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Le Sénat
Les politiques et mécanismes pour répondre aux plaintes contre les sénateurs et sénatrices en matière de harcèlement--Interpellation--Suite du débat
14 mai 2019
Honorables sénateurs, j’appuie aujourd’hui l’interpellation no 26 de la sénatrice McPhedran, qui demande au Sénat de veiller à ce qu’il élabore les politiques et les mécanismes les plus solides et les plus efficaces possible pour répondre aux plaintes de harcèlement contre les sénateurs.
Nous avons suivi cet automne au Sénat une session obligatoire sur le harcèlement sexuel et psychologique. C’est un bon début, car les frontières ne sont pas toujours évidentes entre le droit de gestion et le harcèlement psychologique. Nous avons un grand pouvoir sur notre personnel, et il faut être très attentif aux malaises qui peuvent survenir. Plus important encore, nos employés ont participé à ces ateliers, ce qui pourrait tisser des liens de solidarité entre eux. En effet, ce à quoi il faut mettre fin, c’est l’isolement des victimes, la loi du silence, le non-dit, la peur et parfois la honte, qui fait que le harcèlement se poursuit ou n’est pas puni.
On en a dit beaucoup sur l’à-propos de cette interpellation. Je veux ajouter quelques éléments plus personnels qui m’ont fait cheminer sur ces questions. Au Québec, la Loi sur les normes du travail interdit le harcèlement psychologique ou sexuel dans les lieux de travail depuis 2004, soit depuis 15 ans. Les salariés québécois sont devenus les premiers en Amérique du Nord à bénéficier de ce type de protection.
À l’époque, cette nouvelle loi était controversée. J’ai fait enquête comme journaliste et, bien que ce soit anecdotique, j’ai compris, en écoutant le témoignage éloquent d’une employée de bureau à la Commission des relations de travail, à quel point le harcèlement psychologique pouvait briser quelqu’un. J’ai longuement parlé avec cette femme de ce qu’elle avait subi. Elle avait été isolée dans son milieu de travail par son employeur et continuellement diminuée par des remarques sur son travail et sur sa personnalité. Elle était démolie, fragilisée, tremblante, elle ne dormait plus; elle avait perdu toute confiance en elle. Elle a gagné sa cause, mais a perdu des années de sa vie. Dans ce cas, la loi a fonctionné.
Dix ans après son entrée en vigueur, le bilan est le suivant : il y a 2 300 plaintes pour harcèlement psychologique par année; 60 p. 100 sont déposées par des femmes et 40 p. 100 des plaintes sont rejetées, car elles sont jugées irrecevables ou non fondées. L’avocate Marie-Josée Sigouin émet cette hypothèse : ce n’est pas parce que les gens sont de mauvaise foi, mais ils confondent encore énormément le harcèlement psychologique et bien d’autres choses. Il faut expliquer aux gens ce qui est du harcèlement et ce qui n’en est pas.
Ces leçons valent pour le Sénat : on a constaté qu’il y avait moins de plaintes dans les milieux de travail où il y avait eu de la formation, et, comme la prévention est la clé, depuis le 1er janvier 2019, toutes les entreprises québécoises ont une politique de prévention du harcèlement. Le délai pour déposer une plainte vient d’ailleurs d’être porté de 90 jours à 2 ans.
Il y a une dernière leçon qui peut nous servir : une politique contre le harcèlement ne doit pas rester dans un tiroir. Le défi consiste à la rendre vivante. Il peut y avoir des codes de conduite affichés à des endroits stratégiques, des journées thématiques consacrées à ce sujet ou un système de pairs aidants, c’est-à-dire des employés respectés par tous qui peuvent devenir des personnes-ressources.
Cependant, les milieux de travail changent, ils sont moins traditionnels qu’avant et cela complique la dénonciation. Le Québec a été secoué par ce qu’on a baptisé l’affaire Rozon, soit les allégations d’agressions sexuelles, d’inconduite sexuelle et de harcèlement à l’encontre de Gilbert Rozon, le grand patron du groupe Juste pour rire, une institution du show-business. Cet homme puissant employait des centaines d’artistes, de techniciens et de metteurs en scène.
Il s’agit d’un fait sans précédent : les artistes qui ont porté plainte contre le producteur se sont regroupées dans un collectif. Elles se sont baptisées Les Courageuses, et plusieurs sont sorties de l’anonymat pour demander justice. Elles ont porté leur croisade à Ottawa et m’ont rendu visite en janvier. Nous avons eu une conversation émouvante sur les difficultés d’être crue et entendue par un tribunal. Aucune n’avait, sur le coup, porté plainte en se servant de la Loi sur les normes du travail du Québec.
Voici un extrait de la lettre que Les Courageuses ont fait parvenir au premier ministre Trudeau. Elles demandent notamment ceci :
D’inscrire le harcèlement sexuel dans le Code criminel comme une infraction au même titre que les autres agressions sexuelles, et abolir le délai de prescription de 6 mois après lequel une victime ne peut plus porter plainte. On sait que le harcèlement à caractère sexuel peut être, pour toutes sortes de raisons, beaucoup plus difficile à dénoncer que les autres formes de harcèlement, surtout lorsqu’il y a un rapport de force employeur-employée, et encore plus difficile à dénoncer dans le cas d’une mineure, comme c’est arrivé à une plaignante de notre groupe.
L’Assemblée nationale du Québec s’est mise elle aussi à l’ère de la tolérance zéro relativement au harcèlement l’automne dernier, avec une campagne de sensibilisation et des formations obligatoires pour les députés sur le harcèlement et l’incivilité, afin de protéger le personnel politique. Cela faisait suite notamment aux allégations d’inconduite sexuelle portées contre un député. Une politique de prévention et de gestion du harcèlement a été adoptée en 2015. Toutefois, encore là, le manque de transparence de cette politique a été critiqué, surtout que, au même moment, le gouvernement québécois demandait aux universités des rapports quantitatifs sur le nombre de plaintes de harcèlement, le délai moyen dans le traitement des plaintes et les sanctions imposées. Il a été convenu que le rapport annuel de l’Assemblée nationale du Québec protégerait l’identité des victimes, mais donnerait des renseignements sur le sexe des plaignants et des intimés, le résultat de la plainte, le nombre de plaintes retirées ou irrecevables non fondées, frivoles, les règlements informels et les enquêtes. Je prends note de ces promesses de transparence, car le Sénat devra lui aussi assurer une reddition de comptes en la matière sous la forme de rapports publics.
Cela étant dit, les dénonciations sont plus nombreuses, ce qui est encourageant : en 2017, année durant laquelle le mouvement #MoiAussi est devenu viral, le nombre de signalements d’agression sexuelle a atteint un niveau record à travers le pays. Pour le seul mois d’octobre 2017, en pleine explosion du mouvement #MoiAussi, la police a reçu près de 2 500 plaintes d’agression sexuelle. C’est une hausse fulgurante de 46 p. 100 par rapport à octobre 2016. C’est au Québec que la hausse a été la plus marquée, et ce, pour trois raisons, selon Statistique Canada : la couverture médiatique du mouvement; les accusations d’inconduite sexuelle portées envers des personnalités publiques; et, enfin, la mise en place de lignes d’aide spécialisées dans le signalement des agressions sexuelles par de nombreux services de police.
Les pratiques policières ont donc évolué, ce qui a eu un effet sur le nombre de dénonciations. Les milieux de travail, comme le Sénat, doivent eux aussi être plus sensibles à ces difficiles réalités. Dans cet esprit, je salue la recommandation de réécrire d’un bout à l’autre notre politique visant à contrer le harcèlement, une recommandation contenue dans le récent rapport du Sous-comité sur les ressources humaines. Parmi les nouvelles bases, de cette politique, on trouve les éléments suivants : prévention, soutien renforcé aux victimes, sanctions sévères contre les contrevenants.
Je crois enfin que nos privilèges de parlementaires, auxquels nous sommes si attachés, ne doivent pas nous aveugler. En matière de harcèlement psychologique et sexuel, nous devons tenter d’être exemplaires, d’être à l’écoute, d’admettre nos torts et de rendre des comptes sur la façon dont nous traitons nos employés. Merci de m’avoir écoutée.