Affaires sociales, sciences et technologie
Motion tendant à autoriser le comité à étudier l'avenir des travailleurs--Suite du débat
19 février 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer la motion de la sénatrice Lankin visant à ce que le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie étudie, pour en faire rapport, l’avenir des travailleurs, en mettant l’accent sur les emplois précaires, l’économie à la demande et les travailleurs étrangers temporaires.
Je félicite la sénatrice Lankin de cette motion pertinente qui tombe à point. En confiant cette étude au comité, nous nous assurons d’avoir des données précises, organisées et transparentes sur des questions qui sont importantes pour tous les Canadiens.
Honorables sénateurs, nous savons que les marchés du travail au Canada et partout dans le monde subissent des changements. Cela créé de nouvelles occasions, mais aussi des défis. Plus récemment, l’essor des plateformes numériques en ligne permet aux gens de participer beaucoup plus facilement à cette nouvelle économie, que ce soit à temps plein, à temps partiel ou à titre occasionnel.
Les relations traditionnelles entre les employés et leurs employeurs sont mises au défi, comme le sont les cadres législatifs et réglementaires que nous avons mis en place pour protéger les travailleurs. Aujourd’hui, j’aimerais me concentrer particulièrement sur l’économie à la demande.
Selon certains observateurs, notamment l’Institut économique de Montréal, les avantages d’une économie à la demande pour les travailleurs et les employeurs surpassent de loin les inconvénients. D’après cette hypothèse, les gouvernements et les organismes de réglementation devraient adopter une approche non interventionniste.
En même temps, d’autres voudraient qu’on étende la portée de la réglementation du travail, ou de variantes de celle-ci, au nombre croissant de travailleurs vulnérables. Ceux parmi nous qui ont déjà été témoins des pires cas d’inégalités dans les rapports de force au travail savent à quel point ces protections sont importantes.
La première étape sera cependant d’arriver à mieux comprendre le potentiel et les défis que suppose la nature en mutation rapide du travail, et c’est pourquoi la proposition de la sénatrice Lankin est aussi importante.
Chers collègues, la structure du travail évolue sous nos yeux. Chaque fois que nous utilisons les services d’Uber ou de Lyft ou que nous faisons livrer un repas à la maison, nous bénéficions des services d’un travailleur à la demande. C’est la même chose pour les innombrables personnes qui assurent la prestation du vaste éventail de services qui sont offerts à partir d’une plateforme numérique, de la livraison de pizzas à l’expédition de colis en passant par la conception numérique ou la production de vidéos ou de musique.
Une étude de décembre 2019 de Statistique Canada montrait qu’un habitant de Toronto sur dix fait un travail à la demande. Le nombre de personnes qui travaillent dans ce secteur de l’économie a augmenté de 70 % au Canada entre 2005 et 2016.
Les concepts classiques pour déterminer qui est un « employé » dans le contexte de la réglementation du travail sont mis à mal par l’économie à la demande, tout comme les frontières juridictionnelles. Bien comprendre la nature de cette économie est donc essentiel pour déterminer la nécessité et l’applicabilité d’une réglementation ainsi que la façon de la mettre en œuvre.
On emploie souvent les termes « travail précaire » et « travail à la demande » de façon interchangeable. Il s’agit dans les deux cas de modalités de travail moins structurées, atypiques, qui reposent souvent sur des contrats de courte durée avec une entreprise ou un particulier pour une tâche ou une période donnée moyennant une rémunération négociée à l’avance, mais il y a des différences entre les deux.
Le travail précaire est toujours assorti d’un faible salaire, de mauvaises conditions de travail et d’occasions limitées d’acquérir des compétences et de l’expérience permettant au travailleur de passer à un meilleur emploi. Il peut s’agir d’un travail temporaire ou à plus long terme, mais il reste fondamentalement précaire. Dans le cas du travail à la demande, par contre, il s’agit presque toujours de court terme. Souvent, les travailleurs à la demande ont un faible revenu, mais les contractuels bien rémunérés peuvent aussi être considérés comme des travailleurs à la demande. Les plateformes numériques en ligne, comme Uber ou SkipTheDishes, facilitent de plus en plus le travail à la demande, qui peut comprendre le télétravail dans les domaines liés à la conception numérique. Bref, le travail à la demande est en général de courte durée et repose souvent sur l’utilisation d’Internet. Il n’est pas toujours précaire, mais il peut souvent l’être.
Il importe de définir le travail à la demande, car c’est ce qui nous permet de qualifier la nature de la relation d’emploi, de déterminer si une personne est un « employé » par opposition à un « entrepreneur indépendant » au sens des lois du travail, un facteur qui entre en ligne de compte quand vient le moment d’envisager des mesures réglementaires. Or, les lois qui déterminent qui peut être considéré comme un employé sont de plus en plus complexes.
Dans l’économie à la demande, le fait de traiter les travailleurs comme des entrepreneurs indépendants est la clé de la rentabilité du modèle d’affaires de certains employeurs. Cette façon de faire réduit les coûts parce que les travailleurs qui ne sont pas considérés comme des employés ne sont pas admissibles aux avantages de base prévus par la loi, comme les normes d’emploi, dont font partie les préavis, les indemnités de départ et les heures supplémentaires. Il va sans dire que, pour les travailleurs, l’absence de telles protections constitue un désavantage.
Les définitions associées à la situation juridique des travailleurs sont mises à l’épreuve à plusieurs endroits, notamment en Ontario, en Californie et dans certains pays de l’Union européenne. En Californie, les tribunaux ont été saisis de ces questions, et l’État a récemment adopté une loi pour définir plus précisément le statut d’employé. Depuis le 1er janvier 2020, le projet de loi no 5, ou AB-5, de l’Assemblée législative de la Californie impute dorénavant aux employeurs la responsabilité de prouver la situation des employés en fonction des critères révisés. Ce n’est plus aux employés qu’incombe cette responsabilité.
Les modifications apportées à la partie III du Code canadien du travail, prévues dans la Loi d’exécution du budget de 2018, interdiraient aux employeurs de mal classifier les employés pour se soustraire à leurs obligations en matière de normes du travail. Désormais, c’est à l’employeur qu’il incombe de prouver qu’une personne n’est pas un employé. Ce genre de modifications législatives sont graduelles, mais constituent un point de départ.
Outre les complexités liées à la définition des modèles émergents en matière de relations de travail, d’importantes questions se posent en ce qui concerne les compétences. L’accès universel à Internet et l’explosion des plateformes numériques ont entraîné l’élargissement de l’économie à la demande à l’échelle mondiale, ce qui pose des défis additionnels aux organismes de réglementation.
Les transactions directes entre les travailleurs et les consommateurs, facilitées par l’infrastructure numérique, constituent un élément fondamental de l’économie à la demande axée sur Internet. Cette structure offre d’importantes possibilités aux travailleurs indépendants de fournir des services directement aux consommateurs, mais des questions se posent quant au rapport entre les travailleurs et les plateformes numériques qui leur donnent accès aux emplois à la demande.
Un bon exemple de ce type de question a été soulevé dans l’arrêt Heller c. Uber Technologies Inc., dont la sénatrice Lankin a parlé brièvement hier. Dans cette affaire, un Ontarien, David Heller, conducteur enregistré d’Uber, a intenté un recours collectif en 2019, sous prétexte qu’Uber l’avait classé à tort comme un entrepreneur indépendant, alors qu’il se considérait comme un employé de la société.
Avant que l’affaire puisse être instruite, Uber a contesté le droit de David Heller d’entamer des poursuites puisque les conducteurs d’Uber conviennent de régler leurs différends par voie d’arbitrage lorsqu’ils s’enregistrent auprès de la société. À première vue, cette pratique semble plutôt juste. Cependant, il s’avère que la procédure d’arbitrage doit être traitée et entendue aux Pays-Bas et que son lancement coûte plus de 14 000 $. Il n’est pas surprenant qu’un juge de la Cour d’appel de l’Ontario ait conclu que cette clause d’arbitrage était abusive en vertu de la common law et invalide en vertu de la Loi sur l’arbitrage. Uber a depuis fait appel de la décision devant la Cour suprême et une décision est à venir.
Honorables sénateurs, je parle de cette affaire parce qu’elle porte en partie sur des questions liées à la définition des relations d’emploi dans l’économie à la demande, aux complexités découlant du travail à la demande offert sur les plateformes numériques et dépendant de ces plateformes, et à la délocalisation des mécanismes de résolution des différends, qui peut essentiellement mettre ces mécanismes hors de la portée des travailleurs. Ces sujets, comme d’autres d’ailleurs, méritent qu’on s’y attarde compte tenu de la nature changeante de notre économie et de son incidence sur le travail. Cette étude constituerait aussi une occasion d’envisager des solutions possibles concernant les importants impacts sociaux de l’économie à la demande dans les diverses collectivités.
Selon une étude de Statistique Canada publiée en décembre dernier, les travailleurs qui se situent à l’échelon inférieur de la répartition des revenus annuels sont environ deux fois plus susceptibles de faire du travail à la demande que les autres travailleurs. Les travailleurs à faible revenu, qui représentent près de la moitié des travailleurs à la demande, sont particulièrement vulnérables et davantage susceptibles d’être traités injustement par les employeurs. L’instauration possible d’un salaire de subsistance de base retient beaucoup l’attention. Cela permettrait aux travailleurs vulnérables comme les néo-Canadiens, les jeunes et les femmes, qui sont tous très présents dans l’économie à la demande, d’avoir davantage de choix quant à leur mode et leur lieu de travail.
Deuxièmement, j’aimerais que cette étude se penche sur des mesures de protection d’emploi plus efficaces, plus solides et peut-être totalement différentes, en mettant l’accent sur la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts des employeurs et ceux des employés.
Troisièmement, comme l’a recommandé la sénatrice Lankin, l’étude proposée devrait se pencher sur les possibilités de formation et de développement des compétences, l’ajout de ressources et une meilleure coordination entre l’enseignement, le développement des compétences et les secteurs en croissance de l’économie, et elle pourrait peut-être recouper l’étude dont il a été question plus tôt. Un meilleur jumelage des compétences et de la formation dans les industries en croissance nous permettra d’influencer positivement l’avenir du travail, d’améliorer les choix de carrière et de soutenir l’économie de toutes les régions.
Le Sénat du Canada est tenu de protéger les populations les plus vulnérables, y compris les travailleurs qui sont au bas de l’échelle salariale, qui sont exposés à de piètres conditions de travail et qui ont des contrats de travail à court terme. Ils comptent sur notre aide.
Je félicite la sénatrice Lankin d’avoir demandé la réalisation de cette importante étude, qui arrive à point nommé, et je vous encourage tous à appuyer la motion. Merci.
Sénateur Dean, je vous remercie sincèrement de vos commentaires. En ce qui concerne l’économie à la demande et les employés ou travailleurs à la demande, je crois — et j’aimerais avoir votre avis à ce sujet — que certains articles relèveraient des lois provinciales sur le travail et certains, du fédéral. Si un employé à la demande travaillait à un centre d’appels desservant tout le Canada, je suppose que son emploi relèverait du fédéral, non seulement en raison de l’étendue du territoire, mais aussi de l’outil de travail qui relève de la compétence du gouvernement du Canada. J’aimerais avoir votre avis sur l’éventuelle inclusion de ces considérations dans l’étude.
Merci. J’aimerais penser que ce sera inclus dans l’étude. Nous savons, pour en avoir maintes fois discuté dans cette enceinte, que le droit du travail comprend, dans une perspective fédérale, le Code canadien du travail, mais aussi les codes provinciaux du travail.
Il y a une chose sur laquelle je voudrais certainement qu’on se penche. Il s’agit d’une mesure législative relativement récente en Ontario, présentée par le gouvernement précédent. Elle se fonde sur une étude approfondie portant sur l’avenir du travail réalisée par des avocats spécialisés en droit du travail, l’un traitant du point de vue des employeurs et l’autre du point de vue syndical. Cette étude a mené à l’introduction, dans le droit du travail de l’Ontario, de nouvelles protections très intéressantes pour les types d’employés dont nous parlons. Elles comprennent notamment des préavis raisonnables de modification des heures de travail et s’attaquent aux problèmes des contrats « zéro heure ».
Malheureusement, les principales dispositions de cette mesure législative ont été abrogées par le gouvernement de l’Ontario actuel. Les gouvernements ont le droit d’adopter, puis d’abroger des lois. C’est tout à fait normal. Je pense toutefois que nous avons intérêt à nous pencher sur les modifications qui avaient été apportées à la loi et sur l’extraordinaire étude approfondie qui les avait amenées. Vous avez soulevé une question importante. Selon moi, il faut prendre le temps d’examiner aussi attentivement et aussi largement que possible la question des compétences si nous voulons pouvoir cerner cet ensemble très complexe de problèmes.
Monsieur le sénateur Dean, votre temps de parole est écoulé, mais je pense que la sénatrice Deacon souhaite vous poser une question. Demandez-vous cinq minutes de plus pour répondre à la question?
Certainement.
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Sénateur Dean, je voulais poser ma question à la sénatrice Lankin hier soir; ce n’est pas que vous arrivez deuxième derrière elle, mais je voudrais savoir ce que vous en pensez. Un pan entier de l’économie canadienne repose sur des entrepreneurs qu’on pourrait tout à fait qualifier de travailleurs vulnérables. Les entrepreneurs bâtissent des entreprises et créent la richesse et les emplois de demain. J’ai pu moi-même constater que, souvent, la dernière personne à être payée est celle qui bâtit l’entreprise et qui a le plus à perdre.
Je crois que les moyens pris par la société pour soutenir les entrepreneurs constituent une question vraiment importante, car c’est la création d’emplois de salariés qui est en jeu. Cette création d’emplois et d’occasions permet de faire passer les travailleurs de l’économie des microcontrats temporaires à des postes de salariés. J’aimerais savoir ce que vous pensez d’inclure les entrepreneurs dans la main-d’œuvre précaire qui a besoin d’être comprise et soutenue au pays.
Ayant travaillé pour la sénatrice Lankin en tant que fonctionnaire en Ontario, je peux confirmer que j’arrive deuxième derrière elle. C’est une excellente question. Un peu plus tôt, j’ai parlé des définitions. Si le Sénat souscrit à l’idée et que nous menons cette étude, comme je l’espère, les définitions seront très importantes parce qu’elles peuvent limiter la portée des études de ce genre.
Il s’agit d’une occasion unique de confier l’étude de bon nombre de questions à un comité pour qu’il en fasse un examen aussi large qu’approfondi. Connaissant le Sénat et la structure de nos comités, je m’attendais à ce qu’il y ait des discussions approfondies sur la portée de ce projet. Un travailleur précaire au Canada n’est rien d’autre qu’un travailleur précaire au Canada, et nous devons le reconnaître.