Aller au contenu

Le Code criminel—La Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés

Deuxième lecture--Ajournement du débat

19 novembre 2020


Propose que le projet de loi S-204, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (trafic d’organes humains), soit lu pour la deuxième fois.

— Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-204, qui vise à ériger en infraction le prélèvement d’organes et le trafic d’organes à l’étranger. Ce projet de loi a été présenté au Parlement canadien à maintes reprises au cours de la dernière décennie. En fait, c’est la troisième fois que je dépose ce projet de loi, qui a franchi presque toutes les étapes au cours de la dernière législature.

Certes, j’aimerais pouvoir m’enorgueillir d’avoir lentement mais sûrement fait de ce projet de loi une réalité, mais je crains que nous accusions un retard. Certes, les progrès médicaux et technologiques des dernières décennies ont amélioré nos vies de manière inimaginable, mais ils ont aussi, malheureusement, créé de nouvelles manières d’exploiter les plus vulnérables du monde.

L’une de formes les plus horribles d’exploitation est l’utilisation des médias sociaux pour procéder au prélèvement illégal et au trafic d’organes humains. Un journaliste de l’Independent U.K. affirme s’être fait offrir un rein par un homme de l’Inde, seulement deux jours après s’être inscrit à un groupe Facebook portant sur les transplantations. En raison de la nature internationale du problème, qui fait que des personnes vulnérables sont exploitées pour répondre à la demande d’organes dans des pays comme le Canada, nous devons agir.

Avant l’an 2000, le trafic d’organes se limitait principalement au sous-continent indien et à l’Asie du Sud-Est, et les receveurs de ces organes étaient généralement originaires des États du Golfe, du Japon et d’autres pays asiatiques; l’Union européenne et les États-Unis, de leur côté, produisaient parfois des rapports sur des patients allant à l’étranger pour une greffe d’organes, principalement un rein.

Toutefois, le trafic d’organes s’est depuis étendu à l’ensemble du globe, et les receveurs d’organes étudient les possibilités de greffe dans les pays d’Europe de l’Est et en Russie. Vu, entre autres, les efforts de coercition accrus contre ce trafic en Europe de l’Est, dans les Philippines et dans le sous-continent indien, le trafic d’organes s’est aujourd’hui déplacé en Amérique latine, en Afrique du Nord et dans d’autres régions où la crise économique, de même que l’instabilité sociopolitique, est propice aux activités des trafiquants.

Comme dans la plupart des activités clandestines qui exploitent les plus vulnérables, les statistiques n’illustrent qu’une fraction de la réalité. Toutefois, les renseignements accessibles suffisent à brosser un tableau effrayant. Le droit international interdit la traite des personnes aux fins de prélèvement d’organes. Cela fait partie d’une interdiction plus générale qui concerne la traite des personnes, qui inclut l’exploitation aux fins de prélèvement d’organes. Au même titre que la drogue, les personnes, les armes, les diamants, l’or et le pétrole, les organes sont devenus une industrie illicite milliardaire dont les profits annuels iraient de 600 millions à 1,2 milliard de dollars. Les éléments du crime organisé qui faisaient déjà la traite des personnes ont étendu leurs activités au trafic d’organes, ce qui leur permet d’exploiter à fond le fossé entre la demande et l’offre.

Par conséquent, plus de 100 pays ont adopté des dispositions législatives pour interdire le commerce des organes. En outre, plusieurs pays qui devaient faire face à un important problème de trafic d’organes sont intervenus en prenant des mesures législatives pour renforcer les lois en place qui interdisent le trafic et la vente d’organes. Par ailleurs, un certain nombre d’organismes gouvernementaux et professionnels ont pris des mesures pour réglementer les greffes d’organe à l’échelle nationale et internationale et pour combattre le trafic d’organes. La Convention du Conseil de l’Europe contre le trafic d’organes humains en est un exemple.

L’infraction criminelle de traite des personnes a d’abord été définie dans le Protocole de Palerme, adopté par les Nations unies en 2000, qui a été globalement accepté comme cadre juridique international en matière de lutte contre la traite des personnes.

La Déclaration d’Istanbul de 2008, largement reconnue comme le cadre le plus important pour les organismes professionnels et gouvernementaux en ce qui a trait aux greffes d’organe, définit le trafic d’organes et affirme de surcroît que traiter un organe comme une marchandise est contraire à l’éthique et doit être considéré comme un acte criminel.

Honorables sénateurs, sur le marché noir, les organes humains sont devenus des marchandises précieuses dont le commerce lucratif implique des organisations criminelles transnationales qui exploitent de vastes réseaux internationaux. Des cas de trafic d’organes continuent d’être signalés partout dans le monde en dépit du fait que presque tous les pays interdisent le versement d’une contrepartie financière pour un don d’organe, pratique largement considérée comme visant les groupes de personnes les plus pauvres et les plus vulnérables et comme une violation des principes d’égalité, de justice, et de respect de la dignité humaine.

Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, des activités de trafic d’organes ont été signalées dans au moins 10 pays entre 2012 et 2014, surtout dans l’Europe centrale, l’Europe du Sud-Est, l’Europe de l’Est, l’Asie centrale, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Pour ce qui est de la demande, des voyages à l’étranger dans la perspective d’une greffe d’organes pour obtenir une contrepartie, presque toujours monétaire, ont été signalés par des ressortissants de pays comme le Royaume-Uni, l’Arabie saoudite, Taïwan, l’Australie, les États-Unis et le Canada, entre autres.

En 2012, l’Organisation mondiale de la santé a déclaré qu’il y a une vente illégale d’organe toutes les heures. On croit que le nombre total mondial de transplantations illégales s’élève à environ 10 000 par année. Cela signifie que depuis que nous nous sommes engagés, il y a 10 ans, à mettre fin au prélèvement et au trafic d’organes, il y a eu plus de 100 000 transplantations illégales.

Malheureusement, même si j’y consacrais tout le temps de parole qui m’est accordé, je n’arriverais jamais à raconter toutes les histoires de donneurs d’organe victimes, comme celle du garçon de six ans porté disparu que l’on a retrouvé en train de pleurer dans un champ et qui s’était fait enlever les deux yeux, probablement pour en utiliser la cornée. Dans un autre cas, une jeune fille a été kidnappée et emmenée dans un autre pays afin qu’on lui enlève des organes. Ailleurs, on a retrouvé un groupe de femmes et d’hommes terrifiés dans un appartement où ils avaient été enfermés par la tromperie et les menaces et où ils attendaient d’être emmenés dans une clinique pour se faire enlever un rein contre leur gré.

Les gens vulnérables qui sont suffisamment désespérés pour vendre un de leurs organes ne sont pas en position pour négocier. Un Soudanais qui est courtier en organes au Caire a affirmé que ce type de trafic est une entreprise familiale et un moteur économique. Il a expliqué que le prix d’un rein varie selon la capacité du vendeur à négocier. Autrement dit, un vendeur qui ne connaît pas le prix d’un rein recevra un montant beaucoup plus bas. Cependant, le courtier a affirmé que, contrairement à beaucoup de ses collègues, il paie toujours le vendeur. Lorsqu’on lui a demandé combien de transactions d’organes il pouvait organiser, il a répondu qu’il rencontrait, en moyenne, de 20 à 30 vendeurs d’organes par semaine.

Cette quantité effarante est surtout possible en raison du nombre de migrants en Afrique du Nord, qui est devenu une plaque tournante pour les trafiquants d’organes. Des passeurs vendent à ces trafiquants des migrants qui ne peuvent pas payer le prix du voyage pour traverser la Méditerranée. Un ancien trafiquant a raconté à des enquêteurs que les gens incapables de payer étaient livrés aux trafiquants qui les tuaient pour prélever leurs organes et vendre ceux-ci pour 15 000 $.

Je suis consciente que des concitoyens vivent aussi du désespoir parce que le nombre de donneurs ne correspond toujours pas au nombre de Canadiens qui ont besoin d’un organe. Selon l’Association médicale canadienne, les listes d’attente pour une transplantation d’organes contiennent actuellement les noms de plus de 4 500 Canadiens, dont certains mourront avant de recevoir un don.

On estime que, à l’heure actuelle, seuls 15 % de tous les patients dans le monde qui attendent sur la liste des donneurs d’organes sont en mesure d’obtenir une greffe légale. La pénurie d’organes a forcé les pays à concevoir des systèmes pour accroître l’offre, principalement axés sur les programmes de dons d’organes au décès. Malheureusement, ces programmes n’ont pas suffi à réduire l’écart entre la demande et l’offre.

On prévoit que la demande de greffes d’organes augmentera de 150 % au cours des deux prochaines décennies. Pour certains, cela justifie le maintien de la pratique du prélèvement d’organes à l’étranger : il y a une demande accrue pour des organes, mais une pénurie d’organes disponibles.

Malheureusement, les greffes illégales ne sont pas une solution miracle pour les Canadiens qui ont besoin d’un organe vital. Au contraire, le receveur court souvent le risque de souffrir de complications chirurgicales et d’infections et s’expose tout simplement à des résultats peu optimaux. Les patients qui ont recours à des greffes illégales meurent ou perdent l’organe des suites de la chirurgie à des taux supérieurs à ceux qui obtiennent des greffes légales. En dépit de la quantité croissante d’information qui circule au sujet des conséquences de se rendre à l’étranger pour obtenir une greffe d’organe, les Canadiens continuent de voyager pour obtenir des greffes d’organe commerciales. Les médecins nous apprennent que, chaque année, de trois à cinq personnes se présentent à l’Hôpital St. Michael’s après avoir reçu une greffe de foie dans des pays comme la Chine, le Pakistan ou l’Inde. L’hôpital St. Paul’s, à Vancouver, rapporte également qu’il y a entre trois et cinq patients qui se présentent à l’hôpital chaque année après avoir subi une greffe d’organe à l’étranger.

Une étude sur les résultats cliniques des patients traités à un centre de transplantation de l’Ontario après avoir reçu un organe dans le cadre d’une transaction commerciale à l’étranger révèle que la plupart de ces patients avaient besoin d’un suivi urgent et que certains ont dû être hospitalisés pendant une longue période. En plus de mettre en danger des Canadiens, ces transplantations ajoutent au fardeau de notre système de santé déjà débordé.

Bien que le tourisme de transplantation ait ralenti en raison des restrictions des déplacements et des directives de confinement liées à la COVID-19, les personnes marginalisées sont deux fois plus à risque d’être exploitées dans l’ombre.

En effet, il existe une corrélation importante entre les épidémies et la traite des personnes, car les épidémies sont associées à de multiples facteurs de risque, tels qu’un effondrement de la primauté du droit, une hausse de l’activité criminelle, une concurrence pour les ressources et une perturbation des liens familiaux. Par exemple, la recherche montre que l’épidémie d’Ebola survenue en Afrique occidentale en 2014 a laissé derrière elle des milliers d’orphelins courant un risque accru d’être victimes d’exploitation.

L’histoire nous montre que la probabilité qu’un pays soit une source d’approvisionnement pour la traite des personnes est supérieure lorsque celui-ci a récemment connu une épidémie. Puisque la COVID-19 est une pandémie internationale, on peut présumer qu’elle entraînera une hausse mondiale de la traite des personnes et du trafic d’organes.

Les médecins anthropologues cherchent encore à comprendre la réalité vécue par les gens qui ont vendu des organes et, récemment, une attention particulière a été portée au quotidien de ces personnes. Comme l’a expliqué en pleurs un Bangladais de 25 ans qui a vendu un de ses reins : « Nous sommes comme des cadavres vivants. Une fois qu’on a vendu un rein, notre corps est plus léger, mais nous avons le cœur gros. »

En vendant un de leurs organes, les gens ne se sortent pas de la pauvreté. Sans surprise, après le prélèvement de leur organe, la santé de ces personnes se détériore, elles vivent un isolement social et des conflits familiaux et elles doivent vivre avec la honte et la stigmatisation associées au fait d’avoir vendu un organe. Leur situation économique se dégrade après la vente de leur organe, car leur corps ne peut plus supporter le travail physique exigeant. Ainsi, dans bien des cas, ces personnes se retrouvent de nouveau endettées après la vente d’un organe.

Le tourisme axé sur les greffes d’organes ne profite à personne, sauf aux trafiquants.

Honorables sénateurs, nous avons le devoir d’empêcher que le désespoir des Canadiens les pousse à croire qu’il leur est justifié d’exporter la misère humaine. La législation canadienne ne devrait pas laisser les trafiquants d’organes avoir beau jeu.

En 2013, sept personnes au Kosovo, soupçonnées de diriger un réseau international de trafic de reins prélevés sur des personnes pauvres attirées par la promesse du gain financier, ont été traduites en justice. Au moins 24 greffes de reins impliquant 48 donneurs victimes et receveurs avaient eu lieu en 2008 et 2009.

Après le procès, un procureur canadien qui participait à la mission de l’Union européenne pour la promotion de l’État de droit au Kosovo a dit que le gouvernement du Canada devait promulguer une loi pour interdire aux Canadiens d’acheter des organes humains dans des pays étrangers.

Un Canadien qui a admis avoir acheté un rein sur le marché noir sans n’avoir jamais eu à faire face à des accusations criminelles faisait partie des 100 témoins et plus qui ont comparu au procès. La plupart des noms des donneurs victimes et des receveurs ont été trouvés dans les documents saisis au cours d’une descente de police effectuée en 2008 dans un établissement médical du Kosovo.

Le tribunal a appris que les donneurs victimes s’étaient fait promettre une somme variant entre 10 000 $ et 12 000 $ en échange de leur rein. Toutefois, bon nombre d’entre eux n’ont jamais vu la couleur de cet argent. « Au moins deux donneurs victimes n’ont pas touché un sou. Ils sont donc rentrés chez eux les poches vides et un rein en moins », a-t-on dit.

On a appris que les receveurs de reins, dont la plupart étaient de riches patients originaires du Canada, d’Israël, de la Pologne, des États-Unis et de l’Allemagne, avaient déboursé jusqu’à 170 000 $ pour l’intervention chirurgicale. On croit aussi que les accusés ont empoché 1 million de dollars pour ces transplantations illégales.

Hélas, honorables sénateurs, une opinion fort répandue à l’échelle internationale veut que le trafic d’organes humains ne soit pas une préoccupation urgente pour les pays riches demandeurs, dont le Canada. La responsabilité de mettre fin à cette pratique devrait être confiée aux victimes de ces crimes. Si les pays demandeurs ne s’attaquent pas au problème, le poids de la lutte contre ces crimes continuera de reposer entièrement sur les pays dont les victimes de prélèvement d’organes ont tendance à être originaires, ainsi que sur les pays où des transplantations d’organes illégales sont effectuées. Dans les deux cas, il s’agit généralement de pays moins riches.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-204 modifie le Code criminel pour ériger en infraction le trafic d’organes et de tissus humains. Il vise aussi à modifier la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés pour qu’un résident permanent ou un ressortissant étranger puisse être interdit de territoire au Canada si le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration juge qu’il s’est livré à des activités relatives au trafic d’organes ou de tissus humains.

Je tiens à préciser que mon projet de loi n’empêche pas les Canadiens de se rendre à l’étranger pour une transplantation d’organe dans un contexte légitime et légal. Il est cependant essentiel que les pays dans lesquels la demande est la plus forte participent aux activités menant à la détection de personnes qui obtiennent illégalement des organes, ainsi qu’aux enquêtes et aux poursuites connexes.

Honorables sénateurs, comme bon nombre d’entre vous le savent, ce projet de loi a d’abord été présenté pendant la 42e législature. Il s’agissait du projet de loi S-240. Il avait été étudié et débattu au Sénat et à l’autre endroit, où il avait été adopté avec l’appui de tous les partis le 30 avril 2018. Malheureusement, il n’a pas fait l’objet d’un vote final au Sénat et il est mort au Feuilleton.

Honorables sénateurs, je vous demande d’appuyer l’adoption rapide de ce projet de loi important. Comme l’a dit le procureur dans le cas du Kosovo, le trafic d’organes est :

[...] l’exploitation des personnes pauvres [...] vulnérables et marginalisées de notre société.

Les bénéficiaires sont des citoyens riches et influents de pays étrangers, majoritairement des pays occidentaux [...]

Ils devraient être tenus criminellement responsables. Le trafic d’organes humains est une exploitation véritablement cruelle des personnes pauvres. Merci.

Haut de page