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Le Sénat

Motion tendant à exhorter le gouvernement à adopter l'antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé--Ajournement du débat

5 novembre 2020


Conformément au préavis donné le 3 novembre 2020, propose :

Que le Sénat du Canada exhorte le gouvernement fédéral à adopter l’antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé, en vue d’interdire toute discrimination basée sur le racisme et d’offrir à chacun le droit égal à la protection et au bienfait de la loi.

— Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de ma motion, la motion no 41, qui demande que le Sénat du Canada exhorte le gouvernement fédéral à adopter l’antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé.

Cette demande pour le sixième pilier provient de plusieurs sources au Canada, et je parle en leur nom. Cet appel a été porté à mon attention la semaine dernière par une lettre ouverte adressée à de nombreuses personnes, dont moi, par Josée G. Lavoie, professeure à l’Université du Manitoba; Mary Jane Logan McCallum, professeure à l’Université de Winnipeg; Annette Browne, professeure à l’Université de Colombie-Britannique; et Emily Hill, avocate-conseil principale chez Aboriginal Legal Services.

Le Groupe de travail Brian Sinclair était dirigé par le Dr Barry Lavallee et comprenait les personnes susmentionnées. Ce groupe a été formé en réponse au décès de Brian Sinclair dans la salle d’urgence d’un hôpital de Winnipeg et aux questions que cela a soulevées au sujet du système de santé, du système de justice, des populations autochtones et de la province du Manitoba. On peut lire ceci à la page 1 du livre de Mary Jane Logan McCallum et d’Adele Perry intitulé Structures of Indifference: An Indigenous Life and Death in a Canadian City :

Au cœur de cette histoire, il y a 34 heures qui se sont écoulées en septembre 2008. Pendant ce jour et demi, Brian Sinclair, un Anishinaabeg non inscrit d’âge moyen, résidant à Winnipeg, la capitale du Manitoba, s’est rendu en fauteuil roulant aux urgences du Centre des sciences de la santé, le principal hôpital du centre-ville. Il n’a reçu aucune aide et aucuns soins, et il est finalement décédé d’une infection qui aurait été facile à traiter. Selon nous, la situation reflète une structure particulière d’indifférence créée et entretenue par le colonialisme, qui peut être mieux comprise en mettant la vie et le décès de cet Anishinaabeg dans leur contexte historique.

À la page 5, on peut lire ce qui suit :

[...] ces archives reflètent la situation précaire des populations autochtones en matière de soins de santé et de justice au Canada, et montrent combien la situation est problématique pour le traitement des cas de décès prématurés des Autochtones [...] nous constatons que l’enquête a servi à masquer la violence du colonialisme [...]

À la page 130, on lit ceci :

[...] dans son témoignage, le médecin légiste en chef du Manitoba, Thambirajah Balachandra, a fait valoir que « même si Blanche-Neige était arrivée en fauteuil roulant ce jour-là, dans cette situation, elle serait morte ». Les dimensions sexospécifiques, raciales et physiques du choix de la métaphore ne sont pas fortuites.

Chers collègues, pour ceux qui sont victimes de racisme, il est épuisant de répéter sans cesse que le racisme existe au Canada. Pour les Canadiens qui n’ont jamais été victimes de racisme, que ce soit du racisme systémique ou à cause d’une attaque personnelle, il est facile de nier son existence. Par conséquent, le racisme peut être difficile à comprendre pour certains. Pour d’autres, il s’agit d’une pratique courante dans leur vie, comme le démontrent les cas de Brian Sinclair et de Joyce Echaquan.

Pour les Autochtones et les gens de couleur, la menace du racisme est toujours présente. Récemment, en préparant une présentation sur le racisme que j’allais donner à des étudiants de la Faculté de droit de l’Université du Manitoba, je me suis rendu compte qu’à aucun moment de ma vie je n’ai arrêté de penser au racisme. Aujourd’hui, serai-je victime de racisme dans la rue, au magasin, dans l’avion ou à l’hôpital? Vais-je le deviner dans les yeux ou le langage corporel d’une personne, ou sur sa bouche? Parfois, nous nous disons que nous y avons échappé en sachant que, même si nous n’avons pas été victimes de racisme cette journée-là, de nombreux autres membres des Premières Nations, des Métis, des Inuits et gens de couleur l’ont été.

Il est scandaleux quand quelqu’un sait que c’est sa journée, mais qu’il ignore si le racisme dont il est victime entraînera sa mort. Il est inadmissible que certaines personnes estiment avoir le droit d’enlever la vie à un Autochtone, et ce, ouvertement et sans craindre de répercussions, uniquement à cause de la couleur de sa peau.

Quand une société est raciste, les personnes racistes peuvent s’arroger un pouvoir qu’elles n’auraient pas dans une société juste. Les gens qui sont la cible de ce racisme y reconnaissent une pathologie claire — bien que cette clarté n’ait jamais suffi par le passé. Les petits enfants qui se sont échappés des pensionnats le savaient. Les mères qui se sont fait arracher leurs enfants des bras le savaient. Les jeunes hommes savaient que le système jouait contre eux quand des policiers les ont envoyés marcher, en pleine nuit, le long d’autoroutes glacées. Brian Sinclair le savait tandis qu’il attendait patiemment dans la salle d’attente de l’urgence, où on l’a oublié encore et encore jusqu’à son décès. Qu’en est-il de toutes les femmes portées disparues ou assassinées, si nombreuses? Ne sont-elles pas des femmes au même titre que nous, mesdames? Ne méritent-elles pas d’être protégées? Combien de personnes autochtones auraient pu être sauvées si nos institutions s’étaient montrées accueillantes, ouvertes et conscientes de leurs difficultés?

S’il y a une chose que nous savons, c’est que le racisme traverse toutes les institutions canadiennes. Dans son livre intitulé Racial and Ethnic Policies in Canada, Gurcharn S. Basran dit, à la page 3 :

Le gouvernement canadien et la population en général pratiquent systématiquement le racisme depuis le tout début de l’histoire du Canada [...] Ce racisme s’est institutionnalisé au cours de notre histoire. Il cible principalement les populations du Canada qui ne sont pas blanches.

Il dit ensuite, à la page 11 :

Le racisme n’est pas un comportement exceptionnel qui se manifeste spontanément chez certaines personnes en particulier. Il se développe, se répand et s’utilise de façon systématique pour répondre aux besoins et aux intérêts de certains groupes de la société canadienne. Le racisme institutionnel est un aspect important de l’histoire canadienne, et il est intimement lié à notre système de production, de distribution et de contrôle des ressources économiques. Autrement dit, le racisme est une composante importante de notre structure économique et de notre réalité politique.

Honorables sénateurs, dans le rapport final de 2019 intitulé Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès, le commissaire Jacques Viens dit ceci :

J’ai longtemps cherché une image assez forte pour décrire ce que j’avais vécu. Puis, un matin, les voix de tous ceux et celles que j’avais entendus se sont superposées pour tracer le contour de ce qui allait s’avérer être mon principal constat. Chacun à leur manière, les récits de [...] tous [...] m’ont dépeint comment, en érigeant des ponts là où le débit ne l’avait jamais nécessité, en posant des digues qu’ils jugeaient nécessaires et rassurantes, les services publics ont fait incursion sur des territoires dont ils ignoraient la nature profonde. Des territoires où s’entremêlent des choses aussi sensibles que la santé physique et mentale, la justice et les relations parents-enfants.

Dans son rapport, le commissaire Viens affirme qu’il est « impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes » les Premières Nations « dans leurs relations avec les services publics ». Il ajoute que, pour bien tenir compte de l’histoire des Premières Nations et des Inuits de la province, des améliorations doivent être apportées dans toutes les sphères de la vie publique, dont les services policiers, sociaux et correctionnels, la justice, la protection de la jeunesse, la santé mentale et l’éducation.

Le commissaire Viens a déclaré ceci à propos de son rapport :

Il y a effectivement beaucoup de choses inquiétantes dans le rapport, et il faut changer la façon dont on donne les services aux Autochtones du Québec.

Même si ce rapport traite de la situation au Québec, ses constatations peuvent très certainement s’appliquer au reste du Canada.

Plus près de nous, honorables sénateurs, les événements qui se sont conclus par la mort de Joyce Echaquan le 28 septembre 2020 n’ont hélas rien de nouveau. Mme Echaquan était une Autochtone de la bande atikamekw de Manawan, elle avait sept enfants et elle est morte sanglée à son lit d’hôpital, sous les quolibets racistes des infirmières qui, au lieu de lui fournir l’aide qu’elle les suppliait de lui donner, riaient d’elle. C’est consternant. C’est déjà assez que de telles atrocités et de telles manifestations de racisme se produisent dans notre pays, il faut en plus qu’elles aient lieu précisément dans un établissement qui a pour mission de guérir les gens, pas de les tuer.

Mme Echaquan a été victime de violence interpersonnelle. Elle est morte en suppliant des travailleurs de la santé canadiens de faire ce qu’ils étaient formés et payés pour faire. Je dirais en fait qu’elle est morte de violence systémique. Elle est morte entre les mains des personnes qui ont laissé ces comportements se poursuivre sans intervenir.

Étant donné le racisme, il n’y a pas d’autres options. Les hôpitaux où travaillent des gens racistes demeurent tout de même des hôpitaux. Les hommes, les femmes et les enfants autochtones s’y rendent pour obtenir de l’aide, sachant très bien que ces établissements ne les ont pas en haute estime. Joyce Echaquan s’est rendue à l’hôpital en sachant qu’elle n’y serait pas bien traitée. D’après sa famille, elle y est allée une dernière fois en disant à quel point on y était horrible avec elle. « Un jour, ils vont me tuer » a-t-elle dit.

La Loi canadienne sur la santé énumère les conditions que les régimes d’assurance-maladie provinciaux et territoriaux doivent respecter pour recevoir une contribution financière du fédéral. Les cinq conditions applicables aux services de santé assurés sont : la gestion publique, l’accessibilité, l’intégralité, l’universalité et la transférabilité.

L’intégralité est définie de façon générale pour y inclure les services médicalement nécessaires « pour le maintien de la santé, la prévention des maladies, ou le diagnostic ou le traitement des blessures, maladies ou invalidités ». Comment l’intégralité et le racisme peuvent-ils coexister? L’universalité signifie que les régimes provinciaux d’assurance-maladie doivent assurer les Canadiens pour tous les services médicaux et hospitaliers médicalement nécessaires. Y aurait-il deux types d’universalité? Un traitement pour un groupe et un moins bon traitement pour d’autres? La responsabilité publique concernant les fonds dépensés pour les services assurés tient-elle compte du fait que le traitement est inégal et varie d’un groupe à un autre? Comment peut-on affirmer que les soins de santé sont accessibles lorsque les gens ont peur de se rendre aux centres de santé en raison du racisme?

Afin de réparer ces injustices commises au nom de la Loi canadienne sur la santé, il faut s’attaquer au racisme institutionnel. Au lieu de voir la couleur de la peau comme un désavantage, il faut tenir compte des histoires, des réalités et des difficultés des Autochtones et des gens de couleur afin qu’ils ne soient plus exclus des systèmes dominants, que ce soit par rapport à la santé, à la justice, à l’éducation, à l’économie ou à tout autre aspect.

Honorables sénateurs, une action concertée dans les plus hautes sphères d’influence et de pouvoir au pays s’impose pour mettre fin au racisme dans le système de santé canadien. En tant que sénateurs, nous avons l’obligation morale et légale de prendre la parole et d’agir pour soutenir la lutte contre le racisme.

Pensons à Joyce Echaquan qui, aux prises avec d’immenses souffrances, a trouvé la force d’utiliser son téléphone. Qu’essayait-elle de communiquer au Canada au moyen de son téléphone? Elle a refusé d’être une victime. Elle était attachée au lit, mais son esprit et son âme s’élevaient fièrement. Elle demeure un catalyseur de changement. Elle ne voulait pas que d’autres subissent le même sort qu’elle. Je suis certaine que, en tant que femme, ses dernières pensées étaient tournées vers sa famille, plus particulièrement vers ses enfants. Les femmes ont toujours lutté pour un avenir meilleur pour leurs enfants. Elle ne faisait pas exception. Elle a tracé la voie à suivre.

Je vais conclure sur les paroles du chef Sitting Bull : « Unissons nos efforts pour déterminer le genre de vie que nous voulons offrir à nos enfants. »

Merci.

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