Les préoccupations continues concernant l'agriculture canadienne, les milieux humides et la réaffectation des terres forestières
Interpellation--Suite du débat
12 décembre 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole ce soir au sujet de l’interpellation no 16 proposée par le sénateur Black, attirant l’attention du Sénat sur les préoccupations que continuent de susciter la réaffectation des terres agricoles, des terres humides et des terres forestières du Canada, ainsi que la possible insécurité alimentaire, économique et sociale découlant de la capacité de production réduite de produits agricoles, de pâturages, de produits forestiers et d’aliments, tant à l’échelle nationale qu’internationale.
Aujourd’hui, j’ai l’intention de me pencher sur la question de l’utilisation des terres et de la sécurité alimentaire dans le cadre d’une interpellation lancée par une sénatrice qui vient tout juste de fêter le premier anniversaire de sa nomination au Sénat...
... et celle d’une pédiatre, d’une mère et d’une grand-mère préoccupée par les changements climatiques, la santé et la sécurité alimentaire.
En parlant de cela, mon but est de vous encourager, honorables collègues, après le débat, à voter pour que cette interpellation passe à l’étape du comité pour un examen plus approfondi.
En tant que législatrice, je suis de plus en plus consciente de la division des droits, des responsabilités et des pouvoirs entre les provinces, les territoires, les Premières Nations, les Innus, les Métis et le gouvernement fédéral. Certains d’entre vous se demandaient peut-être pourquoi une pédiatre s’intéressait de si près à la sécurité alimentaire lorsque je suis arrivée au Sénat.
Comme toutes les connaissances que j’ai acquises au cours de ma carrière, c’est en écoutant attentivement mes patients et leurs familles et en tirant les leçons de leurs épreuves que je me suis découvert un tel intérêt. C’est en faisant le lien entre la mauvaise santé et les résultats scolaires — les problèmes d’apprentissage, comportementaux et émotionnels — que j’ai été amenée à creuser pour découvrir que beaucoup de familles éprouvaient ou avaient éprouvé des difficultés à fournir suffisamment de bons aliments nutritifs, nécessaires à une vie saine, à leurs enfants.
Lorsque je suis arrivée au Sénat, j’ai décidé de me concentrer sur la sécurité alimentaire; du moins, c’est ce qu’il m’a semblé à l’époque. Toutefois, après réflexion, je crois que toutes les rencontres que j’ai eues avec mes patients ont tracé le chemin de ma vie, qui allait suivre son petit bonhomme de chemin.
Pendant l’étude du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts sur les sols, de nombreux témoins nous ont parlé de la nécessité de mettre en place une stratégie nationale sur la santé des sols. Même si l’utilisation des terres relève en grande partie des provinces et des territoires, nous sommes tous bien conscients qu’une stratégie nationale peut aider à concevoir des politiques cohérentes et à promouvoir les pratiques exemplaires et l’échange de connaissances dans l’ensemble des provinces et des territoires.
Il est également bien évident que, comme dirait la sénatrice Duncan, il n’y a pas de solution unique qui convient à tout le Canada, et cela fait partie de la beauté du Canada. J’estime que cette diversité dans tous les domaines est le superpouvoir de ce pays.
Les terres agricoles sont une ressource limitée au Canada. Moins de 7 % des terres du pays conviennent à l’agriculture. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, en 2018, la superficie totale des terres agricoles du Canada s’élevait à 68,1 millions d’hectares, ce qui place le pays à la 13e position au classement mondial. Tout cela pour dire que le Canada joue un rôle essentiel dans la production alimentaire et la sécurité alimentaire à l’échelle mondiale.
Le Canada compte 189 874 exploitations agricoles. La taille moyenne des exploitations agricoles a presque doublé au cours des 50 dernières années, en raison des regroupements et des progrès technologiques. Les recettes agricoles, qui représentent les revenus des agriculteurs provenant de la vente de produits agricoles, ont atteint en 2022 un niveau record, avec une croissance annuelle moyenne de 5,6 % entre 2012 et 2022. Or, il est important de préciser que parmi ces exploitations agricoles, les 10 % les plus importantes ont généré plus des deux tiers des recettes totales. Ce fait doit être mis en évidence.
En outre, un récent rapport du directeur parlementaire du budget datant de juin 2023 montre que la moitié des exploitations agricoles perdent de l’argent ou en gagnent à peine. Ces facteurs, entre autres, font qu’il est impératif que le Canada approfondisse ses connaissances en matière de réaffectation des terres agricoles et forestières au pays.
À la suite de la ratification par le Canada de l’Accord de Paris en octobre 2016, ce que j’appuie sans réserve, un plan exhaustif, connu sous le nom de Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques, a été adopté pour réduire les émissions dans tous les secteurs d’activité au Canada, y compris l’agriculture. Ce cadre énonce quatre mesures liées à l’agriculture : accroître le stockage du carbone dans les forêts et les terres agricoles; favoriser une utilisation accrue du bois pour la construction; produire du carburant à partir de sources bioénergétiques et des bioproduits; et promouvoir l’innovation, notamment les technologies propres, afin de réduire les émissions provenant de l’agriculture. Voilà pourquoi cette interpellation sur la réaffectation des terres est d’une importance vitale.
Selon un examen récent intitulé Au-delà du PIB : leçons pour redéfinir le progrès dans la politique du système alimentaire canadien , et mené par Naomi Robert et Kent Mullinix, l’intensification de l’agriculture dans le but de répondre aux demandes croissantes d’exportation a dégradé les écosystèmes des Prairies canadiennes.
Cette intensification a entraîné la quasi-élimination des écosystèmes de prairies à herbes hautes […] de l’assèchement d’environ 70 % des milieux humides […] et de la perte de la biodiversité qui dépend de ces écosystèmes
Passons maintenant à l’Ontario. Moins de 5 % des terres de l’Ontario se prêtent à la culture des aliments ou à l’élevage de bétail, les meilleures d’entre elles étant souvent situées à proximité de grandes villes.
Selon les données du Recensement de l’agriculture, l’Ontario perd chaque jour plus de 319 acres de terres arables, ce qui se traduit par une perte de près de 1 % de la superficie agricole de l’Ontario chaque année. Les règlements de zonage rigides et les villes axées sur les automobiles sont un catalyseur de l’étalement des centres urbains sur les terres agricoles fertiles. Même si les populations augmentent, les zones urbaines deviennent moins denses. Cela fait valoir l’importance des terres agricoles protégées, comme la Ceinture de verdure de l’Ontario. Les fermes se trouvant sur cette étendue, qui ne représentent que 7 % des terres agricoles de la province, produisent 42 % des fruits et 7 % des légumes de la province et génèrent 47 % de plus par acre que les fermes du reste de l’Ontario.
Tout au long de notre étude sur l’état de la santé des sols, nous avons entendu de nombreux témoins, et certains thèmes se dégagent nettement. La planification adéquate de l’utilisation du territoire est l’une des mesures les plus bénéfiques que nous puissions prendre pour favoriser la santé des sols. Les agriculteurs ont expliqué les difficultés qu’ils éprouvent à faire l’acquisition de leurs propres terres en vue des les cultiver. Cheyenne Sundance, de Sundance Commons, a proposé une politique d’utilisation du territoire qui pourrait être un outil utile pour favoriser une bonne gestion des terres et la santé des sols : la création de fiducies foncières. Son organisme a été inspiré par d’autres modèles qui offrent des fonds aux agriculteurs qui améliorent la santé des sols.
Dans le mémoire qu’elle a soumis au comité, elle déclare :
On a besoin d’un nouveau modèle d’exploitation agricole — un modèle où [des soutiens] sont jumelés à un accès équitable et à long terme aux terres.
Selon elle, c’est primordial pour rendre l’agriculture à petite échelle plus accessible aux jeunes, dont beaucoup n’ont pas hérité de terres ni bénéficié de conseils de leurs parents pour gérer une exploitation agricole.
Un autre jeune agriculteur, Dean Orr, a écrit au conseil régional d’York au sujet de l’étalement urbain. Il a exprimé une profonde inquiétude à l’égard du plan actuel d’utilisation du territoire et des mesures spéciales qui sont prises pour favoriser la sécurité alimentaire :
Mon travail me permet de voir directement ce qu’il en est de l’aménagement du territoire, ainsi que de l’urbanisme et de la planification urbaine [...] Notre ferme familiale se trouve à King City, où nous cultivons principalement du maïs, du soja, du blé, des haricots noirs et des haricots rouges biologiques pour le grain et du sirop d’érable. Toutes nos terres sont louées. Comme vous pouvez l’imaginer, cela nous rend extrêmement vulnérables et très conscients des décisions prises en matière d’aménagement du territoire, ainsi que des décisions prises par les propriétaires des terres, qui sont le plus souvent des promoteurs et des spéculateurs.
Il conclut en faisant la demande suivante : « Il faut préserver nos terres agricoles pour la sécurité alimentaire de la population et des générations futures. » Je dirais que la pandémie a exacerbé tous ces enjeux et qu’il ne faut pas le perdre de vue.
Un reportage récent de la CBC soulignait qu’une personne sur dix à Toronto a recours aux banques alimentaires et qu’un enfant sur cinq en Ontario est en situation d’insécurité alimentaire; il peut notamment s’agir de la crainte de manquer de nourriture. Les populations noires et autochtones, vous le savez, se retrouvent de façon disproportionnée en situation d’insécurité alimentaire.
L’une des recommandations formulées dans le cadre du plan pour la souveraineté alimentaire de la communauté noire de Toronto pour 2021, la recommandation no 2, intitulée « Accès à des zones destinées à la culture » préconise ce qui suit :
[Il faut réorganiser] les terrains publics pour promouvoir une approche inclusive de l’économie réparatrice afin de renforcer la résilience des communautés, les initiatives d’apprentissage axées sur la terre et la guérison grâce à l’identification, la restitution et la réaffectation des terres...
... afin de promouvoir leur gestion par la communauté noire et les initiatives agricoles en milieu urbain.
Il faut se pencher sur l’accès équitable aux terres et effectuer une analyse comparative entre les sexes plus de nos politiques et de nos processus de réaffectation des terres agricoles. L’inventaire des terres du Canada repose sur des données qui datent des années 1960, 1970 et 1980. Il est urgent de recueillir des données à jour à l’aide des dernières technologies, notamment d’apprentissage automatique, et de mettre ces données à la disposition de divers groupes de citoyens canadiens de manière équitable et accessible.
Honorables collègues, la réaffectation de terres agricoles, humides et forestières au Canada, ainsi que l’insécurité alimentaire, économique et sociale potentielle découlant de la réduction de la capacité de production agricole, forestière, alimentaire, et des pâturages, tant sur le plan national qu’à l’étranger, sont d’une importance capitale pour le Canada. Nous devons mieux nous informer sur les pratiques exemplaires mises en œuvre dans d’autres pays, notamment celles qui peuvent être employées au Canada, dans toute sa diversité. Nous devons également nous inspirer des connaissances des scientifiques, des aînés et des gardiens du savoir autochtones. La durabilité et l’intendance responsable de la terre est au cœur des pratiques agricoles des Autochtones, de leurs pratiques d’utilisation des sols et de leurs croyances culturelles.
J’espère que cette interpellation contribuera à faire participer les Canadiens de tous âges et qu’elle sensibilisera la population à l’utilisation des terres, ce qui permettra d’approfondir notre compréhension de ses effets sur la sécurité alimentaire, les changements climatiques, la santé et la stabilité économique. Il s’agit peut-être du dossier le plus important de notre époque.
Honorables sénateurs, après le débat, je vous exhorte à renvoyer cette interpellation à l’étape du comité afin qu’on puisse l’approfondir, car nous avons la garde de ces terres pour les prochaines générations, nos enfants et nos petits-enfants. Ils comptent sur nous. Merci.