Projet de loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d'approvisionnement
Troisième lecture--Ajournement du débat
26 avril 2022
Propose que le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes, tel que modifié, soit lu pour la troisième fois.
— Honorables sénateurs, j’interviens à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-211, qui vise à lutter contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement.
Je suis soulagée que ce projet de loi ait enfin passé une étape importante au Sénat, étant donné que sa progression a été interrompue quatre fois depuis 2018 : d’abord à la Chambre des communes, puis au Sénat à cause d’élections et de prorogations; bref, voilà le cheminement ordinaire et difficile de tout projet de loi d’initiative parlementaire.
N’oublions pas, par ailleurs, que c’est un comité de la Chambre des communes qui a été à l’origine de cette profonde réflexion et que ce comité réclamait déjà, il y a quatre ans, l’élimination du travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnements des entreprises basées au Canada.
Je veux premièrement remercier la sénatrice Salma Ataullahjan, qui, en plus d’être porte-parole pour le projet de loi, préside le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, qui a dédié cinq réunions à l’étude diligente de ce projet de loi.
J’ai été impressionnée par la diversité des opinions exprimées et des témoins convoqués. Le comité a entendu le témoignage de partisans du projet de loi, mais aussi de dissidents éloquents qui souhaitaient que le Canada en fasse davantage pour défendre les êtres humains soumis au travail forcé, notamment pour l’exploitation des enfants.
Voici quelques-uns des intervenants dont nous avons entendu le témoignage au comité dans le cadre de l’étude du projet de loi S-211.
La Chambre de commerce du Canada soutient les objectifs de ce projet de loi, mais elle le considère comme étant trop sévère à certains égards et elle souhaiterait qu’il s’applique à un moins grand nombre d’entreprises.
D’un point de vue opposé, le comité a aussi entendu le témoignage de Surya Deva, une experte des Nations unies qui croit que le projet de loi devrait aller encore plus loin, notamment pour englober tous les droits de la personne, pour imposer une obligation de diligence raisonnable aux entreprises et pour accorder aux victimes un accès direct aux tribunaux canadiens, afin d’obtenir une compensation des entreprises visées.
D’un point de vue pragmatique, l’avocat et expert Stephen Pike a soutenu que le projet de loi S-211 :
[...] constitue un premier pas raisonnable, approprié et évolutif. Il a recours à des rapports sur la transparence des chaînes d’approvisionnement pour [...] catalyser l’action pour lutter contre ces violations des droits de la personne.
Je souligne aussi que Vision mondiale Canada, une ONG qui fait la promotion des droits des enfants et qui jouit d’une expertise spéciale dans le domaine du travail des enfants, a également indiqué qu’une loi sur les chaînes d’approvisionnement pourrait servir à paver une voie constructive dans la lutte contre le travail des enfants.
Il y a eu un choc des idées, et le comité a entendu à la fois l’avis des gens d’affaires et celui des militants les plus engagés. Les observations recueillies indiquent que le projet de loi S-211 représente un certain compromis entre les attentes des uns et des autres. Le projet de loi vise à promouvoir la transparence afin d’encourager les entreprises à faire les efforts nécessaires pour prévenir et atténuer les risques que leurs chaînes d’approvisionnement soient alimentées par le travail forcé et le travail des enfants.
Les membres du Comité des droits de la personne sont bien au fait des limites du projet de loi S-211, mais ils ont appuyé ce projet de loi parce qu’il représente un pas dans la bonne direction. C’est véritablement une première étape pour sensibiliser tous ceux qui s’efforcent constamment de faire fabriquer des produits au plus bas prix possible partout dans le monde. Des sanctions sont prévues pour les entreprises qui ne fournissent pas l’information requise ou qui fournissent de l’information erronée ou trompeuse.
Je remercie la sénatrice Gerba d’avoir présenté un amendement qui précise et renforce un des enjeux les plus difficiles liés à la mise en œuvre de ce projet de loi de transparence. Que se passe-t-il après, une fois que l’entreprise retire les enfants des chaînes de production?
Plusieurs sénatrices ont répété avec raison qu’un enfant qui travaille peut faire vivre toute une famille. Il y a donc un risque que le projet de loi S-211 appauvrisse indirectement des familles, ou qu’il pousse les enfants vers du travail moins payant, ou plus dangereux, dans l’économie informelle. L’amendement adopté ajoute ainsi une obligation pour une entreprise de faire rapport au sujet de ce qui suit :
d.1) l’ensemble des mesures qu’elle a prises pour remédier aux pertes de revenus des familles les plus vulnérables engendrées par toute mesure visant à éliminer le recours au travail forcé ou au travail des enfants dans le cadre de ses activités et dans ses chaines d’approvisionnement.
Par exemple, cela pourrait être une compensation à la famille touchée, notamment pour que l’enfant puisse aller à l’école.
Un texte de loi de transparence comme le projet de loi S-211 oblige les entreprises à faire rapport sur ce qu’elles font ou ne font pas pour éliminer le travail forcé et indemniser les victimes. Ces rapports sont rendus publics et deviennent des outils pour les groupes de défense des droits de la personne et les consommateurs, afin de dénoncer des contrevenants ou, tout simplement, de changer de fournisseur.
La bonne nouvelle, c’est que le mouvement a déjà commencé. Le comité a entendu avec bonheur Jennie Coleman, présidente d’Equifruit, qui fait le commerce de bananes équitables. Elle a expliqué que, en payant quelques sous de plus notre livre de bananes, nous avons une incidence directe sur les conditions de travail des enfants et des adultes qui les récoltent. J’espère être en mesure de compter aujourd’hui sur l’appui de mes collègues au Sénat pour que ce projet de loi puisse migrer vers l’autre Chambre, poursuivre sa progression et, qui sait, retenir l’attention du gouvernement.
Le ministre du Travail, Seamus O’Reagan, vient de rappeler qu’une loi contre le travail forcé est une priorité de son gouvernement. Il a promis d’examiner les projets de loi d’initiative parlementaire sur cet enjeu — y compris le mien — avant de décider s’il va adapter l’un d’entre eux ou présenter son propre projet de loi. Quel que soit le moyen choisi, ce qui compte avant tout pour moi, c’est qu’il y ait une loi, et ce, au plus vite. Les projets de loi d’initiative parlementaire sont utiles non seulement s’ils sont adoptés tels quels, mais aussi à cause de la pression qu’ils exercent sur le gouvernement pour qu’il légifère sans délai.
Dans mon cas, c’était la première fois que je portais un projet de loi d’initiative sénatoriale. J’ai beaucoup appris grâce au projet de loi S-211. Au cours des deux ans que j’ai investis dans cette aventure, j’ai obtenu l’appui précieux de citoyens engagés, de groupes de défense des droits, de sénateurs indépendants et conservateurs, de députés de toutes les allégeances et du Groupe parlementaire multipartite de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes, ce qui montre bien qu’il existe un consensus non partisan pour combattre ces violations révoltantes des droits de la personne. Merci à toutes et à tous.
Honorables sénateurs, la troisième lecture du projet de loi S-211 marque à la fois une étape nouvelle en vue de son adoption et une occasion pour certains d’entre nous de clarifier leur position vis-à-vis de ce projet de loi. La mienne est sans ambiguïté. J’apporte mon appui enthousiaste à ce projet de loi.
Une fois adopté, ce projet de loi obligera les entreprises canadiennes dont le chiffre d’affaires est supérieur à 40 millions de dollars à une reddition de comptes annuelle, qui prendra la forme d’un rapport public concernant leurs activités et les actions qu’elles ont prises pour lutter contre le travail forcé et le travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Chers collègues, cette loi comble un vide juridique dans notre législation. En effet, nombre de pays occidentaux ont adopté des lois pour faire face à l’esclavage moderne, ce qui n’a pas été fait au Canada jusqu’à maintenant.
Aujourd’hui, ce sont 160 millions d’enfants — oui, 160 millions d’enfants —, soit près de cinq fois la population du Canada, qui, selon les données de l’UNICEF, sont astreints au travail. Selon ces données, la majorité des enfants vivent dans des pays du Sud, dans ces régions du monde où la pauvreté impose des impératifs désastreux, comme le travail des enfants.
Honorables sénateurs, j’ai moi-même travaillé durant mon enfance. Je viens d’une famille nombreuse, comme on en voit dans la majorité des pays du Sud. Je suis née dans un petit village du Cameroun appelé Bafia, situé à environ 200 kilomètres de Yaoundé, la capitale du pays. Je suis la 18e d’une fratrie de 19 enfants. Durant mon enfance, il fallait se battre pour avoir le minimum. La situation était tellement difficile qu’à l’âge de 8 ans, je devais déjà apporter une contribution continue aux besoins de la maison, des travaux ménagers à l’alimentation en eau puisée à la source, de la cueillette du bois dans des forêts parfois assez lointaines pour la cuisson à la vente de produits agricoles ou autres dans de petits commerces improvisés.
Chers collègues, la majorité des enfants de mon âge était astreinte à ce genre de travail. Les filles, de surcroît, devaient être très méticuleuses afin d’être prêtes pour le mariage dès qu’elles avaient atteint l’âge de la puberté, soit à 13 ou 14 ans.
Je fais ce récit narratif pour signifier qu’en Afrique, les enfants étaient et sont encore souvent considérés comme une main-d’œuvre et une source de revenus pour la famille. C’est l’une des raisons qui explique, en partie du moins, la lourde démographie qui pèse sur le développement du continent et le besoin de mesures complémentaires pour rendre les lois contre le travail des enfants efficaces.
Chers collègues, selon la Banque mondiale, près de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 5,50 $ par jour. Dans les pays à faible revenu, le seuil de l’extrême pauvreté est fixé à 1,90 $ par jour.
Vous aurez compris qu’un grand nombre de familles dans les pays du Sud n’ont pas d’autre choix que de mettre leurs enfants à contribution, quels que soient les risques pour ces enfants. Le projet de loi S-211 doit tenir compte de ces réalités pour être efficace.
Durant les discussions avec les experts au Comité permanent des droits de la personne, deux interventions m’ont particulièrement marquée.
Mme Jennie Coleman, que la sénatrice Miville-Dechêne vient de mentionner, la présidente d’Equifruit, a mentionné la nécessité d’une certification équitable dans les activités des entreprises. Cette certification permettrait une traçabilité de l’origine des produits, de leur cueillette à leur fabrication.
Cette certification permettrait aussi de déterminer et de vérifier les conditions de travail du personnel employé dans les activités et les chaînes d’approvisionnement des entreprises. Si elle était mise en œuvre de manière sérieuse, cette mesure permettrait de détecter et de sanctionner les entreprises qui emploient toujours des enfants et, d’autre part, de valoriser celles qui paient un prix équitable aux producteurs, de même que celles qui prennent des mesures pour remédier aux pertes de revenu des familles. Une telle obligation de certification ne pourrait, malheureusement, pas faire partie du projet de loi S-211, mais il serait nécessaire, à mon avis, que les entreprises s’y soumettent volontairement et que le gouvernement réfléchisse à une façon de créer une obligation en ce sens.
En tant qu’entrepreneure et cheffe d’entreprise, j’ai moi-même souvent procédé à la certification de mes activités et je peux vous confirmer que ça fonctionne.
Durant son témoignage, le professeur Surya Deva, membre du Groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, nous a dit que le fait que le projet de loi S-211 se concentre sur la finalité — c’est-à-dire la transparence au moyen de la rédaction de rapports —, limite sa capacité d’empêcher le travail des enfants. Selon lui, ce projet devrait aussi comporter des mesures préventives permettant de lutter efficacement contre le travail forcé et le travail des enfants.
Ma proposition d’amendement va dans ce sens. En effet, comme je l’ai mentionné précédemment, la majorité des enfants dans les pays visés travaillent pour aider leur famille et pour leur survie. Cet amendement répond à l’objectif numéro 1 des 17 objectifs de développement durable des Nations unies qui appellent à mettre fin à la pauvreté.
Cet amendement fait aussi appel à la responsabilité sociale des entreprises, pas seulement dans des documents normatifs, mais dans des politiques vérifiables, notamment dans la détermination de l’ensemble des mesures qu’elles ont prises pour remédier aux pertes de revenu des familles les plus vulnérables, engendrées par l’élimination du travail forcé ou du travail des enfants dans le cadre de leurs activités et dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Lutter efficacement contre le travail des enfants nécessite que l’on dégage les moyens pour soutenir les victimes et leur famille. Un revenu équivalant au minimum du revenu généré par le travail des enfants doit être accessible. Autrement, le phénomène continuera sous d’autres formes ou par le biais d’autres entreprises qui ne sont pas assujetties à la loi sur le travail forcé et le travail des enfants.
J’ai décidé d’apporter mon appui à ce projet de loi pour deux principales raisons : renforcer l’indispensable transparence des entreprises dans leurs activités et les amener à déterminer précisément les dispositifs engagés pour, concrètement et publiquement, prévenir le travail des enfants.
J’ai choisi aussi d’apporter mon soutien à ce projet pour renforcer les dispositifs qui contribuent au respect concret et effectif de la dignité humaine partout et pour tous. En 2022, la vue d’une fillette de 8 ans qui se tue à la tâche dans une usine de textile ou celle d’un garçon de 10 ans descendant dans une mine est insoutenable. Elle contredit absolument notre conception de la dignité humaine.
Honorables sénateurs, nous sommes un pays des droits de la personne, un pays d’équité et de justice sociale. Nous sommes un pays soucieux du bien-être des enfants. Plusieurs pays occidentaux, à l’instar de l’Australie, la France, l’Allemagne et bien d’autres, ont adopté des lois semblables. Il nous faut de façon urgente combler notre retard. Je vous invite donc à apporter votre appui à ce projet de loi pour combler le vide juridique en la matière dans notre pays.
Je remercie la sénatrice Miville-Dechêne pour son initiative et son leadership dans le cadre de ce projet de loi.
Je vous remercie.