Projet de loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d'approvisionnement
Deuxième lecture--Débat
8 décembre 2021
Propose que le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. C’est la troisième fois que je dépose ce projet de loi. Espérons que cette fois sera la bonne. Bien que l’essence du projet de loi demeure la même, plusieurs choses ont changé au cours des derniers mois, qui ont pour effet de rendre l’adoption d’une loi canadienne sur la lutte contre l’esclavage moderne plus pertinente que jamais.
J’aimerais porter quatre éléments à votre attention. Il y a d’abord la pandémie, et en particulier la pression qu’elle a exercée sur les chaînes d’approvisionnement publiques ou privées. La pandémie nous a ouvert les yeux sur certaines réalités personnelles, sociales et économiques. Elle nous a montré les limites de notre système, ses iniquités, et elle nous a rappelé notre intime connexion au reste de la planète, dont nous dépendons pour tant de biens et de services que nous consommons tous les jours, de nos téléphones à nos vêtements et à une grande partie de nos aliments.
Parmi les problèmes accentués par la pandémie, on a remis en lumière le travail forcé et le travail des enfants. On sait, par exemple, que le gouvernement du Canada a accordé des contrats d’une valeur de 220 millions de dollars pour des gants jetables d’une filiale de l’entreprise malaisienne Supermax. D’anciens travailleurs de Supermax ont raconté qu’ils s’éreintaient 12 heures par jour, 7 jours sur 7, sans même pouvoir aller aux toilettes au besoin, et sans pouvoir se libérer de leurs dettes.
Malgré les allégations de travail forcé dont on a entendu parler dès janvier 2021, le Canada a maintenu ses livraisons jusqu’en octobre. Il a fallu attendre que nos voisins américains bloquent l’entrée des produits Supermax aux États-Unis pour que le Canada agisse à son tour.
Rappelons à ce sujet que les États-Unis peuvent bloquer des marchandises sur la « base d’informations raisonnables, mais non concluantes », alors que le Canada conditionne ses interventions à des normes beaucoup plus élevées de « preuves légalement suffisantes et défendables ». Considérant qu’il est extrêmement difficile de documenter en détail les pratiques de travail forcé à l’étranger, ce choix du Canada signifie en pratique que les interventions seront extrêmement rares. C’est dommage.
Globalement, selon l’UNICEF, après des années de diminution, le travail des enfants a recommencé à augmenter. Le nombre d’enfants concernés s’élevait en 2020 à 160 millions; il s’agit d’une progression de plus 8 millions en quatre ans. Il pourrait grimper à 9 millions de plus à la fin de 2022. On estime qu’il y avait 25 millions de victimes du travail forcé en 2016, comparativement à 21 millions en 2012.
Même si la pandémie a aggravé le problème de façon exceptionnelle, nous devrions reconnaître que le travail forcé a toujours existé. C’est un phénomène complexe qui est alimenté par la pauvreté, la discrimination et l’inégalité. Il existe plusieurs façons de faire tomber une personne dans le piège du travail forcé : lui faire rembourser une dette indéfiniment, lui confisquer ses pièces d’identité, la menacer de la signaler aux autorités de l’immigration, l’intimider, l’agresser, etc. Malheureusement, plusieurs cas de travail forcé sont bien connus : les enfants exploités dans certaines mines en Afrique, les pêcheurs et les migrants emprisonnés sur des bateaux de pêche en Asie et les travailleurs étrangers à Dubaï. Les consommateurs dans les pays riches contribuent aussi à ce système — involontairement dans la plupart des cas — en cherchant toujours le produit le moins cher possible. Or, les produits les moins chers peuvent avoir pour corollaire un coût humain trop élevé.
Ces cas ne sont pas exceptionnels. Le travail forcé et le travail des enfants se sont longtemps insinués dans la fabrication de tous les biens de consommation courante. Habituellement, les entreprises canadiennes ne participent pas directement à cette pratique : ce sont plutôt leurs sous-traitants qui y participent, ainsi que leurs fournisseurs de matières premières et de produits agricoles. Voilà où se trouve le principal risque : les chaînes d’approvisionnement.
Il est extrêmement difficile pour les consommateurs de savoir quels produits ont été fabriqués par des enfants ou par des adultes travaillant sous la contrainte. Toutes les certifications de commerce équitable n’ont pas une valeur égale et l’autoréglementation de l’industrie a des limites évidentes. On estime que 34 milliards de dollars de biens importés au Canada pourraient avoir été fabriqués, en tout ou en partie, par le travail forcé ou le travail des enfants. Mille deux cents entreprises ont importé au Canada au moins une de ces marchandises à haut risque.
Au cours des derniers mois et des dernières années, des organisations non gouvernementales et des médias ont braqué les projecteurs sur cette réalité inconfortable. Selon une récente enquête de Vision Mondiale, près de 4 milliards de dollars de produits agricoles importés au Canada pourraient être le fruit du travail forcé ou du travail des enfants, notamment les produits en provenance du Mexique. Cela représente environ 10 % de toutes les importations alimentaires canadiennes et l’équivalent de 264 $ par ménage canadien. Il s’agit aussi d’une hausse de 63 % des importations de produits à risque en une décennie. Le café, le poisson, le sucre de canne, les tomates et le cacao sont parmi les pires aliments. Ce sont des produits courants pour beaucoup d’entre nous.
Il y a quelques semaines à peine, nous avons appris que les autorités canadiennes avaient saisi pour la première fois une cargaison de vêtements en provenance de la Chine. Plus récemment encore, on a rapporté que des enfants travaillaient dans les mines de cobalt du Congo, d’où proviennent certains des matériaux qui sont nécessaires à la fabrication des voitures électriques et qui sont le plus souvent vendus à des pays riches d’Europe et d’Amérique du Nord.
Même si les cas de travail forcé sont surtout à l’étranger, il ne faudrait pas supposer que cette réalité n’existe pas ici. Selon l’Indice mondial de l’esclavage, 17 000 personnes vivraient dans des conditions d’esclavage moderne au Canada. Les travailleurs agricoles temporaires sont particulièrement à risque. Au fil des ans, il y a aussi eu d’autres cas de pratiques illégales au Canada. En 2019 par exemple, 43 travailleurs d’origine mexicaine ont été libérés par la police de l’Ontario. Ces hommes avaient été amenés illégalement au Canada pour y travailler comme employés d’entretien dans des hôtels.
Le travail forcé et le travail des enfants constituent des violations indignes de notre humanité et des principes que nous préconisons. Nous ne pouvons pas nous y opposer seulement au moyen de discours vertueux. Il faut agir.
À cet égard, j’aimerais m’attarder un instant sur le sort de la minorité musulmane ouïghoure dans la région du Xinjiang, en Chine. Aujourd’hui, le cas des Ouïghours est sans doute l’exemple le plus frappant des méthodes utilisées par un régime autocrate pour mater toute une population.
Depuis des années, les allégations de travail forcé dans des camps de rééducation et dans les champs de tomates et de coton se sont multipliées. Plusieurs sources crédibles en font état, si bien que la Chambre des communes a même qualifié la situation de « génocide ».
Une récente enquête-choc de la CBC a révélé que plusieurs produits transformés issus de tomates que nous consommons au Canada proviennent de la région du Xinjiang et se retrouvent en vente dans nos épiceries sous des étiquettes comme Del Monte, Nestlé, Unilever et La Doria.
Devrait-on bannir tous les produits provenant de la province du Xinjiang, comme le propose mon collègue le sénateur Housakos? Nous tiendrons ce débat, mais d’ici là j’aimerais souligner que nos deux projets de loi ne sont pas contradictoires. Mon projet de loi, le projet de loi S-211, modifie le Tarif des douanes pour interdire l’importation de marchandises fabriquées ou produites non seulement par du travail forcé, mais aussi par le travail des enfants. Le sénateur Housakos, de son côté, propose de bloquer systématiquement toutes les importations provenant du Xinjiang.
La bonne nouvelle, c’est que le moment semble plus propice que jamais pour passer enfin à l’action. Il y a quelques mois, la ministre canadienne du Commerce international a signé une déclaration du G7 dans laquelle elle s’engageait, avec ses homologues, à poser des actions sur la question de l’esclavage moderne.
Depuis le début, je suis reconnaissante d’avoir obtenu le soutien du Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne, qui est constitué de députés et de sénateurs de toutes les allégeances. Encore plus récemment, au cours de la dernière campagne électorale, tant le Parti libéral que le Parti conservateur se sont engagés à lutter contre le travail forcé.
À la page 67 de leur plateforme, les libéraux ont promis ceci, et je cite :
Déposer une loi pour éradiquer le travail forcé des chaînes d’approvisionnement canadiennes et garantir que les entreprises canadiennes qui opèrent à l’étranger ne contribuent pas aux violations des droits de la personne.
Dans leur plateforme, les conservateurs, pour leur part, se sont engagés à faire un examen exhaustif des lois sur les chaînes d’approvisionnement pour respecter l’engagement du Canada à ne pas importer de produits fabriqués par du travail forcé.
En cela, les partis politiques sont en phase avec l’opinion publique. Si l’on en croit un sondage de Vision Mondiale de 2015, une majorité écrasante de 87 % des Canadiens souhaite que le gouvernement oblige les entreprises à évaluer les risques liés au travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Selon un autre sondage de 2013, 89 % des Canadiens seraient même prêts à payer davantage — jusqu’à 23 % de plus, en moyenne — pour des produits qui seraient exempts de travail fait par des enfants.
Enfin, la Schulich School of Business indique que, même dans le monde des affaires, les trois quarts des répondants jugent qu’une loi sur la transparence des chaînes d’approvisionnement pourrait servir de moteur de changement et profiter à leur propre entreprise.
Le Canada a trop longtemps misé sur l’autoréglementation et la responsabilité sociale des entreprises, qui n’ont pas toujours les moyens — ni les incitations économiques — pour agir de manière significative. Il est donc plus que temps que nos actions reflètent nos discours.
Que propose donc le projet de loi S-211? Comme dans les versions précédentes, il s’agit d’abord et avant tout d’un outil de transparence. Le projet de loi S-211 obligerait les institutions fédérales et les grandes entreprises qui font des affaires au Canada à produire un rapport annuel qui détaille les mesures prises pour prévenir ou atténuer le risque de travail forcé ou de travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement. Fait important, ces rapports devront être publics. La loi prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 250 000 $ pour les contrevenants, pour ceux qui feront des déclarations fausses ou trompeuses.
Je veux toutefois préciser d’entrée de jeu que l’obligation prévue consiste à faire rapport, et non pas à éliminer d’un coup tout le travail forcé. Le projet de loi est un pas dans la bonne direction, mais il n’a pas la prétention d’éradiquer les violations des droits de la personne commises lors de la production de biens que nous consommons. Plusieurs causes systémiques entretiennent l’esclavage moderne. Cependant, c’est un début, et comme le disent nos amis américains, sunlight can be the best disinfectant.
Nous avons eu la chance, au cours des derniers mois, d’apporter quelques améliorations significatives au projet de loi. J’en mentionnerai quatre principales aujourd’hui.
Nous avons élargi la portée du projet de loi pour inclure les institutions fédérales, soit les ministères et plus d’une centaine d’institutions publiques qui achètent ou distribuent des marchandises au Canada ou ailleurs.
Deux raisons principales expliquent cet important changement. D’abord, comme on l’a vu dans le cas des commandes de matériel médical pendant la pandémie, le gouvernement fédéral est aussi à risque d’importer au pays des marchandises produites par du travail forcé. Ensuite, comme acteur économique majeur, le gouvernement fédéral a un certain devoir de cohérence et d’exemplarité. Il me semble que c’est la moindre des choses pour l’État de s’imposer à lui-même les normes qu’il veut appliquer au secteur privé.
Pour ce qui est des entreprises privées, la nouvelle version du projet de loi n’a pas changé les critères d’application, qui sont identiques à ceux de la Loi sur les mesures de transparence dans le secteur extractif. La loi s’appliquerait notamment aux entreprises dont les actifs sont d’au moins 20 millions de dollars, dont les revenus sont d’au moins 40 millions de dollars ou plus ou qui ont au moins 250 employés. Le projet de loi vise donc en priorité les grandes entreprises. C’est un choix pragmatique, du moins dans un premier temps.
Troisièmement, nous avons cherché à harmoniser le contenu des rapports avec des lois étrangères comparables, et la norme de certification avec la norme applicable aux états financiers.
Nous avons donc modifié le contenu du rapport afin qu’il contienne des renseignements précis au sujet des chaînes d’approvisionnement et des processus de diligence raisonnable instaurés par les entreprises, ainsi qu’une évaluation de l’efficacité des efforts entrepris.
Le nouvel article 11 du projet de loi S-211 modifie aussi les normes d’amélioration et de certification du rapport. Les rapports sur les risques de recours au travail forcé doivent être approuvés par le corps dirigeant. Dans le cas des sociétés par actions, il s’agirait du conseil d’administration. Nous avons harmonisé cette règle avec celles contenues dans la Loi canadienne sur les sociétés par actions concernant l’approbation des états financiers de l’entreprise.
Grâce à ces modifications, il n’y a qu’une norme pour les rapports d’entreprises, mais elle est conforme à la tendance actuelle qui consiste à exiger un degré équivalent d’approbation par l’organisation, qu’il s’agisse des états financiers ou des communications non financières.
Finalement, le projet de loi S-211 propose de modifier la définition du terme « travail des enfants ». À mon avis, cette nouvelle version représente mieux les idéaux et les aspirations du Canada, tout en étant plus réaliste et en tenant mieux compte du contexte international. La nouvelle version intègre la définition qu’utilise l’Organisation internationale du travail, c’est-à-dire du travail ou des services qui sont fournis ou offerts par des enfants dans un contexte qui leur es :
[...] mentalement, physiquement, socialement ou moralement dangereux […]
interfère avec leur scolarité en les privant de la possibilité d'aller à l'école; les oblige à quitter l'école prématurément; ou les oblige à essayer de combiner la fréquentation scolaire avec un travail excessivement long et lourd.
Si on fait la comparaison avec la version précédente du projet de loi, cette formulation contourne l’application des normes canadiennes à l’étranger. De plus, le « travail des enfants » est défini de manière plus générale sans indiquer les formes les plus graves de cette réalité.
Voici quelques exemples internationaux, si j’ai le temps de les présenter. La nécessité pour le Canada d’agir en matière d’esclavage moderne est d’autant plus grande que nous sommes en retard.
Il y a six ans, le Royaume-Uni a adopté une loi de transparence, la Modern Slavery Act. La législation britannique vise les compagnies qui ont un chiffre d’affaires de 60 millions de dollars canadiens ou plus. Une révision indépendante a recommandé que la loi soit modifiée pour qu’on y ajoute des sanctions, et que les rapports des entreprises soient inclus dans les rapports annuels fournis aux actionnaires. Ces deux recommandations figurent dans notre projet de loi S-211.
En 2017, la France a adopté une loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. En vertu de cette loi exigeante, l’entreprise doit prévenir les atteintes graves aux droits de la personne et aux libertés fondamentales. La loi française ne s’applique toutefois qu’aux très grandes entreprises de plus de 5 000 employés en France ou 10 000 employés dans le monde.
L’Australie a suivi le Royaume-Uni et apporte à sa loi des améliorations comme l’application de la loi aux organisations publiques et la création d’un registre centralisé et public.
Les Pays-Bas ont adopté en 2019 une loi fort intéressante. Elle innove en étant applicable non seulement aux entreprises qui ont des établissements aux Pays-Bas, mais également à celles qui n’y font que des affaires en ligne.
L’Allemagne, la dernière, a adopté sa propre loi sur la diligence raisonnable en ce qui en trait aux chaînes d’approvisionnement il y a six mois.
Comment le projet de loi S-211 se compare-t-il à ces exemples internationaux?
Sous réserve de vos commentaires et de vos observations, chers collègues, je considère que le projet de loi dont nous débattons est raisonnable, pragmatique et mesuré. Il s’inspire principalement des précédents britanniques et australiens — des régimes comparables au système canadien —, mais propose aussi quelques améliorations.
Comme pour toute législation, certains souhaitent que nous allions plus loin, notamment en suivant certains exemples européens, et d’autres voudraient que nous couvrions davantage d’entreprises en abaissant le seuil d’application de la loi. D’autres encore, au contraire, veulent limiter la portée de la loi.
Au bout du compte, j’ai cherché à trouver un compromis qui permettrait de susciter un certain consensus, en me rappelant que la politique est l’art du possible. Mon espoir est que cette loi constitue un premier pas dans la bonne direction pour le Canada et que nous puissions l’améliorer au fil des ans et des évolutions internationales.
Je m’excuse, sénatrice Miville-Dechêne, mais je dois vous interrompre.