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Projet de loi sur l'édiction d'engagements climatiques

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

5 mai 2022


L’honorable Julie Miville-Dechêne

Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer le projet de loi S-243 qu’a présenté la sénatrice Rosa Galvez. La Loi sur la finance alignée sur le climat est à la fois cohérente et courageuse.

J’ai passé le plus clair de ma carrière comme journaliste. J’étais correspondante à Washington. « Suivre la piste de l’argent » est un des mantras les plus connus en journalisme. Il signifie, bien entendu, qu’en suivant les transactions financières, on peut remonter jusqu’à la source d’un problème.

Ce principe a été inventé à l’époque du scandale du Watergate. De toute évidence, le projet de loi dont nous sommes saisis vise des problèmes bien différents. Dans un certain sens, ils sont moins spectaculaires et ils attirent moins l’attention des médias, mais la question des changements climatiques est beaucoup plus grave, puisqu’elle menace la planète entière.

Le projet de loi S-243 vise à relier notre système financier et nos engagements climatiques pour remonter jusqu’à la source du problème et commencer à le régler. La tâche ne sera pas facile. Personne n’en doute. Nous ne pouvons pas nous attendre à changer les règles de nos systèmes financiers, comme nous le devrions, tout en maintenant le statu quo. Il faut choisir.

Je ne suis pas une scientifique, donc je ne passerai pas beaucoup de temps à présenter des scénarios climatiques et des trajectoires énergétiques. De toute façon, ce n’est pas notre rôle de législateurs. Notre travail consiste à tenir compte de la science et à légiférer en conséquence — dans ce cas-ci, pour le bien de la planète et des prochaines générations de Canadiens.

Que disent donc les scientifiques?

Le dernier rapport du GIEC, publié il y a quelques semaines à peine, se conclut sur ces mots :

Les preuves scientifiques cumulées sont sans équivoque : le changement climatique est une menace pour le bien-être humain et la santé planétaire. Tout retard supplémentaire dans l’action mondiale concertée et anticipée en matière d’adaptation et d’atténuation des effets du changement climatique manquera une brève fenêtre d’opportunité, qui se referme rapidement, de garantir un avenir vivable et durable pour tous.

Que devrions-nous donc faire? Le rapport du GIEC n’offre pas de solutions détaillées, mais il identifie clairement le problème du « financement insuffisant et mal aligné » et la nécessité d’adopter un modèle où « les investissements sont alignés sur un développement résilient au changement climatique ».

D’autres parties montrent également la voie. En février dernier, le gouvernement du Royaume-Uni a publié une importante étude intitulée The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review, qui a été dirigée par le professeur Dasgupta de l’Université de Cambridge, et les auteurs ne mâchent pas leurs mots :

Collectivement, nous n’avons toutefois pas réussi à gérer notre portefeuille mondial d’actifs de façon durable. Selon les estimations, entre 1992 et 2014, le capital produit par personne a doublé et le capital humain par personne a augmenté d’environ 13 % à l’échelle mondiale, mais le stock de capital naturel par personne a diminué de près de 40 % [...] Autrement dit, si l’humanité a immensément prospéré ces dernières décennies, les moyens par lesquels cette prospérité a été atteinte signifient qu’elle a un coût dévastateur pour la nature.

Cependant, il ne s’agit pas simplement d’un échec du marché : il s’agit aussi d’un échec général des institutions [...] Presque tous les gouvernements du monde exacerbent le problème en payant les gens davantage pour exploiter la nature que pour la protéger et en donnant la priorité à des activités économiques non durables.

Nous avons besoin d’un système financier qui achemine les investissements financiers, tant publics que privés, vers des activités économiques qui valorisent notre stock d’actifs naturels et encouragent les activités de consommation et de production durables [...]

En mai, l’an dernier, l’Agence internationale de l’énergie a publié une feuille de route vers la carboneutralité d’ici 2050, objectif que le Canada s’est publiquement engagé à atteindre. Ce rapport, très clair et précis, indique qu’aucun nouveau gisement de pétrole et de gaz ne devrait être approuvé pour être exploité en plus de ceux qui avaient déjà été approuvés en 2021, et qu’à l’avenir, les producteurs pétroliers et gaziers devraient uniquement se concentrer sur la gestion et la réduction des émissions des exploitations existantes.

Bien entendu, il existe de nombreux autres rapports et études, mais à ce stade, le message est clair : si nous voulons atteindre la carboneutralité d’ici 2050, nous devons rapidement opérer un changement transformationnel sur le plan systémique. Or, ce n’est pas ce que nous avons fait au Canada. Jusqu’à présent, nous nous sommes contentés d’appuyer quelques politiques et initiatives en matière de climat, pour autant qu’elles ne nuisent pas à notre économie de manière significative. Nous jurons de protéger le climat à long terme, mais les considérations de compétitivité à court terme priment. Nous prônons des changements audacieux, mais nous maintenons le statu quo la plupart du temps.

Alors que nous nous engageons à réduire nos émissions nationales, nous prévoyons d’augmenter nos exportations de pétrole et de gaz. Nous nous félicitons de notre taxe sur le carbone, mais nos plus importants pollueurs n’en paient qu’une fraction. Enfin, la principale mesure que nous envisageons pour le secteur financier est un système de divulgation.

Je crois fermement à la transparence, bien sûr. C’est souvent un premier pas essentiel. En fait, nous venons d’adopter le projet de loi S-211, qui est un projet de loi sur la transparence qui porte sur le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. Il existe toutefois des situations où la transparence seule ne suffit pas, surtout lorsqu’il y a inadéquation avec les incitatifs économiques. Dans le cas du secteur financier, les régimes de divulgation de l’information liée au climat n’ont pas eu beaucoup d’incidence.

Un récent rapport d’organismes non gouvernementaux indique qu’en 2021, les principales banques du monde ont accordé 752 milliards de dollars de financement à l’industrie des combustibles fossiles. Un quart de ce montant est allé à des entreprises qui augmentent leur production. Au Canada, le financement de l’exploitation des sables bitumineux a augmenté de 51 %. Bien sûr, ce n’est pas parce que nous n’étions pas au courant de l’existence du changement climatique l’année dernière ou parce que nous ne disposions pas de suffisamment de renseignements pour savoir que l’augmentation de la production de pétrole et de gaz est contraire à nos engagements en matière de lutte aux changements climatiques. C’est parce que les divulgations sont essentiellement inutiles si elles ne sont pas associées à un coût.

En fait, une enquête réalisée en 2020 par HSBC a révélé que seulement 10 % des investisseurs considéraient les divulgations de l’information liée au climat comme une source d’information pertinente. En analysant cette enquête, le Financial Times a cité les propos d’un ancien économiste de la Banque d’Angleterre :

Le simple fait de discuter des risques, et d’évaluer les risques, ne signifie pas que nous sommes réellement en train de faire la transition vers la carboneutralité. De nombreuses entreprises peuvent discuter des risques, mais ne prendre aucune mesure pour faire progresser la transition.

Pourquoi? Parce que les divulgations fournissent de l’information liée au climat, mais ne sont pas en adéquation avec les incitatifs financiers. Or ce qui compte, c’est l’adéquation.

Aujourd’hui, nous étudions le projet de loi S-243.

Pour la première fois, voici un projet de loi qui propose de faire ce que le GIEC et d’autres réclament : aligner la finance sur nos engagements climatiques. La loi obligerait donc les institutions financières, publiques et privées, à décrire comment elles alignent leurs prêts et leurs investissements sur nos engagements climatiques. Elle obligerait les sociétés d’État à intégrer l’expertise climatique au plus haut niveau. Elle favoriserait les transactions financières qui accélèrent la transition et défavoriserait celles qui la ralentissent. La loi s’attaque aussi aux conflits d’intérêts qui nous ralentissent depuis tant d’années.

C’est un projet de loi audacieux et nécessaire qui remet en question le paradigme sous lequel nous avons fonctionné jusqu’à présent, où le système financier est réputé intouchable.

Cette initiative suscitera certainement de l’opposition, mais je pense que les critiques devraient être accueillies par une question simple : si vous n’êtes pas d’accord avec ce projet de loi, que proposez-vous pour que le Canada aligne son système financier sur nos engagements climatiques? Si la réponse se limite à proposer davantage de divulgation et de capture de carbone, ou à dire que nous devons attendre que d’autres pays agissent ou que le marché assurera la transition de lui-même, alors nous saurons qu’il n’y a pas de réelle volonté de changer quoi que ce soit.

Comme je l’ai dit au début de mon discours, le projet de loi S-243 propose de suivre la piste de l’argent. C’est certainement la bonne approche à adopter. Mais ce projet de loi nous permettrait aussi de faire autre chose : joindre le geste à la parole. La sénatrice Galvez nous offre l’occasion de mettre notre système financier en adéquation avec nos engagements sur le plan climatique, et nos gestes avec nos paroles. Le Canada veut être un leader sur le plan climatique, mais il est le seul pays du G7 dont les émissions ont augmenté entre 2015 et 2019. Nous pointons du doigt des pays qui ont une empreinte carbone plus grande que la nôtre, mais le Canada a le pire bilan au monde au chapitre des émissions cumulatives par habitant. Nous pouvons et devrions faire beaucoup mieux. Nous, les sénateurs, disons souvent qu’une de nos tâches consiste à représenter les groupes sous-représentés. Aujourd’hui, j’affirme qu’un de ces groupes est constitué des générations futures. Ce projet de loi les concerne.

En tant que législateurs nommés, nous sommes protégés contre les pressions électorales, ce qui est un privilège rare et inestimable en politique. Cela devrait nous donner le courage et l’indépendance nécessaires pour prendre des décisions difficiles qui sont dans l’intérêt public. Aujourd’hui, je propose que nous prenions le temps de comprendre ce projet de loi et d’y réfléchir. Permettez-moi de citer une fois de plus The Dasgupta Review :

[...] cette même ingéniosité qui nous a amenés à exercer des pressions sur la nature qui sont tellement exigeantes et tellement nuisibles à si court terme pourrait être redéployée pour apporter des changements transformateurs, peut-être même dans un laps de temps tout aussi court. Nous et nos descendants ne méritons rien de moins.

Dans 15 ou 20 ans, la plupart d’entre nous ne seront plus ici. Aujourd’hui, j’estime que le projet de loi nous donne l’occasion d’apporter un changement qui aura un effet positif quand nous ne serons plus là. Je vous prie, chers collègues, de renvoyer sans délai le projet de loi au comité pour une étude approfondie. Nous le devons à nos enfants et à nos petits-enfants. Merci.

L’honorable Rosa Galvez [ - ]

Est-ce que la sénatrice Miville-Dechêne accepterait de répondre à une question?

Certainement.

La sénatrice Galvez [ - ]

Vous dites que vous n’êtes pas une scientifique, mais je vous félicite du résumé que vous avez fait de ces énormes rapports du GIEC. Merci beaucoup de votre appui envers le projet de loi. Je sais que la transparence compte beaucoup pour vous.

Aujourd’hui, j’ai appris bien des choses dans un rapport qui parle beaucoup des conflits d’intérêts qui existent sur le plan des décisions qui sont prises par des administrateurs de compagnies de combustible fossile qui siègent également au conseil d’administration de banques ou d’organismes de financement. Avez-vous réfléchi à l’impact que ces relations faites de conflits d’intérêts, apparents ou réels, peuvent avoir sur les médias, sur notre vie, et cetera?

En fait, comme j’ai été ombudsman à Radio-Canada, j’ai beaucoup réfléchi à la question des conflits d’intérêts. Il y a des codes très précis. On ne peut être membre d’aucun conseil d’administration et on ne peut exercer que très peu d’activités à l’extérieur de notre métier pour éviter une apparence ou un réel conflit d’intérêts, car c’est toute notre crédibilité qui disparaît. Un collègue journaliste affecté à la couverture des activités policières fournissait discrètement de l’information payante à des policiers. Il faut assurément éviter ce genre de conflit d’intérêts plutôt évident.

Je connais moins le secteur bancaire et financier, mais il est évident que si, dans les banques ou les institutions financières, des administrateurs sont actionnaires ou sont impliqués dans une économie qui ne respecte pas nos engagements financiers, dans des compagnies d’énergie fossile par exemple, cela pose problème, car nous ne savons pas exactement ce qui se passe dans ces conseils d’administration. Nous ne savons pas si cela a une influence ou non sur le vote de cette personne.

Il faut beaucoup plus de transparence et il faut faire la lumière sur les activités des conseils d’administration si nous voulons changer le cours des choses. Votre projet de loi à cet égard est assez novateur. Il demande que les administrateurs ne soient pas actionnaires ou ne soient pas impliqués dans des entreprises qui ne suivent pas les engagements climatiques, et il exige que les lobbyistes qui ont travaillé pour des entreprises qui ne respectent pas les engagements climatiques ne puissent pas être administrateurs pour une période de cinq ans. C’est assez original comme façon de voir les choses, mais c’est essentiel.

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