Projet de loi sur le réseau de digues de l'isthme de Chignecto
Deuxième lecture--Débat
9 décembre 2025
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-216, Loi déclarant le réseau de digues de l’isthme de Chignecto et ses ouvrages connexes comme étant des ouvrages à l’avantage général du Canada, qui a été présenté au Sénat en mai 2025 par l’honorable sénateur Quinn.
Nous sommes tous d’accord sur l’importance de financer l’isthme. Nous convenons qu’il est nécessaire de le faire. Le problème ne réside pas là, mais dans les questions juridiques relatives à la compétence appropriée.
Le prédécesseur de ce projet de loi, le projet de loi S-273, a été présenté au Sénat en septembre 2023. Ensuite, les gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse ont renvoyé la question à la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse. Le projet de loi S-273, a été renvoyé au Comité des transports et des communications, qui a fait un travail fantastique pour l’étudier. Le Sénat l’a adopté à l’étape de la troisième lecture en juin 2024, puis l’a renvoyé à l’autre endroit, où il n’a jamais franchi l’étape de la première lecture.
Certains diront donc que, pour cette raison, nous devrions simplement adopter à nouveau le projet de loi. Or, la situation actuelle n’est plus ce qu’elle était en 2024. Le projet de loi S-216 doit être évalué en fonction du contexte et des connaissances actuels, et non de ceux de 2024.
Qu’est-ce qui a changé? Je dirais que deux faits nouveaux importants ont modifié la dynamique du projet de loi. Premièrement, en mars dernier, le gouvernement fédéral et les provinces ont conclu un accord prévoyant un financement à hauteur de 50 % par le gouvernement fédéral et de 25 % par chacune des provinces, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, ainsi que la prise en charge des dépassements de coûts.
Ces fonds ont été alloués au projet dans le cadre du programme fédéral appelé Fonds d’atténuation et d’adaptation en matière de catastrophes. Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse avaient présenté une demande conjointe au début de 2023. Comme il s’agit d’un financement fédéral, des lois fédérales s’appliquent, notamment l’obligation de consulter les communautés autochtones et la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale.
Parallèlement, en juillet 2023, les provinces ont demandé à la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse de se prononcer sur la question de la compétence. La cour a rendu sa décision en juin 2025. Elle a refusé de se prononcer, estimant essentiellement que les provinces n’avaient pas fourni d’arguments ni de détails précis sur les infrastructures qui auraient pu lui permettre d’évaluer la compétence, ou de reconnaître la compétence fédérale, et que le motif du renvoi était largement politique.
Cependant, à la lecture de la décision et du mémoire relatifs à cette affaire, on découvre des faits importants qu’il faut comprendre avant de renvoyer le projet de loi au comité.
De toute évidence, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a reconnu le fait historique que la province de la Nouvelle-Écosse légifère sur la région de l’isthme depuis plus de 175 ans et la province du Nouveau-Brunswick, depuis le début de 1877 — c’est‑à‑dire avant la Confédération.
Elle constate qu’il est impossible de savoir avec certitude si le projet de l’isthme de Chignecto est directement lié aux communications interprovinciales, au transport transfrontalier, ce genre de chose, dans la mesure où les limites de la zone en cause ne sont pas claires, sinon qu’elle contient des routes locales, des propriétés privées, des terres agricoles et j’en passe, toutes choses qui, constitutionnellement, relèvent actuellement des provinces. J’ai la preuve de ce qui a été dit aux tribunaux ici même.
De plus, quand on lit l’étude présentée à la cour par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse, on voit à la figure 1.1 que le projet englobe toute une région qui est présentement régie par une série de lois provinciales. L’étude recense en outre au moins 19 lois — quatre fédérales, huit néo-écossaises et sept néo‑brunswickoises — exigeant que les promoteurs qui souhaitent travailler dans ce secteur soient munis de permis, et c’est sans compter la panoplie de lois provinciales encadrant les types propriétés en cause, des terres agricoles et forestières aux terrains privés en passant par les parcs d’éoliennes et les immeubles, pour ne donner que quelques exemples. Il y a aussi une école dans le secteur.
Il y a deux éléments que nous avons appris et qui sont importants pour notre analyse. Pour commencer, pendant l’étude du projet de loi S-273 par le comité, d’aucuns ont affirmé que le simple fait pour le Parlement de déclarer unilatéralement que l’isthme est de ressort fédéral ne signifie pas forcément qu’il y aura du financement à la clé. Cela veut seulement dire que la zone où est situé l’isthme, quelle qu’en soit la définition, est régie par les lois fédérales.
Étant donné qu’un accord de financement est désormais associé à ce projet, nous devons nous demander si nous ne sommes pas en train de faire dérailler le projet avec ce projet de loi. Je me pose sérieusement la question.
Passons au deuxième élément. Si nous adoptons ce projet de loi, nous pourrions rendre nulles les lois provinciales régissant une zone encore non définie. Ce projet de loi pourrait dénuer entièrement ce secteur de lois et de règlements provinciaux.
Je suis loin d’être convaincue que la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick se réjouiraient, à cette étape-ci du projet, d’être privés de toute compétence sur une zone non définie. Dans les circonstances, ce genre de revendication pourrait avoir des conséquences inattendues et causer de graves problèmes.
Nous ne devrions pas traiter ce projet de loi comme si rien n’avait changé, car ce n’est pas le cas. L’information sur laquelle nous avons fondé notre décision a évolué, et nous devons en tenir compte. Il est de notre devoir d’évaluer ce projet de loi à la lumière du contexte actuel, et non en fonction du contexte dans lequel nous nous trouvions quand nous avons été saisis de la première version de ce projet de loi, en 2024.
Tout le monde s’entend pour dire que ce projet est nécessaire, qu’il doit se concrétiser et que le financement est important, même si cette question est réglée. Là n’est pas la question. Sauf que nous devons nous interroger sur les préoccupations d’ordre juridique et constitutionnel que ce projet de loi soulève. Je suis loin d’être convaincue que nous devrions déclarer que ce projet est de ressort fédéral. Je me demande quelles seraient les conséquences sur les provinces et leur capacité de légiférer et sur les prochaines revendications de compétence, que ce soit dans ce secteur-là ou ailleurs.
Comme je le disais tout à l’heure, les limites de l’isthme sont floues. Tous les mémoires, même l’étude qui a été réalisée, font état de limites différentes, alors il n’y a absolument rien de clairement établi. À partir du moment où on accepte que cette zone relève du gouvernement fédéral, quelles sont les conséquences sur les autres éléments situés à l’intérieur de ces limites?
J’estime sincèrement que, si ce projet de loi poursuit sa progression, nous devrions le renvoyer au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles afin qu’il puisse l’analyser en profondeur.
Il serait également prudent — je dirais même très prudent — de demander au préalable aux gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse s’ils acceptent de ne plus avoir de compétence dans cette zone, sans savoir si une loi semblable, et surtout une loi de protection, pourra être adoptée au fédéral à plus ou moins court terme.
Il y a donc toute cette région où les compétences provinciales seraient nulles et non avenues. Les lois provinciales ne s’appliqueraient plus. Il est impossible de s’attendre à ce que le gouvernement fédéral manœuvre, dans un délai relativement court, pour prendre le contrôle de cette région. Comment les habitants de cette région réagiraient-ils à cela?
Je crois sincèrement qu’en raison des répercussions juridiques imprévisibles, nous devrions renvoyer ce projet de loi au Comité des affaires juridiques afin qu’il y ait un débat approfondi sur ces aspects très importants si, et seulement si, nous obtenons l’appui des gouvernements du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Merci.
L’honorable sénatrice accepterait-elle de répondre à une ou deux questions?
Oui.
Je vous remercie de vos observations, madame la sénatrice. Je suis marin et je connais très bien la baie de Fundy et la zone dont nous parlons. J’ai traversé cette zone en voiture à de nombreuses reprises par temps très brumeux. Je vous félicite d’avoir évoqué ce brouillard dans votre discours comme j’y ai relevé quelques aspects nébuleux.
Lors de la dernière législature, vous avez posé une question au sénateur Gold au sujet de la cause de la Nouvelle-Écosse. Vous vous demandiez, après 21 ans au Sénat à ce moment-là, si nous nous trouvions dans une situation où nous essayions de présenter un projet de loi alors qu’une affaire était devant les tribunaux. Le sénateur Gold a répondu qu’il ne nous appartenait pas de dicter leur conduite aux tribunaux. Il a déclaré, à ce moment-là, que la position du gouvernement était d’attendre que les tribunaux rendent leur décision.
Je dirais que les tribunaux ont rendu une décision. Ils ont refusé de répondre à la question du renvoi. J’en reparlerai dans mon discours, mais ils ont refusé de répondre à la question qui leur avait été soumise par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse. La raison pour laquelle ils ont agi ainsi est qu’ils ne voulaient pas influencer les discussions qui pourraient s’ensuivre au Parlement du Canada. Pensez-vous que les tribunaux de la Nouvelle-Écosse ont fait une observation valable?
Je vous remercie de votre question, sénateur Quinn. J’ai lu — comme vous pouvez le constater — la décision de la Cour de la Nouvelle-Écosse, et elle est liée à ma préoccupation.
Au paragraphe 39 de la décision, on peut lire : « L’incapacité de faire la distinction entre les régimes législatifs provinciaux et fédéraux valides revêt une importance particulière dans cette affaire. » C’est le point que j’ai fait valoir.
Soit dit en passant, sénateur Quinn, je ne suis pas intervenue au sujet de votre premier projet de loi parce qu’il y avait un courant politique sous-jacent. En outre, il était évident que, par principe, moi et, je crois, le Sénat en général ne devrions pas intervenir au sujet d’un projet de loi si celui-ci porte précisément sur une question dont sont saisis les tribunaux. C’est une question de respect envers les tribunaux.
Cela dit, en ce qui concerne mon deuxième point concernant la région en question, la Cour dit...
Sénatrice Ringuette, votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous plus de temps?
Oui.
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
La cour a dit ceci :
La Nouvelle-Écosse n’a pas défini à quelle infrastructure de protection renvoie la question, mais les observations — orales et écrites — qu’elle a produites en mars portaient surtout sur les digues du côté de la baie de Fundy. Pendant l’audience qui a eu lieu en mai, la Nouvelle-Écosse est revenue sur cette position et a laissé entendre que la question s’appliquait à d’autres infrastructures de protection.
Elle ajoute ceci :
Les limites de l’isthme ne sont évoquées dans aucune des observations des parties [...]
— personne ne connaît ces limites —
[...] L’isthme fait environ 21 kilomètres de large et sépare les eaux de la baie de Fundy de celles du détroit de Northumberland [...]
Toujours à propos des limites de la zone en cause, la cour affirme au paragraphe 27 qu’une carte de l’isthme :
[...] montre que la ville d’Amherst, en Nouvelle-Écosse, semble très près des digues et que la ville de Sackville, au Nouveau-Brunswick, est à quelques mètres seulement [...] En 2021, on comptait 3 047 habitations privées [...]
Elle ajoute ensuite que la zone n’est pas définie, même dans l’étude :
La question souffre en outre d’une description imprécise de l’infrastructure censée protéger les transports, les échanges et les liens de communication interprovinciaux de part et d’autre de l’isthme [...]
[...] la Nouvelle-Écosse est revenue sur cette définition et a affirmé que la question pouvait s’appliquer à d’autres infrastructures de protection.
Je pourrais continuer encore longtemps, si vous y tenez, et passer à travers le contenu des mémoires en ma possession.
Sénateur Quinn, j’ai entendu ce que vous avez laissé entendre : certaines personnes travailleraient avec le ministre LeBlanc. Je jure dans cette enceinte que je n’ai jamais abordé cette question avec le ministre LeBlanc. Vous pouvez avoir un sourire en coin si vous le voulez, mais c’est la vérité. J’avance cet argument parce que je m’inquiète pour les habitants de la région et je m’inquiète de ce qui leur arrivera si nous allons de l’avant sans connaître les conséquences juridiques et imprévues de ce projet de loi.
Je suis sérieuse à cet égard. Je crois que vous avez des contacts privilégiés avec le gouvernement du Nouveau-Brunswick et celui de la Nouvelle-Écosse, et ce sera bientôt la pause. Peut-être que le moment serait bien choisi, sénateur Quinn, pour avoir une autre discussion et pour déterminer si ces gouvernements veulent encore que ce projet de loi soit adopté. Ce devrait être la première mesure à prendre en lien avec cette question.
Je vous remercie.
La sénatrice accepterait-elle de répondre à une autre question?
Oui.
Je vous remercie.
Vous faites référence aux éléments de la décision, et, si je comprends bien — je ne suis pas avocat —, ce qu’il faut retenir, c’est que la question soumise aux tribunaux a été rejetée par la cour.
En ce qui concerne ce que vous avez dit au sujet des événements qui se sont produits au moment de l’adoption du projet de loi, je peux vous dire que les gouvernements provinciaux de l’époque en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick ont approuvé à l’unanimité cette mesure.
J’ai une autre remarque à faire ainsi qu’une question à poser. Ce matin et au cours des deux dernières réunions du Comité des transports et des communications, nous avons entendu parler du train à grande vitesse. La loi d’exécution du budget prévoit également le recours au pouvoir déclaratoire. Il s’agit là aussi d’un corridor qui n’est pas défini, ce qui était l’un des sujets dont nous avons discuté ce matin.
Je ne vois donc pas pourquoi le pouvoir déclaratoire pourrait être un outil valable dans ce budget — que vous soutiendriez, je suppose, même si je n’en suis plus si sûr —, puisqu’on parle d’un pouvoir déclaratoire utilisé sur une question qui n’est pas définie. Considérez-vous que, dans le cas du budget, le pouvoir déclaratoire est un outil valable?
Sénatrice Ringuette, votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous plus de temps?
J’aimerais répondre à cette question.
La sénatrice a-t-elle le consentement du Sénat pour répondre à cette question, honorables sénateurs?
Je vous remercie, sénateur Quinn.
Je pense que nous comparons ici des pommes avec des oranges. C’est un peu comme quand le pont Champlain s’est invité dans les discussions précédentes sur ce projet de loi. Le pont Champlain appartenait déjà au gouvernement fédéral, et je n’ai pas encore vu le projet de loi d’exécution du budget — il est présentement devant le Comité des banques —, mais le pouvoir déclaratoire permet seulement d’établir la compétence, il ne se traduit pas systématiquement par l’octroi de financement. Je ne vois pas comment cet argument peut tenir la route. Aucun financement n’est associé à ce pouvoir, c’est prouvé, mais cela ne change rien au fait qu’il peut avoir des conséquences imprévues sur ces deux provinces. Je ne pense pas que nous devrions aller de l’avant à moins que celles-ci affirment que les circonstances ont changé et qu’elles veulent encore de ce pouvoir, ou à moins qu’elles disent que les circonstances ont changé et qu’elles ne veulent plus de ce pouvoir.
Nous devons savoir à quoi nous en tenir. C’est ce que je souhaite aux Canadiens qui habitent dans ce secteur.
Je vous remercie.
J’interviens dans le débat.
J’informe le Sénat que, si l’honorable sénateur Quinn prend la parole maintenant, son intervention mettra fin au débat sur la motion tendant à la deuxième lecture du projet de loi.
Je propose l’ajournement du débat.
L’honorable sénatrice Clement, avec l’appui de l’honorable sénatrice Petitclerc, propose que le débat soit ajourné à la prochaine séance du Sénat.
Vous plaît-il d’adopter la motion, honorables sénateurs?
Que les sénateurs qui sont en faveur de la motion veuillent bien dire oui.
Des voix : Oui.
Son Honneur la Présidente : Que les sénateurs qui sont contre la motion veuillent bien dire non.
Des voix : Non.
Son Honneur la Présidente : À mon avis, les oui l’emportent.
Je vois deux sénateurs se lever. Y a-t-il entente au sujet de la sonnerie?
S’il n’y a pas d’entente, la sonnerie retentira durant une heure.
Conformément à l’ordre adopté le 4 juin, la sonnerie s’interrompra à 16 heures pour la période des questions, et le débat se poursuivra après celle-ci.