Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture
26 avril 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui en tant que porte-parole du projet de loi S-213, qui a été déposé par l’honorable Mobina Jaffer.
Comme vous le savez, chers collègues, et comme je l’ai dit à plusieurs reprises dans cette Chambre, je considère que les peines minimales obligatoires sont importantes afin de garantir un équilibre dans la détermination de la peine et d’assurer aux victimes l’accès à un système de justice rigoureux et crédible.
Je m’oppose à ce projet de loi, car il tente de nous faire croire que les juges auront toujours la possibilité d’utiliser les peines minimales obligatoires, alors que les groupes de victimes y voient une manœuvre masquée pour tenter de les abolir.
Avec le projet de loi S-213, les peines minimales obligatoires ne sont plus « minimales » et ne sont plus « obligatoires ». Elles deviennent une sorte de catégorie de peines que le juge peut utiliser à sa guise et elles s’ajoutent à une palette de sentences qui existent déjà. Elles sont vidées de leurs sens, ce qui, au passage, détruit le travail de tous les gouvernements précédents, libéraux comme conservateurs, au nom d’une fausse morale progressiste appuyée par un gouvernement préoccupé avant tout par un système de justice devant être le moins contraignant possible pour les criminels. Comme d’habitude, on s’appuie sur la Charte des droits et libertés pour réclamer le droit des criminels à cette justice laxiste.
Ce n’est pas ma conception d’une justice juste et équitable et ce n’est pas le système de justice que les Pères de la Confédération ont édifié en ce lieu, qui a toujours reconnu le principe sacré selon lequel une peine doit être juste, équitable et proportionnelle à la gravité du crime commis. Selon moi, les victimes doivent être reconnues et protégées, et les criminels doivent être condamnés et réhabilités.
Honorables sénateurs, j’aimerais d’abord commenter l’un des passages du préambule du projet de loi S-213, qui me semble assez troublant et que j’aimerais citer :
que les tribunaux doivent disposer du pouvoir discrétionnaire de déroger à l’obligation d’infliger une peine minimale afin d’éviter les erreurs judiciaires, notamment les plaidoyers de culpabilité erronés, et de garantir l’imposition de peines justes et appropriées;
Chers collègues, l’enregistrement d’un plaidoyer se fait avant la détermination de la peine. À ce stade, le tribunal est obligé de s’assurer de la validité du plaidoyer de culpabilité, et plus particulièrement s’assurer que la personne reconnaît les éléments constitutifs de l’infraction. Une personne doit donc admettre qu’elle a commis les gestes qui lui sont reprochés et qu’elle était dans l’état d’esprit requis pour le faire, en plus d’avoir été informée que le tribunal n’est lié par aucune suggestion ou aucun accord quant à la peine qui doit être imposée à la suite de la déclaration de culpabilité, et ce, avant qu’un tribunal puisse accepter le plaidoyer et déclarer la personne coupable de l’infraction qu’elle a admis avoir commise. Cette démarche est prévue à l’article 606 du Code criminel.
Voilà une première affirmation erronée.
Il n’est donc pas juste de dire que le pouvoir discrétionnaire d’un tribunal de ne pas imposer de peine minimale pourrait avoir une incidence sur des plaidoyers de culpabilité validés avant la détermination de la peine et, de surcroît, empêcher des plaidoyers erronés.
La sénatrice Pate, lorsqu’elle a prononcé son discours sur le projet de loi S-207 — qui est identique au projet de loi S-213 —, a pris en exemple la suggestion de la Cour suprême du Canada dans la décision R. c. Lloyd pour justifier la présentation de ce projet de loi. Je la cite :
[...] recourir à un mécanisme qui permettrait au tribunal d’écarter la peine minimale obligatoire dans les cas exceptionnels où elle constituerait une peine cruelle et inusitée.
En effet, il semble que ce projet de loi a pour ambition d’être une réponse législative à cette décision de la Cour suprême du Canada. Toutefois, je réfute l’idée selon laquelle ce projet de loi répond à la recommandation que je viens de citer. Il ne développe aucun mécanisme, car il n’a pas pour seul but d’abolir les peines minimales obligatoires; il n’apporte aucune nouvelle solution et il ne répond pas à la recommandation de la Cour suprême, qui a bien précisé que ceci devait seulement s’appliquer dans des « cas exceptionnels ».
Je rappelle que les législateurs canadiens ont fixé dans le Code criminel des objectifs qui doivent guider les tribunaux dans la détermination de la peine, et ces objectifs figurent à l’article 718 du Code criminel. Il est acquis que les tribunaux doivent faire preuve de déférence à l’égard de la volonté exprimée par le législateur relativement aux principes de détermination de la peine et aux restrictions prévues en la matière. Les peines minimales édictées par le législateur représentent une indication de la forte réprobation sociale éprouvée envers des comportements moralement inacceptables dans notre société et elles sont le reflet des valeurs de celle-ci. Dans certains cas, les objectifs de dissuasion et de punition doivent l’emporter sur les autres objectifs.
La décision R. c. Lloyd donne certaines indications au législateur dans l’objectif d’éviter que des peines minimales obligatoires puissent être invalidées sur la base de leur constitutionnalité. J’aimerais en citer quelques passages :
Un autre moyen d’assurer la constitutionnalité d’une infraction qui ratisse large consiste à conférer au tribunal un pouvoir discrétionnaire résiduel qui lui permet de déterminer une peine juste et constitutionnelle dans des cas exceptionnels. Largement retenue à l’étranger, cette dernière solution établit un compromis entre le droit du Parlement d’arrêter la fourchette de peines qui convient pour une infraction et le droit constitutionnel de chacun à la protection contre les peines cruelles et inusitées.
De plus :
Si le législateur tient à l’application de peines minimales obligatoires à des infractions qui ratissent large, il lui faut envisager de réduire leur champ d’application de manière qu’elles ne visent que les délinquants qui méritent de se les voir infliger.
Lorsque les tribunaux se penchent sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire, ils adoptent une approche prudente et rigoureuse envers le travail du législateur. Dans cette même décision, la Cour suprême est claire sur la portée du pouvoir discrétionnaire que pourraient prendre les tribunaux. La Cour suprême dit ceci :
Le pouvoir discrétionnaire résiduel ne peut habituellement être exercé qu’à titre exceptionnel, et le tribunal peut devoir préciser les raisons pour lesquelles il n’inflige pas la peine minimale obligatoire que prescrit la loi. Il appartient au législateur d’arrêter les paramètres du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal.
Toutefois, à la lecture du projet de loi S-213, il est évident que celui-ci a une portée beaucoup plus large que ce qui est nécessaire pour éviter qu’une disposition soit déclarée inconstitutionnelle et qu’elle s’écarte de façon disproportionnée de l’objectif de la Cour suprême, comme cette dernière l’a établi dans l’arrêt Lloyd. Les tribunaux reconnaissent qu’ils doivent faire preuve d’une grande déférence envers le législateur fédéral et envers le but législatif sous-jacent à la peine minimale prévue par ce dernier pour différentes infractions. D’ailleurs, les peines minimales seront proportionnelles et appropriées dans la plupart des cas.
Avec le projet de loi S-213, il sera dorénavant obligatoire pour les tribunaux d’envisager toutes les alternatives possibles pour éviter de devoir imposer une peine minimale d’emprisonnement. L’effet combiné de ces nouvelles dispositions forcera donc le tribunal à faire fi des restrictions déjà prévues au Code criminel, notamment en ce qui concerne le type de peines applicables pour certaines infractions, pour envisager tout autre type de peine qu’une peine d’emprisonnement. Le tribunal devra être convaincu qu’il n’existe aucune autre option que d’infliger une peine minimale d’emprisonnement, que ladite peine minimale constitue une peine juste et raisonnable et, dans un tel cas, il devra donner ses motifs par écrit.
Ce projet de loi privilégie une approche qui est dangereuse pour tous les crimes graves, comme les meurtres au premier degré et au second degré, car il permet de donner aux juges les plus laxistes la liberté d’outrepasser les peines minimales pour des peines inférieures à 10 ans ou à 25 ans.
D’ailleurs, c’est un élément surprenant du projet de loi, car dans l’arrêt R c. Luxton, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la peine concernant le meurtre au premier degré en disant ce qui suit, et je cite :
Ces dispositions prescrivent une peine pour le crime le plus grave de notre droit criminel, celui de meurtre au premier degré. C’est un crime qui comporte le niveau le plus élevé de culpabilité morale, à savoir la prévision subjective de la mort. La peine est sévère, et ce, à bon droit. L’obligation de purger au moins 25 années de la peine avant toute possibilité de libération conditionnelle traduit la réprobation par la société d’une personne qui a exploité une situation de pouvoir et de domination jusqu’à la limite la plus extrême en tuant la personne qu’elle séquestrait. La peine n’est pas excessive et ne constitue manifestement pas une atteinte à nos normes de décence.
Prenons le cas de Marylène Levesque, qui a ébranlé le Québec en 2020. Le meurtrier, qui avait été condamné une première fois pour le meurtre de sa femme, Chantale Deschênes, a échappé à la surveillance du Service correctionnel du Canada et a assassiné une deuxième femme, Marylène Levesque.
Le meurtrier, qui avait massacré sa première femme à coups de couteau, avait réussi à berner le tribunal en se faisant condamner pour meurtre au second degré, en clamant que son meurtre était non intentionnel et que c’était sa femme qui était responsable de tout, car elle avait d’abord tenté de l’attaquer avec un marteau. Une peine minimale aurait permis d’éloigner cet assassin de nos rues pour un bon nombre d’années.
Malheureusement, à cause de la négligence du SCC — laquelle avait déjà était dénoncée par le rapport du vérificateur général en 2018 —, le meurtrier s’est retrouvé en semi-liberté et il a massacré une jeune femme de 22 ans, Marylène Levesque, avec 30 coups de couteau. Dans cette sordide affaire, l’enquêteur Guy Carrier a réussi à faire admettre à l’assassin que le meurtre était prémédité. Une peine minimale de 25 ans de prison est prévue pour s’assurer que ce monstre est écarté de la société pour longtemps.
La question que je me pose, naturellement, est la suivante : si ce projet de loi avait été en vigueur au moment de ces affaires, comment auraient-elles été jugées, avec un homme aussi manipulateur qu’Eustachio Gallese?
Le projet de loi exige que le juge considère toutes les autres options possibles avant d’imposer une peine minimale, ce qui transformerait les peines minimales obligatoires en peines de dernier recours.
Ce projet de loi est un terrible danger pour la population canadienne, car il donne la possibilité à ces délinquants de sortir beaucoup plus rapidement des prisons ou des pénitenciers. Des hommes comme Gallese ne peuvent pas être réhabilités aussi facilement que vous le croyez.
D’après le rapport du directeur parlementaire du budget sur le projet de loi précédent, le projet de loi S-207, 3 % des personnes condamnées pour meurtre ne recevront pas de peines d’emprisonnement à perpétuité, mais plutôt des peines à durée déterminée, ce qui représente, à terme, 100 délinquants de moins dans les pénitenciers. Nous savons que les personnes qui reçoivent des peines à durée déterminée sont libérées d’office après qu’elles ont purgé les deux tiers de leur peine, en vertu de l’article 127 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. On a appris également que 87 délinquants condamnés pour meurtre purgeront leur peine dans la collectivité.
Par exemple, en 2017, dans Lanaudière, au Québec, un homme de 78 ans a assassiné sa conjointe. Il l’a enfermée dans le coffre de sa voiture et il a délibérément percuté un camion. Cet accident a enflammé la voiture et asphyxié sa conjointe, qui n’a pas survécu. Il a été condamné à une peine tout à fait insuffisante de six ans et neuf mois de détention. Il est donc en semi-liberté, car il a purgé la moitié de sa peine, et les commissaires aux libérations conditionnelles jugent que son taux de récidive est faible.
Pourtant, un des commissaires a déclaré ce qui suit au sujet du comportement de cet homme, et je cite :
Votre capacité à reconnaître votre entière responsabilité est déficiente. Vous avez mis beaucoup l’emphase sur la consommation d’alcool de la victime, et c’est inapproprié.
Le fils de la victime a déclaré ce qui suit dans La Presse, et je cite :
Qu’est-ce qu’on veut des services correctionnels? Qu’ils réhabilitent vraiment les gens, ou simplement les libérer le plus vite possible?
C’est une affaire grave, chers collègues, car cet homme a provoqué la mort d’une personne. Il a été libéré sans vraiment reconnaître sa responsabilité.
J’estime que le projet de loi S-213 aura pour conséquence de multiplier ce type d’injustices et de peines incompréhensibles. Ce n’est pas ce que nous voulons pour assurer la sécurité des Canadiens et des Canadiennes, et ce n’est pas ce que nous voulons pour montrer du respect aux victimes.
J’aimerais revenir sur le rapport du vérificateur général de 2018, qui s’intitule La surveillance dans la collectivité. Quand on lit ses constatations, on remarque qu’il y a un vrai problème en ce qui a trait aux places en hébergement lorsque les délinquants font leur réinsertion dans la société. Le SCC n’a pas de programme à long terme pour traiter la demande croissante de libérations. Nous avons déjà des problèmes en matière de surcharge de travail pour les agents et agentes de libérations conditionnelles du Canada. L’affaire Gallese a montré ces failles. Je suis très préoccupé par tout cela, car le projet de loi S-213 risque d’accélérer le processus de libérations, et donc d’aggraver la situation. L’engorgement de notre processus de libérations amènera forcément plus de risques pour ce qui est de l’évaluation, de la réinsertion et de la surveillance. On veut donc assouplir le système sans pour autant l’adapter à ces réalités.
Le pénitencier — ou la prison — n’est peut-être pas la meilleure des solutions, selon votre perception de la justice. Cependant, encore aujourd’hui, ces institutions permettent à la société de protéger ses membres en mettant à l’écart des personnes dangereuses. Dans bien des cas, cela permet d’éviter que de nouveaux drames se produisent. Mieux encore, le système correctionnel permet aux délinquants de faire une pause dans leur parcours criminogène et de travailler sur leurs comportements déviants.
Le rôle des tribunaux est d’administrer la justice. Ils exécutent les règles de justice, conformément à la structure juridique et constitutionnelle. Ce pouvoir judiciaire est indépendant, mais il a la responsabilité d’interpréter les lois adoptées par le pouvoir législatif. Nous sommes le pouvoir législatif et nous représentons la population canadienne dans son ensemble. Sur ce principe, notre responsabilité n’est pas de chercher à donner davantage de pouvoir discrétionnaire aux juges, mais plutôt de nous assurer que les Canadiens sont protégés adéquatement des criminels. Les peines minimales sont importantes, car elles remplissent cet objectif. J’aimerais citer un passage de ce qu’a dit le ministère de la Justice à ce sujet, et je cite :
Il peut s’agir, pour les politiques qui décident de leur adoption, de réagir au fait que la population perçoive ces types de crimes (ou ces catégories de délinquants) comme étant particulièrement choquants ou impardonnables.
Les juges ne peuvent pas décider, à eux seuls, de la détermination de la peine. C’est à nous, législateurs, de fixer des balises et d’instaurer des règles pour mieux les outiller. Le Code criminel ne peut pas se « désincarner » de la réprobation populaire, qui exige que certains crimes soient punis plus sévèrement.
Votre philosophie, madame la sénatrice, se heurte à la réalité; le juge a un certain pouvoir, mais il n’a pas un pouvoir absolu.
Selon le ministère de la Justice, et je cite :
Ce pouvoir discrétionnaire n’est toutefois pas absolu et ne saurait être exercé de manière fantaisiste; son exercice est au contraire encadré, et son titulaire doit tenir compte de la jurisprudence, des faits de l’espèce et des lois existantes en matière de détermination de la peine.
Dans votre volonté de supprimer les peines minimales obligatoires, vous vous heurtez à un autre problème. En conférant un plus grand pouvoir aux juges, vous allez accroître les inégalités de peines entre des délinquants qui ont commis le même crime dans des circonstances semblables.
Vous devez considérer qu’en l’absence de peine minimale le jugement peut différer d’un juge à l’autre et que cette différence peut être influencée par des éléments extérieurs ou des considérations autres que les arguments du débat judiciaire. Cela aura pour conséquence de déconsidérer l’administration de la justice aux yeux des familles des victimes et de la population.
Un juge doit toujours naviguer avec prudence entre son indépendance et son impartialité. Ce sont deux éléments où l’équilibre est très fragile. Les juges ne peuvent être considérés comme des individus qui détiennent la vérité absolue. Ce sont des êtres humains qui, comme tout le monde, ont leurs propres contradictions. Le débat sur l’impartialité des juges ne date pas d’hier. Il est d’ailleurs très difficile de trouver des réponses à ces questions. Il faudrait analyser toutes les décisions qu’un juge a prises dans sa carrière pour connaître son degré d’impartialité.
Luc Bégin, de l’Université Laval, dans une analyse qu’il a effectuée en 1997, a reconnu que les juges procèdent à une analyse morale des droits. Toutefois, les contraintes structurelles autres que celles qui ont été décrites par le philosophe Dworkin peuvent être susceptibles de garantir l’impartialité des juges.
Avec votre projet de loi sur la dénonciation du racisme systémique et sur la discrimination des communautés, c’est l’inverse qui peut se produire. Il y a toujours des risques que le jugement puisse être biaisé par des considérations autres que le débat judiciaire, ce qui ouvre la porte à un risque de discrimination envers les personnes que vous défendez.
C’est la deuxième contradiction que je relève dans le projet de loi S-213. Les juges, depuis l’arrêt Gladue de 1999, ont toute la latitude requise quand il est temps de juger une personne issue des communautés autochtones. Cet arrêt, et vous le savez, exige du magistrat qu’il tienne compte de la culture d’origine de l’accusé.
D’ailleurs, la sénatrice Jaffer a donné l’impression, dans son discours, que son projet de loi représente une réponse à la demande des communautés autochtones, noires et handicapées.
Je crois qu’il y a des familles issues des communautés autochtones, noires ou handicapées qui subissent des crimes graves et qui souhaitent que les criminels soient jugés par les tribunaux et écartés de leur communauté.
Voilà pourquoi les peines minimales sont nécessaires : elles mettent tout le monde sur un pied d’égalité et elles évitent de faire de la discrimination. Si des personnes sont jugées coupables de meurtre alors qu’elles étaient en situation de légitime défense, c’est la procédure judiciaire qu’il faut réformer au lieu de la sentence. Les peines minimales obligatoires permettent d’indiquer au système judiciaire le degré de la sentence qui devrait s’appliquer au type de crime qui a été commis.
Je conviens tout à fait que la société doit trouver des solutions à la fois économiques et sociales pour empêcher les délinquants potentiels de commettre des infractions ou des crimes. Je suis bien conscient que notre société n’est pas parfaite. Certains milieux favorisent la délinquance, comme les quartiers défavorisés, les gangs de rue, la toxicomanie ou les enfances malheureuses.
Honorables sénatrices et sénateurs, ce projet de loi ne prend pas en considération le point de vue des victimes. Il prend plutôt en considération, une fois de plus, le point de vue des délinquants et des criminels. Il victimise les détenus et culpabilise notre système de justice.
Dans les discours qui ont été prononcés pour appuyer ce projet de loi, j’ai entendu beaucoup d’arguments sur les difficultés éprouvées par les délinquants et leurs familles, et j’entends souvent dire que les délinquants qui ont été déclarés coupables de meurtre sont, la plupart du temps, prêts à donner leur vie pour ramener à la vie la personne qui est décédée.
Personne ne me rendra ma fille. Personne ne pourra effacer la souffrance qu’elle a vécue. Chaque jour, comme de nombreuses familles, je dois vivre avec l’image de sa fin de vie brutale. Ma mission, maintenant, c’est de m’assurer que son meurtrier, quand il sortira de prison, ne fasse pas subir le même sort à une autre victime que celui qu’a subi ma Julie et qu’il ne fasse pas vivre à une autre famille ce que ma famille a vécu.
Pour la sénatrice Pate, dont je reconnais les efforts incessants en vue de rendre notre Code criminel plus souple face à la criminalité, la conception d’un système de justice équitable est-elle que l’on doit permettre à des récidivistes de crimes commis contres des enfants, des femmes ou des personnes âgées d’être condamnés à des peines inférieures à celles prévues par les peines minimales?
D’ailleurs, je suis assez consterné par le fait qu’aucun de ses discours n’a évoqué les victimes d’actes criminels.
Le sénateur Wetston, qui a rapporté les propos du professeur Kent Roach sur les peines minimales, en a donné une parfaite illustration parfaite. Je le cite :
[...] elles ne se penchent pas sur la question de savoir si les délinquants vivent dans une pauvreté abjecte, ont des déficiences intellectuelles ou des problèmes de santé mentale, ont été victimes de racisme et de violence ou ont des enfants qui comptent sur eux.
Je voudrais vous rappeler que, dans les affaires de meurtres, les familles des victimes sont détruites à jamais. Trop souvent, on ignore les dégâts collatéraux chez les proches, ce dont la télévision ne parle pas : perte d’emploi, dépression, taux de suicide élevé chez les pères, décrochage scolaire, divorce, mais surtout, on ne dit pas que bien des familles ne s’en relèvent jamais.
Les victimes qui ont survécu à des tentatives de meurtre ou à des agressions sexuelles peuvent subir des séquelles toute leur vie et peuvent développer de graves pathologies.
En ce qui a trait à la violence conjugale, d’après les statistiques, ce fléau représente le tiers des crimes violents commis et déclarés par la police. Les chiffres ne représentent pas tout à fait la réalité, car beaucoup de femmes n’osent pas dénoncer leur conjoint par peur de représailles. D’après les données recueillies en 2021, durant la pandémie, derrière chaque féminicide, 3 000 femmes vivent dans la peur de dénoncer leur agresseur. Je suis d’avis que l’un des éléments problématiques de ce système de justice est justement le manque de garanties en ce qui a trait à la protection dont les victimes de violence conjugale ont besoin pour dénoncer les agresseurs. Ce projet de loi va encore aggraver ce sentiment, car il ne garantit pas de peine minimale pour les tentatives de meurtre, les agressions sexuelles et les homicides.
On va éloigner encore plus les victimes du système de justice et on va dissuader beaucoup de victimes de porter plainte. En effet, ces femmes prennent souvent énormément de risques quand elles dénoncent leur agresseur. Pour plusieurs, cela signifie qu’elles signent leur arrêt de mort. Pour être en mesure de faire ce pas, elles ont besoin d’avoir l’assurance qu’elles seront en sécurité et protégées et que leur agresseur sera éloigné d’elles. Pourtant, on leur envoie un signal selon lequel, nous, législateurs, avons décidé d’assouplir les peines, ce qui altérera leur confiance à notre égard. Par conséquent, la vie de nombreuses femmes sera automatiquement menacée.
Ce projet de loi vise à discréditer les peines minimales obligatoires et même à les diaboliser. Pourtant, les peines minimales obligatoires ne sont pas une question idéologique. Les gouvernements libéraux et conservateurs précédents ont choisi de les augmenter, car ils ont jugé qu’elles étaient efficaces et qu’elles s’adaptaient bien à la réalité de la criminalité. Ce n’est pas un débat soulevé par les conservateurs, mais bien un débat que les libéraux et les conservateurs tiennent depuis très longtemps. D’ailleurs, je réfute les soi-disant sondages ou études faisant croire que les Canadiens sont contre les peines minimales obligatoires et qu’ils les trouvent injustes. Les scénarios qui ont été proposés dans ces études montraient des exemples extrêmes qui ne sont pas représentatifs des crimes commis au Canada.
Plusieurs exemples ont été cités dans le discours que la sénatrice Pate a prononcé en 2018 sur l’importance des peines minimales. J’aimerais vous en citer quelques-uns :
En 1988, par exemple, Gordon Stuckless, un ancien préposé à l’équipement au Maple Leaf Gardens, a plaidé coupable à 24 chefs d’accusation de grossière indécence et d’agression sexuelle. Il agressait sexuellement de jeunes garçons au Maple Leaf Gardens depuis des années. Quelle peine lui a-t-on imposée? Deux ans moins un jour.
Quatre jours après le prononcé de la sentence de Stuckless, Martin Kruze, une de ses victimes, s’est suicidé. Le crime a fait une victime, et la peine aussi. Bien que, plus tard, la peine de Stuckless ait été portée à cinq ans par la Cour d’appel de l’Ontario, cela reste vraiment trop peu.
Il y a ensuite eu le cas de Graham James en 1997. Il a plaidé coupable à deux chefs d’accusation d’agression sexuelle impliquant plus de 350 actes posés sur deux joueurs mineurs sur une période de 10 ans. Il a reçu une peine d’emprisonnement de seulement trois ans et demi.
En 2010, de nouvelles accusations ont été portées contre M. James pour des agressions sexuelles commises sur deux autres joueurs. Il a plaidé coupable et il a reçu une peine de deux ans pour chaque chef d’accusation, mais il a pu les purger concurremment.
À l’époque, les juristes ont souligné que de telles peines légères n’étaient pas inhabituelles. Ils ont cité le cas d’un homme de Terre-Neuve qui a reçu une peine d’emprisonnement de trois ans en 2012 pour avoir violé et agressé sexuellement sa nièce de 11 ans sur une période de six ans. La même année, un homme de la Saskatchewan a été condamné à une peine de 18 mois pour le viol de sa belle-fille.
Chers collègues, bien entendu, je ne suis pas indifférent aux arguments concernant la détention des femmes autochtones. Je suis bien conscient que c’est un sujet majeur et préoccupant. Je suis prêt à m’asseoir avec la sénatrice Pate ou avec la sénatrice Jaffer pour que nous puissions trouver des solutions constructives à ce problème.
Je suis ouvert au dialogue et aux solutions. Je crois que la sénatrice Pate soulève un problème légitime, mais je ne crois pas que la solution qu’apporte son projet de loi soit appropriée. Cependant, il est pour moi inconcevable que ce projet de loi puisse franchir les différentes étapes du processus parlementaire. L’abolition pure et simple des peines minimales est un danger pour la sécurité publique et un affront pour les victimes d’actes criminels.
Chers collègues, en toute honnêteté, je m’oppose fortement au renvoi de ce projet de loi en comité et j’exhorte cette Chambre, au nom des victimes, à rejeter ce projet de loi. Merci.
Le sénateur Boisvenu accepterait-il de répondre à une question?
Certainement.
Merci, sénateur Boisvenu, tant pour votre discours que pour vos idées. J’aimerais beaucoup travailler avec vous sur ce genre d’initiative et j’en serais ravie. Je suis toutefois troublée par l’idée que vous avancez. Comme vous le savez, un grand nombre d’entre nous, dans cette Chambre, ont également des membres de leur famille qui ont été assassinés, agressés sexuellement et victimisés et nous savons que les organisations policières, les groupes de femmes et les groupes de victimes remettent en question les peines minimales obligatoires, surtout lorsqu’il s’agit des problèmes que vous avez abordés à la fin de votre discours, à savoir ceux des femmes autochtones. C’est d’ailleurs, entre autres, pour cette raison que c’est l’une des recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones, de la Commission de vérité et réconciliation et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Je suis troublée par votre idée selon laquelle le projet de loi abrogerait en fait les peines minimales obligatoires. En réalité, c’est tout le contraire. Vous soulignez l’importance de l’article 718.2(e), plus particulièrement pour les détenus racialisés et, surtout, pour les femmes autochtones. Pourtant, cela correspond précisément à l’effet, à l’importance et au rôle du projet de loi. Il s’agirait de permettre, dans des cas exceptionnels, ces peines minimales obligatoires que les tribunaux ont déjà contestées, y compris la Cour suprême du Canada, lorsqu’elle a statué, dans l’affaire R. c. Luxton, qu’en ce qui concerne la peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre, la seule raison pour laquelle elle n’a pas été jugée inconstitutionnelle est l’existence d’une « disposition de la dernière chance », qui n’existe plus.
Conviendriez-vous que vous avez peut-être exagéré un peu le fait que ce projet de loi abrogera les peines minimales obligatoires? En fait, il ne fera rien de la sorte. Dans des cas exceptionnels comme ceux dont certains d’entre nous ont discuté au Sénat, le projet de loi pourrait offrir aux juges l’occasion d’expliquer pourquoi ils ne recourent pas à la peine minimale obligatoire.
Merci beaucoup de votre question, sénatrice Pate. En ce qui concerne tout le dossier autochtone, j’ai eu l’occasion de réviser des jugements de cours, et plusieurs juges se sont servis des directives de la Cour suprême pour reconnaître la spécificité culturelle au moment d’imposer des peines ou d’obtenir des jugements qui sont plus favorables aux communautés autochtones. Ce sont des gens qui vivent dans des situations très particulières. Dans le contexte de mon projet de loi, j’ai eu l’occasion d’en discuter avec plusieurs membres de communautés autochtones, aussi bien au Québec qu’à l’extérieur de la province. La pauvreté et la violence chez les Autochtones représentent un enjeu beaucoup plus social qu’un enjeu strictement lié au Code criminel.
Pour ce qui est de votre projet de loi, évidemment, nous n’avons pas la même perception. Je crois que vous empruntez une avenue déviante pour arriver à vos fins et faire en sorte que les juges aient tous le choix d’imposer les peines qu’ils veulent plutôt que d’être obligés, dans certains cas, d’imposer des peines minimales. La Cour suprême autorise déjà les juges, dans des cas exceptionnels, à ne pas imposer de peines minimales lorsqu’ils sont en mesure de justifier leur décision.
Malheureusement, cette semaine, quand j’ai eu des discussions avec des avocats de la Couronne, j’ai constaté que même les juges n’ont pas toute l’information sur les décisions que la Cour suprême a rendues historiquement. Lorsqu’on regarde en arrière, il y a 5, 10 ou 15 ans, on est surpris de découvrir que certaines des directives émises par la Cour suprême n’ont pas été appliquées.
Ce que je dis, c’est que votre projet de loi adopte une approche qui, à mon avis, fait dévier le débat, parce qu’actuellement, les peines minimales qui sont imposées par les juges peuvent, dans certains cas exceptionnels, ne pas être appliquées. Pourquoi les abolir ou changer le régime? Si vous me dites que ce projet de loi n’abolit pas les peines minimales, pourquoi le déposer, si les juges ont déjà la possibilité, conformément à la directive de la Cour suprême, de les appliquer ou non, s’ils peuvent en justifier la non‑application?
Peut-être pourriez-vous me montrer exactement où se trouve cette disposition. Je sais que vous avez donné lecture d’une partie d’une décision, mais elle portait sur une peine minimale obligatoire que les juges n’étaient pas tenus d’appliquer. Une des difficultés est qu’il y a maintenant au moins 43 décisions des tribunaux qui invalident des dispositions qui prévoient une peine minimale obligatoire. Nous avons maintenant une application disparate au Canada, où la loi s’applique à certains endroits, mais pas à d’autres. En fait, aucune décision ne dit que les juges ne sont pas obligés d’appliquer les peines minimales obligatoires, d’où la nécessité d’adopter le projet de loi de la sénatrice Jaffer. N’êtes-vous pas d’accord?
Je vais faire une remarque. Retournons à mon discours, et plus spécifiquement à l’arrêt que j’ai cité, soit l’arrêt de la Cour suprême qui permet au juge de ne pas appliquer la peine minimale dans la mesure où le juge peut justifier sa décision.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)