Projet de loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
14 février 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer le projet de loi S-232. Pour commencer, je tiens à féliciter la marraine de ce projet de loi, la sénatrice Boniface, pour tout le travail qu’elle a consacré à celui-ci. J’aimerais aussi souligner qu’il a franchi l’étape de la première lecture au Sénat le 7 décembre 2021.
Il est temps de voir le problème différemment. Pendant des décennies, on a débattu futilement de la question de savoir si la toxicomanie, un comportement autodestructeur, constituait un problème criminel ou un problème médical. J’espère qu’il est maintenant évident qu’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre. Il s’agit d’un problème politique, d’après le rapport de Diane Riley intitulé La politique canadienne de contrôle des stupéfiants : aperçu et commentaires qui a été rédigé pour notre regretté collègue et grand ami, l’honorable Pierre Claude Nolin.
Je crois qu’il est important pour nous de comprendre la vie d’un toxicomane. Tout d’abord, vous devez recueillir l’argent nécessaire. Vous travaillez dans l’industrie du sexe. Vous cambriolez des voitures. Vous cambriolez des maisons. Vous faites violence à d’autres personnes, y compris des toxicomanes, mais vous parvenez à obtenir l’argent nécessaire. Vous devez ensuite vous procurer la drogue. Vous devez sortir et trouver votre vendeur. Vous devez aller d’une rue ou d’une ruelle à l’autre pour essayer de trouver quelqu’un qui vous vendra la drogue. Ce n’est pas comme dans les films. Tous les gens ne sont pas resplendissants et propres. Ils sont sales. Ils sentent mauvais. La personne qui vous vend la drogue est un toxicomane. Il n’a aucune idée de ce que contient la drogue qu’il vous vend. Finalement, vous pouvez vous injecter de la drogue. Vous vous rendez dans une ruelle, une chambre ou une salle de bain. Parfois, vous utilisez des flaques d’eau comme source d’eau pour votre seringue parce que c’est le moyen le plus rapide de vous injecter la drogue dans le bras.
Il n’y a pas de temps à perdre. Une fois que vous avez la drogue, vous voulez vous l’injecter immédiatement. Sinon, vous risquez d’être arrêté par la police ou de vous faire voler votre dose par d’autres toxicomanes.
Soyons clairs, d’après mon expérience, il est rare qu’un policier arrête un toxicomane. Les policiers sont toutefois tenus par la loi de saisir les drogues que le toxicomane possède, ce qui ne fait que relancer le processus.
Il ne s’agit pas ici de personnes qui consomment des drogues à des fins récréatives, qui fument un joint le samedi soir dans une boîte de nuit ou prennent un verre avec des copains. Il s’agit d’une dépendance.
Les toxicomanes sont des êtres de sable. Ils ne sont pas attachés à leurs racines, ni au passé ou l’avenir [...] ils vivent dans le moment présent [...] ils ont besoin de structure et d’une aide complète et globale [...] tant qu’on n’a pas démêlé les émotions, tout le reste est de courte durée.
Voilà la déclaration d’ouverture de John Vincent Cain, le coroner en chef de la Colombie-Britannique auquel j’ai succédé. On lui avait demandé de produire un rapport sur les décès par surdose de narcotiques illicites en Colombie-Britannique; le rapport a été publié en septembre 1994.
Il fournit littéralement une feuille de route à suivre pour régler le problème des décès par surdose. Je tiens à mentionner particulièrement la recommandation no 61, qui dit ceci :
Par conséquent, JE RECOMMANDE QUE le ministère du procureur général :
61. Entame des discussions avec les ministres fédéraux de la Justice et de la Santé pour voir s’il serait approprié et faisable de décriminaliser la possession et l’usage de substances spécifiques par des personnes qui ont une dépendance reconnue envers ces substances;
Pour paraphraser une chanson de Bob Seger, « Trente ans/Où sont‑ils allés?/Trente ans/Je n’en sais rien. »
La décriminalisation n’est pas un nouveau concept. Le groupe de travail a été formé il y a 30 ans, alors que la Colombie-Britannique était passée de 39 décès en 1983 à 331 décès en 1993.
J’étais le coroner de Vancouver à cette époque. En 1993, je croyais que la situation ne pouvait empirer, mais j’avais tort.
En 2001, il y a eu la décriminalisation au Portugal. Tous les rapports font état de résultats positifs. Je reconnais que les systèmes de santé et de justice du Portugal sont très différents des nôtres, mais tous les rapports en provenance du Portugal sont positifs. Ils indiquent tous que le nombre de décès diminue, que le nombre de personnes qui se retrouvent devant les tribunaux diminue rapidement, et que le nombre de personnes incarcérées est en baisse.
Enfin, la Colombie-Britannique a décriminalisé la consommation de drogues par l’entremise d’une exemption pour soins de santé qui est entrée en vigueur le 31 janvier. Nous ne savons pas comment les choses vont se passer, mais au moins nous essayons.
Partout ailleurs au pays, il y a des lois contre la consommation de drogues illicites. Est-ce aller trop loin que d’imaginer que cette initiative pourrait s’appliquer au reste du pays? Je ne crois pas, mais nous savons tous que le Canada a la caractéristique unique d’avoir 13 autorités distinctes et indépendantes en matière de soins de santé, qui décident chacune, de manière indépendante je le répète, de la façon dont les soins de santé sont prodigués.
Même si la toxicomanie constitue une urgence nationale, de nombreuses provinces n’ont ni la capacité ni la volonté de mettre le pied dans ce bourbier politique. C’est aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux qu’il incombe de régler ce problème constitutionnel au nom de la vie.
Les avantages de la décriminalisation : je dois remercier le Réseau canadien de la santé et plus particulièrement Alissa Greer et Caitlin Shane de leur rapport sur la décriminalisation de la consommation de drogue. Il s’agit d’un changement de paradigme en matière de drogue. Nous passons d’un cadre juridique à la reconnaissance du fait que la dépendance est un problème de santé et un problème social.
Certains pensent que la dépendance fonctionne ainsi : un beau matin, une personne se lève et se dit : « Ça y est, c’est aujourd’hui que je me pique à l’héroïne. Cela me semble être une bonne idée. Et ce n’est pas tout. Je pense que je vais arrêter l’école, quitter mon foyer et errer dans les plus sombres recoins des villes et des villages pour vivre dans la pauvreté abjecte, la maladie et — comme c’est souvent le cas — les troubles mentaux. »
Je connais des milliers de personnes qui sont toxicomanes. Jamais une seule n’a dit : « C’est une décision que j’ai prise, et je ne reviendrais jamais en arrière. » Pas une seule.
Quelles seront les répercussions de la décriminalisation sur nous? Pour commencer, elle nous fera économiser beaucoup d’argent parce qu’en ce moment, nous consacrons énormément d’argent aux services de police, aux tribunaux, aux prisons, aux travailleurs sociaux et aux cliniques, et tout le monde est surchargé de travail.
Il y a quelques mois, je suis allé souper à la caserne de pompiers no 3. Sur le t-shirt des pompiers, il est écrit : « Ce n’est pas l’enfer, mais on peut le voir d’ici. » La caserne est située dans le quartier Downtown Eastside. J’ai soupé avec ces hommes et ces femmes, mais nous n’avons jamais pu finir le repas parce que l’alarme ne cessait de sonner pour les appeler au service. Une des personnes m’a dit : « J’ai sauvé la même personne cinq fois, et je vais vous dire une chose : je perds mon humanité. »
La décriminalisation au Portugal a réduit la demande et les coûts pour le système, tant pour les soins de santé généraux que pour les urgences. Lorsque nous avons ouvert notre unique centre d’injection supervisée à Vancouver, j’ai été stupide : j’aurais dû en ouvrir 20 quand j’en ai eu la chance. À l’ouverture de ce centre, les visites aux urgences de l’hôpital St. Paul’s ont chuté radicalement parce que nous traitions les gens sur place, que ce soit pour des contusions, des infections ou tout autre chose. Il y avait des infirmières qui pouvaient prendre en charge les gens et leur éviter de se rendre aux urgences. Cet argent peut être dépensé de bien d’autres façons : il peut servir à des cliniques, à l’embauche de plus de médecins et à l’augmentation des traitements et des soins offerts.
La décriminalisation a des effets positifs sur la vie des gens. La grande majorité des toxicomanes souffrent de troubles mentaux et sont pauvres, sans abri, racialisés et maltraités — et j’en passe. Ils sont victimes de la situation encore et encore.
Avoir moins recours aux casiers judiciaires signifie que, à un moment donné, le toxicomane ne vivra plus cette forme de stigmatisation pour ce qui est un problème de santé et pourra peut‑être décrocher un emploi. La décriminalisation, en tenant compte de la loi sur les bons samaritains qui a été adoptée ici, réduira la peur que ressentent encore beaucoup de gens d’appeler les services d’urgence en cas de surdose. La décriminalisation est une mesure de réduction des méfaits.
On craint que la consommation de drogue augmente si la décriminalisation entre en vigueur. Je reviens à ce que j’ai dit plus tôt : « Cela semble être une bonne idée : pourquoi ne pas sortir prendre un peu d’héroïne? » Cette crainte n’est pas soutenue par les preuves et, en fait, dans la plupart des cas, la consommation de drogue a diminué après la décriminalisation. Il ne s’agit pas d’une solution miracle. En fait, comme je l’ai appris au site d’injection supervisée, il n’existe pas de solution miracle pour lutter contre la toxicomanie.
Si nous choisissons de ne pas aller dans cette direction, quel sera le résultat? Pensez à ces villes : Whitehorse, au Yukon; Orangeville, en Ontario; Port Moody, en Colombie-Britannique; Saint-Constant, au Québec; Cochrane, en Alberta; Corner Brook, à Terre-Neuve; New Glasgow, en Nouvelle-Écosse; Yellowknife; les deux tiers de la population du Nunavut; Dieppe, au Nouveau-Brunswick; Moose Jaw, en Saskatchewan; Brandon, au Manitoba; et Summerside et Stratford, à l’Île-du-Prince-Édouard. Vous vous demandez peut‑être : qu’ont en commun ces villes canadiennes? Rien, sauf leur population.
Imaginez, si vous le voulez bien, que l’une de ces villes disparaisse complètement. Chaque ville correspond approximativement au nombre de personnes qui sont décédées entre janvier 2016 et juin 2022 à cause de la toxicité des opioïdes.
Comme les gens comprennent mieux avec des chiffres, en voici d’autres : en 2016, on dénombrait huit décès par jour au Canada. En 2018, ce chiffre avait monté à 12 décès par jour au Canada. De janvier à juin 2022, on comptait 20 décès par jour, ce qui représente une mort par heure, chaque jour, chaque semaine, chaque mois, pour un total de 32 632 Canadiens disparus. Ce sont des mères, des pères, des sœurs, des frères, des tantes, des oncles et des amis qui ont perdu la vie ici même, dans notre cher pays dont nous sommes si fiers.
Adopter ce projet de loi n’enrayera pas la toxicomanie. Adopter ce projet de loi n’éliminera pas les conséquences criminelles de la toxicomanie. Adopter ce projet de loi fera très clairement savoir à l’autre endroit que nous n’abandonnerons pas la bataille contre ce fléau. Je vous prie d’avoir le courage d’amener ce projet de loi à la prochaine étape avec l’urgence qu’il impose.
J’ajouterai en terminant, honorables sénateurs, que c’est mon dernier discours dans cette merveilleuse enceinte. J’ai demandé qu’on ne me rende pas hommage. De mon côté, je ne prendrai pas la parole après le débat d’aujourd’hui. Cet endroit et les amis que je m’y suis faits vont me manquer. Je n’oublierai jamais les expériences vécues entre ces murs et le sentiment que les travaux qui sont exécutés ici changent les choses. Je quitte le Sénat avec la certitude que, plus que jamais, il joue un rôle dans la gouvernance du Canada. Le Sénat rend notre pays meilleur en élaborant, en examinant et en amendant des projets de loi. C’est la Chambre de second examen objectif et elle le demeurera. Bonne chance à vous tous. Merci.
Sénateur Campbell, accepteriez-vous de répondre à une question?
Certainement.
Je voudrais bien avoir plus de temps. Je sais que vous ne voulez pas qu’on vous rende hommage, sénateur Campbell, mais vous venez d’établir exactement pourquoi votre présence a été d’une importance cruciale au Sénat.
Merci pour les nombreuses années de travail que vous avez investi dans cette question. Merci d’avoir inspiré l’émission Coroner Da Vinci, qui l’a fait comprendre à beaucoup de personnes qui, autrement, n’en auraient pas entendu parler. Enfin, merci pour tout le travail que je sais que vous allez continuer à accomplir. Je pense que mon temps de parole est écoulé, alors je veux juste demander : pourquoi est-ce votre dernier discours?
Voilà un exemple classique d’âgisme.