Le Code criminel—La Charte canadienne des droits des victimes
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture
3 novembre 2022
Honorables sénateurs, je souhaite prendre la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-238. Je remercie le sénateur Boisvenu du soutien indéfectible qu’il apporte aux victimes.
J’ai un autre point de vue par rapport à cette question, compte tenu du travail que j’ai fait auprès de femmes et d’enfants qui ont vécu des situations d’une violence horrible, qui n’ont reçu pratiquement aucune protection, et qui, après avoir répondu à cette violence en repoussant l’agresseur ou en réagissant d’une autre façon, ont été sévèrement punis par le système de justice pénale. Je comprends l’intention derrière ce projet de loi, et je reconnais l’importance de l’objectif du sénateur Boisvenu, soit protéger les victimes contre les préjudices causés par des publications en ligne, mais ce n’est malheureusement pas la seule chose que ferait ce projet de loi.
Dans son discours, le sénateur Boisvenu a dit que ce projet de loi :
[...] modifie [...] le Code criminel afin d’interdire à tout délinquant ou prévenu de publier des images ou des renseignements sur sa victime ou de garder des images déjà existantes de sa victime sur les réseaux sociaux, que ce soit pendant les procédures judiciaires ou après sa condamnation.
Or, ce n’est pas ce que dit le projet de loi.
Le projet de loi prive entièrement la personne visée de sa liberté d’expression et empêche un accusé de publier, de distribuer, de transmettre ou de rendre accessible en ligne « tout renseignement concernant la victime de l’infraction en cause ».
Il existe déjà des dispositions à cet égard qui servent à atteindre l’objectif du sénateur Boisvenu. Par exemple, en ce qui a trait à la libération sous caution, l’alinéa 515(4)g) du Code criminel, qui porte sur la mise en liberté provisoire par voie judiciaire, dit ceci :
Le juge de paix peut exiger [...] que le prévenu fasse celle ou celles des choses ci-après que précise l’ordonnance :
[...] observer toute autre condition indiquée que le juge de paix estime nécessaire pour assurer la sécurité des victimes ou des témoins de l’infraction [...]
Même si je suis convaincue que ce n’est pas l’intention du projet de loi tel qu’il est écrit, ce dernier pourrait nuire aux femmes qui, après des années d’agressions, se défendent ou défendent leurs enfants et finissent par être accusées, reconnues coupables et emprisonnées. Le projet de loi pourrait empêcher ces femmes d’obtenir justice au moment où elles sont encore uniquement les victimes. Rien dans ce projet de loi ne protège les femmes qui sont victimes d’agressions et qui sont maintenant emprisonnées parce qu’elles ont décidé de se défendre.
Nous avons vu de nombreux cas où des femmes qui dénoncent leur agresseur ont été dénigrées. Le projet de loi à l’étude pourrait inciter les femmes à garder le silence et punir celles qui choisissent de parler.
Certains parmi vous se disent peut-être : « Ces dispositions ne seront certainement pas utilisées de la sorte. »
Il y a bien des exemples de femmes — notamment de femmes autochtones — qui, après avoir vécu des années de mauvais traitements, sont transformées en criminelles parce qu’elles ont employé la force, parfois une force mortelle, pour répondre à la violence dont elles étaient victimes. L’exemple le plus flagrant est peut-être celui d’Yvonne Johnson, qui montre comment l’application de ce projet de loi pourrait être trop large et comment il pourrait être utilisé contre les femmes qui sont elles-mêmes des victimes. Yvonne Johnson a passé près de 20 ans en prison pour le meurtre au premier degré d’un homme qui était accusé d’avoir agressé sexuellement sa petite fille. En 1998, elle a co-écrit un livre sur son passé trouble, les agressions sexuelles qu’elle a subies, les expériences du colonialisme, les pensionnats autochtones et le traumatisme intergénérationnel qui l’ont menée en prison.
Son co-auteur, l’écrivain bien connu Rudy Wiebe, a décidé que le livre devrait aussi inclure un examen du rôle qu’elle a joué dans l’homicide. Il voulait ainsi dénoncer les préjugés systémiques ainsi que les mythes et les stéréotypes racistes et sexistes qui ont contribué à rendre Yvonne plus coupable que ses trois co-accusés. Le fait qu’elle a été victime d’agressions sexuelles pendant son enfance et qu’elle était la mère de la petite fille a servi à lui attribuer un motif plus grand que celui de son mari — le père de l’enfant — et des deux autres accusés.
Le livre, intitulé Stolen Life, a été utilisé contre elle. En plus de retarder sa mise en liberté sous condition, il l’a encore une fois réduite au silence.
Nous n’avons pas besoin d’un autre projet de loi qui tente de traiter un symptôme du problème d’une manière générale et qui crée donc de nombreux problèmes dans le processus. Il faut plutôt s’attaquer aux idées et aux attitudes qui alimentent toutes les formes de violence — en particulier la violence misogyne et raciste — dans toutes les sphères de notre système de justice pénale, tout en mettant en place des systèmes de soutien social, sanitaire et économique solides qui peuvent vraiment aider les femmes à s’échapper et, en fin de compte, nous aider à mettre fin à toutes les formes de violence.
Meegwetch, merci.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Une voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois, avec dissidence.)