Le rôle que jouent les débats des chefs dans le renforcement de la démocratie en engageant et en informant les électeurs
Interpellation--Suite du débat
18 octobre 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation dont j’ai donné préavis en novembre dernier afin d’attirer l’attention du Sénat sur le rôle que jouent les débats des chefs dans le renforcement de la démocratie en engageant et en informant les électeurs.
En tant que citoyens et parlementaires, nous devons toujours faire preuve de vigilance à l’égard de nos institutions démocratiques, en particulier en ce moment, alors que la démocratie est menacée dans tant de pays. Mais pourquoi parler des débats des chefs? Mon interpellation a été motivée par la profonde insatisfaction que j’ai ressentie en regardant les débats des chefs des dernières élections fédérales, en 2021, et par la pluie de critiques qui s’est abattue sur à peu près tous les aspects de ces débats, en particulier dans le cas du débat en anglais.
Personnellement, j’ai toujours aimé regarder les débats des chefs, et je me souviens toujours de certains grands débats de notre histoire. « Vous aviez le choix, monsieur », a déclaré Brian Mulroney à son adversaire désemparé, John Turner, lors d’un échange mémorable en 1984. Mais les débats ne sont pas qu’une simple forme de divertissement. Ils jouent un rôle essentiel dans notre démocratie. Les débats des chefs sont peut-être la meilleure occasion pour les électeurs de prendre connaissance des choix qui se présentent à eux, du caractère et du tempérament des chefs, des politiques des partis et de leurs approches à l’égard de sujets de portée nationale.
De nos jours, au Canada, les débats des chefs sont une question de politique publique. En 2018, la Commission des débats des chefs a été créée par décret afin de garantir la tenue d’au moins un débat des chefs dans chacune des langues officielles pendant chaque campagne électorale fédérale. Avant de prendre ce décret, le gouvernement a mené des consultations; un comité de la Chambre des communes a aussi fait des recherches et délibéré. Le Sénat n’a toutefois participé à aucune des étapes qui ont précédé la prise du décret. Tout ce travail s’est fait sans nous. Il n’est toutefois pas trop tard, chers collègues. Comme les débats organisés par la commission lors des campagnes fédérales de 2019 et de 2021 ont donné des résultats très mitigés, il serait temps, selon moi, de procéder à un second examen objectif.
Certains de mes distingués collègues croient peut-être que le Sénat n’a aucun rôle à jouer dans les délibérations concernant les élections. Je ne suis absolument pas de cet avis. Les élections libres et justes font partie intégrante de toutes les démocraties et, en tant que sénateurs, non seulement avons-nous le droit de participer à ce processus et de délibérer à ce sujet en raison de notre rôle constitutionnel, mais nous avons aussi la responsabilité de participer. J’espère donc que nous pourrons contribuer à cette interpellation.
Des chercheurs américains étudient les débats des dirigeants politiques depuis de nombreuses décennies, et il est largement admis que ces débats informent l’électorat. Les chercheurs canadiens sont arrivés à des conclusions similaires sur l’importance des débats dans notre pays. En 2017, dans un témoignage devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre des communes, le professeur Vincent Raynauld de l’Université du Québec à Trois-Rivières a conclu que les débats des chefs au Canada ont eu un impact important sur les attitudes du public, les niveaux de mobilisation, les intentions de vote et l’information, les décrivant comme un guichet unique. En 2018, dans une série de tables rondes organisées avec des experts dans cinq villes, l’Institut de recherches en politiques publiques a rapporté ce qui suit :
[Les participants] ont unanimement affirmé que les débats sont un élément essentiel de toute élection et que leurs mérites particuliers les distinguent de toute autre activité de campagne.
Fait particulièrement important, « avec le temps, [les débats des chefs de parti] sont devenus l’événement de campagne le plus largement suivi par les électeurs [...] »
Le premier débat télévisé des chefs au Canada a eu lieu à l’occasion des élections fédérales de 1968. Ce débat historique a été diffusé conjointement par la CBC/Radio-Canada et d’autres médias. Bien que le nombre réel de téléspectateurs soit incertain, les rapports antérieurs au débat estimaient que l’audience aurait compté de 14 à 15 millions de personnes.
Après ce premier débat télévisé des chefs, aucun autre débat semblable n’a été tenu durant les élections de 1972, de 1974 ou de 1980. De 1984 à 2011, les principaux débats étaient organisés par un consortium de radiodiffuseurs composé des grands réseaux de télévision de langues française et anglaise, y compris CBC, CTV, Global, Radio-Canada, Télé-Québec et TVA, qui travaillaient ensemble pour négocier avec les partis et diffuser les débats.
Jusqu’en 2011, dans la vaste majorité des cas, deux débats avaient lieu lors de toutes les élections, un en anglais et l’autre en français. La situation a changé considérablement lors des élections de 2015, ouvrant la voie à des nouveautés. En 2015, un seul débat, en français, a été organisé par le consortium de radiodiffuseurs. En effet, le chef conservateur et premier ministre Harper avait refusé de participer à un débat en anglais organisé par ce consortium. À la place, de plus petits débats ont été organisés par d’autres organisations médiatiques.
Cette situation sans précédent a suscité un débat vigoureux, et la baisse du nombre de téléspectateurs des débats en anglais de 2011 à 2015 était tout particulièrement inquiétante. Il y a eu plus de débats en 2015, mais ils ont été regardés par moins de citoyens. Par conséquent, après les élections de décembre 2015, le premier ministre Trudeau a ordonné à l’ancienne ministre des Institutions démocratiques Karina Gould de « [p]résenter des options pour créer un poste de commissaire indépendant chargé d’organiser les débats des chefs des partis politiques lors des futures campagnes électorales fédérales […] »
Des consultations ont eu lieu. Un comité de la Chambre des communes a étudié la question et il a recommandé la création d’une commission des débats, qui a été créée par décret en octobre 2018. Pour le meilleur et pour le pire, les débats des chefs organisés lors des élections fédérales relèvent depuis du gouvernement. L’ancien gouverneur général David Johnston a été sollicité pour devenir le nouveau commissaire de la Commission des débats des chefs, et la commission s’est efforcée de remplir son mandat. Aux élections fédérales de 2019 et de 2021, la commission a décidé de lancer un appel d’offres pour confier en sous-traitance les activités de promotion, de production et de distribution entourant les débats. Le groupe choisi a donc mené ces activités sans que la commission participe au choix des thèmes ou des questions ni au processus décisionnel. Il ne fait aucun doute que la commission ne voulait pas participer à un processus politique au nom du gouvernement ou qu’elle désirait éviter de donner cette impression. Cependant, selon de nombreux experts, le processus mené par la Commission des débats a donné des résultats extrêmement problématiques.
Au risque de trop simplifier les choses, disons que les débats de 2019 ont mis en lumière d’importantes lacunes qui n’ont pas été réglées et qui se sont même aggravées en 2021. Ces problèmes ont été observés davantage dans les débats en anglais que dans les débats en français, même si ces derniers ont quand même soulevé des critiques dignes de mention.
J’aimerais me concentrer sur les débats de 2021. Voici un échantillon des réactions observées dans les médias sociaux ou consignées dans le rapport de 2021 de la Commission des débats des chefs au sujet du débat en anglais qui a eu lieu le 9 septembre : « épouvantable », « une insulte à l’intelligence », « le pire débat que j’ai jamais vu », « une catastrophe », « chaotique », « tout à fait honteux », « un échec total », « le pire dans l’histoire des débats ».
Voici quelques grands titres : « La farce qu’était le débat télévisé des chefs des partis fédéraux est une insulte aux téléspectateurs et aux électeurs ».
« Débat des chefs fédéraux en anglais : la nation québécoise “attaquée” ».
« Les Canadiens méritaient mieux qu’un seul débat minable ».
Le débat en langue française du 8 septembre a également été critiqué :
« Des débats qui sont une triste farce ».
Ce n’est qu’un aperçu.
Chers collègues, de telles réactions soulèvent de sérieuses questions quant à savoir si ce pays a pris un mauvais virage et si nous pouvons changer de cap.
Examinons les éléments du débat qui renforcent notre démocratie, comme c’est le cas dans cette enquête. Nous pouvons étudier le but ou l’objectif des débats des chefs et la manière dont le format et d’autres aspects peuvent contribuer à les atteindre.
En ce qui concerne les objectifs des débats des chefs, il existe des conflits d’intérêts inévitables entre les trois acteurs que sont les partis politiques, les médias et les citoyens. Les partis considèrent naturellement les débats comme une chance ou une menace, en fonction de leur situation électorale, et ils tenteront de structurer le calendrier, les sujets et le format de façon à maximiser leur intérêt partisan.
Les médias ont d’autres objectifs. En tant que journalistes, ils s’efforcent de demander des comptes aux politiciens et de présenter l’information avec une perspective critique. Mais selon les anciens journalistes Elly Alboim et Paul Adams, les médias appliquent leurs propres valeurs, notamment la nouveauté et le conflit, qu’ils apprennent dans les écoles de journalisme. Les débats sont produits comme des émissions de télévision, où l’on impose des valeurs liées à l’actualité et à la production pour générer des étincelles.
Ensuite, il y a les électeurs et les citoyens. Presque tous les experts dans ce domaine affirment que les besoins des électeurs devraient se trouver au centre des débats, étant donné leur importance pour fournir des renseignements essentiels aux électeurs. Cependant, si les débats appartiennent aux citoyens, qui les représente dans ce processus? C’est difficile à dire. Selon l’ancien journaliste Elly Alboim, les débats sont allés de mal en pis à mesure que les intérêts des journalistes ont pris le dessus sur le processus. Selon lui, l’erreur fondamentale en 2019 et en 2021 a été de considérer les débats comme un exercice journalistique en permettant le recours à un format destructeur et en abandonnant la responsabilité envers les électeurs.
Essentiellement, le meilleur format de débat pour atteindre des objectifs démocratiques consiste en un milieu aussi peu médiatisé que possible, où les électeurs et les téléspectateurs peuvent avoir un accès direct aux chefs et aux partis. Selon le professeur de journalisme Chris Waddell, ancien directeur de l’école de journalisme et de communication de l’Université Carleton, les modérateurs doivent stimuler la discussion en posant des questions ouvertes et en s’efforçant d’être invisibles, sans jouer le rôle de contestataire ou de vérificateur des faits. Aussi, il faut éviter d’imposer des limites de temps strictes.
Le professeur Waddell estime que les débats en anglais et en français de 2021 n’ont absolument pas atteint leurs objectifs. Le format ne laissait presque pas de temps aux chefs pour débattre : on posait des questions compliquées à un seul chef à la fois tout en lui imposant une limite de temps stricte pour y répondre. Selon le professeur Waddell, les nombreux questionneurs étaient antagonistes et irrespectueux, et ils se comportaient comme s’ils étaient partie prenante au débat.
Au sujet de l’approche antagoniste, je m’en voudrais de ne pas mentionner la question la plus hostile de toutes, que la modératrice a posée au chef du Bloc québécois Yves-François Blanchet lors du débat en anglais. La question inclut le mot « racisme », et la modératrice demande à M. Blanchet pourquoi il défend les projets de loi 96 et 21 et pourquoi il soutient de telles lois discriminatoires. La question a suscité de vives réactions pendant le débat et une vague d’indignation partout au Québec dans les jours suivants. Elle a même entraîné un changement dans la répartition au Québec des appuis accordés aux partis lors des élections. Il est vraiment paradoxal que le débat en anglais ait eu de telles répercussions au Québec.
Les débats ne sont pas sans problème. Toutefois, la Commission des débats des chefs, dans son rapport sur les débats de 2021, relève quelques bons résultats. Tant en 2019 qu’en 2021, plus de gens ont écouté les débats que lors des débats problématiques de 2015. De plus, ces débats ont généré beaucoup d’échanges et d’activités sur les médias sociaux. Ces débats peuvent être considérés comme l’événement le plus important pour le public pendant les campagnes, à l’exception de la journée des élections.
La recherche effectuée après les débats de 2021 met effectivement en évidence quelques retombées favorables, mais elle indique également que les débats n’ont pas informé les téléspectateurs des plateformes et des promesses des partis. Or, c’est exactement ce que les Canadiens attendaient des débats. Ils n’ont pas pu s’informer sur ce qui les intéressait.
À la lumière de cela, la commission elle-même a conclu que l’intérêt du public n’a pas nécessairement été bien servi, et admet qu’elle n’a pas pleinement atteint l’objectif de ce qu’elle appelle l’intégrité globale des débats. Ainsi, les nombreuses personnes qui ont décrié ces débats n’avaient pas tort.
Chers collègues, bien d’autres sujets abordés dans l’analyse des débats des chefs valent la peine d’être examinés, mais je vais terminer mon propos d’aujourd’hui par les questions suivantes : le gouvernement devrait-il continuer de jouer un rôle dans les débats électoraux?
La participation du gouvernement est-elle nécessaire pour que les débats des chefs demeurent un élément majeur de nos campagnes électorales? La commission peut-elle apporter les changements manifestement nécessaires pour mieux servir l’intérêt des citoyens, ou devrait-on organiser les débats dans le cadre d’un autre arrangement? Devrait-on de nouveau les confier entièrement au secteur privé, comme c’est le cas dans la plupart des autres pays du monde et comme c’était le cas au Canada avant la création de la Commission des débats des chefs?
Chers collègues, j’aimerais remercier les experts qui m’ont rencontrée et qui m’ont fait parvenir des rapports d’étude pour étayer cette interpellation, notamment le commissaire des débats des chefs, David Johnston, et son équipe. Voilà, chers collègues. J’espère que vous participerez à cette interpellation. Je suis impatiente d’entendre vos observations.