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Projet de loi sur la réaffectation des biens bloqués

Deuxième lecture--Ajournement du débat

7 décembre 2021


Honorables sénateurs, j’ai malheureusement perdu la course contre la montre avant l’heure du souper, mais j’espère avoir réussi à toucher votre cœur et votre esprit. Nous en étions à la question de la constitutionnalité et des contestations fondées sur la Charte. Permettez-moi de revenir brièvement sur ce que j’avais dit, car ma mémoire est fragile et, si vous êtes comme moi, la vôtre aussi doit l’être.

Mon projet de loi vise à saisir les actifs gelés et à s’en servir au moyen d’ordonnances des tribunaux pour aider les victimes de corruption et en particulier les victimes de violations massives des droits de la personne et de déplacement forcé. La question est donc de savoir si tout cela est conforme à la Charte.

Je vais citer un document d’orientation publié par le Conseil mondial pour les réfugiés et rédigé par l’éminent avocat, ancien procureur général du Canada et ancien ambassadeur du Canada aux Nations unies, Allan Rock :

L’article de la Charte qui pourrait être invoqué pour contester les dispositions visant le gel ou la confiscation des avoirs est l’article 7 de la Charte : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne [...] Bien que les tribunaux ont considéré l’article 7 comme très général, la jurisprudence indique clairement que cet article ne s’applique pas aux droits économiques du demandeur et ne les protège pas.

Ce point est également confirmé par la juge Gagné, qui a rendu un jugement dans l’affaire portant sur le gel des avoirs de l’ancien président Ben Ali de la Tunisie. Elle a indiqué qu’« en général, ni le droit d’occuper un emploi ni les intérêts économiques des demandeurs ne sont protégés par la Charte ».

Le document de travail conclut ceci:

[...] il est improbable qu’un demandeur obtienne gain de cause en contestant une loi canadienne prévoyant le gel et la confiscation des avoirs de dirigeants étrangers pour le seul motif qu’elle contrevient à la Charte.

Je tiens à souligner un autre aspect très important de ce projet de loi. En ce moment, nous ne connaissons pas la valeur des actifs qui ont été gelés au Canada. Nous savons le nom des personnes dont les actifs ont été gelés, mais nous ne savons pas vraiment si elles possèdent des actifs au Canada. Il n’y a aucune transparence publique étant donné que le gouvernement n’est pas encore tenu de fournir cette information. Le projet de loi va lever le voile et améliorer la transparence afin que le gouvernement soit tenu de fournir une liste non seulement des dirigeants étrangers corrompus, mais également de la valeur de leurs actifs. En l’absence de ces renseignements, les Canadiens ne peuvent pas préconiser la confiscation des actifs ni bénéficier des avantages dont je parle.

En terminant — et je suis contente d’avoir le temps de parler un peu plus de tout cela, car ce projet de loi n’est pas sans précédent. Nous suivons la pratique exemplaire de quel pays selon vous? La Suisse, premier domicile de tous les biens détenus par toutes sortes de gens dans le secret le plus complet, pour l’éternité.

En 2015, la Suisse, pour redorer son image, a adopté la Loi sur les valeurs patrimoniales étrangères d’origine illicite. Cette loi permet aux autorités de demander à la Cour fédérale suisse de geler et de confisquer des avoirs, puis de les renvoyer dans leur pays d’origine ou de les acheminer à une entité susceptible d’améliorer le sort et les conditions de vie des habitants du pays en question et d’y soutenir la primauté du droit. Il s’agit donc d’un moyen efficace de lutter contre la corruption.

En fait, si je ne m’abuse, la Suisse a réaffecté des biens volés au Kazakhstan sur ordonnance d’un tribunal et s’est servi d’une fondation pour offrir de l’éducation aux enfants de ce pays. Le Royaume-Uni et la France songent tous deux à se doter d’une loi semblable. L’Union européenne, qui a récemment promulgué sa propre loi de Magnitski, considère également cette mesure législative comme étant la prochaine étape dans sa lutte contre la corruption.

C’est ce qui m’amène à la dernière raison pour laquelle j’estime qu’il s’agit d’une mesure législative essentielle. Si le Canada l’adopte, je crois que d’autres suivront son exemple. Nous avons nous-mêmes imité les États-Unis quand nous nous sommes dotés de notre propre loi de Magnitski. Notre version est même meilleure que celle de nos voisins du Sud grâce à l’ancienne sénatrice Andreychuk.

La même chose pourrait se produire avec ce projet de loi. Selon moi, le projet de loi à l’étude stimulera l’initiative d’autres États, en offrant un exemple concret de la manière dont un gouvernement peut agir. D’autres emboîteront le pas et amélioreront cette mesure, et le Canada sera le pays à l’origine de cette transformation.

Pour conclure, chers collègues, les dirigeants étrangers corrompus agissent en toute impunité depuis beaucoup trop longtemps. Non seulement ils ont amassé d’énormes fortunes, mais ils ont aussi causé un tort considérable à leur peuple. Leurs actions ont contribué au déplacement et à la misère de millions de personnes. Il est tout simplement insuffisant de les dénoncer. Nous devons les faire payer et c’est précisément ce que la loi sur la réaffectation des biens bloqués permettra d’accomplir.

Merci, honorables sénateurs.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Acceptez-vous de répondre à une question, sénatrice?

Bien sûr.

Le sénateur Dalphond [ + ]

Si je vous ai bien comprise, vous proposez que nous traitions ces biens de la même façon que ce qui est prévu dans la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité du Canada. Il ne s’agirait donc pas de procédures pénales, mais bien de procédures civiles, où la prépondérance des probabilités s’applique au lieu d’un niveau de preuve élevé, où nous confisquons les biens et où la magistrature donne l’occasion à tous de s’exprimer. Puis, les biens seront remis à un organisme déterminé par la cour, en fonction de ce que la Couronne ou le procureur général proposera.

En tant que juge, j’ai participé à des affaires où nous savons saisi de l’argent. Ce type d’approche est souvent plus efficace que les mesures pénales parce que nous prenons l’argent, les propriétés, l’or et les bijoux, ce qui fait mal.

J’appuie certainement votre projet de loi. C’est un excellent moyen de s’attaquer aux criminels qui vivent à l’étranger, mais qui détiennent des biens ici. Comme vous l’avez dit, s’il y a corruption, il y a crime. Si un crime est commis, on parle de produits de la criminalité.

Si je comprends bien, vous proposerez des procédures civiles semblables à ce que nous avons pour l’argent provenant d’activités criminelles. Je suis certainement en faveur d’une telle mesure. Merci.

Merci, sénateur Dalphond. J’appréhende toujours les questions de la part des avocats dans cette pièce, parce que je ne suis pas avocate. Je suis toutefois reconnaissante de cette question parce que vous avez tout compris. Il ne s’agit pas de procédures devant un tribunal pénal, mais bien devant un tribunal administratif.

Je vous remercie de votre appui. J’espère que vous m’aiderez à faire adopter cette mesure législative et à la renvoyer au Comité des affaires étrangères afin que nous puissions très bientôt entendre des témoins, discuter de la question et la renvoyer au Sénat. Merci.

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