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Le Sénat

Motion concernant les projets de loi contenant une « clause nonobstant »--Suite du débat

22 octobre 2024


L’honorable Pierrette Ringuette [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de la motion no 201 du sénateur Harder, concernant la disposition de dérogation. Je tiens à le remercier d’avoir présenté cette motion.

Il s’agit d’une question importante qui mérite un débat réfléchi et approfondi. Cette question est fondamentale pour notre rôle au Sénat.

Le Sénat est la Chambre de second examen objectif, et c’est cette Chambre qui est chargée de représenter les intérêts des régions et des groupes minoritaires. Cette réalité nous mettrait généralement en porte-à-faux avec le recours à la disposition de dérogation, une mesure qui peut priver explicitement les Canadiens de leurs droits garantis par la Charte.

La disposition de dérogation, ou l’article 33 comme on l’appelle également, permet aux gouvernements fédéral ou provinciaux de déroger de certaines dispositions de la Charte — liberté fondamentale, garanties juridiques et droits à l’égalité. Elle ne s’applique pas aux droits démocratiques, à la liberté de circulation ou aux droits linguistiques. Signalons que si la disposition de dérogation est invoquée dans un texte de loi, les tribunaux ne peuvent pas invalider la loi pour motif de conflit avec la Charte. Cette disposition a une durée de validité de cinq ans et elle doit être réadoptée tous les cinq ans.

Il est également important de noter que l’invocation de la disposition n’exige pas du gouvernement qu’il identifie les droits qui lui sont refusés et ne nécessite pas de justification valable. Sur le plan fédéral, les Canadiens ont le Sénat comme gardien de but, ce qu’on ne retrouve pas dans les provinces et les territoires. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la disposition de dérogation est controversée et fait l’objet de débats depuis le début. La critique la plus évidente, c’est qu’elle fait en sorte que nos droits et nos libertés n’en sont plus, puisque l’invocation de cette disposition peut nous en priver.

L’article 33 — comme l’a dit l’avocat et juriste Peter Hogg, que nous connaissons bien au Sénat — « [...] semble être une invention typiquement canadienne [...] ». Il existe des mécanismes semblables dans quelques autres pays, mais les dispositifs visant à contourner des droits et des libertés bien établis ne sont pas une composante universelle des démocraties du monde.

L’article 33 établit une hiérarchie des droits : ceux qui sont protégés de la disposition de dérogation et ceux qui ne le sont pas. À juste titre, on dit que les droits démocratiques et les droits linguistiques sont si importants qu’ils ne peuvent être enfreints, mais on n’accorde pas la même importance aux droits juridiques ou aux droits à l’égalité. Je pense qu’il s’agit là d’un élément à prendre en compte dans la discussion.

Est-ce que le recours à la disposition de dérogation est toujours mauvais? Je n’irai pas jusqu’à dire cela, mais je trouve ce recours très difficile à justifier. L’idée d’utiliser la disposition de dérogation de manière préventive est de plus en plus courante. Le législateur peut ainsi contourner le rôle important que jouent les tribunaux dans notre démocratie. Il est essentiel que les tribunaux puissent examiner ces lois et donner leur point de vue. Nos tribunaux sont un pilier d’un gouvernement fonctionnel et d’une société respectueuse des lois.

Le juriste Robert Leckey a dit ceci :

Dans ce nouveau paradigme, les gouvernements protégeront beaucoup plus facilement leurs lois portant atteinte aux droits contre les contestations constitutionnelles. Ils pourront dénigrer l’examen constitutionnel effectué par les juges, le qualifiant d’ingérence illégitime face à la volonté de la majorité...

... à la Chambre des communes ou au Parlement.

Dans le cadre du nouveau paradigme, le gouvernement ne se donne pas la peine de prétendre que les données probantes justifient son choix stratégique ou que la voie qu’il a choisie est proportionnelle à ses méfaits et à ses avantages.

D’un autre côté, on peut soutenir que la disposition de dérogation est nécessaire pour protéger la suprématie de l’assemblée législative et le pouvoir de la province. Cependant, chers collègues, nous disposons d’un mécanisme pour modifier la Charte, même si cette modification est difficile à dessein, comme il se doit.

La disposition de dérogation suscite également une large opposition au sein de la population. Selon un sondage Angus Reid de janvier 2023 — ce qui est très récent —, après les récentes utilisations de cette mesure en Ontario et au Québec, 58 % des personnes interrogées étaient préoccupées ou très préoccupées par l’utilisation accrue de la disposition de dérogation, et 55 % étaient favorables à l’abolition pure et simple de cette dernière.

L’ancien sénateur Eugene Forsey s’est exprimé en ces termes : « La disposition de dérogation est un poignard planté dans le cœur de nos libertés fondamentales, et il faut l’abolir. »

Le politicien québécois Herbert Marx a déclaré que le danger que représente la clause dérogatoire ressortirait au moment où le besoin de protection se ferait sentir. Il a démissionné en 1988, après que le premier ministre Bourassa a eu recours à cet instrument.

Clifford Lincoln a également démissionné durant cette même période, en déclarant : « Les droits sont des droits et ils seront toujours des droits. Il n’y a pas de droits partiels. Les droits sont des droits fondamentaux. »

Il convient de noter que la motion du sénateur Harder demande au Sénat d’exprimer le point de vue qu’il ne devrait pas adopter tout projet de loi contient une disposition de dérogation. Je n’y vois pas une déclaration ferme de l’intention de bloquer les projets de loi. Je comprends plutôt qu’il s’agit d’une affirmation selon laquelle nous croyons que l’utilisation de la disposition de dérogation, en particulier à titre préventif, n’est pas quelque chose que nous appuyons arbitrairement. Cela nous amène à la convention Salisbury selon laquelle le Sénat peut proposer des amendements raisonnés, mais il ne doit pas bloquer l’ordre du jour du gouvernement.

Notre rôle est de faire un second examen objectif et de défendre les droits des minorités. Que devons-nous faire, alors, quand nous sommes saisis d’un projet de loi qui va à l’encontre de ce rôle? Que ferons-nous dans ce cas? Quand un projet de loi invoque l’article 33, on considère, par le fait même, qu’il est en opposition avec certains droits fondamentaux, des droits que nous sommes ici pour défendre.

Il s’agit donc d’une question importante, que nous ne devons pas écarter du revers de la main en raison de conventions — comme la convention de Salisbury — selon lesquelles nous devons adopter le programme du gouvernement. Vivons-nous à une époque où nous ne nous entendons plus sur les droits fondamentaux? Nous pouvons certes débattre des politiques et avoir des désaccords à leur sujet, mais nous ne pouvons et ne devons pas laisser les considérations politiques du jour ou la mode du moment restreindre nos droits.

Je dois admettre que, pendant le discours du sénateur Harder, on pouvait voir des points d’interrogation dans les yeux des sénateurs. On avait l’impression qu’ils se disaient :

« Qu’est-ce que ça mange en hiver cette affaire-là? »

J’ai alors réalisé que beaucoup de nouveaux sénateurs n’avaient aucune expérience juridique ou législative et que notre institution ne fournissait pas les outils de base nécessaires pour accomplir notre travail, notamment la compréhension de la Constitution, de sa Charte, de la répartition des pouvoirs, du Sénat, de la structure des lois, des textes de loi et du rôle du Sénat conformément à l’interprétation de la Cour suprême en 2014. Nous devons comprendre tout cela pour faire notre travail. Il y a une courbe d’apprentissage et elle est abrupte et continue.

J’ai donc demandé qu’on fournisse au moins ces connaissances de base aux sénateurs sous la forme d’un balado que tous les sénateurs peuvent écouter à tout moment et qui se trouve dans une boîte à outils commune, et que ces balados, ou tout autre outil technique qui sera utilisé, soient accessibles pour que vous puissiez les écouter et les réécouter en français ou en anglais à tout moment si vous avez besoin de mieux comprendre ce dont nous parlons au Sénat.

Entretemps, je me réjouis de ce débat tout en espérant sincèrement que nous ne serons pas saisis d’un projet de loi qui contient une disposition de dérogation dans un avenir proche. Merci, chers collègues.

L’honorable Leo Housakos [ + ]

La sénatrice Ringuette accepterait-elle de répondre à une question?

Sénatrice, j’ai écouté votre discours avec intérêt. Ma question est simple : lorsque nous avons rapatrié la Constitution en 1982 et que nous avons inscrit la « clause nonobstant », c’est-à-dire lorsque le premier ministre Trudeau et le futur premier ministre Jean Chrétien — qui était alors ministre de la Justice et procureur général — ont négocié la « clause nonobstant » avec les représentants provinciaux, étaient-ils à ce point décontenancés? Il doit y avoir une raison de fond qui explique pourquoi ils ont inscrit la « clause nonobstant » dans la Constitution rapatriée.

La sénatrice Ringuette [ + ]

Je crois, sénateur Housakos, qu’il s’agissait d’un outil de négociation pour rapatrier la Constitution, car le gouvernement du Canada s’était fermement engagé à ce que la Charte des droits soit enchâssée dans la Constitution.

Certaines provinces — je ne sais pas lesquelles — n’étaient pas d’accord avec la Charte des droits. Afin d’apporter leur soutien au rapatriement de la Constitution, elles ont demandé que ce compromis y soit intégré.

C’était le gouvernement néo-démocrate de la Saskatchewan de l’époque, avec l’ancien premier ministre Allan Blakeney, et le négociateur était Roy Romanow, qui allait devenir plus tard le premier ministre de la province. C’est l’une des provinces qui a exigé que la disposition de dérogation soit incluse dans la Constitution. Vous en souvenez-vous?

L’honorable Pierrette Ringuette [ + ]

Aucun Canadien ne peut oublier l’ancien premier ministre Romanow ni son franc-parler de la dernière décennie, et personne ne pouvait l’ignorer à l’époque.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Avez-vous dit que si un projet de loi qui nous était présenté contenait une clause dérogatoire, nous devrions refuser de l’adopter? Si c’est le cas, nous invitez-vous à ne pas respecter la Constitution, qui prévoit que le gouvernement et le Parlement peuvent adopter des lois qui contiennent la clause dérogatoire?

La sénatrice Ringuette [ + ]

Monsieur le sénateur Dalphond, j’apprécie votre question, en tant qu’ancien juge qui a une excellente réputation.

Essentiellement, lors du rapatriement de la Constitution, il n’était pas question que le gouvernement fédéral, en aucun temps, n’utilise l’article 33. C’était une demande des provinces. Donc, l’intention fondamentale de l’article 33 ne visait pas le gouvernement fédéral. Cela dit, et j’espère que vous relirez le discours que je viens de prononcer, il y a des cas exceptionnels. Il y a des droits absolument garantis. La question que je posais dans mon discours était la suivante : comment faire la différence et donner une valeur supérieure à un droit par rapport à un autre dans nos délibérations?

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