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Projet de loi sur la réaffectation des biens bloqués

Troisième lecture--Suite du débat

3 mai 2022


L’honorable Michael L. MacDonald

Honorables sénateurs, je prends la parole à l’occasion de la troisième lecture du projet de loi S-217, qui porte le titre abrégé de Loi sur la réaffectation des biens bloqués. C’est un projet de loi qui est au Sénat depuis presque aussi longtemps que la sénatrice qui le parraine. Il a d’abord été présenté par la sénatrice Omidvar en mars 2019 en tant que projet de loi S-259. Quand il est mort au Feuilleton, elle l’a présenté à nouveau deux ans plus tard exactement; il s’agissait du projet de loi S-226. Ce dernier est également mort au Feuilleton, mais nous l’étudions maintenant à nouveau, toujours parrainé par la sénatrice Omidvar.

Les efforts de la sénatrice Omidvar à cet égard me rappellent la sagesse du trentième président des États-Unis, le taciturne Calvin Coolidge.

M. Coolidge a été élu vice-président en 1920; il était en lice avec le républicain Warren Harding, élu président. M. Harding est décédé subitement en 1923, et M. Coolidge lui a succédé pour ensuite être élu président en 1924. Surnommé « Silent Cal », ou Cal le taciturne, M. Coolidge était un homme de peu de mots. En fait, il acceptait parfois des invitations à des événements privés seulement s’il était convenu qu’on ne lui demanderait pas de faire une allocution. Par contre, quand il parlait, il avait des observations intéressantes, particulièrement en ce qui concerne les qualités les plus importantes chez un politicien.

M. Coolidge disait que le talent ne suffisait pas :

Rien au monde ne peut remplacer la persistance. Ni le talent : rien n’est plus commun que les personnes talentueuses sans succès. Ni le génie : le génie non reconnu est presque passé en proverbe. Ni l’éducation : le monde est rempli d’épaves éduquées. Seules la persistance et la détermination sont omnipotentes.

M. Coolidge a soutenu qu’un politicien qui ne fait pas preuve de persévérance aura du mal à accomplir quoi que ce soit.

Je tiens à féliciter personnellement la sénatrice Omidvar de la patience et de la détermination dont elle a fait preuve pour faire adopter cette mesure législative par le Parlement. Elle nous a tous donné un excellent exemple de l’importance de la persévérance dans la poursuite d’objectifs valables. Bravo, sénatrice.

Ceci dit, le moment choisi pour présenter ce projet de loi ne pourrait pas être plus important. La différence maintenant est évidemment l’invasion de l’Ukraine par le dictateur autoritaire Vladimir Poutine, avec l’appui de ses oligarques. Cela a focalisé à merveille l’esprit du Sénat sur les questions abordées dans le projet de loi. Nous sommes donc un peu plus pressés de faire adopter le projet de loi à l’étape de la troisième lecture et de le renvoyer à la Chambre. Dans ces circonstances, le projet de loi existe depuis suffisamment longtemps pour que notre hâte n’ait rien d’inconvenant, surtout que le gouvernement a maintenant montré sa volonté de l’appuyer.

Bref, honorables sénateurs, je crois que le projet de loi S-217 est une mesure législative qui arrive à point nommé. Je ne peux pas mieux décrire la raison pour laquelle il en est ainsi que l’a fait la marraine dans son discours au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères en mars dernier :

Au cours du mois dernier, nous avons vu le monde changer. La brutalité de l’invasion russe en Ukraine a nécessité une intervention rapide et sévère de la communauté internationale. Nous avons vu l’imposition de régimes de sanctions, comme l’exclusion de la Russie du système bancaire SWIFT, auxquels nul ne se serait attendu il y a quelques semaines.

Récemment, le gouvernement a annoncé que le Canada se joindrait à un groupe de travail international avec les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres pays pour :

[...] collaborer en vue de prendre toutes les mesures juridiques possibles pour trouver, retenir, bloquer, saisir et, s’il y a lieu, confisquer les biens de ces particuliers et entités qui ont été sanctionnés relativement à l’invasion préméditée, injuste et non provoquée de l’Ukraine par la Russie, et à l’agression continue du régime russe.

Comme la sénatrice Omidvar l’a expliqué, « [l]a Loi sur la réaffectation des biens bloqués, telle qu’elle est proposée dans le projet de loi S-217, assurerait le fondement juridique requis pour tenir les dictateurs, les auteurs de violations des droits de la personne et les kleptocrates responsables de leurs gestes ».

Cependant, même si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a certainement donné un élan nécessaire à ce projet de loi, comme le professeur Fen Hampson l’a dit au Comité des affaires étrangères, « l’indignation morale [...] ne peut pas nécessairement servir de fondement à une bonne politique d’intérêt public ».

Ainsi, sénatrice Omidvar, même si vous trouvez regrettable qu’il ait fallu attendre aussi longtemps avant que votre projet de loi soit accepté, les autres sénateurs qui appuient ce projet de loi peuvent au moins se consoler en sachant qu’il n’est pas seulement le produit de cette plus récente indignation morale, mais que ces efforts remontent à bien plus longtemps.

Punir les oligarques russes en saisissant et en réaffectant leurs biens mal acquis serait certainement un résultat satisfaisant de l’adoption de ce projet de loi, mais la situation actuelle en Ukraine n’est pas précisément ce qui a mené à la conception de ce projet de loi, et ce dernier ne visait pas particulièrement les oligarques russes, même s’ils auraient certainement fait partie des personnes visées.

Je pense qu’il serait bon de se rappeler que tout en étant utile pour répondre à la crise en Ukraine, le projet de loi ne s’y limite pas. Comme nous l’a rappelé la sénatrice Omidvar dans son discours sur le projet de loi S-259 en 2019, cette mesure législative tire son origine dans ce que la sénatrice a appelé la pire crise du monde actuel : la crise des personnes déplacées de force. À l’échelle planétaire, on comptait alors 70 millions de personnes — dont la moitié étaient des enfants —ayant dû fuir leur pays à cause de conflits armés.

Honorables sénateurs, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a ajouté plus d’un million de réfugiés à ce nombre, qui continue malheureusement d’augmenter.

À l’époque, j’avais été frappé de savoir que le projet de loi de la sénatrice Omidvar avait été inspiré par le rapport du Conseil mondial pour les réfugiés, intitulé Appel à l’action : transformer le système mondial d’aide aux réfugiés, qui avait été publié plus tôt cette année-là par les Nations unies. Voici ce que la sénatrice Omidvar a dit dans son discours à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-259 :

Il exhorte les États-nations, les organisations régionales et les institutions multinationales à faire plus que de simples discours; il les exhorte à agir. Ce projet de loi est une réponse directe à l’appel à l’action.

Cependant, cela me rappelle l’étalage de vertu dans lequel le gouvernement actuel s’engage encore, et cela me dérange. Par exemple, il a clamé haut et fort il y a quelques semaines qu’il envoyait des agents de la GRC en Europe pour enquêter sur des crimes de guerre commis en Ukraine. Cela peut sembler une bonne idée, mais il s’agit presque à coup sûr d’un geste vain étant donné qu’en réalité, il sera à toutes fins utiles impossible d’arrêter pour crimes de guerre des soldats d’un État qui dispose de l’arme nucléaire. On peut prétendre que des généraux russes seront arrêtés et jugés, mais il est très difficile d’imaginer comment on pourrait s’y prendre.

Durant l’étude de ce projet de loi au comité, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que l’ancien ministre des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, a pris le temps lors de sa comparution de chanter les louanges du traité sur les mines terrestres antipersonnel qu’il a piloté il y a un quart de siècle. Il s’agissait à coup sûr d’une initiative valable. Cependant, cela s’est avéré étonnant puisque l’invasion de l’Ukraine démontre à quel point ce traité ne fonctionne pas, étant donné que la Russie s’emploie à utiliser de telles armes en Ukraine.

Je souhaiterais vraiment que le gouvernement du Canada cesse de faire semblant et d’étaler sa vertu. Notre pays doit d’abord être honnête envers lui-même. En tant que parlementaires, nous devons être honnêtes envers les Canadiens à propos de la menace sérieuse à laquelle nous sommes confrontés.

J’aimerais que le gouvernement prenne des mesures qui peuvent réellement améliorer la situation. Ce projet de loi peut y contribuer si nous travaillons sans relâche avec nos alliés pour établir une approche commune. Nous devons toutefois faire preuve de lucidité et de franchise à propos du chemin difficile qui nous attend et éviter de nous concentrer simplement sur gestes futiles qui nous permettent de nous faire croire, en apparence, que nous jouons un rôle décisif.

Je cite à nouveau M. Hampson :

Le projet de loi uniformise les règles du jeu lorsque notre pays est forcé de traiter avec des protagonistes malveillants et des régimes corrompus. Notre gouvernement doit pouvoir user de représailles contre ceux qui ne respectent pas la primauté du droit [...]

C’est un passage à l’action, pas d’autres belles paroles ni des sermons diplomatiques.

Honorables sénateurs, je ne veux pas vous donner l’impression que tous les témoins ou même tous les sénateurs membres du comité appuyaient le projet de loi. Dans le cadre de l’étude du projet de loi S-217 par le Comité des affaires étrangères, Transparency International a particulièrement critiqué trois aspects de cette mesure législative : l’accent est mis uniquement sur les personnes déplacées en tant que victimes; le piètre travail réalisé par le gouvernement pour saisir les biens, au point où il n’y en a pas suffisamment pour les réaffecter; les connaissances insuffisantes des juges en matière d’affaires étrangères, et sur le contexte du pays ou du groupe qui pourrait recevoir les fonds, qui pourraient faire en sorte que les biens réaffectés se retrouvent entre de mauvaises mains.

Brandon Silver, qui représentait le Centre Raoul Wallenberg, est un ardent défenseur de ce projet de loi, mais il a aussi proposé trois améliorations pour le renforcer. Il a proposé notamment d’élargir sa portée pour qu’il ne se limite pas aux personnes déplacées.

Nous avons délibéré sur de nombreuses propositions avant de procéder à l’étude article par article du projet de loi, ce qui nous a amenés à proposer plusieurs amendements. Finalement, seuls deux amendements ont été adoptés par le comité. Il s’agit d’amendements de nature plus ou moins technique qui visaient à s’assurer que le projet de loi soit conforme aux pratiques gouvernementales actuelles au titre de la Loi sur les mesures économiques spéciales. Par conséquent, certaines préoccupations importantes n’ont pas été abordées.

Cet état de fait donnera peut-être au gouvernement l’occasion d’étudier ce projet de loi plus en profondeur en vue de l’améliorer. J’exhorte le gouvernement et les députés de la Chambre des communes à déployer de sérieux efforts en ce sens afin de pouvoir rendre ce projet de loi plus substantiel.

Je manquerais à mon devoir si je ne précisais pas que j’avais des réserves à propos d’un des amendements qui permet maintenant d’élargir les raisons pour lesquelles on pourrait réaffecter les biens saisis afin d’inclure :

une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales qui a entraîné ou est susceptible d’entraîner une grave crise internationale.

Je suis conscient que cette formulation vise à uniformiser le libellé du projet de loi S-217 avec celui de la Loi sur les mesures économiques spéciales, comme la sénatrice Coyle l’a expliqué en proposant cet amendement, mais je crains que cette formulation soit à la fois trop vaste et trop limitée.

Cette formulation serait trop vaste — comme l’a expliqué le sénateur Richards en comité —, car elle pourrait s’appliquer de façon subjective à presque n’importe quelle situation. Par exemple, comment définir une « rupture sérieuse de la […] sécurité internationale » susceptible d’entraîner une « grave crise internationale »? Cela aurait-il pu s’appliquer aux frappes défensives d’Israël en 1967, qui ont certainement mené à une crise internationale?

En revanche, je crains que l’utilisation des termes « grave crise internationale » limite trop l’application de cette mesure législative. Est-ce que l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine en 2014, qui s’est faite presque sans effusion de sang, ou encore la prise de possession d’une partie du territoire géorgien par la Russie en 2008 correspondraient à la définition de « grave crise internationale »?

Malheureusement, c’est loin d’être clair.

Au comité, les sénateurs ont indiqué que, en fin de compte, c’est le gouvernement du Canada qui déterminera ce qui constitue une rupture sérieuse de la sécurité internationale susceptible d’entraîner une grave crise internationale. Cependant, peu importe la situation, confier cette tâche uniquement au gouvernement au pouvoir pourrait comporter des risques.

Je me contenterai de dire que, heureusement, ce sera seulement l’un des motifs d’intervention prévus dans le projet de loi.

Comme nous l’entendons si souvent dans cette enceinte, ne laissons pas la quête de la perfection devenir l’ennemie du bien. Dans l’ensemble, je crois qu’il s’agit d’un bon projet de loi. C’est le projet de loi qu’il nous faut à l’heure actuelle. J’exhorte donc tous les sénateurs à l’appuyer et à voter en sa faveur à l’étape de la troisième lecture.

Merci.

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