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Projet de loi sur le commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada

Deuxième lecture--Suite du débat

29 octobre 2020


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de projet de loi S-210, Loi constituant le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada. Bien que j’intervienne à titre de porte-parole du projet de loi, en tant que personne qui a passé la majeure partie de sa vie professionnelle à militer pour les femmes et les jeunes, je me réjouis de cette initiative importante qui s’impose depuis longtemps. On fait valoir depuis les années 1980 le besoin de créer un poste de commissaire à l’enfance et à la jeunesse au Canada.

En 1989, l’ONU a adopté la Convention relative aux droits de l’enfant, qui stipule que les enfants ont, en premier lieu, le droit d’être protégés contre toute forme de brutalité et d’exploitation et contre l’usage de substances nocives; en deuxième lieu, d’avoir accès à des soins de santé, à l’éducation et à un niveau de vie convenable; et en troisième lieu, de participer à la collectivité grâce à une attention portée à leurs points de vue et à leurs perspectives.

Le Canada a adhéré à la convention en 1990 et l’a ratifiée en 1991. Cependant, le Canada tire de l’arrière par rapport à ses homologues internationaux en ce qui concerne la mise en œuvre de nombreuses recommandations de la convention. Cette dernière propose notamment de créer un Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse, une idée que nous avons mis 30 ans à débattre dans cette enceinte.

En 2007, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne a présenté un rapport intitulé Les enfants : des citoyens sans voix. Au terme d’une vaste étude sur les droits des enfants et sur les obligations du Canada en vertu de traités internationaux sur les droits de la personne, le comité a conclu que le Canada n’avait pas pris au sérieux le respect de ses obligations et l’application de ces traités. Je cite notre ancienne collègue, la sénatrice Andreychuk, qui présidait à l’époque le comité. Elle a dit :

Sur le terrain, les droits des enfants sont écartés et même violés dans toutes sortes de situations — il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil au dossier de la pauvreté chez les enfants ou à la situation des enfants autochtones ou ayant des besoins spéciaux. La Convention est en fait marginalisée quant à ses effets directs sur la vie des enfants. Le Comité trouve profondément préoccupant cet état de choses et [...] insiste sur l’importance de respecter nos obligations aux termes des traités internationaux des droits de la personne.

Il ne faut donc pas s’étonner que l’une des principales recommandations du comité — d’ailleurs adoptée à l’unanimité — soit de créer, au niveau fédéral, un poste de commissaire aux enfants.

En 2011, j’étais fière de proposer au Comité des droits de la personne une autre étude, cette fois sur la cyberintimidation au Canada, plus particulièrement en ce qui concerne les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne aux termes de l’article 19 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Tout au long de cette étude approfondie, nous avons entendu des témoignages poignants d’enfants et de parents et pris connaissance de chiffres alarmants présentés par des groupes de défense des jeunes et de propositions politiques visant à trouver des solutions concrètes. De nombreux témoins ont recommandé la création d’un commissariat aux enfants indépendant, au fédéral, et ont souligné les avantages qu’une telle formule pourrait offrir particulièrement pour lutter contre la cyberintimidation. Des témoins experts ont affirmé que la création d’un tel commissariat pourrait également favoriser davantage d’uniformité entre les diverses approches législatives à l’égard de la cyberintimidation. D’autres ont soutenu que la présence d’un commissariat permettrait la collecte de données complètes et le partage entre les provinces de résultats de recherches fondés sur des données probantes, ce qui favoriserait une approche moins fragmentée.

Par-dessus tout, on a émis l’hypothèse qu’un commissaire à l’enfance pourrait « être en mesure de faire un travail efficace auprès des Autochtones en arrivant à bien comprendre les répercussions particulières [...] sur les enfants autochtones ».

Dans le rapport qu’il a publié en 2013, le comité recommandait, encore une fois à l’unanimité, que soit créé un poste de commissaire à l’enfance et à la jeunesse. En 2015, les libéraux de M. Trudeau en ont fait une promesse électorale, mais hélas, cinq ans plus tard, le gouvernement n’a encore rien fait pour donner suite à cet engagement de premier plan, même si de nombreux organismes, dont l’Association du Barreau canadien et le Conseil canadien des défenseurs des enfants et des jeunes, ont réclamé publiquement que le premier ministre y voie.

Fait à noter, le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées demande lui aussi que soit créé un poste de commissaire à l’enfance et à la jeunesse, qui servirait également de mesure spéciale pour renforcer le cadre de responsabilisation pour les droits des enfants autochtones du Canada. Cela n’a toutefois pas suffi pour faire bouger le gouvernement. Le problème, chers collègues, c’est que ce sont les enfants qui paient le prix de cette inaction.

Depuis 10 ans, selon l’UNICEF, le Canada est passé du 12e au 25e rang des pays de l’OCDE pour ce qui est du bien-être des enfants. Pour un pays comme le nôtre, c’est inacceptable.

Il y a des statistiques effarantes qu’il convient de mentionner : un enfant sur trois au Canada fait l’objet de mauvais traitement avant l’âge de 15 ans. Un enfant canadien sur cinq vit dans la pauvreté. Un enfant sur trois n’est pas en sécurité et en santé durant son enfance. Le suicide est la principale cause de décès parmi les enfants âgés de 10 à 14 ans au Canada et il est la deuxième cause de décès parmi les jeunes de 15 à 17 ans. Seulement un enfant canadien sur cinq a accès à des services de santé mentale et plus de 25 % des enfants au Canada sont en surpoids ou obèses.

Constatant que le Canada commençait à perdre du terrain, l’organisme de défense des jeunes Les enfants d’abord Canada s’est mis à étudier les pratiques exemplaires et les politiques des pays en tête de peloton. Comment ceux-ci protègent-ils les droits des enfants? Comment aident-ils les enfants de leur pays à s’épanouir? L’organisme a découvert un dénominateur commun : l’existence d’un commissaire à l’enfance ou d’un ombudsman dans plus de 60 pays. Il s’agit donc d’une stratégie éprouvée et efficace pour favoriser le bien-être des enfants.

Comme l’organisme Les enfants d’abord Canada l’a déclaré au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie :

Par exemple, il y a quelques années, le Royaume-Uni accusait un peu de retard par rapport aux autres pays de l’OCDE sur le plan du bien-être des enfants. On y a créé des postes de commissaire à l’enfance pour l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles, et établi un bureau indépendant ayant pour mandat de promouvoir les droits des enfants, d’écouter ce que les enfants eux-mêmes ont à dire, de mener des études, de veiller à ce que le gouvernement rende des comptes et de piloter la réalisation d’un plan d’action national. Le Royaume-Uni s’est ainsi amélioré rapidement, voyant grimper de plus de 10 points la cote qui lui était attribuée par l’OCDE sur la question du bien-être des enfants.

La vision du mandat du commissaire à l’enfance et à la jeunesse est globale, mais centrée sur quelques principes clés. Un commissaire à l’enfance fédéral et indépendant aurait principalement comme rôle d’écouter les enfants, d’en faire des parties prenantes de son mandat, de défendre leurs droits et de s’assurer que leurs voix sont entendues.

Il serait peut-être tout aussi important que le commissaire puisse être une personne sur laquelle les enfants peuvent compter pour obtenir de l’information et des ressources impartiales et fondées sur des données probantes. Le commissaire fédéral collaborerait avec les commissaires provinciaux pour promouvoir les pratiques exemplaires et les faire adopter à l’échelle nationale.

J’espère que le commissariat aurait pour tâche d’évaluer avec précision les répercussions — dont on ne tient pas suffisamment compte — des politiques publiques sur les enfants et d’en informer les Canadiens. À titre d’exemple, nous avons tous pu voir, récemment, que la COVID-19 et les fermetures qu’elle a entraînées posent des défis particuliers aux enfants et aux jeunes du pays. La pandémie a mis en lumière certaines des failles dont sont victimes les enfants canadiens.

Comme le Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie a pu l’entendre pendant son étude sur la réponse du gouvernement à la pandémie de COVID-19, le printemps dernier, l’enfance de 8 millions d’enfants vivant au Canada a été mise sur pause. Les organismes de défense des droits des jeunes qui ont témoigné devant le comité ont fait valoir que, bien que les jeunes soient les moins susceptibles d’être gravement atteints par la COVID-19, ce sont les plus durement touchés par les mesures mises en place.

Santé des enfants Canada a signalé que, outre les chirurgies et interventions non urgentes qui sont effectuées par nos hôpitaux pour enfants, de nombreux enfants et jeunes et leur famille continuent de souffrir de lacunes importantes dans les services. La majorité des visites en personne ont été reportées pour les enfants ayant des problèmes médicaux complexes, tout comme leur accès aux services communautaires, dont les services d’orthophonie, la physiothérapie, l’ergothérapie et le travail social. Si ces perturbations constituaient un inconvénient à court terme, de nombreuses familles craignent maintenant que leurs enfants soient confrontés à une perte de fonctions permanente, observant de nouvelles difficultés de comportement, surtout chez les enfants atteints de troubles neurodéveloppementaux.

Beaucoup ont parlé des risques pour le développement mental et physique des enfants qu’entraîne la fermeture prolongée des écoles et des camps de jour, ou encore du stress causé par les changements abrupts aux routines et aux structures. D’ailleurs, des mères m’ont parlé de ce que vivent leurs enfants, notamment une petite fille de deux ans qui était complètement dévastée parce qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle ne pouvait pas aller voir ses grands-parents et ses cousins ni aller à la garderie.

Jeunesse, J’écoute a dit au comité que, depuis mars, lorsque s’est imposée partout au Canada la dure réalité de la COVID-19, le nombre d’interactions n’a cessé de croître; la demande de service de messagerie texte ayant augmenté de 61 % et celle de services de conseils professionnels, de 55 %.

L’organisme a également noté un changement dans les motifs des appels. Avant la COVID-19, les demandes des jeunes portaient surtout sur la dépression et le suicide. Aujourd’hui, il est beaucoup question de troubles de l’alimentation et d’image corporelle, d’isolement, de violences psychologiques, physiques et sexuelles, de deuil et de consommation de drogue.

Chers collègues, la nécessité d’un commissaire à l’enfance a été soulevée à plusieurs reprises au cours de cette discussion sur les effets qu’a eu la réponse du gouvernement sur les jeunes. En fait, lorsque la sénatrice Seidman a demandé à des organismes quelles étaient leurs deux principales recommandations au gouvernement dans le contexte de la COVID-19, Les enfants d'abord Canada a recommandé la création d’un poste de commissaire à l’enfance. Jeunesse, J’écoute a abondé dans le même sens, soulignant au passage que les enfants avaient besoin d’une voix dans le cadre de ces discussions essentielles. Ils ont exhorté les parlementaires à songer à quel point les enfants avaient été affectés de façon particulière. Si le poste de commissaire à l’enfance avait existé avant la pandémie, peut-être qu’on aurait davantage tenu compte de ces facteurs dans la réponse.

Honorables sénateurs, dire qu’il est plus que temps qu’on mette en œuvre cette obligation internationale est vraiment un euphémisme. Le Canada se targue d’être un chef de file en matière de droits de la personne, mais au chapitre des éléments mesurables du bien-être des enfants, notre pays atteint à peine la moyenne comparativement à nos partenaires internationaux.

En 2021, les Nations unies examineront à nouveau les progrès réalisés par le Canada au chapitre de la mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l’enfant. Par respect pour nos obligations en matière de traités internationaux, nous devons faire en sorte que ce projet de loi soit finalement adopté. Comme l’a dit la sénatrice Moodie, les données sont claires. Cette proposition bénéficie du soutien des provinces et de la très grande majorité des Canadiens.

Je tiens à féliciter la sénatrice Moodie et les membres de son personnel pour toutes les recherches effectuées, les efforts déployés et le dévouement dont ils ont fait preuve dans le cadre de cette importante initiative. J’invite mes collègues à appuyer ce projet de loi afin que nous puissions donner à nos enfants la voix et la représentation qu’ils méritent.

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