Le système de soins de longue durée
Interpellation--Suite du débat
4 mai 2021
Honorables sénateurs, en écoutant les sénateurs aujourd’hui, une chose m’est apparue très claire. Les sénateurs parlent avec passion d’enjeux graves et complexes d’intérêt national. Je crois que, dans chacun de ces enjeux, les sénateurs ont le pouvoir de changer les choses.
Je prends la parole ce soir pour ajouter mon point de vue à l’interpellation sur le système de soins de longue durée. Je veux d’abord remercier la sénatrice Seidman d’avoir lancé cette importante interpellation et de défendre de façon soutenue ce dossier. J’aimerais aussi remercier ceux qui ont déjà pris la parole à ce sujet. Les discours que j’ai entendus ont orienté ma réflexion et j’espère que le mien sera aussi éclairant que les vôtres l’ont été pour moi.
Chers collègues, j’ai passé plusieurs nuits blanches à réfléchir à cet enjeu. Si la pandémie a révélé au grand jour les problèmes vécus dans le système de soins de longue durée, la réalité est que la crise était déjà là depuis quelque temps. L’année a été difficile et nous avons été forcés de regarder en face certaines situations difficiles concernant une question qui rend la plupart des gens mal à l’aise, soit la fin de vie. La pandémie actuelle nous a évidemment emmenés sur ce terrain, mais les discussions que nous avons eues au sujet de l’aide médicale à mourir nous ont également amenés à réfléchir à ce que signifie mourir dans la dignité.
Nos discussions sur ces questions m’ont aussi porté à tourner mon attention vers les soins palliatifs, qui jouent un rôle crucial dans la façon dont nous abordons la fin de vie. Les centres de soins palliatifs sont parmi les seuls établissements de soins de santé qui doivent organiser des activités de financement pour couvrir les coûts directs de leurs soins cliniques, y compris les membres de leur personnel infirmier et les préposés aux soins personnels qui tiennent la main de vos êtres chers. J’ai rencontré des représentants de la Maison de soins palliatifs d’Ottawa, qui m’ont dit que les contraintes financières les ont empêchés d’ajouter de nouveaux lits de soins palliatifs pour servir leurs concitoyens. Cela dépasse l’entendement. Les preuves sont là : les centres de soins palliatifs font économiser de l’argent à notre système de santé.
Un lit de soins palliatifs coûte le tiers d’un lit pour soins actifs. On estime que 21 lits de soins palliatifs font économiser plus de 4 millions de dollars par année au système de santé. Pourtant, seulement 60 % de nos services de soins palliatifs sont financés par l’État. Il y a une erreur dans l’équation.
Nous constatons aussi des lacunes dans notre système de soins de longue durée. Comme beaucoup d’entre vous, j’ai dû naviguer dans ce système pour aider un être cher qui avait besoin de soins intensifs ou de soins de longue durée. Six de mes proches sont décédés au cours des deux dernières décennies, dans des circonstances chaque fois très différentes. Malheureusement, la plus récente parente que j’ai perdue, l’automne dernier, tentait de me faire ses adieux sur iPad, mais elle est morte alors que la personne responsable des technologies de l’information se préparait à établir la connexion pour que nous puissions nous dire adieu.
Chaque perte nous rappelle le travail que nous devons faire collectivement et immédiatement. Dans certains cas, mon expérience dans les établissements de soins de longue durée a été loin d’être agréable. Bien sûr, cela ne veut pas dire que tous les établissements de soins de longue durée sont mauvais ou mal gérés. Après tout, certains d’entre vous nous ont fait part de leurs bonnes expériences. Toutefois, comme il s’agit d’un élément essentiel de notre système de soins pour les Canadiens les plus vulnérables, à mon avis, la qualité des soins ne devrait pas dépendre de la chance et des circonstances. Elle ne devrait pas dépendre de l’endroit où l’on vit ou de ce que l’on peut se permettre. Il faut maintenir des normes de soins minimales pour que les Canadiens âgés qui ne sont pas capables de subvenir à leurs besoins puissent compter sur un niveau de soins uniformes et appropriés partout dans ce magnifique pays.
Alors que la plupart des employés des établissements de soins de longue durée, toutes catégories d’emploi confondues, font de leur mieux avec ce qu’ils ont, c’est bien souvent insuffisant. De nombreux membres du personnel de la santé se sont retrouvés dans un système qui les oblige à travailler dans plusieurs établissements, où ils gagnent un faible salaire et font de longues heures. C’est à cause de cette situation que les aînés dans ces établissements se sont retrouvés dans une situation extrêmement vulnérable l’année dernière, à un moment où leur sécurité importait le plus.
Certes, les établissements de soins de longue durée se sont révélés vulnérables à des degrés variables d’une région à l’autre, mais les faits les plus révélateurs ont été établis dans ma province, l’Ontario. Cela semble faire une éternité, mais il y a seulement un an, les militaires ont été appelés en renfort pour nous aider avec la crise dans les établissements de soins de longue durée. Ce qu’ils ont vu était horrible. Vous avez sans doute tous lu le rapport. Beaucoup de choses se sont passées depuis et il faut se souvenir de ce qu’ils ont vu, ressenti et entendu.
Ils ont rapporté que des fournitures médicales usagées comme des cathéters n’étaient pas correctement nettoyées avant leur utilisation subséquente. Le personnel était réticent à utiliser des fournitures essentielles parce qu’elles coûtent de l’argent. Des résidents étaient laissés devant des repas qu’ils ne pouvaient pas manger, parce qu’ils ne pouvaient pas se nourrir eux-mêmes et qu’il n’y avait pas suffisamment de personnel pour les aider. Les employés étaient tellement débordés qu’ils ne pouvaient pas s’occuper suffisamment des patients, qui étaient laissés seuls, isolés et immobilisés dans leur lit pendant des jours.
Évidemment, les patients des établissements de soins de longue durée ont donc représenté une immense proportion des cas de COVID au début de la pandémie : au cours de la première vague, 8 décès sur 10 avaient lieu dans un de ces établissements. Nous avons tous entendu les chiffres, mais je crains que nous ne soyons devenus désensibilisés. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de personnes qui ont vécu une vie longue et riche, qui avaient des amis et une famille qui se souciaient d’eux. Ils ne méritaient pas de mourir seuls, isolés et effrayés.
Avec le recul, il est facile de dire que cela aurait pu être évité en bonne partie si nous avions su ce que nous savons maintenant au sujet du virus. Peut-être aurions-nous pu détecter les patients malades plus tôt et les isoler avant que la maladie se propage. Peut-être aurions-nous pu obtenir l’équipement de protection individuelle adéquat pour protéger le personnel et les résidants. C’est triste à dire, mais cela fait des années que l’on nous prévient que la catastrophe est imminente, mais nous avons choisi de nous traîner les pieds.
Le 28 avril dernier, la vérificatrice générale de l’Ontario a publié un rapport d’enquête sur la manière dont le gouvernement provincial gère la crise dans les foyers de soins de longue durée. Elle a mis en lumière trois problèmes de longue date qui ont mené à la catastrophe en cascade qui s’est produite. Premièrement, dès 2003, après l’épidémie de SRAS, un comité d’experts a formulé plusieurs recommandations afin que nous soyons mieux préparés pour la « prochaine fois ». Cependant, chaque gouvernement qui a suivi les a ignorées. Deuxièmement, les préoccupations persistantes soulevées depuis plus de 10 ans au sujet des faiblesses systémiques dans le secteur des soins de longue durée n’ont pas été prises en compte. Troisièmement, le manque d’intégration du secteur des soins de longue durée dans le secteur des soins de santé n’a pas permis aux foyers de soins de longue durée de profiter pleinement de l’expertise nécessaire qui aurait permis de sauver des vies.
Nous sommes au courant de ces problèmes depuis un certain temps déjà. Nous avons choisi de les ignorer pour la plupart, et nous en avons payé le prix. Nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer la crise. À tout le moins, nous devons utiliser la tragédie pour nous inciter à agir au lieu d’attendre la prochaine catastrophe.
D’abord et avant tout, il faut plus de lits pour les personnes qui ont besoin d’accéder à des soins de longue durée. Il s’agit d’un problème de plus en plus important qui ne fera que s’aggraver si nous ne faisons rien pour y remédier. Selon le directeur de la responsabilité financière de l’Ontario, de 2011 à 2018, le nombre de lits de soins de longue durée en Ontario a augmenté de seulement 0,8 %, tandis que la population âgée de 75 ans et plus a augmenté de 20 %. En 2017, on a signalé une pénurie de 63 000 lits au Canada, un problème qui ne fera que s’amplifier à mesure que notre population continue de vieillir.
Il ne fait aucun doute que le débat entourant les soins de longue durée mène les responsables à se blâmer mutuellement. Cela dit, plusieurs choses peuvent être faites au niveau fédéral pour encourager le changement. Bien sûr, il faut plus de fonds pour rénover et moderniser les installations existantes, mais certaines idées qui sortent des sentiers battus méritent également d’être examinées de plus près.
Certains d’entre vous ont eu la chance de se joindre, il n’y a pas si longtemps, à la professeure Carolyn Hughes Tuohy pour une discussion organisée par le sénateur Boehm et la sénatrice Seidman. Dans son document, Federalism as a Strength: A Path Toward Ending the Crisis in Long-Term Care, Mme Hughes Tuohy nous en dit long. Nous connaissons tous le problème. Ce n’est plus le temps de discuter. Mme Hughes Tuohy suggère notamment une prestation d’assurance de soins de longue durée qui pourrait être rattachée au Régime de pensions du Canada ou au Régime des rentes du Québec à titre de prestation supplémentaire pour aider à couvrir le coût des soins de longue durée. Un programme du genre existe en Allemagne, aux Pays-Bas et au Japon. Il vaut la peine de comparer ce qui se fait dans d’autres pays pour apprendre de leur expérience et voir ce que nous pouvons changer pour nous aider à long terme. Certains des pays que je viens de mentionner ont adopté une approche moins axée sur le placement en établissement et encouragent plutôt davantage les aînés à vivre de manière indépendante en leur offrant des soutiens.
Le professeur George Heckman, de l’Université de Waterloo — c’est chez moi — a récemment corédigé un article qui appelle à revoir tout le système des soins de longue durée selon cette approche. On propose notamment d’établir de plus petits centres offrant un milieu semblable à ce qu’on trouverait dans une maison, car ce modèle de soins s’est avéré plus efficace. Les centres de soins plus petits qui ressemblent à des appartements ont aussi comme avantage d’être moins surpeuplés, ce qui réduit considérablement le risque qu’une maladie virale comme la COVID-19 cause autant de ravages que dans un pavillon rempli de patients. M. Heckman recommande aussi de former et d’appuyer davantage les employés et d’affecter du personnel exclusivement à certaines résidences au lieu de leur demander d’aller d’un endroit à l’autre. Il faut donc investir dans ce personnel, le former comme il faut et veiller à ce qu’il soit rémunéré équitablement pour ce travail très important.
Il est plus évident que jamais que nous devons revoir sérieusement notre approche à l’égard des soins de longue durée. L’argent est nécessaire, mais s’il ne sert qu’à maintenir le modèle actuel, on se dirigera encore tout droit vers la catastrophe. Une situation aussi tragique que celle dont nous avons été témoins est tout simplement inadmissible, et il serait encore plus déplorable de se trouver de nouveau dans cette situation.
Je remercie encore la sénatrice Seidman d’avoir amorcé cette conversation très importante. J’espère que ce n’est que le début d’un processus vers un changement considérable au sein d’un secteur du système de santé qui en a grandement besoin. Honorables sénateurs, nous devons amorcer ce changement. Merci.