Projet de loi de Jane Goodall
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
27 octobre 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui sur le territoire traditionnel non cédé du peuple algonquin anishinabe pour appuyer le projet de loi S-241, le projet de loi de Jane Goodall, parrainé par notre collègue, le sénateur Klyne.
Honorables sénateurs, Jane Goodall aurait déclaré : « Le moins que je puisse faire, c’est de donner ma voix à ceux qui n’en ont pas. »
Chers collègues, en tant que sénateurs, nous savons qu’il est de notre devoir de représenter les droits de ceux qui sont susceptibles d’être négligés, surtout les plus vulnérables. Le projet de loi S-241 nous demande de faire valoir les droits des animaux non domestiques et de prendre certaines mesures pour assurer leur bien‑être individuel et la protection de certaines espèces. Le projet de loi nous demande de donner notre voix à ceux qui n’en ont pas.
Notre ancien collègue, l’honorable Murray Sinclair, a présenté une première version de ce projet de loi en novembre 2020. En décembre de la même année, il a rédigé un article pour le magazine Maclean’s qui se rapporte à notre débat ainsi qu’à l’étude du projet de loi S-241.
L’ancien sénateur Sinclair a déclaré :
La science confirme de plus en plus ce que les peuples autochtones ont toujours su, et ce que de nombreux Canadiens découvrent : tout est lié. Cela est vrai non seulement pour vous et moi, mais aussi pour toutes les formes de vie de la Création. C’est pourquoi les Anishinaabe, mon peuple, emploient le terme « nii- konasiitook », qui signifie « toutes mes relations ». Ce terme reflète la croyance selon laquelle tous les êtres humains ont l’obligation de se respecter les uns les autres, ainsi que de respecter l’environnement, notamment la faune et la flore. En retour, un environnement sain assure notre bien-être grâce à un air et une eau purs, une nourriture abondante et un climat favorable. Il s’agit d’un respect mutuel.
Plus près de chez moi, en Nouvelle-Écosse, au Mi’kma’ki, le chef héréditaire Stephen Augustine raconte l’histoire de la création selon les Mi’kmaqs. J’en cite un court extrait dont j’ai déjà fait mention :
Le troisième niveau de la création se trouve sous nos pieds. C’est la Terre mère dont nous foulons le sol et qui porte les esprits de nos ancêtres. L’interrelation entre la Terre mère et l’ensemble de la création se reflète dans la langue mi’kmaq. Les mots mi’kmaqs pour désigner le peuple, la Terre, la mère et le tambour dérivent tous du terme qui fait référence à « la surface sur laquelle nous nous tenons et que nous partageons avec ceux qui s’y trouvent ».
Nous sommes tous des créatures terrestres, ou weskijinu, comme on dit en langue mi’kmaq.
Cette interrelation est reconnue et mise en évidence dans le projet de loi S-241 — la Loi de Jane Goodall —, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial (grands singes, éléphants et certains autres animaux).
Alors que je cherchais à comprendre les principaux objectifs de cette mesure et à trouver le moyen de faire fond sur l’important apport du sénateur Sinclair et du parrain du projet de loi S-241, le sénateur Marty Klyne, ainsi que sur la contribution éclairée de nos collègues les sénateurs Harder, Miville-Dechêne, Bovey, Petitclerc et Cordy, j’ai constaté que dans le préambule du projet de loi, le législateur a exposé très clairement l’objet et les intentions de cette mesure.
Chers collègues, Platon suggérait que les préambules devraient persuader les citoyens d’obéir aux lois importantes en s’adressant à leur cœur et leur esprit par la raison et la poésie. Bien que le préambule de ce projet de loi ne comprenne peut-être pas de poésie, je trouve qu’il exprime parfaitement l’essence de la Loi de Jane Goodall. Pour cette raison, je vais vous faire part des éléments clés du préambule :
que, pour les Autochtones, l’expression « toutes mes relations » désigne l’idée selon laquelle toutes les formes de la Création sont interdépendantes et en relation les unes avec les autres;
que la science, l’empathie et la justice commandent à chacun de respecter les besoins et les caractéristiques biologiques et écologiques des animaux;
que les cétacés […]
— comme les baleines, les dauphins et les marsouins —
[…] les grands singes, les éléphants et certains autres animaux non domestiques ne doivent pas vivre en captivité, à moins que celle-ci se justifie au regard de leur intérêt — y compris la conservation et le bien-être des individus — ou de la recherche scientifique non dommageable;
que les grands félins, les ours, les loups, les pinnipèdes […]
— c’est-à-dire les phoques —
[…] les primates non humains, les reptiles dangereux et d’autres espèces d’animaux non domestiques qui vivent en captivité peuvent bénéficier de la protection que confère la désignation prévue par les dispositions de la présente loi;
que les organismes animaliers qui satisfont des normes supérieures en soins animaliers peuvent servir les intérêts de multiples espèces animales en ce qui a trait au bien-être des individus, à la conservation, à la recherche scientifique non dommageable et à la sensibilisation du public;
que les organismes animaliers peuvent contribuer au sauvetage et à la réadaptation des espèces sauvages, à l’aménagement de réserves pour les animaux dans le besoin, au rétablissement des populations sauvages et à la recherche sur le terrain;
que le fait d’interdire au Canada le commerce de l’ivoire d’éléphant et de cornes de rhinocéros ainsi que la collection de trophées de chasse de ces espèces favorisera la conservation des populations d’éléphants et de rhinocéros et encouragera d’autres pays à instaurer des interdictions semblables;
que le commerce international d’espèces sauvages contribue à la perte de biodiversité, à l’extinction de masse et au risque de zoonoses, et que le gouvernement du Canada peut contrôler le trafic d’espèces sauvages au moyen d’un règlement;
que le Parlement peut adopter des lois, y compris des lois pénales, pour régir le commerce international des animaux, et que les assemblées législatives provinciales peuvent adopter des lois relatives à la propriété et aux droits civils qui permettraient notamment de conférer un statut juridique à l’orque Kiska [...]
— l’orque femelle de MarineLand —
[...] et ainsi la rendre admissible à des ordonnances dans son intérêt;
que la question des animaux non domestiques vivant en captivité relève à la fois des pouvoirs fédéraux et provinciaux [...]
Il en a déjà été question au Sénat auparavant.
Chers collègues, tous les aspects de la Loi de Jane Goodall sont importants pour la protection contre la cruauté animale, pour la conservation en général et pour la lutte contre la perte de la biodiversité, mais je concentrerai mes prochaines observations sur les aspects du projet de loi qui portent sur le commerce d’animaux non domestiques — ou « sauvages » —, qui sont aussi souvent qualifiés de « gros gibier ».
J’ai débuté ma carrière au début des années 1980, au Botswana, un pays reconnu pour ses animaux sauvages. Au Botswana, le parc national de Chobe, le delta de l’Okavango, qui n’a pas son pareil, et le vaste désert du Kalahari sont des lieux qui abritent un grand nombre de lions, de léopards, de guépards, de rhinocéros, d’hippopotames, de girafes, de zèbres, de crocodiles, de plusieurs espèces d’antilopes et de majestueux éléphants d’Afrique.
Les croyances traditionnelles — ou précoloniales — du peuple botswanais reposent sur l’existence d’un être surnaturel ou d’un créateur nommé Modimo, qui représente aussi les ancêtres. À l’instar des peuples autochtones au Canada, la cosmologie du Botswana exprime un lien profond entre la population et son environnement naturel.
Les San du Kalahari croient que les humains ne sont pas supérieurs aux autres formes de vie et que toutes ces formes de vie sont reliées et interdépendantes.
Dans son discours sur le projet de loi S-218, le prédécesseur du projet de loi S-241, le sénateur Sinclair avait décrit l’éléphant d’Afrique comme suit :
[...] les plus gros animaux terrestres qui soient. Les éléphants sont intelligents et très émotifs. Ils ont une excellente mémoire et beaucoup d’empathie. [...] Leur odorat est cinq fois plus développé que celui d’un limier, pourtant, leur trompe est assez polyvalente pour arracher un brin d’herbe, aspirer jusqu’à huit litres d’eau ou renverser un hippopotame.
Ils peuvent entendre les orages à des centaines de kilomètres de distance et changer de trajet des jours à l’avance afin de se diriger vers la pluie. Du point de vue social, les éléphants vivent en troupeaux dirigés par une matriarche […] Les femelles plus âgées préservent le savoir qui assure la survie du troupeau, y compris en gardant en mémoire les liens importants et l’emplacement des points d’eau et de la nourriture saisonnière.
[L]es éléphants […] essaient de réanimer les individus malades ou mourants [et] font le deuil des membres de leur troupeau qui meurent, notamment en éparpillant leurs os et en veillant les corps des matriarches décédées.
Pour les hindous, Ganesh, ou Ganesha, le dieu éléphant, est l’incarnation de la compassion, de la loyauté et de la sagesse.
Mais, chers collègues, quelle vie rude ces êtres majestueux ont vécue! Entre 1979 et 1989, la moitié des éléphants de l’Afrique ont péri à cause du trafic de l’ivoire.
Aujourd’hui, il y a entre 400 000 et 500 000 éléphants en Afrique, ce qui représente une diminution de la population de 70 % depuis les années 1970, surtout en raison du braconnage lié au crime organisé.
Chers collègues, on dit souvent que les gardiens de la faune sont les premiers intervenants de la nature. Environ 100 de ces protecteurs sont tués chaque année par les braconniers, qui alimentent pour la plupart le trafic mondial de l’ivoire.
Le nombre d’éléphants tués chaque année est maintenant en déclin, mais il demeure important.
Selon la Global Initiative Against Transnational Organized Crime, la réduction du braconnage semble être le résultat des arrestations et des poursuites qui ont permis de démanteler de nombreux réseaux du crime organisé transnationaux actifs dans le secteur du braconnage et du trafic dans les parties Sud et Est de l’Afrique entre 2014 et 2020. Ces arrestations et poursuites visaient notamment plusieurs membres du réseau de Shuidong, le gang Sheikhs et les principaux dirigeants du réseau Kromah. Ces réseaux du crime organisé se montrent toutefois très résilients : ils sont en train de se ressaisir et de se réorganiser.
Parmi les pays et les administrations qui ont interdit la vente d’ivoire d’éléphant sur leur territoire ou s’apprêtent à le faire figurent la Chine, le Royaume-Uni, la France, les Pays-Bas, Hong Kong, Singapour, Taïwan, la Belgique, le Luxembourg, l’Union européenne et presque tous les États des États-Unis. De l’avis de certains, comme la Chine interdit désormais l’ivoire d’éléphant sur son territoire, ce marché pourrait s’être déplacé vers des pays avoisinants.
Parlons maintenant du Canada. Entre 2007 et 2016, le Canada a autorisé l’importation de 83 trophées de chasse à l’éléphant, de 434 crânes d’éléphants et de 260 pattes d’éléphant. Environ 300 défenses d’éléphants d’Afrique, ce qui correspond à 150 éléphants, ont été importées légalement au Canada entre 2010 et 2018.
En 2016, à la rencontre de l’Union internationale pour la conservation de la nature, quatre pays se sont opposés à la fermeture de leur marché intérieur, soit le Canada, le Japon, la Namibie et l’Afrique du Sud. Le Canada a adopté cette position par crainte qu’une interdiction de l’ivoire ait des incidences sur le commerce inuit de l’ivoire de morse et de narval, un commerce fortement réglementé. C’est un point que notre comité souhaitera sans doute examiner pendant son étude du projet de loi.
Quant aux rhinocéros, 11 000 individus ont succombé au braconnage dans le monde depuis 2008. En 2015, une corne de rhinocéros a été vendue aux enchères à Vancouver pour 228 000 dollars. Il est légal de faire le commerce de produits de rhinocéros antérieurs à 1995, mais cela est considéré comme une échappatoire problématique, car les maisons de vente aux enchères ne sont pas tenues de vérifier l’origine d’un article. Des rapports scientifiques récents du Programme des Nations unies pour l’environnement et de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques reconnaissent que le commerce des espèces sauvages est l’un des principaux facteurs de risque de pandémie et de perte de biodiversité.
Chers collègues, lors des élections de l’automne dernier, les libéraux, les conservateurs et les néo-démocrates se sont tous engagés dans leur programme à mettre fin au commerce illégal de trophées de chasse d’animaux sauvages. Dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, le sénateur Klyne a déclaré :
Nous proposons un vaste ensemble de mesures qui tiennent compte avant tout des animaux.
Fondée sur des données scientifiques, la Loi de Jane Goodall permettrait de créer les protections les plus strictes du monde pour les espèces sauvages en captivité [...] en améliorant les efforts de conservation.
La loi éliminera progressivement la captivité des éléphants au Canada. Elle s’attaque au commerce mondial non durable des espèces sauvages, et le sénateur Klyne s’est engagé à travailler davantage avec des partenaires pour élaborer des recommandations réglementaires et des amendements au projet de loi concernant le commerce mondial des espèces sauvages et leur trafic illégal. Nous serons donc attentifs à cela.
Au Canada, entre 2014 et 2019, plus de 1,8 million d’animaux sauvages ont été importés pour diverses raisons. La plupart de ces animaux n’ont pas fait l’objet de contrôles pour vérifier les permis ou la présence d’agents pathogènes. Nous savons que 4 000 grands félins sont détenus par des particuliers au Canada. Nous avons entendu la sénatrice Cordy en parler. Ce projet de loi interdit aux petits zoos privés de posséder plus de 800 espèces sauvages en captivité.
Fait très important, honorables collègues, ce projet de loi vise aussi à établir un statut légal pour les organismes animaliers crédibles et à moderniser les politiques du Canada à l’égard des grands singes.
Melissa Matlow, directrice de campagne de Protection mondiale des animaux Canada, a dit ceci :
Ce projet de loi historique fera du Canada un chef de file mondial de la protection de la faune et du bien-être des animaux. Il est urgent de prendre des mesures à l’égard du commerce non durable des animaux, afin de prévenir la cruauté, l’extinction et d’autres pandémies.
Honorables collègues, dans son discours, l’honorable Murray Sinclair nous a rappelé ceci :
Nous sommes à une période cruciale où les objectifs interdépendants des droits autochtones, de la protection de l’environnement et du bien-être des animaux peuvent permettre de combattre les pertes culturelles, les changements climatiques et l’extinction massive au Canada et ailleurs.
Honorables sénateurs, je suis ravie d’appuyer le projet de loi S-241 du sénateur Klyne. Je crois qu’il donne l’occasion à chacun d’entre nous et au Sénat de répondre aux attentes de l’ensemble des Canadiens en contribuant de façon substantielle à la reconnaissance et au respect des droits des animaux afin de bâtir un monde meilleur pour tous.
Merci. Wela’lioq.