La Loi sur le ministère des Femmes et de l’Égalité des genres
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Débat
30 novembre 2021
Propose que le projet de loi S-218, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Femmes et de l’Égalité des genres, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, pour commencer, j’aimerais expliquer pourquoi ce projet de loi plutôt simple, mais puissant et opportun est si essentiel. Le projet de loi inscrirait dans la loi l’obligation du ministère des Femmes et de l’Égalité des genres de déposer, pour tout projet de loi du gouvernement, un énoncé qui indique les effets possibles du projet de loi sur les femmes, en particulier les femmes autochtones. Cette analyse ou cet énoncé examinant le projet de loi sous l’angle des genres serait dorénavant obligatoire pour tous les projets de loi afin d’évaluer l’incidence propre au genre des politiques, des lois et des programmes pour les femmes et les hommes. Cela permet aux décideurs de tenir compte des différences entre les sexes.
Vous noterez qu’il est explicitement question de femmes autochtones dans le projet de loi. J’ai entendu certains d’entre vous au Sénat qui craignaient que ce libellé exclue les autres femmes de couleur, les personnes handicapées, etc. Ce n’est pas le cas. Je tiens à illustrer l’importance de nommer les femmes autochtones en citant une analogie décrite à la page 151 de l’ouvrage Demarginalizing the Intersection of Race and Sex de Kimberlé Crenshaw :
Imaginez un sous-sol qui contient toutes les personnes qui sont désavantagées en raison de leur race, de leur sexe, de leur classe sociale, de leur préférence sexuelle, de leur âge et de leurs capacités physiques. Ces personnes sont empilées les unes sur les autres — les pieds sur les épaules — et celles qui se trouvent en bas sont désavantagées par toute une série de facteurs, tandis que celles qui sont au sommet et dont la tête se heurte au plafond sont désavantagées par un seul facteur. Leur plafond est en fait le plancher sur lequel ne résident que les gens qui ne sont aucunement désavantagés. Afin de corriger certains aspects de la domination, les gens qui se trouvent au-dessus du plafond n’admettent du sous-sol que les personnes qui peuvent dire qu’elles résideraient aussi dans la pièce supérieure si ce n’était du plafond. Une trappe est aménagée par laquelle ceux qui se trouvent immédiatement sous le plafond peuvent ramper. Cependant, cette trappe n’est généralement accessible qu’aux personnes qui, en raison de la singularité de leur fardeau et de leur position privilégiée par rapport aux gens en dessous d’elles, sont en mesure de ramper par la trappe. Les personnes sur lesquelles pèsent de multiples fardeaux sont généralement laissées en bas, à moins qu’elles ne puissent d’une manière ou d’une autre se glisser parmi les groupes qui sont autorisés à passer par la trappe.
En tant que parlementaires, est-ce que nos efforts facilitent uniquement l’inclusion des personnes qui sont en mesure de se faufiler dans cette trappe d’évacuation, ou est-ce qu’ils aident également les groupes marginalisés pour qui nous pouvons dire « lorsqu’ils entrent, nous entrons tous »? Quel est ce plafond auquel, en tant que parlementaires, nous devons accorder une attention particulière? Est-ce que l’application d’une analyse comparative entre les sexes modifierait ce plafond pour de nombreuses personnes? Il est important de le savoir, car il empêche de nombreuses personnes d’être prises en compte à la Chambre haute et de pouvoir bénéficier d’une véritable égalité dans leur vie.
Honorables sénateurs, il est important de nous demander pourquoi le projet de loi est nécessaire. Pourquoi tant de ministres continuent-ils à ne pas remplir le mandat qui les oblige à soumettre les projets de loi d’initiative ministérielle à une analyse comparative entre les sexes? Pourquoi font-ils preuve d’inaction et d’une indifférence présumée à l’égard de l’égalité hommes-femmes, comme le montre le fait que l’application de telles analyses est loin d’être faite de manière courante, opportune et approfondie?
Honorables sénateurs, pourquoi est-ce que je me concentre tout particulièrement sur les femmes autochtones dans ce projet de loi? L’analyse comparative entre les sexes, qui se fait actuellement de manière aléatoire, s’applique à des personnes dont l’histoire et les antécédents sont compris par la société canadienne, à des femmes non autochtones qui vivent dans des milieux qui ne risquent pas généralement de les marginaliser davantage ou de créer des vides en matière de compétence. Toutefois, en examinant les projets de loi que nous avons récemment adoptés, je constate que le Parlement continue de désavantager les personnes marginalisées d’un point de vue social, politique et économique.
Sur l’échelle des personnes marginalisées qui souhaitent atteindre le sommet, les femmes des Premières Nations se retrouvent continuellement tout en bas, surtout celles qui vivent plusieurs formes de désavantages liés notamment à des mesures législatives qu’elles seules doivent supporter, comme la Loi sur les Indiens. Pourquoi est-ce comme cela? Pourquoi les gens résistent-ils à l’idée d’éliminer les obstacles réservés aux femmes des Premières Nations et à leurs descendants? En montant d’un échelon, les femmes des Premières Nations se retrouveraient-elles dans une meilleure situation? Ou alors l’intersectionnalité inhérente de ces obstacles empêche-t-elle de manière concertée le progrès?
Si la société continue à laisser les femmes autochtones dépourvues de protection tout en protégeant les autres selon l’analyse comparative entre les sexes, alors qu’est-ce que cela révèle sur nous en tant que société, surtout à la suite du récent rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées? Quel est le principal obstacle pour les femmes des Premières Nations? Ils sont nombreux : la race, le genre, le handicap, le manque d’éducation, l’inemployabilité, l’itinérance, la violence sous toutes ses formes, la perte de l’autodétermination et de l’autonomie gouvernementale, la perte d’identité, le manque de voisinages sûrs, l’oppression par les lois et les politiques renforcée par la Loi sur les Indiens. Même avec l’élimination d’un de ces obstacles, voire des cinq, les femmes autochtones continueraient d’être mises à l’écart par la société.
Pour éliminer les obstacles, il faut des solutions politiques, car ces obstacles ont été conçus par un système politique. Dans l’ouvrage Residential Schools and Indigenous Peoples: From Genocide via Education to the Possibilities for Processes of Truth, Restitution, Reconciliation, and Reclamation, publié par Stephen James Minton, l’une des auteures, Natahnee Nuay Winder, cite un poème de Tanaya Winder intitulé Extraction, qui date de 2018. Cette œuvre m’interpelle parce qu’elle donne un aperçu du « ressenti » ou des émotions que suscitent les pensionnats autochtones.
Avant que je sois née, ils ont essayé de nous faire taire,
ont percé nos langues avec des aiguilles puis ont enseigné
aux filles d’alors — maintenant grands-mères — comment coudre
comme des machines. À cette époque déjà ils cousaient nos corps
comme un territoire, plein de ressources
prêtes à être extraites et exploitées [...]
Du plus loin que je me souvienne, nous avons été volés :
de la réserve aux pensionnats industriels
et aujourd’hui nos filles, femmes, et deux-esprits disparaissent encore
assassinés. Je n’ai pu trouver de mot pour cela.
Mais yáakwi signifie couler ou disparaître. Où tombons-nous donc?
Quand avons-nous commencé à nous évanouir?
Dans le même ouvrage, Mme Winder affirme ceci :
Les pensionnats autochtones ont été conçus pour extraire les Autochtones de leurs collectivités, de leurs familles et de leurs territoires traditionnels en vue de les assimiler.
Mme Winder cite ensuite les propos de l’auteure, universitaire et militante anishinabe Leanne Betasamosake Simpson :
...[l]’extraction supprime tous les liens qui donnaient un sens à ce qui a été extrait. Extraire, c’est enlever. Extraire, c’est prendre. En fait, c’est voler; c’est prendre sans consentement, sans avoir réfléchi, sans se soucier et sans savoir quels seront les impacts de l’extraction sur les autres êtres vivants de l’environnement où s’est produite l’extraction. Cela a toujours fait partie du colonialisme et des conquêtes.
Honorables sénateurs, les problèmes vécus par les femmes des Premières Nations exigent une attention particulière. Pourquoi? J’ai déjà parlé des effets des pensionnats autochtones à partir de mon expérience personnelle et de ce qui avait été extrait dans notre vie. Dans le livre From Treaty Peoples to Treaty Nation, de Greg Poelzer et Ken Coates, l’auteur affirme ceci :
Pensez au nombre incroyable d’hommes autochtones incarcérés dans le système carcéral canadien et réfléchissez à tout le poids de la responsabilité familiale et communautaire que cela fait peser sur les femmes, les conjointes, les filles, les tantes et les grands-mères.
L’auteur ajoute plus loin :
Les femmes sont la pierre angulaire de ces communautés qui résiste aux crises et aux problèmes sociaux qui touchent les populations autochtones. Les femmes donnent beaucoup de force aux peuples autochtones au Canada; elles ont un rôle clé à jouer pour l’établissement de solutions d’avenir.
Chers collègues, la guérison est un processus continu tant pour les Autochtones que pour les non-Autochtones qui travaillent d’arrache-pied pour que les mesures législatives ne marginalisent plus les peuples et les communautés autochtones, et en particulier les femmes des Premières Nations, par l’entremise de l’assimilation ou de l’extraction des ressources.
En tant que sénateurs, nous prenons des décisions et modifions des mesures législatives, ce qui a une incidence sur les Canadiens. En réalité, tout le travail que nous effectuons a une incidence sur les Canadiens, et le fait d’examiner les questions sous un angle sexospécifique alors que nous nous acquittons de cette obligation nous permet de calculer l’ensemble des conséquences des initiatives et des projets de loi fédéraux du point de vue de personnes d’origines diverses, et de cerner rapidement les problèmes éventuels.
C’est sous cet angle que j’ai examiné le projet de loi C-69 et que j’ai cerné les conséquences négatives que l’extraction des ressources aurait sur les femmes autochtones en particulier. Nous savions tous que l’extraction des ressources n’entraînerait pas les mêmes conséquences pour tout le monde et qu’une certaine tranche de la population, à savoir les femmes autochtones, serait touchée différemment. Il nous incombait de savoir quels éléments faisaient obstacle à l’égalité. C’était aussi essentiel que nous n’ajoutions pas aux injustices du passé.
Grâce à la mention « en particulier les femmes autochtones », le projet de loi vise à combler les lacunes découlant d’une perspective axée sur un seul type de désavantage en facilitant l’inclusion des personnes qui sont désavantagées à plusieurs égards. Ainsi, la mesure législative tient compte des voix qui sont les mieux placées pour expliquer les lacunes et les enjeux qui sont pertinents à leur situation, notamment les femmes des Premières Nations, les femmes métisses, les femmes inuites et les femmes non inscrites.
Les femmes des Premières Nations, métisses et inuites ainsi que celles qui n’ont aucun statut subissent encore trop durement les conditions sociales qui sont leur lot et qui ont été façonnées directement ou indirectement par la Loi sur les Indiens. Ces conditions sociales comprennent non seulement les caractéristiques des personnes et des ménages, comme le revenu, le niveau d’éducation, la structure familiale, les ressources en matière d’habitation et de transport, mais aussi les caractéristiques des communautés, dans les réserves et ailleurs, comme la prévalence et la gravité de la pauvreté, la ségrégation résidentielle et géographique, le taux de criminalité, l’accès à des lieux pour jouer et faire de l’exercice en toute sécurité, la disponibilité du transport en commun pour se rendre au travail et occuper un emploi offrant un salaire suffisant, l’aide sociale dont on peut bénéficier, et la proximité de bonnes écoles et de sources d’aliments nutritifs.
Comme on a pu le constater dans les témoignages concernant le projet de loi C-69, les communautés autochtones se trouvent souvent à proximité d’un site d’extraction des ressources ou d’installations d’élimination de déchets toxiques, et leur environnement naturel se dégrade. Aucun autre groupe n’est obligé de subir constamment des traumatismes semblables qui lui sont infligés par autant d’institutions différentes. Martha Cabrera, qui travaille dans des programmes de rétablissement après un traumatisme au Nicaragua, a trouvé les bons mots pour décrire la situation. Elle parle de sa société comme étant blessée à maintes reprises, traumatisée à maintes reprises et vivant maints deuils après avoir vécu plusieurs décennies de conflits. Les répercussions que continue de subir cette société maintes fois traumatisée et éprouvée par le deuil sont visibles dans le nombre de femmes et de filles autochtones portées disparues ou assassinées, le nombre d’enfants vivant dans une famille d’accueil, la surreprésentation des Autochtones dans les prisons, le nombre de suicides, la traite des personnes exploitées sexuellement, la dégradation de l’environnement et du climat ainsi que l’augmentation de la prévalence des cancers et des problèmes de santé mentale.
Honorables sénateurs, revenons maintenant au projet de loi. Il exigerait la production d’énoncés indiquant si une mesure législative pourrait avoir des effets sur les femmes, particulièrement sur les femmes autochtones, et si c’est le cas, quels seraient ces effets.
Cet énoncé serait déposé devant la chambre où le projet de loi du gouvernement a pris naissance au plus tard deux jours de séance après la date de dépôt du projet de loi. Dans le cas des projets de loi d’initiative parlementaire, le ministre serait tenu de les évaluer sous l’angle de l’équité entre les sexes lorsqu’ils sont renvoyés à un comité de la chambre où le projet de loi a pris naissance. Nous avons choisi que l’analyse soit faite à cette étape parce qu’elle signifie que le projet de loi d’initiative parlementaire progresse bien dans sa chambre d’origine. Pour ces projets de loi, l’analyse devra être déposée devant la Chambre où le projet de loi a pris naissance au plus tard 10 jours de séance après la date de dépôt du projet de loi.
Afin d’éliminer toute échappatoire possible, le ministre devra enfin déposer un énoncé supplémentaire sur les amendements apportés au projet de loi, garantissant théoriquement que les effets possibles sur les femmes sont identifiés de la première lecture à la sanction royale. Tout aussi important, le ministre sera tenu de publier chaque énoncé sur le site Web de son ministère afin que tous les Canadiens y aient accès.
Il y a un précédent récent pour la nouvelle responsabilité conférée au ministre. Plus précisément, une disposition semblable est prévue au paragraphe 4.2(1) de la Loi sur le ministère de la Justice, qui exige que le ministre évalue s’il y a des dispositions des nouvelles lois qui sont incompatibles avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce ministre est aussi tenu de faire rapport à la Chambre des communes de toute incompatibilité dans les meilleurs délais possible.
On avait déjà laissé entendre que cet énoncé lié à la Charte comprendrait l’analyse comparative selon les sexes pour les projets de loi du gouvernement. C’est faux. Soyons clairs : les énoncés concernant la Charte ne dressent pas la liste de toutes les répercussions qu’un projet de loi pourrait avoir sur les droits et les libertés prévus dans la Charte. Ils se concentrent plutôt sur les plus importantes et les plus évidentes. En revanche, une analyse au titre du projet de loi S-219 exige que l’on mette l’accent sur l’incidence qu’une mesure législative proposée a sur les femmes, particulièrement les femmes autochtones, ce qui pourrait garantir qu’on ne néglige pas les droits de ces personnes dans le cadre d’analyses plus larges de projets de loi. Qui plus est, étant donné que les droits des Autochtones ne font pas partie de la Charte, les énoncés concernant la Charte ne soulignent pas l’incidence qu’un projet de loi aurait sur ces droits. Ils ne tiendraient pas nécessairement compte non plus des questions d’égalité concernant les droits qui pourraient être touchés par un projet de loi.
Honorables collègues, j’aimerais maintenant expliquer pourquoi ce projet de loi ne mentionne pas expressément les instruments qui doivent servir à entreprendre cette analyse, qu’il s’agisse de l’analyse comparative entre les sexes, de la Charte, de la Déclaration de Beijing ou de tout autre instrument de portée nationale ou internationale. C’est par prudence qu’ils n’ont pas été mentionnés. J’ai voulu m’assurer que les dispositions de ce projet de loi allaient résister au changement; je voulais essentiellement en assurer la pérennité. Si la loi mentionnait expressément l’analyse comparative entre les sexes du gouvernement, alors il faudrait modifier et mettre à jour la loi dès qu’une approche nouvelle ou meilleure serait mise au point. En accordant un pouvoir discrétionnaire au ministre, le projet de loi lui permet de veiller à ce que l’analyse des politiques ne se fasse pas au moyen d’une approche décalée par rapport aux nouvelles tendances. Le ministre sera tenu de procéder à l’analyse comparative entre les sexes en employant les instruments les plus récents et les plus pertinents, qu’il s’agisse d’autres lois et mesures législatives, de déclarations, d’ententes, de traités ou d’autres outils.
Chaque fois que l’on confère un pouvoir discrétionnaire à un ministre, on s’expose au risque qu’un ministre à l’esprit fermé interprète cette disposition de manière trop restrictive. Cependant, c’est dans une telle situation que le Parlement peut jouer un rôle en questionnant le ministre et en le pressant de rendre des comptes sur son énoncé, s’il devient évident que le ministre ne s’engage pas dans ce processus avec conviction.
Chers collègues, voici ce qu’on peut lire dans les Rapports du vérificateur général du Canada de l’automne 2015, plus précisément dans le Rapport 1 — La mise en œuvre de l’analyse comparative entre les sexes :
Dans l’ensemble, nous avons constaté que 20 ans après que le gouvernement ait pris l’engagement d’appliquer l’analyse comparative entre les sexes (ACS) à ses décisions politiques, seulement quelques ministères et organismes fédéraux ont instauré un cadre d’ACS. Par ailleurs, nous avons constaté que les ministères et organismes qui disposaient d’un cadre d’ACS ne réalisaient pas toujours des analyses exhaustives, et que la qualité des analyses était variable. Cette constatation s’inscrit dans la même ligne que la constatation formulée en 2009.
Sénatrice McCallum, il est maintenant 18 heures. Malheureusement, je dois vous interrompre. Conformément à l’article 3-3(1) du Règlement et à l’ordre adopté en novembre 2021, je suis obligé de quitter le fauteuil à moins que le Sénat ne consente à ce que la séance se poursuive. La séance est donc suspendue jusqu’à 19 heures. Vous disposerez du reste de votre temps de parole lorsque nous reprendrons le débat.