Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture
26 avril 2022
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui à titre de porte-parole au sujet de ce projet de loi. Je conviens qu’il est de la plus haute importance que nous ne renoncions pas à lutter contre la violence faite aux femmes. Comme le soulignent le récent sondage de la sénatrice Dasko et les appels à la justice de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, la violence faite aux femmes, notamment les femmes autochtones, demeure dramatique et exige que tous les niveaux de gouvernement prennent des mesures immédiates et systématiques.
Le projet de loi S-205 met l’accent sur l’utilisation de dispositifs de surveillance à distance pour les hommes qui ont commis des actes de violence contre des femmes. Il prévoit le recours à ces dispositifs lorsque les individus ne sont pas en détention comme moyen d’assurer la sécurité des femmes. Cependant, le projet de loi S-205 ne fait pas ce qu’il faut pour s’attaquer au tissu de la misogynie, du racisme et des préjugés de classe qui alimente la violence faite aux femmes et qui est entretenu par les systèmes de justice criminelle et pénale. Le projet de loi S-205 ne s’attaque pas aux inégalités économiques, sociales, raciales et de genre qui condamnent les femmes à être victimes de violence, de pauvreté et de racisme. Il ne cherche pas non plus à démanteler les valeurs et les attitudes qui renforcent ces inégalités. Il convient plutôt de donner la priorité à la mise en place de services et de méthodes qui apportent sécurité et soutien.
La violence physique n’est qu’un aspect d’un ensemble plus vaste de comportements coercitifs et contrôlants. Les stratégies utilisées contre les femmes comprennent l’intimidation, l’isolement et le contrôle, et ces facteurs sont plus prédictifs des homicides commis contre un partenaire intime que la gravité ou la fréquence des violences physiques.
Les messages sociaux et culturels qui privilégient les idées et les attitudes patriarcales, l’hyperresponsabilisation des femmes dès l’enfance afin qu’elles se considèrent comme responsables de la prévention de leur propre victimisation et les comportements qui contrôlent, isolent ou intimident les femmes par des moyens émotionnels, physiques, sociaux ou financiers, l’abus des inégalités ou une combinaison de ces éléments contribuent à une sous-déclaration flagrante de la violence contre les femmes.
Selon des études menées dans d’autres pays sur l’utilisation de la surveillance électronique pour lutter contre la violence faite aux femmes par les hommes, l’un des problèmes fondamentaux de cette approche est le suivant :
En général, les victimes de violence familiale ne signalent pas leur agression à la police et ne quittent pas leur conjoint violent, car elles reconnaissent qu’une telle action les expose généralement à un risque plus élevé d’agression.
Le mythe selon lequel les femmes quitteraient leur conjoint s’il était vraiment dangereux est démenti par les preuves. Selon une étude qui souligne l’incapacité de la surveillance électronique à prévenir la violence contre les femmes, 75 % des victimes d’homicide et 85 % des femmes victimes de violence grave, mais non mortelle avaient quitté ou tenté de quitter leur agresseur dans l’année précédant leur décès.
La violence est un problème particulièrement inquiétant pour les femmes défavorisées de manière intersectionnelle, que ce soit sur le plan de la race, de la classe sociale, de la pauvreté, de la langue, de la capacité, de l’orientation sexuelle ou d’autres formes de discrimination. Les femmes autochtones en particulier courent un risque élevé. Afin d’endiguer la violence faite aux femmes, nous devons perturber et éliminer les inégalités profondément enracinées qui sont à la base de leur oppression. Le projet de loi S-205 ne le fait pas.
Nous faisons peser un énorme fardeau sur les femmes qui subissent de la violence. Trop souvent, leurs appels à l’aide ne reçoivent pas de réponse adéquate du système de justice pénale. Les victimes décrivent comment la violence et le harcèlement qu’elles subissent sont minimisés, voire ignorés. Une étude de l’Université Western a révélé que seulement 25 % des femmes qui ont signalé des actes de violence à la police ont eu des interactions « positives » avec celle-ci, tandis que 45 % ont indiqué que leur expérience avait été « négative ».
L’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry et l’Association des femmes autochtones du Canada ont documenté l’hyper-responsabilisation des femmes par le système juridique, en particulier quand elles sont pauvres, racialisées, handicapées ou aux prises avec un problème de santé mentale invalidant.
Le système juridique canadien ne protège pas adéquatement les femmes. Par exemple, les femmes qui signalent des actes de violence ont constamment peur que ce signalement soit utilisé contre elles dans des décisions concernant la sécurité et la garde de leurs enfants. Un rapport de 2008 a révélé que le fait d’avoir été victime de violence familiale était utilisé dans 46 % des cas comme facteur de risque pour légitimer des interventions des services de protection de l’enfance. Les problèmes de santé mentale, y compris ceux liés à la violence domestique, étaient utilisés dans 27 % des cas.
Pire encore, la police continue de porter des accusations contre les femmes après leur avoir refilé la responsabilité de se protéger elles-mêmes et de protéger leurs enfants. Lorsqu’elles répondent à la violence par une résistance physique, elles se heurtent aux mêmes « politiques de tolérance zéro à l’égard de la violence » introduites sous prétexte d’offrir une protection aux femmes battues.
Le projet de loi S-205 prévoit une plus grande intervention policière, sans rien faire pour s’attaquer au problème de l’hyperresponsabilisation des femmes ou pour améliorer leur expérience avec le système juridique.
Le sénateur Boisvenu dit que ce sont des femmes qui ont demandé et même rédigé le projet de loi S-205. Lorsqu’on offre seulement un modèle d’application de mesures pénales aux femmes, notamment lorsqu’elles n’ont connu que des réponses inadéquates pendant des millénaires, on ne devrait pas s’étonner qu’elles acceptent de saisir la seule option qui s’offre, au lieu de privilégier des approches globales efficaces pour s’attaquer à la violence faite aux femmes. Il s’agit d’un cas où l’insuffisance des options donne l’illusion d’un choix et d’une sécurité qui ne sont que des leurres illusoires.
Il existe une multitude d’autres approches fondées sur des données probantes qui pourraient réellement contrer et prévenir la violence faite aux femmes, bien plus efficacement que celle que propose le projet de loi S-205.
Par exemple, dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, le sénateur Boisvenu a cité Elizabeth Sheehy, une experte, mais il a omis de parler de son point de vue :
Le droit pénal à lui seul ne peut pas prévenir la violence domestique : il s’agit d’une réponse après le fait à la violence qui a déjà causé du tort et parfois mis un terme à la vie d’une femme et de ses enfants.
Ce dont les femmes ont urgemment besoin, ce sont des ressources, telles que des logements sûrs, des services sociaux et des conseils juridiques pour échapper à la violence et pouvoir s’y retrouver dans le système de justice pénale. Elles ont besoin de tribunaux de la famille et de systèmes de protection de l’enfance pour « constater » la violence qu’elles subissent et le contrôle coercitif qui les met en danger. Et elles ont besoin de la police et de leur réaction efficace afin d’éloigner d’elles les hommes violents.
Cet appel de Mme Sheehy ne vise pas seulement des changements en matière de droit pénal, mais bien des changements systémiques afin de prévenir la violence faite aux femmes plutôt que de faire des efforts inadéquats après coup. Nous pouvons prévenir la violence faite aux femmes en transformant les attitudes, les croyances et les normes. Un changement est nécessaire afin que les femmes qui cherchent de l’aide auprès de la police ne constatent pas qu’on minimise leurs plaintes en matière de violence. Ce changement ne passe pas nécessairement par de lourdes peines, mais par la prévention, afin que les femmes soient en sécurité.
Les groupes de femmes demandent depuis longtemps que les solutions touchent les causent à la source de la violence contre les femmes. Le cadre législatif dont nous avons besoin pour prévenir la violence contre les femmes et y remédier doit aussi être conçu de manière à reconnaître et à combattre la pauvreté et l’insécurité économique des femmes, qui jettent les bases de la violence à leur égard, surtout pour les femmes membres des groupes particulièrement vulnérables à la violence sous toutes ses formes. Il est essentiel de veiller à bien comprendre le contexte historique et actuel de la violence contre les femmes, surtout les aspects liés au colonialisme et les séquelles qui se font sentir encore de nos jours et qui ont un impact sur la violence contre les femmes autochtones. Les groupes de femmes ont également souligné que toutes les réformes législatives dans le domaine de la violence contre les femmes au Canada doivent tenir compte de l’analyse intersectorielle féministe et prendre appui sur les droits fondamentaux, surtout les droits fondamentaux des femmes.
Tout changement significatif devra tenir compte des problèmes cognitifs et comportementaux sous-jacents qui mènent à la violence. Placer un bracelet électronique à la cheville d’une personne ne l’empêchera pas de continuer de commettre des gestes de violence, pendant que le bracelet électronique est en marche ou après qu’il ait été enlevé. Les experts sont catégoriques : nous ne devons pas confondre appareil électronique et traitement efficace. Un traitement qui se veut efficace doit s’attarder aux raisons fondamentales qui poussent une personne à agir de manière violente afin de véritablement éliminer le problème et de briser le cycle de la violence.
S’attaquer à l’inégalité des femmes sur le plan économique est un aspect essentiel de la réduction de la violence faite aux femmes. Comme l’ont indiqué ONU Femmes et l’Organisation mondiale de la santé, « les liens entre la pauvreté et la violence faite aux femmes sont bien établis ». Selon des recherches du groupe Surviving Economic Abuse, 95 % des victimes de violence familiale britanniques vivent aussi de l’exploitation économique. Voilà un chiffre à ne pas prendre à la légère. Cela signifie que presque toutes les victimes de violence font également l’expérience d’exploitation économique. Pour que nous nous attaquions à la racine de ce problème, il est primordial que les femmes disposent d’autres solutions sur le plan économique plutôt que de rester dans des situations familiales dangereuses. Il leur faut des solutions de rechange économiques et des mesures de soutien que, contrairement aux programmes actuels, elles ne risqueront pas de perdre après avoir demandé de l’aide, et une fois qu’elles pourront subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.
Le rôle des ressources économiques pour faciliter l’accès à la sécurité physique est clair, et cela souligne la nécessité de programmes comme le revenu de base garanti suffisant, qui réduirait le fardeau financier que portent les femmes et leur permettrait de déterminer la meilleure façon de prendre soin d’elles-mêmes et de leur famille, et de pouvoir viser plus loin que la sécurité à court terme. Nous devons d’abord faire tout en notre pouvoir pour prévenir la violence plutôt que de régulièrement concentrer nos efforts sur des interventions en aval inadéquates comme la surveillance électronique. L’accès à des choix significatifs que permettent des solutions comme le revenu garanti suffisant n’est pas seulement une question de dignité et d’égalité; pour les femmes qui essaient de fuir la violence, c’est une question de sécurité également.
Pendant des décennies, on a présenté de nombreuses recommandations en vue d’habiliter les femmes et de leur offrir des mesures de soutien destinées à accroître leur indépendance et à leur permettre de mettre fin aux relations violentes. Ces recommandations incluaient l’augmentation des ressources et du financement des refuges pour femmes battues établis et d’autres mesures de soutien qui permettent aux femmes de sortir en sécurité des situations de violence.
Au Québec, on a présenté récemment un projet de loi semblable au projet de loi S-205. Lors des réunions de la commission consacrées à l’étude de ce projet de loi, une représentante de l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale a informé la commission qu’à Montréal seulement, 75 % des demandes de refuge sont refusées faute de places disponibles. Cela signifie que trois femmes sur quatre qui ont besoin d’un logement sûr pour échapper à la violence n’y ont pas accès. Un récent article du Globe and Mail décrit ainsi la situation au Québec :
[...] alors que les lignes d’urgence enregistrent une forte augmentation du nombre d’appels et de messages textes de la part de victimes qui ont besoin de soutien cette année, les femmes se voient refuser l’accès à des refuges qui peinent à suffire à la tâche.
Cela montre que même au Québec, où, selon le sénateur Boisvenu, on appuie le projet de loi S-205, il y a un besoin urgent d’offrir les mesures de soutien nécessaires pour mettre réellement fin à la violence faite aux femmes.
Des données datant du 18 avril 2018 et fournies par Statistique Canada montrent que 36 % des femmes ayant pu s’abriter dans un refuge de courte durée ne savaient pas où elles iraient à leur départ du refuge; les responsables de ces établissements l’ignoraient aussi. Pour 21 % de ces femmes, retourner à l’endroit où leur agresseur continue de vivre était la seule option qui s’offrait à elles et à leur famille. La situation n’a fait que s’empirer depuis. Être au même endroit que leur agresseur, même si ce dernier doit porter un dispositif de surveillance à distance, ne mettra pas ces femmes à l’abri du danger.
La violence faite aux femmes n’est pas uniquement une violation des droits des femmes. Elle est maintenant considérée aussi comme un problème de santé publique. En effet, l’Organisation mondiale de la santé affirme clairement que la violence contre les femmes a de multiples conséquences négatives. Elle nuit à la santé physique, mentale, sexuelle et génésique des femmes. Nous ne disposons pas des ressources nécessaires pour aider les femmes à composer avec ces problèmes de santé. Il est essentiel que les femmes disposent des ressources nécessaires pour échapper à des relations violentes et que nous ne nous contentions pas de proposer des solutions temporaires et inadéquates après-coup. Le sous-financement chronique des services aux femmes continue d’exposer les femmes à des risques élevés et de les replonger dans des situations dangereuses — et trop souvent mortelles — pour leurs enfants et elles. Comme je l’ai déjà dit, le projet de loi S-205 ne prévoit rien pour régler ce problème.
La surveillance électronique ne fonctionne pas. Elle ne protège certainement pas les femmes de la violence lorsqu’elle est utilisée seule, comme le propose ce projet de loi. Accroître le pouvoir conféré par la loi d’imposer une surveillance électronique ne constitue pas la pièce manquante de la prévention de la violence et elle n’est pas efficace. La surveillance électronique et les autres mesures ont des effets différents d’une personne à l’autre. Les conséquences négatives de la surveillance et du contrôle sont particulièrement prononcées pour les personnes, pour leur famille et pour les communautés qui sont déjà marginalisées, surtout lorsqu’elles sont racialisées. Des études étatsuniennes indiquent une utilisation disproportionnée de la surveillance électronique chez les personnes racialisées et pauvres. Il en résulte une augmentation de l’incarcération et des préjudices pour ces groupes.
Les Autochtones sont surreprésentés dans le système judiciaire pénal. Les mêmes problèmes documentés par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, qui font que les femmes autochtones disparaissent, sont assassinées ou deviennent itinérantes à un taux beaucoup plus élevé que la personne moyenne, sont les mêmes problèmes qui ont mené les femmes autochtones à devenir la population carcérale qui connaît la plus forte croissance, si bien qu’elles représentent maintenant une femme sur deux purgeant une peine d’emprisonnement dans les établissements fédéraux. Les femmes, en particulier les Autochtones, les Noires, et les autres femmes racialisées, sont moins susceptibles de jouir de la protection de l’État lorsqu’elles sont victimes de violence. Paradoxalement, bien qu’elles soient essentiellement mandatées de se protéger et de protéger leurs enfants de la violence perpétrée contre eux, elles sont également plus susceptibles d’être criminalisées lorsqu’elles le font. Beaucoup finissent par se voir accuser d’infractions violentes alors qu’elles tentaient de se défendre. La Commission royale sur les peuples autochtones, la Commission de vérité et réconciliation et l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ont toutes révélé les répercussions multigénérationnelles du racisme colonial, de la marginalisation socioéconomique et des préjugés sexistes.
Dans le rapport Racisme systémique au sein des services policiers au Canada du Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes, des témoins représentant divers groupes autochtones ont cerné des pratiques policières racistes, des abus de pouvoir, le refus d’aider des victimes ou l’inaction en cas de violence sexuelle, et plus encore. La cheffe Doris Bill de la Première Nation des Kwanlin Dün explique que les citoyens de sa collectivité se méfient fortement de la police en raison des événements en cours.
Le manque de soutien pour les femmes autochtones dans le système judiciaire pénal persiste. Leur crédibilité et leur valeur en tant que victimes sont souvent remises en question. Le rapport du Comité de la sécurité publique et nationale souligne également que, dans certains cas, les femmes autochtones craignent de signaler la situation dont elles sont victimes à cause du traitement que leur réservent parfois les policiers. Cette situation est bien documentée dans l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Comme nous a prévenus l’ancienne présidente du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, la regrettée Glenda Simms :
La violence contre les femmes est le problème le plus grave de notre époque. Êtes-vous conscients que certaines femmes noires choisissent de ne pas dénoncer les hommes qui les battent parce qu’elles savent que les hommes noirs sont victimes de racisme et de violence à tous les paliers du système judiciaire? Vers qui vous tournez-vous lorsque vous ne faites pas confiance aux personnes qui sont chargées de rendre justice?
Le projet de loi S-205 ne fera rien pour résoudre ces problèmes pour les femmes autochtones, les femmes noires et les autres femmes racisées au Canada. Au lieu de cela, il s’appuiera davantage sur un système qui inspire déjà la méfiance, qui laisse déjà tomber de nombreux groupes et qui demande à ces derniers de faire simplement confiance à ce système.
À première vue, le recours à la surveillance à distance pour tenir à l’œil les hommes violents et protéger les femmes contre leur conjoint violent peut sembler attrayant. Il est toutefois essentiel de reconnaître que la surveillance à distance est bien moins efficace que la surveillance communautaire offerte par des mécanismes comme la probation ou la surveillance des personnes en liberté sous caution.
Des gens affirment que d’autres pays ont eu recours à des dispositifs de surveillance à distance et ont obtenu des résultats favorables. Il est impératif de reconnaître que, dans ces situations, ces dispositifs n’ont pas été utilisés de manière isolée. Au contraire, la surveillance à distance n’était qu’un élément d’une approche à plusieurs volets adoptée pour régler un problème complexe. Les études démontrent d’ailleurs que la surveillance à distance n’est pas efficace à elle seule.
Dans un rapport sur l’utilisation, les défis et les succès de la surveillance à distance, le gouvernement écossais a conclu que ce n’était pas une stratégie efficace pour réduire la récidive, mais que cela contribuait sans aucun doute à l’élargissement du filet pénal. Autrement dit, le nombre de personnes criminalisées augmente — généralement des personnes quasi marginalisées —, mais la violence contre les femmes ne diminue pas.
Une étude menée récemment en Norvège a révélé que les individus libérés avec un appareil de surveillance à distance qui bénéficiaient d’un soutien supervisé pour réintégrer la communauté risquaient moins de récidiver. Malheureusement, il est impossible de déterminer si la surveillance à distance était un facteur de ce succès ou si ce dernier était plutôt attribuable à la libération anticipée combinée aux avantages découlant des mesures de soutien pour la réintégration supervisée dans la communauté.
Il y a aussi l’hypothèse selon laquelle une surveillance à distance permettra d’enrayer la violence contre les femmes. Cette hypothèse repose sur le principe qu’un individu n’ayant pas tenu compte de toutes les autres normes sociales et juridiques les respectera du jour au lendemain simplement parce qu’il a un bracelet autour de sa cheville. Selon une étude menée en France, le bracelet électronique est efficace surtout pour les individus qui sont conscients des conséquences s’ils récidivent. Le projet de loi S-205 ne prévoit rien pour contribuer à changer les valeurs communautaires, pas plus que des ressources axées sur la réadaptation individualisée ou des mécanismes de reddition des comptes.
En 2012, le Comité permanent de la sécurité publique et nationale de l’autre endroit a mené une étude sur la surveillance électronique et son utilité.
Après avoir entendu les 29 témoins, parmi lesquels des représentants du gouvernement et plusieurs fabricants de dispositifs de surveillance à distance utilisés au Canada, le comité a recommandé de ne jamais utiliser ces dispositifs seuls, de manière isolée, et, si on s’en servait, de les combiner à un programme adéquat dans le cadre d’un plan complet de supervision et de réintégration dans la communauté.
C’est une recommandation qu’on ne devrait pas négliger.
Le projet de loi S-205 fait fi de cette recommandation et propose des mesures utilisées seules, dont la mise en œuvre donne faussement l’impression de protéger les femmes, comme nous l’entendons déjà dire. Il est franchement terrifiant de penser aux résultats inadéquats ou même horribles que cette méthode risque de produire.
Examinons maintenant les nombreux problèmes technologiques que posent les dispositifs de surveillance à distance.
Une étude menée en Californie a révélé que les dispositifs de surveillance à distance utilisés dans la moitié de l’État, qui étaient censés superviser des milliers d’hommes reconnus coupables de délits sexuels, étaient à ce point inexacts et peu fiables qu’ils représentaient un « danger imminent » pour la population.
Les chercheurs ont découvert des piles qui avaient peu duré, des boîtiers fissurés et des cas où la personne se trouvait à trois milles de l’endroit indiqué par le dispositif. Ils ont aussi découvert que les avertissements qui devaient être envoyés en cas de tentative de modification du dispositif ne fonctionnaient pas et que des gens réussissaient à disparaître en recouvrant le dispositif de papier d’aluminium, en utilisant des brouilleurs de GPS illégaux ou en se faufilant dans des voitures ou des immeubles.
Ces résultats alarmants le sont d’autant plus que, dans le cadre d’un procès, les avocats de l’administration pénitentiaire ont persuadé un juge d’interdire la divulgation de l’information relative aux lacunes, arguant que les résultats des tests pourraient montrer aux criminels comment éviter d’être suivis et donner aux contrevenants à la liberté conditionnelle des motifs d’appel des condamnations. Ils ont également fait valoir que cela « éroderait la confiance du public » dans les programmes de surveillance électronique et atténuerait tout effet dissuasif sur les personnes qui les portent si elles savaient à quel point ils sont inefficaces. On ne peut pas dire que l’accent soit mis sur le bien-être et la sécurité des femmes ou sur la lutte contre la violence à leur égard.
« Eh bien, c’est aux États-Unis », pourriez-vous dire. Mais la compagnie impliquée dans cette étude, 3M, a des activités au Canada. En effet, ses représentants ont témoigné lors de l’enquête du Comité permanent de la sécurité publique et nationale. De plus, ils ne sont pas les seuls fournisseurs, mais ils offrent des services de surveillance électronique et ils connaissent les mêmes problèmes.
Les dispositifs de surveillance électronique fonctionnent avec des services de géolocalisation. De nombreuses localités au Canada ont un accès limité ou inexistant à la technologie nécessaire. Dans ses échanges avec l’Assemblée nationale du Québec au sujet du projet de loi, l’Association des femmes autochtones du Québec a soulevé des questions concernant l’impact du faible accès à la technologie de géolocalisation dans de nombreux endroits éloignés, en particulier pour les femmes autochtones dans les communautés autochtones. Elles ont également souligné que de nombreuses victimes et auteurs de violence autochtones vivent dans la même communauté. Les interventions policières et les délais d’intervention sont déjà des problèmes importants dans ces communautés.
Les problèmes de connexion et les fausses alertes sont aussi au cœur de ces complications. Lorsqu’une personne perd la connexion, une fausse alerte peut être déclenchée, et cette situation peut comporter des risques pour la personne qui porte le dispositif ainsi que pour d’autres personnes. En cas de fausse alerte, quelqu’un peut être arrêté, à tort, pour manquement aux conditions de libération conditionnelle, des agents peuvent se pointer au lieu de travail de la personne qui porte le dispositif, et cette situation peut même mener à un incident dangereux ou fatal. Il y a aussi des cas bien documentés de fausses alertes menant à une plus forte baisse des interventions policières.
Des études réalisées au Tennessee, au Colorado et dans l’État de New York ont révélé que, en raison des fausses alertes, il est arrivé à maintes reprises que des alertes concernant une défaillance du dispositif ne soient pas détectées ou prises en considération, et qu’aucune intervention n’ait été effectuée lorsqu’une personne censée faire l’objet d’une surveillance électronique ne respectait pas la loi. Dans le cas de la Floride, les autorités policières et correctionnelles ont été tellement inondées d’alertes que non seulement un homme a pu enfreindre le couvre-feu à 53 reprises en un mois, sans la moindre intervention, mais il a aussi tué trois personnes par la suite.
Le problème des fausses alertes est tellement grave que, lorsqu’il s’est penché sur ce genre d’approches, en 2019, le gouvernement de l’Écosse a cité des résultats d’étude révélant que, en Allemagne, les fausses alarmes se produisaient en moyenne tous les trois jours pour chaque personne censée faire l’objet d’une surveillance électronique.
De plus, en raison des retards fréquemment observés dans les interventions des autorités policières ou correctionnelles, on a conclu que cette situation avait pour effet d’annuler l’effet dissuasif qu’on associe à la surveillance électronique. Fait plus important encore, les résultats de recherche ont révélé que ces retards fréquents entraînent des risques pour les victimes, et les risques sont particulièrement importants lorsqu’on n’intervient pas du tout.
Ces exemples démontrent clairement qu’en encourageant l’utilisation d’outils de surveillance électronique, le projet de loi S-205, dont l’intention est louable, risque d’avoir un effet contraire au but escompté. En effet, il pourrait, involontairement, alourdir davantage le système et mettre encore plus les femmes en danger.
Le sénateur Yussuff a mentionné le faux sentiment de sécurité que la surveillance électronique peut créer. Pour avoir travaillé avec une multitude de victimes de violence et pour avoir défendu les droits de ces personnes, je tiens à souligner les risques réels et fondamentaux que nous courons en nous en remettant à la surveillance électronique pour protéger les femmes et les enfants contre la violence.
L’adoption du projet de loi S-205 pourrait cautionner le recours à la surveillance électronique. Je ne peux pas en mon âme et conscience appuyer cette mesure, car elle équivaut à dire aux femmes de faire confiance à ce système. Au mieux, cela donnerait de faux espoirs et risquerait de cautionner une méthode qui se solde plus souvent par des échecs que par des succès. Je considère que cette approche est irresponsable et dangereuse pour ces femmes.
Finalement, je vais parler d’un autre terrible paradoxe. Dans certains pays, ce sont les femmes victimes qui font l’objet d’une surveillance électronique. En Espagne, les femmes hésitaient, avec raison, à utiliser le dispositif, car cela les traumatisait encore plus et leur causait encore plus de tort. En effet, ce dispositif déclenche souvent un stress post-traumatique chez les femmes abusées.
Une des plus grandes lacunes de la surveillance électronique est son effet sur les porteurs du dispositif, leur famille et la capacité de réhabilitation ou de réintégration sereine dans la communauté des personnes en cause. Pour faire diminuer le taux de récidive, il est essentiel que la personne concernée reçoive du soutien. Toutefois, le recours à la surveillance électronique stigmatise et affecte des familles entières, ce qui entrave le processus.
En Écosse, on a fait sentir aux cooccupants qu’ils étaient responsables de s’assurer que la personne soumise à une surveillance électronique respectait ses conditions. Ce sentiment de responsabilité a été une source d’anxiété, de culpabilité et de stress.
Des recherches menées à Winnipeg ont révélé que les jeunes ont vécu de l’isolement parce que leurs connaissances refusaient de les voir, non pas en raison des gestes posés, mais parce qu’ils craignaient de subir eux aussi une surveillance policière et des atteintes à la vie privée à cause du dispositif de surveillance à distance.
L’importance de la famille pour réintégrer la société et réduire les taux de récidive est bien documentée. Le retrait ou la diminution de ces mécanismes de soutien pendant l’intervention policière, la mise en liberté provisoire par voie judiciaire ou sous caution, ou encore le processus de réintégration peut pousser les gens encore plus en marge de la société et, par conséquent, les rendre plus dangereux pour la sécurité publique.
La surveillance électronique peut aussi nuire à l’emploi. Selon une étude menée par le National Institute of Justice en 2011, beaucoup de gens placés sous surveillance électronique ont dû prendre des pauses au travail pour rétablir une connexion perdue, et 22 % ont été renvoyés ou ont dû quitter leur emploi en raison d’un bracelet électronique à la cheville.
Honorables collègues, permettez-moi de résumer les cinq principales raisons qui expliquent pourquoi le projet de loi ne permettra pas d’atteindre les objectifs louables de son parrain et de ses partisans.
Premièrement, aussi inefficace soit elle pour prévenir la violence contre les femmes, la surveillance électronique est déjà en place dans certaines provinces. Ce projet de loi n’est donc pas nécessaire. De toute évidence, le fait de rendre la surveillance électronique obligatoire dans une loi n’est pas la clef qui permettra de remédier à la violence contre les femmes.
Deuxièmement, le projet de loi ne tient pas compte des nombreux problèmes technologiques de la surveillance électronique; ce qui risque manifestement de susciter une fausse impression de sécurité pour ceux qui pensent que cela les protégera.
Troisièmement, ce texte ne tient pas non plus compte du fait que la police n’est pas toujours en mesure d’intervenir immédiatement, aussi bien intentionnée soit-elle. Lorsqu’une alarme est déclenchée, l’intervention de la police n’est pas systématiquement efficace, et le problème peut venir de l’éloignement géographique, des ressources insuffisantes, des autres urgences à gérer et parfois des stéréotypes, des préjugés ou des conclusions rapides — par exemple dans le cas de déclenchements répétés, voire de fausses alarmes selon les autorités.
Quatrièmement, ce projet de loi part du principe qu’un homme qui a jusqu’alors ignoré toute forme de normes sociales ou légales sera soudainement disposé à respecter la loi, simplement parce qu’on lui passe un bracelet autour de la cheville ou du poignet.
Dernièrement, la surveillance électronique ne permet pas de résoudre les problèmes systémiques qui sont au cœur de la question et qui engendrent et perpétuent la violence misogyne. Cet outil permet encore moins de modifier la gestion de la colère et d’autres facteurs qui poussent ces hommes à perpétrer des actes de violence envers des femmes.
Pour conclure, j’aimerais remercier le sénateur Boisvenu et mes collègues de leur engagement à éradiquer la violence contre les femmes. Il y a plusieurs façons de s’attaquer à ce problème pour répondre aux préoccupations soulevées aujourd’hui. Malheureusement, comme je l’ai déjà expliqué en détail, l’approche proposée dans ce projet de loi n’est pas la meilleure à suivre. Il faudrait plutôt s’attaquer aux problèmes, aux comportements et aux idées qui alimentent la violence misogyne dans notre société et dans nos systèmes juridique et pénal, tout en mettant en place parallèlement de solides réseaux de soutien social, sanitaire et économique qui peuvent concrètement aider les femmes à éviter ou à fuir la violence. Meegwetch, merci.
Sénatrice McCallum, avez-vous une question à poser?
Oui.
Sénatrice Pate, acceptez-vous de répondre à une question?
Oui.
Sénatrice Pate, ma question porte sur la violence dans les collectivités. Cette violence a diverses origines, qui exigent des interventions différentes. Certaines de ces interventions vont au-delà des lois. On ne peut pas les inclure dans les lois. Ce sont des réponses sociétales. Les collectivités doivent jouer un rôle dans ce qui arrive chez elles. Voilà pourquoi j’ai organisé une rencontre entre le sénateur Boisvenu et des groupes autochtones de Winnipeg qui s’occupent de cette violence. Ces groupes travaillent de pair avec le sénateur Boisvenu à l’heure actuelle.
Comme vous l’avez dit, je pense que ce n’est pas un vase clos. Je l’ai constaté à maintes reprises avec les lois lorsqu’il n’y avait aucune implication de la collectivité. Le travail que font les collectivités à Winnipeg porte ses fruits, et ces collectivités sont disposées à travailler avec le sénateur Boisvenu. Ne serait-ce pas une bonne idée d’expliquer cette initiative au comité pour que les gens puissent savoir ce qui se passe dans les collectivités?
Oui, absolument. Cette mesure législative devrait être renvoyée au comité. Je pense que vous savez que, au Manitoba seulement, il y a des communautés autochtones qui ont dû intervenir justement à cause de ce dont je viens de parler et qui ont décidé de retirer les hommes des maisons et de fournir du soutien aux femmes et à leurs enfants à la maison. Cette approche est incroyable et a vraiment été couronnée de succès, mais les communautés ont besoin de ressources et de mesures de soutien pour l’appliquer. L’étude de telles approches serait certes une occasion formidable. Je vous remercie donc d’avoir fait cette suggestion.
Quand ces groupes nous parlent, au sénateur Boisvenu et à moi, des programmes qu’ils ont mis en place, ils me disent qu’ils travaillent avec les auteurs des actes de violence. Ils ont un taux de réussite très élevé. Ils travaillent individuellement avec les femmes, et ils travaillent également avec les jeunes. Le potentiel est énorme.
L’une des raisons de cette rencontre était de déterminer les ressources nécessaires. Je pense que si nous travaillons davantage avec la communauté, avec la mesure législative dont nous sommes saisis, les chances de réussite seront bien plus élevées. Le projet de loi comportera moins de lacunes, et nous verrons si ces interventions porteront leurs fruits. Les groupes sont prêts à suivre le processus et à travailler au sein du système. Je pense donc que c’est un important pas en avant.
Je ne suis pas certaine qu’il y ait eu une question, mais je rajouterai volontiers que je suis d’accord avec vous. Comme vous l’avez constaté dans vos échanges avec ces femmes, le problème, c’est que lorsque la seule intervention offerte relève du droit pénal, les femmes qui n’ont jamais eu la possibilité d’obtenir de l’aide vont sauter sur cette occasion et s’y accrocher, alors que, comme vous l’avez déjà constaté, quand on leur parle, on se rend compte que c’est la dernière chose qu’elles souhaitent. Elles souhaitent tout un éventail d’autres mesures de soutien et services qui leur permettront d’éviter de se retrouver en cour en premier lieu.
Ma crainte est qu’en offrant la surveillance électronique comme si cela allait régler le problème, on crée ce faux sentiment de sécurité et on donne à tort l’impression qu’il s’agit d’une solution efficace alors que, comme j’espère l’avoir bien expliqué, dans les faits, il existe amplement de preuves qui démontrent que ce n’est pas vrai. Je crois qu’il serait merveilleux que le comité saisisse l’occasion pour examiner ce qui devrait plutôt être fait. Merci beaucoup.
La sénatrice accepterait-elle de répondre à une question de ma part?
Merci beaucoup, sénatrice Pate, pour votre discours sur la révolution sociale entourant la violence faite aux femmes. Cependant, mon projet de loi ne concerne pas ce sujet, car je n’ai pas cette ambition.
J’ai bien écouté l’intervention de la sénatrice McCallum, avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger des propos sur la thérapie qu’on offre aux hommes violents dans les communautés autochtones, avec un très grand succès.
Vous semblez vous opposer au mécanisme de contrôle évoqué dans le projet de loi S-205. Est-ce que vous vous opposez également à l’approche de la thérapie obligatoire pour les agresseurs?
D’après ce que j’ai compris, il n’est pas question de thérapies obligatoires. Il est question d’offrir des traitements comme solution de rechange aux mécanismes déjà en place.
Selon mon expérience de travail auprès des hommes reconnus coupables de crimes sexuels, ces derniers choisissent presque toujours ces solutions lorsqu’elles leur sont offertes. Le problème, c’est qu’elles le sont rarement. Nous avons plutôt tendance à opter pour les solutions dites de « la loi et l’ordre ».
En tout respect, je ne crois pas qu’il faille une révolution. Je crois cependant qu’il faut mener une évaluation honnête de ce que propose le projet de loi et reconnaître qu’il y a des lacunes importantes quant à la volonté d’utiliser la surveillance électronique dans l’espoir que cela réglera le problème.
Dans les discussions que j’ai eues avec les groupes de femmes au sujet de votre projet de loi et de l’approche proposée, il est clair que certaines considèrent que c’est l’une des seules solutions qui leur sont offertes et je crois aussi que c’est sur nous que retombe le blâme si c’est là la seule solution qui est offerte. Je ne mets pas en cause votre volonté de mettre fin à la violence contre les femmes. Je crois cependant que nous devons être honnêtes quant à la meilleure façon d’y arriver. Il est évident qu’un des problèmes du projet de loi est que, même s’il donne l’impression que des mesures sont prises et qu’il empêchera peut-être un ou deux hommes d’agir, il est peu probable qu’il en empêche beaucoup, s’il en empêche même un seul.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)