La Loi sur les compétences linguistiques
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
24 février 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-220. Je tiens à remercier le sénateur Carignan d’avoir présenté le projet de loi, qui donne ainsi aux sénateurs l’occasion de discuter et de débattre du bilinguisme. Il leur donne également la chance de soulever la question dont personne ne veut parler. Il s’agit de la question fondamentale concernant l’histoire des langues au Canada, leur utilisation dans la colonisation historique et actuelle des Premières Nations, des Métis, des Inuits et des Indiens non inscrits ainsi que les effets de cette assimilation et de cette oppression continues de nos jours.
En tant que parlementaires, nous avons l’occasion de mettre fin à la subordination continue des langues et des identités autochtones au Canada. Comme les sénateurs Downe, Dalphond et Carignan l’ont indiqué dans leur discours, je tiens d’abord à répéter que les Français et les Anglais ne sont pas les peuples fondateurs du Canada. Les Premières Nations et les Inuits vivent sur ces terres depuis des temps immémoriaux. Ils avaient leurs propres systèmes de gouvernement, notamment des lois et des constitutions, leurs propres structures et fonctions sociétales au sein de communautés fortes ainsi qu’un lien étroit avec le territoire et les ressources naturelles environnantes.
Les Métis sont arrivés plus tard. Ce sont les enfants des Premières Nations et des Européens. Au départ, les Métis avaient le grand don de pouvoir faire le pont entre les deux mondes, jusqu’à ce que le racisme et la concurrence les marginalisent. À l’époque, il n’y avait pas d’Indiens non inscrits, étant donné que la Loi sur les Indiens n’était même pas encore une idée.
Comme vous le savez, cette loi a eu des répercussions extrêmement négatives sur les Premières Nations, qui ont ouvert la voie à l’aliénation durable des premiers peuples et de leurs descendants.
Les Premières Nations et les Inuits étaient les premiers habitants de ce pays. Pourquoi leurs langues ne sont-elles donc pas officiellement reconnues comme le sont le français et l’anglais? Les Premières Nations, les Métis, les Inuits et les Indiens non inscrits possèdent leurs propres connaissances traditionnelles qui sont anciennes, particulières et inégalées et qui sont transmises par la langue et la culture. Nous ne disons pas que tout le monde doit apprendre ces langues; nous disons que nos langues sont tout aussi importantes que l’anglais et le français. Nous avons eu beaucoup de mal à les préserver pendant des siècles de colonialisme. Il existe maintenant une loi fédérale qui appuie leur survie et leur résurgence. Ne devrions-nous donc pas les inscrire dans la loi? En Afrique du Sud, par exemple, 11 langues sont reconnues officiellement dans la constitution de 1996, et 11 autres doivent être promues et développées.
Honorables sénateurs, les Premières Nations ne veulent plus qu’on les empêche d’intégrer et de refléter leur propre diversité ethnoculturelle. La langue joue un rôle important; elle peut donner une identité, mais aussi l’éliminer. La domination des langues française et anglaise et le pouvoir qu’elles possèdent continuent d’affaiblir et d’amoindrir les cultures autochtones. Je ne veux pas que nos générations futures continuent d’exister pour les autres.
Le fait de donner la primauté à une langue est une forme d’exercice de la souveraineté. Pourquoi alors les peuples autochtones devraient-ils continuer de réprimer leurs langues et de s’en tenir à un gouvernement de troisième échelon? Les Premières Nations, les Inuits et les Métis sont des peuples qui se gouvernent eux-mêmes et des nations souveraines. En cri, « souverain » se dit : e-ti-pee-thi-mi-soot, ce qui signifie « il ou elle s’appartient ».
À la base, honorables sénateurs, la langue sert à être en rapport avec les autres. Elle est importante parce qu’elle est utile. La langue est un outil puissant. C’est ce qui explique pourquoi certains veulent conserver leur langue maternelle et pourquoi d’autres veulent faire disparaître cette langue.
Honorables sénateurs, vous savez tous que j’ai été claquemurée dans un pensionnat indien pendant 11 ans, de l’âge de 5 ans à 16 ans. On m’a empêchée de parler ma langue, on m’a plongée dans un monde anglophone, où des religieuses et des prêtres français m’ont forcée à adopter l’anglais.
À l’âge de huit ans environ, alors que j’étais chez moi pour l’été, je me suis adressée à mon père en cri. Celui-ci s’est alors retourné et m’a dit : « Parle anglais. » Je me souviens d’avoir été abasourdie. J’ai découvert plus tard qu’il voulait que je maîtrise la langue anglaise, parce que nous n’avions pas le choix. Au pensionnat, on se faisait punir quand on parlait cri. Plus tard, mon père m’a dit que je pourrais réapprendre le cri parce que, comme je l’avais déjà parlé couramment, cette langue resterait en moi. Je suis toujours en train de la réapprendre.
Chers collègues, savez-vous à quel point il est difficile de réapprendre sa langue maternelle après qu’on vous a forcé à l’oublier? Les mots sont clairs dans mon esprit, mais je suis incapable de les dire, surtout par honte, mais aussi parce que cela fait longtemps que je n’utilise plus les muscles requis pour les prononcer.
Ma propre langue m’est devenue étrangère. Elle véhicule toujours la honte associée au fait qu’on m’ait dit à un très jeune âge qu’elle était celle d’une personne sauvage et non civilisée. Qui m’a dit cela? Les religieuses et les prêtres francophones qui dirigeaient l’école Guy Hill, un pensionnat autochtone.
Surmonter cette honte a été un processus complexe et difficile, en particulier lorsqu’on ne comprend pas l’origine de cette honte. Cette difficulté que j’ai à réapprendre ma langue est profondément ancrée dans la honte.
Le 10 décembre 2021, j’ai conduit jusqu’à Saint-Hyacinthe, au Québec, m’y rendant seule pour la première fois de ma vie. J’y étais allée à quelques reprises avec ma fille pour rendre visite à des religieuses qui avaient été à l’école Guy Hill. J’étais liée par l’esprit à ces religieuses. Sœur Evelyn, en particulier, avait été ma mère de substitution après le décès de ma propre mère alors que j’avais cinq ans.
J’avais fait des recherches pour retrouver sœur Evelyn et j’avais découvert, en 2013, qu’elle était à la maison de retraite des Sœurs de Saint-Joseph de Saint-Hyacinthe. Quand je suis arrivée sur les routes du Québec et que j’ai vu les panneaux routiers écrits seulement en français, une langue que je connais peu, j’ai été envahie par un sentiment de peur et de vulnérabilité. J’ai alors eu une véritable révélation. Je me suis rendu compte que j’avais encore, au plus profond de moi, une peur des francophones et de la langue française. Un sentiment de solitude m’a submergée, comme si j’étais de retour au pensionnat, où j’avais peu de prise sur ma vie et sur les décisions.
Ce jour-là, le temps était mauvais et, comme tous les panneaux étaient en français, je ne savais pas ce que disaient les avertissements placés le long de la route. Je me suis dit : « Alors qu’il est tellement question de respecter le bilinguisme, pourquoi les panneaux ne sont-ils pas bilingues au Québec? »
Honorables sénateurs, comme je l’ai déjà dit, ma mère était métisse. Sa famille a fui jusqu’à Brochet, au Manitoba, après avoir été chassée de la terre qu’elle avait à Selkirk, au Manitoba. Quand j’ai fait faire mon arbre généalogique, en 2018, j’ai découvert que la famille de ma mère vient de France, d’où mon ancêtre est parti en 1500. Je me suis alors dit : « J’ai maintenant une raison d’apprendre le français. Mais je dois tout d’abord réapprendre ma langue maternelle, la langue crie. »
Dans mon parcours personnel pour me réconcilier avec mon identité crie, j’ai cherché des moyens d’appréhender les raisons pour lesquelles les structures au Canada continuent — que ce soit voulu ou non — de contribuer à l’élimination des cultures, des politiques, de l’identité et du lien avec la terre des Premières Nations, des Métis, des Inuits et des Indiens non inscrits.
Les Premières Nations, les Métis, les Inuits et les Indiens non inscrits chérissent leur langue de la même façon que les Français et les Anglais chérissent la leur. Pour nous, la langue est inséparable de notre corps et de notre esprit, de notre culture, de notre histoire, de notre terre et de notre environnement, tout comme vous. Et pourtant, nous avons deux histoires distinctes. La vôtre est plus privilégiée que la mienne et il semble que nous soyons obligés de continuer à suivre ces deux chemins séparés.
Les francophones conservent leur culture et leur langue parce qu’ils ont eu ce privilège par l’application unilatérale d’une loi fondée sur le postulat erroné qu’ils sont une nation fondatrice. Mais nous n’avons pas pu conserver les nôtres, même si nous étions les premiers habitants. Au lieu de cela, les Français et les Anglais ont transmis leurs pensées, leurs croyances et leurs coutumes par le biais de la langue, utilisée comme outil culturel d’oppression. Pourtant, les Premières Nations n’ont jamais pleinement accepté cette souveraineté violente, culturelle et linguistique. Au lieu de cela, nous continuons à faire notre propre chemin pour retrouver notre souveraineté, car nous sommes de plus en plus nombreux à conserver nos langues.
Dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, le sénateur Carignan a déclaré qu’il voulait ajouter le gouverneur général du Canada à la liste des 10 mandataires du Parlement qui doivent être bilingues au moment de leur nomination. La gouverneure générale, Mary Simons, est actuellement bilingue; elle parle anglais et inuktitut. De nombreuses personnes à travers le pays m’ont fait part de leur fierté et de leur espoir de voir l’un des leurs accéder au sommet de notre hiérarchie constitutionnelle. J’aimerais bien que les peuples autochtones aient un commissaire aux langues pour que nous puissions entendre les deux côtés de cette conversation.
Mary Simon est la personne idéale pour diriger le processus de réconciliation-conciliation au Canada. Il est important qu’elle...
Sénatrice McCallum, je dois vous interrompre.
Honorables sénateurs, comme il est 18 heures, conformément à l’article 3-3(1) du Règlement et à l’ordre adopté le 25 novembre 2021, je dois quitter le fauteuil jusqu’à 19 heures, à moins que le Sénat ne consente à ce que la séance se poursuive.
Si vous voulez suspendre la séance, veuillez dire « suspendre ».
Nous poursuivons donc la séance.
Le Canada devrait être fier qu’une Inuite ait été nommée gouverneure générale. Cela approfondira les liens entre nos peuples et renforcera les relations dans notre pays et aussi à l’international, avec nos partenaires qui ont leurs propres populations autochtones.
Je veux commencer par dire que je comprends la lutte des francophones pour la reconnaissance de leurs droits linguistiques. Toutefois, les langues autochtones méritent autant de considérations et de droits. Si nous voulons encourager et habiliter les jeunes autochtones à conserver leurs propres langues, il faudrait le signaler au moyen d’une codification dans la Constitution. Cela permettrait une meilleure cohésion sociale dans ce pays. Il convient de répéter que l’un des rôles constitutionnels du Sénat est de protéger et de défendre les minorités, dont les peuples autochtones.
Chers collègues, je crois que ce projet de loi doit être mis aux voix, puis renvoyé au comité, où il bénéficiera grandement de perspectives autochtones et autres. Merci.
Le sénateur Mercer a une question à vous poser, sénatrice McCallum. Accepteriez-vous de répondre à une question?
Oui.
Sénatrice McCallum, je vous suis reconnaissant de votre discours et d’où vous voulez en venir. Je voudrais avancer un argument. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais l’usage des langues autochtones est autorisé au Sénat depuis des années, et il est même encouragé. Bien entendu, il faut prévoir des traducteurs pour que les langues autochtones soient traduites en français et en anglais, et vice versa. J’encourage tout sénateur qui parle une langue autochtone à explorer cette possibilité pour nous faire connaître cette langue.
C’est de l’information plutôt qu’une question. Je ne sais pas si vous êtes au courant. Depuis que j’ai été appelé au Sénat, j’y ai entendu des langues autochtones à de nombreuses reprises, mais, comme je l’ai dit, il faut prendre des dispositions pour assurer la traduction en français, en anglais et dans la langue autochtone en question.
Je vous remercie de cette information. Au-delà de parler les langues autochtones au Sénat, je veux que cette possibilité soit inscrite dans la Constitution et qu’elle soit reconnue comme c’est le cas dans d’autres pays. Je vous remercie beaucoup de votre intervention.
Je vous en prie.
Sénateur Downe, avez-vous une question?
Ce qui me préoccupe, sénatrice McCallum, c’est l’intention derrière ce projet de loi. Même si la proposition est très crédible, je crains qu’il puisse y avoir des conséquences imprévues en raison de sa portée limitée. On ne tient pas compte du fait que, lorsque les Français et les Anglais sont venus dans cette partie de l’Amérique du Nord, il y avait déjà au moins 90 langues autochtones. Ce projet de loi est devenu une mesure qui exclut davantage qu’on ne le voulait à l’origine. Je me demande si vous partagez mes inquiétudes à ce sujet.
Oui, je partage vos inquiétudes. C’est pour cela que j’ai dit que le projet de loi devrait être renvoyé à un comité, car nous devons explorer tous les aspects de la langue et déterminer la voie à suivre en ce qui a trait aux langues autochtones. Merci.