consacraient une partie de leur temps.
Je ne fais qu’examiner d’un peu plus près cette notion pour voir s’il est justifié de leur payer quoi que ce soit, au-delà des dépenses réellement remboursables, comme le billet d’autobus pour aller faire le don. N’est-ce pas justifiable? Comment pouvons-nous vraiment les encourager à le faire sans cela? Je crois que l’approvisionnement fait également partie du problème. Nous en avons parlé dans divers contextes et nous nous sommes penchés sur la question, à savoir comment amener les gens à faire un don. Ce ne sera tout simplement pas un geste purement altruiste.
Mme Chandler : Vous me faites penser au type de recherches empiriques que j’effectue et dans le cadre desquelles, bien entendu, nous nous adressons à notre conseil d’éthique pour la recherche. Je me demande si nous pouvons apprendre quelque chose d’utile de l’éthique en matière de recherche pour la question dont vous êtes saisis.
Je fais de la recherche en sciences sociales, où mes sujets font face à très peu de risques. Ils viennent me parler pendant quelques instants, ce qui, aux yeux de certains, est une proposition risquée.
Mme Gruben : Ce ne l’est pas, soyez-en assurés.
Mme Chandler : Bref, c’est sans grand danger. Quand j’essaie de recruter des participants pour des groupes de discussion ou des entrevues, je suis en train de demander à des gens occupés de me consacrer une heure ou deux et, d’une certaine manière, il y a la question pratique de savoir s’ils seront disposés à le faire sans avoir rien en retour. S’ajoute à cela une sorte de question d’équité. Comme ils m’accordent de leur temps, ne devrais-je pas leur donner quelque chose en contrepartie?
Dans le contexte des questions d'éthique en matière de recherche, en ce qui concerne le montant des rétributions, il faut faire attention de ne pas inciter indûment les gens à courir un risque qui leur fera du tort. Il faut s’assurer de reconnaître leur contribution et de leur faire comprendre que c’est correct parce qu’ils sont disposés à prendre le temps de faire un don, mais il faut éviter d’encourager un certain groupe de personnes vulnérables à courir un risque à leurs dépens.
Cela survient rarement dans le contexte de ma recherche parce qu’il n’y a pas vraiment de risques pour les gens dans le cadre de mon travail, mais je pense que dans le domaine de la recherche biomédicale, où il pourrait y avoir des risques, il s’agit d’une question brûlante. Il y a d’ailleurs une foule d’études dans ce domaine sur le montant d’argent ou les autres paiements incitatifs qui peuvent être accordés, tout en faisant preuve d'éthique.
En un sens, nous parlons ici d'un genre de contribution qui est moins risquée pour les donneurs, par rapport aux participants à certaines recherches biomédicales; il serait donc utile d’examiner ce domaine. Je n’avais pas encore pensé à examiner la question d'éthique en matière de recherche pour ce qui est des remboursements ou des incitatifs dans le contexte du projet de loi.
Mme Gruben : Permettez-moi d’ajouter un seul point. Vous avez voulu savoir comment nous pouvons amener les gens à faire un don si nous n’allons pas les rémunérer ou leur accorder des incitatifs.
La sénatrice Dasko : On les rémunère déjà à certains endroits.
Mme Gruben : Toutefois, comment obtenir ces contributions s’il n’y a pas d’indemnisation?
L’une des choses que nous devons souligner, c’est l’importance de sensibiliser le public afin de promouvoir le don. Nous devons avoir des campagnes de sensibilisation qui visent à inciter le public à donner du sang en agissant par altruisme. Nous devrions peut-être nous interroger sur ce qu’il faudrait faire pour inciter les gens à donner dans cette optique. La sensibilisation du public fait partie de cela. Il ne fait aucun doute que nous allons devoir prendre les grands moyens et faire beaucoup d’efforts si nous voulons mettre en place un système fondé sur l’altruisme. Nous allons devoir prendre des mesures pour encourager les dons. C’est la seule chose que j’ajouterais aux observations de Jennifer.
La sénatrice Dasko : J’ai également travaillé dans ce domaine et je dois reconnaître que c’est particulièrement difficile.
Puis-je revenir sur la deuxième partie de ce que le sénateur Kutcher a dit? Il a évoqué la possibilité que cela soit ramené au secteur privé. Si les gens courent un risque, alors, bien sûr, ce qu’il faut comprendre, c’est que le secteur privé va exploiter les gens. N’y a-t-il pas une pléthore de règlements dans le secteur privé lorsqu’il s’agit de fournir des produits et des services au système de santé, comme c’est le cas pour les produits pharmaceutiques? Ce n’est peut-être pas un bon exemple, mais cela illustre bien où en est la participation du secteur privé aux décisions en matière de santé.
Nous réglementons tous les fournisseurs du système public. Pourquoi ne pouvons-nous pas réglementer les fournisseurs du secteur privé dans ce domaine? Nous le faisons, parce qu’ils sont testés. Il y a des règlements pour contrôler la fréquence à laquelle les gens peuvent donner du sang, et cetera. Pour autant que je sache, tous les aspects sont très réglementés. Qu’en pensez-vous?
Mme Chandler : En principe, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas le faire. Tout à l’heure, nous nous demandions si un organisme de prélèvement privé serait tenu de remettre le plasma à un fractionneur qui, à son tour, s’engagerait à le renvoyer au Canada. Je ne sais pas si c’est dans le règlement actuel. Je pense que c’est un aspect un peu bancal, surtout parce que cela signifie que nous autoriserions la collecte, mais à condition que tout revienne ici.
C’est une posture qui s’accorde mal avec le fait que nous passons beaucoup de temps à essayer d’en acheter aux États-Unis. D’autres sont prêts à nous le fournir et ne verraient pas d’objection à avoir un règlement qui stipule que chaque once de plasma recueillie ici ne doit servir qu’aux Canadiens. C’est un autre point délicat sur le plan éthique qui, je dois le dire, doit être abordé.
La sénatrice Moodie : Merci, madame Gruben et madame Chandler. J’aimerais revenir au début, à la question de l’éthique, parce que j’ai vraiment du mal à m’y retrouver. Nous avons beaucoup parlé de rémunération par opposition aux rétributions par opposition aux incitatifs. Cet aspect me dérange moins.
Tout d’abord, y a-t-il oui ou non un endroit au Canada où la collecte de sang total est rémunérée? Si je ne m’abuse, je crois que la réponse à cette question est non.
Mme Chandler : Je pense que vous avez raison, oui.
La sénatrice Moodie : Partons donc de cette certitude. Nous sommes sur la même longueur d’onde.
En vertu de quelle différence et de quelle considération éthique avons-nous été amenés à interdire la rémunération du don de sang total? C’est que nous voyons cela comme un exercice altruiste. Le sang est considéré comme étant un bien public.
Nous avons entendu des intervenants qui se sont dits très préoccupés par tout ce qui touche à la confiance et à la sécurité. Dans certains cas, ces inquiétudes n’avaient rien d’autre pour s’appuyer que les impressions ressenties par ces personnes.
J’aimerais que nous parlions un peu de la façon dont nous avons pris la décision de ne pas permettre la rémunération de la collecte de sang total. Qu’est-ce qui est différent? Le plasma est une partie du sang. Le sang est traité, si j’utilise votre langage, comme un produit non renouvelable alors qu’en fait, il l’est. Sauf qu’il est traité comme s’il était une partie du corps. Dans sa forme la plus complète, on le traite comme s’il s’agissait d’une partie du corps. Il n’est pas monnayable. Pourquoi devrions-nous envisager le plasma différemment? Quelle est la considération éthique qui nous a amenés à traiter le sang et le plasma de deux façons distinctes? J’ai de la difficulté à me l’expliquer.
Mme Chandler : Je présume que, pour le sang total, les préoccupations en matière de sécurité découlent de l'Enquête Krever. Cela a probablement coïncidé avec les préoccupations qu’on a vues au sujet de l’achat, de la vente et de la marchandisation de parties du corps humain. Je pense que c’est ce qui explique cette perception à l’égard du sang total.
Si j’ai bien compris, la production de produits dérivés du plasma nécessite une énorme quantité de plasma, alors que nos besoins en sang total diminuent. Comme nous répondons aux besoins en sang total, il n’y a pas nécessairement de pression pour revoir notre approche à cet égard.
La sénatrice Moodie : Toutefois, je ne veux pas vous interrompre, mais vous nous avez dit à maintes reprises — comme d’autres intervenants avant vous — que notre compréhension au sujet de l’utilisation des produits plasmatiques et les critères encadrant cette utilisation manquent encore de précision. À l’heure actuelle, les produits plasmatiques sont utilisés avec une certaine liberté. La chose se fait malgré l’absence de preuves ou de fondement scientifiques, et nous sommes parmi les plus gros consommateurs dans ce domaine.
Encore une fois, je me demande pourquoi nous pensons que c’est différent. Je crois que les gens qui nous ont dit que le sang et le plasma étaient un bien public l’ont fait parce que c’était leur opinion. J’essaie de comprendre comment nous percevons la distinction.
Mme Chandler : Je soutiens qu’on ne fait pas ou qu’il n’y a pas à faire de distinction « cohérente ». Ce que je dis, c’est que la dynamique de l’offre et de la demande n’est pas la même pour les deux produits.
La sénatrice Moodie : Nous reconnaissons qu’il faut peut-être mettre de l’ordre dans l’approvisionnement. L’offre est ce qu’elle est, mais la demande n’est pas encore claire. C’est une chose qui continue à évoluer.
Mme Chandler : Il semble que nous pourrions réduire notre demande.
La sénatrice Moodie : Oui. L’autre question dont nous avons entendu parler était peut-être une autre considération éthique : en cas de pénurie aiguë — comme dans l’éventualité d’une contamination de l’approvisionnement ou d’un événement clinique majeur nécessitant l’utilisation massive de produits plasmatiques —, sommes-nous certains que les organismes de prélèvement privés pourraient être forcés, par des mesures réglementaires, de rendre leurs produits accessibles au Canada?
L’argument que l’on fait valoir de l’autre côté, c’est que le fait de confier cela à l’État ou à un organisme comme la Société canadienne du sang serait comme de leur donner le contrôle de la ressource. Ainsi, en cas de calamité ou de catastrophe majeure, l’État ou la SCS pourrait rediriger ces ressources et avoir le plein contrôle sur elles.
Maintenant, compte tenu de vos connaissances juridiques dans ce domaine, existe-t-il une réglementation qui pourrait obliger les organismes de prélèvement qui envoient leurs produits à l’extérieur du pays à s’assurer que lesdits produits retournent au Canada?
Mme Gruben : En principe, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas avoir un cadre réglementaire pour exiger qu’une entreprise ait suffisamment de produits pour approvisionner le marché ou pour répondre à la demande. En principe, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas mettre en place un tel règlement pour les situations d’urgence. Vous parliez des préoccupations des gens et de leurs sentiments à ce sujet. Encore une fois, c’est l’une des raisons pour lesquelles, à mon avis, certaines personnes préconisent que la Société canadienne du sang ou un organisme sans but lucratif assume ce rôle. En principe, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas réglementer cette pratique.
Mme Chandler : Je crois me rappeler avoir lu dans ce rapport — et j’aimerais me rappeler où exactement — que l’un des organismes de prélèvement privés du Canada avait demandé à la SCS de lui fournir le plasma qu’il avait recueilli pour elle. C’est un autre modèle qui permettrait d’exercer un contrôle.
Mme Gruben : Il y a certainement une façon d'appliquer une réglementation.
La sénatrice Moodie : Merci.
Le sénateur Munson : C’est très inhabituel pour moi de rester silencieux, mais cette conversation est très bonne. Ma question est simple : d’un point de vue éthique sur le plan juridique, est-ce un bon ou un mauvais projet de loi? Est-il nécessaire?
Mme Gruben : La question est peut-être simple, mais il se peut que la réponse soit un peu plus compliquée.
Mme Chandler : J’ai le regret de dire que je ne suis pas très enthousiaste à l’égard du projet de loi tel qu’il est rédigé. Je pense qu’il s’agit d’une réponse simple à un problème compliqué. Je ne pense pas qu’un projet de loi soit nécessairement une mauvaise idée en soi, mais je suis certaine que celui-là n’est pas aussi bon qu’il pourrait l’être.
Le sénateur Munson : Je comprends ce que vous dites.
Mme Gruben : Je suis d’accord.
Le sénateur Munson : Je ne veux pas parler comme Perry Mason. Il y a peut-être un jeune public qui ne sait pas qui est Perry Mason.
Mme Gruben : Pas si jeune. Je pense que j’ai soulevé cette question dans mes observations préliminaires et en répondant à quelques questions. J’estime que le projet de loi devrait être plus clair et qu’il devrait préciser exactement ce qui serait permis et ce qui ne le serait pas. Comme je crois l’avoir clairement dit dans mon exposé, le remboursement devrait être autorisé, et il faudrait pour cela que le projet de loi soit plus explicite à cet égard.
Le sénateur Munson : Je comprends cela. J’ai toujours détesté mettre les gens sur la sellette.
La présidente : Merci à vous deux de ne pas avoir eu peur de répondre à une question difficile.
Le sénateur Kutcher : Je tiens à vous remercier. En fait, j’apprécie beaucoup vos témoignages. La prévenance et la pensée critique. Cela dit, j’ai quelques questions à vous poser.
Mme Chandler : Nous y voilà.
Le sénateur Kutcher : Je pense qu’il serait intéressant de réfléchir aux choses suivantes : le temps d’une personne a-t-il une valeur monétaire en dehors de son emploi rémunéré? Si la réponse est oui, alors pourquoi une personne ne pourrait-elle pas recevoir un avantage pécuniaire en échange de son temps? C’est ma question.
Mme Gruben : Lorsque nous songeons à la définition de ces termes — s’agit-il d’un remboursement ou non, ou s’agit-il d’un incitatif —, je pense que c’est une question tout à fait judicieuse. Si nous devions adopter un modèle de remboursement, ferions-nous en sorte que ce soit une forme de motivation ou préconiserions-nous plutôt la neutralité? Pour en revenir à ma définition de ce à quoi pourrait ressembler un remboursement, je pense que la façon de quantifier tout cela vient beaucoup compliquer la donne. C’est une excellente question. S’agit-il d’une compensation que nous pouvons quantifier à titre de remboursement ou doit-on la considérer comme un incitatif? Si c’est le cas, est-ce bien l’approche que nous voulons adopter? Est-ce que nous allons permettre des incitatifs et, dans l’affirmative, de quel genre? Je pense que c’est ce dont nous avons discuté.
Mme Chandler : À la question de savoir si le temps d’une personne a une valeur en dehors d’un emploi rémunéré, je pense que la réponse est oui. Pour ce qui est de savoir s’il a une valeur monétaire, c’est une autre question. Nous devons nous demander s’il existe un marché sur lequel nous sommes prêts à échanger contre de l’argent ce temps passé en marge d’un emploi rémunéré. Je pense que la réponse à cette question pourrait être oui, mais la question de savoir si nous voulons permettre cet échange dépend beaucoup d’autres choses.
Nous pourrions demander : comment aviez-vous l’intention de passer ce temps pour lequel nous vous proposons de l’argent? Je pense que nous pouvons tous imaginer des activités ou des choses que les gens ne croiraient pas approprié d’échanger avec eux. Cela dit, si vous acceptiez de me donner vos cornées ou quelque chose comme cela, il faudrait du temps pour l’opération, la convalescence et d’autres choses du genre, mais vous perdriez la vue. Oui, le temps que vous allez passer là-bas a une valeur monétaire, mais je ne pense pas qu’il serait approprié pour moi d’échanger ce temps contre de l’argent.
Le sénateur Kutcher : Si c’était le seul problème.
Mme Chandler : Y a-t-il un risque? Est-ce que la personne va échanger son temps contre un peu d’argent, mais subir un tort considérable dans le processus? C’est un problème.
Le sénateur Kutcher : C’est ma deuxième question. Nous avons entendu parler des personnes vulnérables et des préjudices qu’elles subissent, et nous devons mettre en place des structures qui n’exploiteront pas cette vulnérabilité. Qui sont ces gens qui donnent du plasma? Sont-ils des personnes vulnérables?
Mme Chandler : Je pense que nous avons besoin de beaucoup plus de recherches à ce sujet.
Mme Gruben : Je ne pense pas que nous sachions qui sont ces gens. Dans les autres domaines dans lesquels je fais des recherches — la maternité de substitution, par exemple —, c’est une grande question. Nous ne savons pas qui sont ces gens et nous ne savons donc pas s’ils en souffrent ou s’ils se font exploiter. On n’en sait rien. Je pense qu’il nous incombe de le découvrir.
Le sénateur Kutcher : Avec une subvention?
Mme Gruben : Avec un certain financement des Instituts de recherche en santé du Canada. D’après ce que je sais, il y a des rapports isolés sur les personnes qui sont payées pour donner du plasma aux États-Unis, mais il n’existe à ma connaissance aucune étude qualitative sur les donneurs dans notre pays.
Mme Chandler : Pour ce qui est de savoir s’il y a exploitation, c’est une autre question.
La présidente : Merci de cette précision. À moins que j’aie d’autres questions, je pense que nous n’avons que des remerciements à vous faire pour le temps que vous nous avez accordé. Comme l’a dit le sénateur Kutcher, ces échanges ont été très intéressants, très utiles et très pertinents pour l’étude que nous menons sur le projet de loi S-252.
Nous allons continuer demain. Pour l’occasion, nous recevrons l’ancienne présidente du Comité d’experts sur l’approvisionnement en produits d’immunoglobuline de Santé Canada, Mme Penny Ballem, ainsi que des représentants de la Société canadienne du sang et d’Héma-Québec.
(La séance est levée.)