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Projet de loi sur l'esclavage moderne

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Ajournement du débat

18 février 2020


L’honorable Julie Miville-Dechêne

Propose que le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur l’esclavage moderne et modifiant le Tarif des douanes, soit lu pour la deuxième fois.

— Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la deuxième lecture pour vous expliquer l’à-propos du projet de loi S-211, intitulé Loi édictant la Loi sur l’esclavage moderne et modifiant le Tarif des douanes.

Le projet de loi S-211 est un outil de transparence en vue de lutter contre le travail forcé et le travail des enfants. C’est un projet de loi qui contribuera à ce que le Canada respecte davantage la lettre de ses engagements internationaux. Force est d’admettre que nous avons pris du retard sur bien d’autres pays en ce qui a trait aux efforts consentis pour que nos compagnies soient tenues responsables des torts causés à l’étranger.

Ce projet de loi est un pas dans la bonne direction. Il n’a, bien sûr, pas la prétention d’éradiquer les violations des droits de la personne dans la chaîne d’approvisionnement de nos entreprises. Des causes systémiques comme la pauvreté, l’insécurité et l’inégalité des genres nourrissent ce fléau.

On estime qu’au moins 40 millions de femmes, d’hommes et d’enfants à travers le monde sont victimes d’esclavage moderne, un terme qui n’est pas explicitement défini par le droit international, mais qui englobe toute une série de pratiques — y compris la traite à des fins sexuelles ou autres et les mariages forcés — par lesquelles une personne est exploitée ou contrainte au travail, que ce soit par la violence, les menaces, la coercition, l’abus de pouvoir ou la fraude.

Selon l’Organisation internationale du travail, de ce nombre, 16 millions d’êtres humains — adultes et enfants — sont victimes de la traite des personnes à des fins de travail forcé dans le secteur privé. Voici comment l’Organisation internationale du travail définit le travail forcé :

[...] tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré.

Ce ne sont pas les moyens qui manquent pour faire tomber une personne dans le piège du travail forcé : remboursement de dettes, confiscation de pièces d’identité, menaces de signalement aux autorités de l’immigration, violence, menaces de violence et j’en passe. Que l’on pense aux bateaux de pêche à la crevette en Thaïlande, aux champs de cacao en Côte d’Ivoire ou aux mines de cobalt en République démocratique du Congo, de nombreux cas où des enfants étaient exploités sans vergogne ont fait les manchettes. Je rappelle que le cobalt sert à produire les batteries au lithium que l’on trouve dans nos téléphones cellulaires.

Ce n’est toutefois qu’en 2013 que les Canadiens ont commencé à s’intéresser à ce phénomène, quand 1 100 personnes, dont des enfants, ont perdu la vie dans l’effondrement d’un bâtiment au Bangladesh, le Rana Plaza, qui abritait des ateliers de textile. Cette tragédie a braqué les projecteurs sur le côté sombre de la délocalisation à laquelle se prêtent les géants occidentaux de la mode depuis l’avènement de la mondialisation, de Zara à Walmart en passant par Benetton, The Children’s Place et, plus près de nous, Loblaws avec sa marque Joe Fresh. On comprend mieux pourquoi une bonne partie des vêtements vendus ici coûtent aussi peu.

Bien sûr, ce sont rarement les entreprises canadiennes qui bafouent directement les droits fondamentaux des travailleurs, mais plutôt les usines étrangères avec qui elles font affaire, leurs fournisseurs de matières premières et de produits agricoles bruts. Il est là, le risque.

À part ce que leur apprennent les grands titres, les consommateurs que nous sommes ne savent pas toujours quels produits ont été fabriqués par des enfants ou par des adultes travaillant sous la contrainte. Toutes les certifications équitables ne se valent pas, et certaines peuvent même embrouiller les consommateurs.

On estime que l’équivalent de 34 milliards de dollars de marchandises importées au Canada pourraient avoir été fabriquées, en tout ou en partie, par des enfants ou être le fruit de travail forcé. Ce n’est pas rien. Vision mondiale Canada estime que 1 200 entreprises présentes au Canada ont importé au moins un de ces produits à risque, et ce, dans tous les secteurs d’activité et à toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement.

Au Canada, on a trop longtemps compté seulement sur l’autorégulation en misant sur la responsabilité sociale des entreprises de faire enquête auprès de leurs fournisseurs. La remise en question de ce laisser-faire a culminé à la Chambre des communes, en octobre 2018, avec un rapport qui a fait grand bruit. Son titre était le suivant : Appel à l’action : éliminer toutes les formes de travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement.

Ce rapport invite le gouvernement du Canada à élaborer, et je cite :

[...] des initiatives législatives et politiques qui incitent les entreprises à éliminer le recours à toute forme de travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement mondiales et qui permettent aux consommateurs et aux investisseurs de consacrer des efforts utiles à cet enjeu important.

Fort de ce consensus, mon collègue le député John McKay a présenté à l’autre endroit en 2018 le premier projet de loi privé sur l’esclavage moderne. Il est mort au Feuilleton, mais la réflexion a continué et s’est élargie, notamment au sein du Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes. Mon collègue le sénateur Dan Christmas y a beaucoup contribué, de même que l’autre coprésident de ce groupe, le député conservateur Arnold Viersen.

Le dépôt du projet de loi S-211 au Sénat est donc le fruit de tous ces efforts et d’une volonté qui dépasse les lignes de parti. Il en va de notre humanité. J’ai le privilège et la responsabilité de porter cet espoir de changement et de vous convaincre que ce projet de loi est la voie à suivre. Voilà brièvement pour le contexte, sur lequel je reviendrai, mais plongeons maintenant dans le projet de loi.

En gros, le projet de loi S-211 obligerait les grandes compagnies qui font des affaires au Canada à faire rapport sur les mesures qu’elles prennent pour prévenir ou atténuer le recours au travail forcé ou au travail des enfants à toutes les étapes de production de leurs marchandises. C’est donc ce que l’on appelle une loi sur la transparence dans la chaîne d’approvisionnement.

Qui est visé? Les compagnies qui sont soit inscrites en bourse, soit installées au Canada et qui satisfont à deux de ces trois critères : posséder des actifs d’au moins 20 millions de dollars, générer des revenus d’au moins 40 millions de dollars et avoir au moins 250 employés. On le voit, le projet de loi vise donc les grandes entreprises qui ont les moyens de faire ce genre d’exercice, afin de ne pas imposer un fardeau trop lourd aux PME ou aux petits commerces du coin de la rue. C’est une approche pragmatique. Aussi, on doit le noter, on parle ici des compagnies qui importent, produisent ou vendent des marchandises au Canada, donc pas seulement de celles qui font affaire directement avec les consommateurs, comme c’est le cas de votre supermarché.

De plus, et c’est important de le dire, la loi vise les compagnies qui contrôlent directement ou indirectement d’autres entités impliquées dans la chaîne, donc la société mère, qui a une responsabilité envers les activités de ses filiales.

L’obligation inscrite dans la loi est la suivante : publier, à un endroit bien en vue sur son site Web, et faire rapport chaque année au ministre de la Sécurité publique des mesures prises pour prévenir ou diminuer les risques de travail forcé à l’une ou l’autre des étapes de la production de marchandises, que ce soit au Canada ou ailleurs, ou au moment de leur importation au Canada. Par production de marchandise, on entend la fabrication, la culture, l’extraction ou le traitement.

Ce rapport devra comprendre des renseignements sur les marchandises, les politiques relatives au travail forcé, les mesures prises pour évaluer le risque et la formation donnée aux employés sur cet enjeu. Ces éléments seront davantage précisés dans la réglementation qui accompagnera une éventuelle loi.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile devra, à son tour, faire rapport au Parlement une fois par année sur l’ensemble des efforts consentis par les entreprises. Précisons immédiatement que cette loi n’est pas une série de vœux pieux. Elle prévoit bel et bien des mécanismes de contrôle. Par exemple, un dirigeant ou un administrateur de l’entreprise doit attester que les informations fournies dans le rapport sont véridiques, exactes et complètes. Donc, il y a une responsabilité au plus haut niveau de l’entreprise. Ensuite, l’autorité désignée par le ministre peut entrer dans tous les locaux des compagnies pour y faire enquête, y compris inspecter les systèmes informatiques s’il y a des motifs raisonnables de croire que des objets ou des documents visés par la loi s’y trouvent. On prévoit même la possibilité d’entrer dans un domicile avec un mandat de perquisition.

Des infractions et des peines sont prévues pour ceux qui ne respecteront pas l’obligation de faire rapport et de rendre ce rapport public, ou qui font une déclaration fausse ou trompeuse. Il est important de noter que les dirigeants et les administrateurs sont considérés comme des coauteurs de l’infraction et encourent, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de 250 000 $. Ces peines, qui peuvent sembler modestes, ont été modelées sur celles qui sont prévues dans la Loi sur les mesures de transparence dans le secteur extractif, une loi qui combat la corruption. Toutefois, et je mets l’accent sur cette limite notable en ce qui a trait à la portée de la loi, l’obligation vise uniquement à obliger les compagnies à faire rapport de façon véridique exacte et complète, et non à tenter ou à diminuer le recours au travail forcé chez leurs sous-traitants. C’est une grande différence, d’où la constatation qui veut que ce projet de loi représente une première étape.

À mon avis, le dernier aspect particulièrement significatif du projet de loi S-211 est le suivant : la loi amende le Tarif des douanes afin d’interdire l’entrée au Canada de marchandises fabriquées ou produites, en tout ou en partie, par le recours au travail forcé ou au travail des enfants. Une telle disposition est déjà en vigueur aux frontières pour stopper l’entrée de marchandises fabriquées en tout ou en partie par des prisonniers.

Cette dernière interdiction est considérée comme une des solutions les plus efficaces pour enjoindre les acteurs commerciaux à respecter les droits des travailleurs. Un sondage réalisé par le Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation de l’UQAM a révélé que 96 % des répondants jugent cette interdiction nécessaire.

Aux États-Unis, l’interdiction d’entrée de marchandises fabriquées au moyen du travail forcé date — écoutez bien — de 1930, et elle est associée à des pouvoirs d’enquête des services frontaliers. Les résultats sont modestes, mais réels : il y a eu 33 saisies de marchandises, notamment des condoms, des gants, des pièces d’auto et du cuir provenant de Chine, ainsi que des vêtements qui venaient du Mexique. Bref, sur cet enjeu, nos voisins américains ont une longueur d’avance.

Le projet de loi S-211 sur l’esclavage moderne innove à certains égards, mais il s’est également inspiré de lois sur la transparence qui ont été adoptées ailleurs dans le monde. La pionnière dans ce domaine a été la Californie en 2010, mais cette première loi visait trop peu de compagnies et, surtout, n’exigeait qu’un seul rapport à vie, sans prévoir aucune pénalité pour les délinquants.

Le résultat, c’est que 20 % des compagnies visées n’ont pas fait de rapport et que le tiers des compagnies qui ont produit un rapport n’ont pas respecté les consignes. Deux poursuites intentées par des particuliers, à l’encontre de Costco et de Nestlé, ont été rejetées notamment à cause du caractère trop vague de la loi.

En 2015, la Grande-Bretagne a adopté sa propre loi sur l’esclavage moderne, qui ratisse plus large et constitue un progrès par rapport au modèle californien. Cette loi prévoit une obligation de faire rapport annuellement, avec des indications générales sur les informations qui peuvent figurer dans ces rapports, mais qui n’ont pas l’obligation d’y figurer. Un rapport pourrait même indiquer, et la loi autorise ceci, que l’entreprise n’a rien fait, rien fait du tout, pour combattre le travail forcé. Il y a donc beaucoup de flexibilité afin de prévoir une évolution dans le temps, selon les autorités.

Encore là, aucune pénalité n’est prévue, mais il y a une possibilité d’injonction à l’endroit des contrevenants. En 2017, 57 % des compagnies inscrites en bourse s’étaient conformées à la loi. Les plus récentes recherches indiquent qu’un groupe plutôt restreint de chefs de file britanniques du monde des affaires ont agi, mais qu’il n’y a toujours pas eu de changements à grande échelle. Il y a des exemples de bons et de mauvais rapports. L’an dernier, face aux critiques, les autorités ont décidé de procéder à la vérification de 17 000 compagnies dans l’espoir d’accroître le niveau de transparence.

Un rapport indépendant a recommandé de renforcer cette loi britannique et d’y ajouter des pénalités.

Le plus récent exemple est la loi australienne adoptée en 2018. C’est la première loi sur la transparence qui impose des obligations non seulement aux grandes compagnies, mais au gouvernement fédéral et à ses agences. Les critères à respecter dans les rapports sont obligatoires. La loi australienne comporte une innovation : l’État a l’obligation de publier la liste des compagnies qui n’ont pas soumis de rapport, et il existe un registre central qui est très utile pour identifier les délinquants et les dénoncer.

Encore une fois, il n’y a pas de pénalités prévues pour les contrevenants. Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de la loi australienne.

Toutes ces lois sur la transparence sont basées sur le concept de « nommer et couvrir de honte » — on connaît mieux le concept en anglais, que l’on appelle name and shame. Les entreprises qui se traînent les pieds peuvent donc être dénoncées par des groupes qui défendent les droits de la personne. Les consommateurs, eux, ont un peu plus d’information à leur disposition pour faire des choix de consommation responsables. Ces lois tiennent pour acquis que la transparence mènera à davantage de responsabilité.

Ce tour d’horizon permet de constater que le projet de loi S-211 va plus loin que ceux de la Californie, de la Grande-Bretagne et de l’Australie, puisqu’il prévoit des pénalités pour les délinquants.

Quels sont donc les effets de ces lois sur la transparence?

L’adoption de ces lois a certainement contribué à une conversation élargie à propos de l’esclavage moderne parmi les gens d’affaires, les investisseurs, les syndicats et le grand public. Bien des entreprises font encore preuve d’aveuglement volontaire, mais il y a une prise de conscience grandissante, sans doute parce que les investisseurs, particulièrement les milléniaux, en font de plus en plus un critère de placement.

Beaucoup de compagnies savent que leur réputation est en jeu et que le fait de trouver des esclaves dans leur chaîne d’approvisionnement peut faire chuter leurs ventes et leurs profits.

Certains chefs d’entreprise sont même d’avis qu’une loi sur la transparence diminue la concurrence déloyale de la part de ceux qui tournent les coins ronds en matière de droits de la personne. Il y a quelques champions qui ont ouvert la voie : la compagnie canadienne de vêtements de sport Lululemon, mais aussi Adidas, Gap et H&M, selon un classement de KnowTheChain.

Même de petits joueurs applaudissent le projet de loi S-211 : la présidente et propriétaire d’Équifruit — une entreprise québécoise qui fait l’importation au Canada de fruits provenant du commerce équitable — m’a dit espérer que ce projet de loi puisse lui donner davantage accès aux chaînes de supermarchés, parce que ces dernières devront poser plus de questions à leurs gros fournisseurs habituels sur la présence d’esclavage moderne dans leur chaîne d’approvisionnement.

Tout cela survient dans un contexte où de plus en plus d’enquêtes journalistiques dénoncent le recours au travail forcé. Les campagnes de conscientisation des consommateurs se multiplient. Je songe notamment à l’huile de palme : en Indonésie, des plantations de palmiers à huile ont recours au travail des enfants, dans des conditions qualifiées de dangereuses et difficiles par Amnistie internationale.

Une enquête effectuée auprès de 26 grandes entreprises canadiennes et de 37 gestionnaires est révélatrice des inquiétudes existantes au sein même du monde des affaires : 89 % des entreprises ont de la difficulté à attirer l’attention, à l’interne, sur les enjeux de l’esclavage moderne; les trois quarts d’entre elles jugent qu’une loi sur la transparence des chaînes d’approvisionnement pourrait servir de moteur de changement et bénéficier à leur propre entreprise. Seulement 29 % des entreprises examinent attentivement le premier niveau de leur chaîne d’approvisionnement, alors que l’esclavage moderne est souvent présent dans le deuxième ou le troisième niveau, et souvent même plus loin géographiquement, donc plus loin des yeux.

Voici une dernière statistique très inquiétante : selon une enquête britannique, plus des trois quarts des entreprises interrogées croient qu’il y a de bonnes chances qu’il y ait du travail forcé dans leur chaîne d’approvisionnement. L’enquête portait sur 71 grandes compagnies, dont 25 marques et détaillants qui ont une portée internationale.

Pourquoi avons-nous senti le besoin d’agir en présentant un tel projet de loi? Parce que, étonnamment, le Canada n’a pas encore traduit dans sa législation, dans des mesures nationales, les engagements pourtant très nombreux qu’il a faits sur la scène internationale. Nous sommes donc, je le répète, très en retard.

L’Accord Canada—États-Unis—Mexique, qui sera bientôt soumis au Sénat, renferme aussi des termes forts sur le travail forcé :

Les Parties reconnaissent l’objectif consistant à éliminer toute forme de travail forcé ou obligatoire, y compris le travail forcé ou obligatoire des enfants. En conséquence, chacune des Parties interdit, par les mesures qu’elle estime appropriées, l’importation sur son territoire de produits provenant d’autres sources et issus, en entier ou en partie, du travail forcé ou obligatoire [...]

Peut-être plus frappant encore, le Canada a ratifié les huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail, dont celles portant sur les pires formes de travail des enfants et l’abolition du travail forcé. Comment se fait-il alors que le recours au travail forcé ne soit pas expressément interdit dans le Code criminel et le Code canadien du travail?

En mai et juin 2019, le gouvernement du Canada a mené des consultations sur l’exploitation de la main-d’œuvre dans les chaînes d’approvisionnement. Qui plus est, dans sa réponse au rapport parlementaire produit sur la question, le gouvernement a indiqué qu’il souscrivait aux recommandations formulées dans le rapport dans leurs grandes lignes et qu’il étudiait l’efficacité des mesures législatives adoptées ailleurs :

Le gouvernement reconnaît que l’apport d’améliorations aux conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement mondiales est un défi complexe et multiforme, et suppose la participation des provinces et des territoires, de l’industrie et de la société civile ainsi que de plusieurs ministères canadiens.

Le gouvernement est donc ouvert et sensible à ces questions, mais nous sommes encore à réfléchir au plus haut niveau à la meilleure façon de procéder avec les entreprises. C’est l’objectif du projet de loi S-211, qui pourrait possiblement accélérer le processus.

Le fait de vivre dans une fédération rend cet enjeu particulièrement délicat. En vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, le pouvoir de réglementer le trafic et le commerce appartient au gouvernement fédéral, mais l’article 92 accorde également aux provinces le pouvoir d’adopter des lois concernant la propriété et les droits civils. Le projet de loi S-211 — avec son obligation de reddition de comptes des grandes entreprises — aurait, de toute évidence, des répercussions dans un champ de compétence provinciale. Certains juristes qui ont été consultés — mais pas tous — croient que la jurisprudence en la matière permet d’aller de l’avant, tout en étant raisonnablement persuadé que le projet de loi n’est pas manifestement inconstitutionnel. Ils se réfèrent ici au renvoi de la Cour suprême de 2018 sur les valeurs mobilières, qui a établi cinq critères quant à la validité d’une loi fédérale.

En conclusion, ni le projet de loi S-211 ni aucune autre loi sur la transparence des chaînes d’approvisionnement ne fait l’unanimité parmi les organismes qui luttent sur le terrain contre les violations des droits de la personne. Plusieurs réclament une loi plus contraignante modelée sur celles des Pays-Bas et de la France. Ces lois exigent des entreprises un devoir de diligence raisonnable, afin que leur chaîne d’approvisionnement soit raisonnablement exempte de travail forcé et de travail des enfants. Les fautifs sont passibles de recours en responsabilité civile.

Il a également été beaucoup question, dans les pourparlers qui ont précédé la présentation du projet de loi, du rôle éventuel que pourrait jouer le nouvel ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises. Or, malheureusement, un projet de loi d’initiative parlementaire comme le projet de loi S-211 ne peut pas prévoir de dépenses budgétaires. Il faudrait sans doute élargir le mandat de ce nouvel ombudsman pour le rendre responsable du projet de loi de S-211, ce qui implique des dépenses accrues. C’est pour cette raison que le projet de loi reste silencieux sur cette question.

Le débat ne fait que commencer sur le projet de loi S-211. J’invite donc mes collègues à prendre la parole. L’étude en comité permettra aux sénateurs d’évaluer si des améliorations sont nécessaires. Je suis ouverte aux discussions, tout en gardant à l’esprit l’importance de bâtir un consensus politique autour de ce projet de loi au Sénat.

Il est plus que temps d’agir. Le Canada ne peut pas seulement défendre les droits de la personne en parole. La réalité du commerce global est telle qu’il est inévitable que les marchandises issues de l’esclavage moderne traversent les frontières vers les pays plus riches, comme le Canada. Le crime est perpétré ailleurs, mais le produit de ce crime est vendu ici même.

Ce qui est encourageant, c’est que les consommateurs veulent savoir. Selon un sondage effectué en 2017 par Vision Mondiale, 91 % des Canadiens croient que le gouvernement devrait exiger que les compagnies canadiennes fassent rapport publiquement sur ce qu’elles font pour éliminer le travail des enfants dans leur chaîne d’approvisionnement. On ne peut donc plus se fermer les yeux.

Merci.

L’honorable David Richards [ + ]

Tout d’abord, je tiens à m’excuser pour la sonnerie de mon téléphone, qu’on a pu entendre plus tôt. Vous savez maintenant pourquoi je n’utilise pas Twitter et pourquoi je n’ai aucune idée de ce qu’est un site Web.

Sénatrice, j’aimerais vous poser une question au sujet de l’idée que les entreprises canadiennes refusent l’embauche d’enfants à l’étranger. Je crois que ce serait bien si c’était possible. Cependant, je ne sais pas si c’est possible parce que le travail des enfants est endémique dans certaines régions du monde comme l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie et certaines parties de l’Afrique. Des milliers et des milliers de mères et de pères ont besoin du revenu généré par leurs enfants. On parle de régions ou l’analphabétisme est répandu. Je ne sais pas si c’est possible d’éradiquer le travail des enfants et je ne suis pas convaincu que la famille et les parents de ces enfants voudraient qu’on le fasse.

Comment, d’après vous, le projet de loi pourra-t-il avoir un impact sur ce qui se passe dans ces pays, où nous n’avons absolument aucun pouvoir?

Vous avez raison, monsieur le sénateur, de dire que c’est une question complexe. C’est d’ailleurs pour cette raison que je disais, au début de ce discours, que je n’avais pas la prétention de pouvoir éradiquer le travail forcé et le travail des enfants. Cela dit, ce dont nous parlons ici, c’est du travail forcé. Vous avez raison de dire qu’il y a plus de 150 millions d’enfants qui travaillent, mais tous ne sont pas touchés par le travail forcé. Ce n’est pas forcément parce qu’on a moins de 18 ans qu’on entre dans cette catégorie. Il y a des cultures différentes et des âges différents. Bien sûr, nous souhaiterions que tous les enfants puissent aller à l’école jusqu’à l’âge de 18 ans, mais ce n’est pas ce qui se fait dans beaucoup de pays. Le travail des enfants dont il est question ici couvre un total de 16 millions de personnes. Donc, il s’agit des pires formes de travail pour les enfants, du travail dangereux notamment, du travail qui les empêche d’étudier alors qu’ils devraient le faire. Cependant, vous avez sans doute vu, comme moi, des reportages sur les dangers liés au travail dans les mines de cobalt. Il n’y a pas nécessairement d’équivalent dans tous les cas. Je n’ai pas la prétention de dire qu’on peut tout régler, mais l’idée est que, avec une certaine transparence, on pourra obliger les compagnies à surveiller ce qui se passe dans leur chaîne d’approvisionnement. Ceci, en soi, est souhaitable, même au sein de certaines entreprises, et cela peut être l’élément déclencheur d’une plus grande prise de conscience. Je ne suis pas idéaliste. Bien sûr, certaines compagnies feront mieux que d’autres. L’idée est de lancer le mouvement. Or, pour l’instant, nous sommes uniquement dans l’autorégulation. Donc, seules les compagnies qui croient devoir le faire pour protéger leur réputation contrôlent leur chaîne d’approvisionnement. C’est un pas dans la bonne direction. Je ne prétends pas révolutionner les choses, mais la transparence, dans certains cas et pour certaines compagnies, peut signifier que nous avons un effet relativement modeste, peut-être, mais un effet quand même. Merci.

L’honorable Ratna Omidvar [ + ]

La sénatrice accepte-t-elle de répondre à une question? Je vous remercie de vos efforts dans ce dossier. J’en suis ravie.

J’aimerais savoir si, dans vos recherches, vous avez également examiné la question de la prévalence du travail forcé au Canada, car c’est aussi une réalité.

Absolument, vous avez raison.

C’est une question d’importance. En effet, au Canada, lorsqu’on parle d’esclavage moderne, on parle surtout de trafic, de la traite de personnes à des fins sexuelles. Il y a aussi du travail forcé, mais en moins grande proportion que dans le reste du monde où, en général, on voit davantage de travail forcé dans les entreprises et dans le secteur privé que de trafic sexuel. C’est environ de l’ordre de 60-40 à travers le monde. Au Canada, c’est l’inverse. Oui, il y a du travail forcé au Canada, chez les domestiques notamment, qui sont souvent des immigrantes, et il y en a également dans le secteur de l’agriculture dès qu’il est question de permis de travail. Nous savons que, au Canada aussi, ceux qui ont des permis de travail temporaire sont plus souvent victimes de travail forcé que les autres. Vous avez raison, il y en a. Nous sommes-nous attardés spécifiquement sur cette question dans ce projet de loi? Je crois que, lorsque nous parlons de chaîne d’approvisionnement, nous parlons d’une chaîne d’approvisionnement qui peut être nationale ou internationale. Bien sûr, le travail forcé au Canada est couvert par le projet de loi. Cependant, j’insistais beaucoup sur la chaîne d’approvisionnement à l’étranger parce que, d’après toutes mes lectures et les conversations que j’ai eues, je crois qu’il est plus difficile d’aller trouver la vérité dans une entreprise qui a un ou deux sous-traitants et qui est située à l’autre bout du monde. Nous disions, par exemple, qu’il ne fallait pas seulement regarder à l’intérieur de la manufacture, mais examiner également les services qui la composent. Par exemple, est-ce que, pour les services de transport, les patrons des entreprises se servent d’enfants pour se rendre à la manufacture? À ce moment-là, il peut effectivement s’agir de travail forcé. Il est donc assez difficile de savoir et de connaître les chiffres. Beaucoup de chiffres circulent, mais, sur la question du travail forcé au Canada notamment, nous avons très peu de chiffres sur lesquels nous pouvons vraiment nous fonder pour connaître l’ampleur du problème. Je vous remercie, sénatrice, de mentionner cela. J’ai peut-être trop insisté sur le travail forcé à l’extérieur du Canada lors de mon allocution, et pas suffisamment sur ce qui se fait à l’intérieur de nos frontières. Je vous remercie.

La sénatrice Omidvar [ + ]

Merci de votre réponse, madame la sénatrice. Je sais que de nombreuses personnes sont victimes du travail forcé et se voient confisquer leur passeport. Vous avez raison : cette situation se produit surtout au sein de groupes vulnérables de travailleurs étrangers ou agricoles temporaires.

Je me demande ce que vous répondriez si je vous disais que celui qui vit dans une maison de verre devrait s’abstenir de jeter des pierres. Je prends bonne note des observations et des questions du sénateur Richards. Je suis tout à fait d’accord pour dire que le type de chaîne d’approvisionnement auquel vous faites allusion est très préoccupant, mais le Canada a ses propres problèmes.

Je me demande si vous seriez ouverte à l’idée d’étendre la portée de votre projet de loi à l’étape de l’étude en comité afin d’inclure les chaînes d’approvisionnement au Canada.

Merci de votre question. Dans le projet de loi, il n’est pas question de chaînes d’approvisionnement à l’extérieur du Canada. Le projet de loi traite des chaînes d’approvisionnement en général.

Dans mon discours, j’ai mis l’accent sur les problèmes partout dans le monde. Cependant, chaque cas de travail forcé ou de travail des enfants, peu importe où il se produit, est visé par le projet de loi. Évidemment, je vais vérifier de nouveau, parce que j’ai des doutes, mais je suis pas mal certaine que nous abordons la question du travail forcé dans le monde entier.

Vous avez raison de dire que nous ne pouvons pas considérer notre propre réalité d’un œil complaisant. Cela dit, j’ai également choisi de mettre l’accent sur le fait que nous avons signé plus d’un accord international au sujet du travail forcé au Canada et ailleurs. Nous avons signé de nombreux accords, mais à peu près rien n’a été fait pour traduire ces accords en mesures législatives au Canada. Par exemple, le Code criminel ne comporte aucune définition du travail forcé. On parle de traite de personnes, mais le travail forcé ne figure pas, en soi, dans le Code criminel au Canada. On me dit que c’est notamment attribuable au fait que, pendant des années, seule la traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle a été prise en compte. Nous sous-estimons la présence du travail forcé en Amérique du Nord.

L’honorable Pierrette Ringuette [ + ]

Premièrement, je trouve votre projet de loi très intéressant. Ma question est plutôt une question de logistique. Lorsque vous parlez de tarifs douaniers, pour que nos douaniers canadiens aient l’autorité requise pour saisir des marchandises, ils doivent avoir l’information confirmant que cette marchandise provient d’une entreprise qui a recours au travail forcé. Comment nos douaniers pourront-ils avoir accès à cette information?

C’est une excellente question, madame la sénatrice. Je vais faire référence à ce qui se passe aux États-Unis. La dénonciation relative à ce qu’il pourrait y avoir dans un lot de marchandises est pratiquement la seule façon de le faire. Cependant, aux États-Unis, il y a aussi une liste des produits qui sont les plus susceptibles de provenir du travail forcé. On a donc donné aux douaniers des pouvoirs d’enquête pour appliquer la loi.

Dans le projet de loi S-211, on modifie la loi en stipulant qu’aucune marchandise qui vient du travail forcé ne peut entrer au pays. Cependant, encore une fois, pour des raisons que vous connaissez, les projets de loi privés ne peuvent pas créer de nouvelles structures et faire engager des dépenses; le mécanisme comme tel n’est pas décrit dans le projet de loi. Essentiellement, c’est la dénonciation qui est le plus souvent utilisée pour que les douaniers puissent inspecter des marchandises. Même aux États-Unis, où il y a une loi qui ressemble à ce projet de loi depuis 1930, on parle d’une trentaine de saisies importantes. Donc, vous avez raison de dire qu’il est illusoire de penser qu’on sera en mesure de tout arrêter à la frontière. Je vous dirais que c’est une manière de plus de lancer le message et d’affirmer que notre frontière n’est pas ouverte aux marchandises qui ont été fabriquées par l’intermédiaire du travail forcé.

Il y a une loi en ce moment qui stipule que les marchandises fabriquées par des prisonniers ne peuvent pas entrer au Canada. Je dois dire que, à la suite de votre question, je vais poursuivre mon éducation pour savoir si on a réussi, dans ce cas-ci, à faire des saisies significatives.

Votre question est tout à fait pertinente. Ce n’est pas la seule loi qu’il est difficile de faire appliquer.

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