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Projet de loi sur la protection des établissements d’enseignement postsecondaire contre la faillite

Deuxième lecture--Suite du débat

10 mai 2022


L’honorable Yonah Martin (leader adjointe de l’opposition) [ + ]

Honorables sénateurs et sénatrices, je prends la parole aujourd’hui sur le projet de loi S-215, Loi concernant des mesures visant la stabilité financière des établissements d’enseignement postsecondaire. Tout d’abord, permettez-moi de remercier la sénatrice Moncion, qui a présenté ce projet de loi. Un système d’éducation postsecondaire dynamique et de premier plan au Canada est vital pour l’avenir de notre pays, pour notre productivité, pour notre compétitivité internationale, pour la santé de notre société et pour assurer la réussite et le bien-être de nos jeunes.

Même si l’objet du projet de loi — assurer la stabilité financière des établissements d’enseignement postsecondaire — est certes louable, l’accomplissement de cet objet pourrait être une autre histoire. Le projet de loi demande au ministre, en consultation avec les établissements — les administrations municipales, les gouvernements provinciaux, ainsi que les les groupes et associations représentant les professeurs, les employés et les étudiants —, d’élaborer une proposition pour la prise d’initiatives fédérales visant à réduire le risque qu’un établissement fasse faillite ou devienne insolvable; à protéger les étudiants, les professeurs et les employés si un établissement faisait faillite ou devenait insolvable et à appuyer les communautés qui seraient touchées si un établissement faisait faillite ou devenait insolvable.

Vous ne serez pas surpris d’apprendre — surtout parce que la marraine du projet de loi l’a mentionné en détail dans son intervention — que la situation à l’Université Laurentienne de Sudbury, en Ontario, est directement à l’origine de ce projet de loi.

En février dernier, cette université s’est mise à l’abri de ses créanciers en invoquant la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. C’était la première entité canadienne financée par l’État à agir ainsi. Ce faisant, elle a renvoyé 100 professeurs, sabré dans 69 programmes et, comme un observateur l’a signalé, « […] abandonné complètement le mandat triculturel dont elle était fière en réduisant de manière disproportionnée les programmes offerts aux francophones et aux Autochtones. »

Comme le Bureau de la vérificatrice générale de l’Ontario l’a signalé dans son rapport sur l’Université Laurentienne :

Jusqu’au dépôt de la demande de la Laurentienne [...], le processus de la LACC avait été utilisé exclusivement dans le secteur privé. Toutefois, aucune restriction dans la loi ne limite son utilisation dans un établissement du secteur parapublic financé par l’État.

Comme l’a souligné la vérificatrice générale de l’Ontario, l’Université Laurentienne est l’une des principales institutions postsecondaires du Nord de l’Ontario. Elle est au service de trois cultures, celles des communautés francophones, anglophones et autochtones. C’est aussi une institution bilingue. En outre, elle est l’un des plus importants employeurs de Sudbury. Par conséquent, comme l’a fait remarquer la sénatrice Moncion dans son discours, les problèmes d’insolvabilité de cette université sont terribles pour la collectivité, mais aussi pour les étudiants, dont 19 % sont francophones.

Nous pouvons tous convenir qu’il s’agit d’une tragédie pour la collectivité, les employés et les étudiants qui font partie de la communauté laurentienne.

Je pense que le projet de loi de la sénatrice Moncion soulève un important problème, mais je reste aussi convaincue que nous pourrions débattre de l’origine du problème que son projet de loi tente de régler, et probablement des solutions qu’elle propose.

En résumé, il serait trop simple d’attribuer ce problème au manque de soutien gouvernemental ou à sa réduction.

Commençons par le problème. Dans son discours, la sénatrice Moncion dit que le problème est entièrement imputable au gouvernement. Dans le cas de l’Université Laurentienne, il s’agit pour elle du gouvernement de l’Ontario :

Malgré l’émergence d’établissements pour les francophones administrés par des francophones, comme l’Université de Sudbury, qui jouit du soutien unanime de la collectivité, les gouvernements tardent à agir.

Elle poursuit en disant que par exemple, le gouvernement de l’Ontario :

[...] a mis plus d’un an à intervenir dans le dossier de l’Université Laurentienne, et il a fini par bouger uniquement parce qu’il n’avait plus le choix. L’université était en train de perdre son fonds de roulement, ce qui aurait précipité sa faillite. Le gouvernement de l’Ontario est demeuré les bras croisés durant un an.

Ailleurs dans son discours, elle a souligné qu’au cours des 20 dernières années, la part du financement du secteur postsecondaire provenant des gouvernements provinciaux a diminué, et que le financement fédéral stagne depuis environ 2008. En dollars réels, le financement des langues officielles et des programmes d’éducation n’a cessé de diminuer.

Je n’en doute pas, mais le nombre de francophones vivant à l’extérieur du Québec est également en baisse. Statistique Canada prévoit que si la tendance actuelle se maintient, le nombre de francophones vivant à l’extérieur du Québec passera de 4 % en 2011 à 3 % en 2036. Cette baisse aura également une incidence sur le financement, du moins dans certaines provinces. La raison en est que la formule de financement de l’enseignement postsecondaire varie d’une province à l’autre. En Ontario, en Saskatchewan et au Québec, le financement de base est lié au nombre d’inscriptions.

Comme l’indique l’étude de 2021 sur l’état de l’enseignement postsecondaire au Canada :

[...] le montant du financement qu’un établissement reçoit dépend principalement du nombre d’étudiants qu’il compte dans différents types de programmes [...]

Dans les sept autres provinces, le financement est en grande partie déterminé par le financement reçu par le passé, c’est-à-dire que le financement de base que reçoit un établissement d’enseignement pour une année donnée dépend en grande partie de ce qu’il a reçu l’année précédente [...]

Cela n’enlève rien à l’argument que la sénatrice Moncion fait valoir avec son projet de loi : la nécessité d’un financement stable. Cela illustre toutefois à quel point la situation est compliquée, surtout lorsqu’on sait que l’éducation est du ressort exclusif de chaque province, comme nous le savons tous.

Nous tombons également dans les questions de compétence. Bien qu’il y ait des similitudes entre les systèmes d’éducation de chaque province et territoire, il existe aussi de nombreuses différences entre les lois, les politiques et les programmes, sans parler de la géographie, de l’histoire, de la langue, de la culture et des besoins particuliers de la population de chaque province.

Je répète que cela n’enlève rien au projet de loi de la sénatrice Moncion. Au contraire, il se peut que ce fait le renforce. Cependant, cela laisse également entendre que la voie à suivre n’est peut-être pas simple.

Je soupçonne qu’une initiative du gouvernement fédéral dans ce domaine pourrait initialement être perçue avec méfiance par les provinces et les territoires qui — une fois que le gouvernement fédéral engagé dans cette voie — pourraient fort bien vouloir, à tout le moins, ajouter leurs propres questions à l’ordre du jour en fonction des problèmes que je viens d’indiquer.

En terminant, j’aimerais dire quelques mots au sujet de l’université Laurentienne. Comme je l’ai déjà dit, la sénatrice Moncion n’a pas pris de temps à pointer du doigt la réaction lente et timide du gouvernement de l’Ontario devant la grave situation financière de l’université. C’est peut-être vrai, mais la situation en question n’était pas si claire et nette, du moins selon ce que j’ai lu.

Le site University World News, par exemple, a rapporté que l’Université Laurentienne avait un problème de mauvaise gestion chronique depuis des années lorsqu’elle a cherché à se mettre à l’abri de ses créanciers. De plus, comme l’a indiqué un ancien professeur de l’université, « cela faisait vraiment longtemps que l’université ne faisait preuve d’aucune transparence au sujet de ses finances. C’était comme si elle criait au loup ». L’université a accumulé une dette de 322 millions de dollars à cause de cette mauvaise gestion.

De plus, elle n’a pas aidé sa cause dans toute cette affaire. Par exemple, selon le même article d’University World News, l’Université Laurentienne a demandé un prêt de 100 millions de dollars au gouvernement en mai 2021. En retour, ce dernier a exigé qu’un examen indépendant des finances de l’université soit effectué par un tiers. L’université a refusé. Cet entêtement se poursuit encore aujourd’hui.

Le Comité des comptes publics de la province a demandé au Bureau de la vérificatrice générale de l’Ontario d’examiner les finances de l’université, et son rapport est loin d’être flatteur. Après avoir fait remarquer que, compte tenu de l’importance du financement provincial dont elle bénéficie, on serait en droit de s’attendre à ce que l’université fasse preuve de transparence et se montre responsable, la vérificatrice générale a déclaré ceci :

Malheureusement, la Laurentienne a refusé à notre Bureau l’accès à l’information que nous jugeons absolument nécessaire à l’exécution de nos travaux d’audit […] Dans de nombreux cas, elle a également refusé de fournir des renseignements non protégés par le secret professionnel au motif qu’il faudrait trop de ressources pour examiner les documents afin de déterminer si l’information est assujettie au secret […] Une restriction aussi répandue de notre travail d’audit est sans précédent.

Qui plus est, le rapport indique que l’Université Laurentienne a créé une culture de la peur au sein du personnel universitaire concernant les interactions avec le Bureau de la vérificatrice générale.

Je considère que l’Université Laurentienne n’est pas le meilleur exemple pour faire valoir un projet de loi comme celui-ci. Cependant, comme je l’ai mentionné plus tôt, je crains que certaines personnes soient agacées par les questions de compétence qu’un projet de loi comme celui-ci risque de soulever.

Honorables sénateurs et sénatrices, je ne remets pas en question la situation financière difficile dans laquelle se trouvent nos universités, surtout depuis les deux dernières années, en raison de la pandémie et de la baisse des inscriptions d’étudiants étrangers. Je suis favorable à l’idée de renvoyer ce projet de loi à un comité où il pourra faire l’objet d’une étude approfondie. Merci.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Sénatrice Moncion, avez-vous une question?

J’aurais quelques questions pour vous.

Je vous remercie pour votre excellent discours. Les renseignements présentés l’ont été après le début de mes interventions au sujet du projet de loi S-215.

Le problème que pose la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, c’est que lorsqu’on y a recours, l’argent va généralement aux grands créanciers et il ne reste rien pour les petits créanciers à la fin, après la liquidation des actifs si on se rend jusque-là.

La situation est la même que celle qui s’est produite à l’Université Nipissing, dans ma région. J’ai siégé à son conseil d’administration avant 2010.

Voici ma question. Les déficits de l’Université Laurentienne étaient exactement comme ceux de l’Université Nipissing. L’Université Nipissing s’est adressée au gouvernement; l’Université Laurentienne l’a fait aussi, mais à la dernière minute, et le gouvernement n’a donc pas eu le temps de réagir. Un mois plus tard, l’Université Laurentienne invoquait la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies.

Je voulais savoir si vous étiez au courant de cette situation, car il en est question dans le rapport que vous avez lu. Êtes-vous d’accord avec moi pour dire que lorsqu’il s’agit d’une entité provinciale et qu’on applique une loi fédérale, il pourrait y avoir un problème constitutionnel, comme vous le mentionnez? Mais quelqu’un doit payer au bout du compte et je pense qu’en l’occurrence, ce sont les petits créanciers qui paient la facture. Je soulève de nombreux points, mais j’aimerais vous entendre sur ces quelques questions.

La sénatrice Martin [ + ]

Je vous remercie de ces informations additionnelles. À vrai dire, je ne suis pas spécialiste dans aucun des domaines, mais je suis consciente de l’importance des établissements et des circonstances.

Vous avez raison de dire que cela semble injuste. Le fait est que, s’il y avait eu un financement plus important à tous les niveaux, la situation ne se serait pas produite. Merci de fournir ces renseignements supplémentaires au Sénat.

Convenez-vous qu’il pourrait être problématique d’utiliser une loi fédérale pour corriger un problème provincial? Les problèmes de champs de compétence sont un sujet que mon bureau étudie. Êtes-vous d’accord?

La sénatrice Martin [ + ]

Oui, je conviens que ces facteurs compliquent les choses, mais c’est pour cela que je propose de renvoyer le projet de loi au comité. J’espère qu’au cours du processus, nous pourrons aussi mettre en lumière l’importance de ces établissements, comme vous nous en avez clairement fait la démonstration. Je suis d’accord avec vous là-dessus.

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