La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Report du vote
5 décembre 2024
Honorables sénateurs, je prends aujourd’hui la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-230, dont le titre abrégé est Loi proposant des solutions de rechange à l’isolement et prévoyant une surveillance et des mesures de réparation dans le système correctionnel (Loi de Tona). J’interviens en remplacement de notre ancien collègue qui est aujourd’hui à la retraite, l’honorable Pierre-Hugues Boisvenu, qui était porte-parole sur ce projet de loi à l’étape de la deuxième lecture.
Le 24 octobre dernier, j’ai invoqué un rappel au Règlement, puisque je croyais — et je le crois toujours — que ce projet de loi nécessite une recommandation royale.
Le 20 novembre dernier, la présidence a rendu une décision favorable pour que le Sénat poursuive l’étude du projet de loi, décision que je respecte.
Puisque le débat peut se poursuivre, je prends la parole aujourd’hui pour vous faire part des préoccupations que suscite chez moi ce projet de loi et qui, à mon avis, font en sorte qu’il ne devrait pas poursuivre son chemin vers l’autre endroit.
Ma première réflexion est que le projet de loi S-230 ne prend pas la pleine mesure des conséquences administratives et financières qu’il pourrait engendrer à l’égard des différents systèmes publics qui seront forcément affectés si ce projet de loi est adopté. Je pense plus particulièrement aux systèmes judiciaires, correctionnels et de soins de santé, ainsi qu’à tous les intervenants des milieux que je viens d’énumérer.
À cet égard, j’ai trois préoccupations majeures à l’endroit du projet de loi S-230 qui portent sur les articles 4, 5 et 11.
D’abord, l’article 4 du projet de loi a pour but que toute personne condamnée ou transférée dans un pénitencier et souffrant de troubles mentaux invalidants soit transférée vers un hôpital. Les termes « troubles mentaux invalidants » me laissent perplexe, eu égard à son absence de réelle définition, du nombre potentiel de personnes que cela pourrait concerner et, de ce fait, de la surcharge de travail que cela pourrait créer pour certains hôpitaux provinciaux qui sont déjà à bout de souffle.
Le 8 février 2024, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a reçu de nombreux témoins, dont le Dr Mathieu Dufour, psychiatre légiste et chef du Département de psychiatrie de l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel. Je lui ai demandé son avis, à titre d’expert, afin de savoir combien de personnes dans un pénitencier fédéral pouvaient souffrir de l’un des symptômes énumérés à l’article 37.11 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Cet article prévoit des motifs que l’agent doit considérer afin de déterminer s’il doit référer le détenu au service chargé de la gestion des soins de santé. Par exemple, ces motifs sont notamment de refuser d’interagir avec d’autres personnes, commettre des actes d’automutilation et présenter des signes de détresse émotionnelle.
Selon le Dr Dufour, ces critères s’appliquent à la majorité des détenus. Il a affirmé ce qui suit :
Selon mon expérience à l’extérieur de Pinel, parce que j’ai pratiqué dans plusieurs pénitenciers au Québec et même dans des établissements réguliers, je dirais spontanément que la plupart ont de tels symptômes un jour ou l’autre.
J’aurais tendance à dire que c’est une définition un peu trop large et vague.
Cette terminologie vague utilisée dans le projet de loi S-230, soit les « troubles mentaux invalidants », a une portée tellement large que l’on peut prévoir qu’un nombre important de transferts sera autorisé par le commissaire et qu’il va de soi que cela entraînera, en plus de la surcharge de travail dans les hôpitaux provinciaux, une hausse considérable des coûts pour Service correctionnel Canada.
D’ailleurs, le directeur parlementaire du budget, dans son rapport sur l’estimation des coûts relatifs au projet de loi S-230, aborde les termes « troubles mentaux invalidants » et prédit à quel pourcentage de la population carcérale cette terminologie pourrait s’appliquer.
Son rapport est clair : cette mesure du projet de loi s’appliquera à un nombre vertigineux de détenus. Il fait état des statistiques suivantes, et je cite :
Le terme pourrait être interprété de manière à s’appliquer à une majorité de personnes incarcérées, puisqu’il ressort de recherches antérieures que 73 % des hommes admis dans un établissement fédéral répondent aux critères d’un trouble mental. La plupart d’entre eux présentent une altération des fonctions de modérée à grave. Les taux de troubles mentaux chez les femmes incarcérées sont encore plus élevés. Ces chiffres concernent l’état de santé mentale au moment de l’admission et ne sont pas nécessairement représentatifs de la population générale incarcérée. Cependant, si l’on suppose que 75 % des personnes incarcérées souffrent de troubles mentaux et que ces troubles sont invalidants pour 50 % d’entre elles, cela signifie qu’environ 5 000 personnes incarcérées (38 % du nombre total de personnes incarcérées, soit 13 000 personnes) seraient admissibles à des soins psychiatriques.
Je me questionne : que tentons-nous de faire avec ce projet de loi? Voulons-nous faire de nos hôpitaux et de nos établissements psychiatriques des pénitenciers? Ce projet de loi n’apporte aucune mesure supplémentaire pour assurer la sécurité du personnel soignant ni des personnes vulnérables qui reçoivent des soins dans les établissements de santé.
Même en l’absence de mesures contenues dans ce projet de loi, il y a lieu de s’inquiéter de la sécurité du personnel du système correctionnel et du système de soins de santé.
Par exemple, selon un article récent paru sur le site Web de Noovo Info, un agent correctionnel a été victime, le 1er décembre 2024, d’une agression sauvage dans un centre de détention situé à Sorel-Tracy. L’agresseur attendait de comparaître en lien avec une affaire de voies de fait. Le détenu souffre de schizophrénie depuis l’âge de 17 ans et de problèmes de toxicomanie. Toujours selon ce même article :
L’agent correctionnel qui a été tabassé [...] pourrait perdre l’usage de ses yeux et son état pourrait laisser craindre d’autres lésions graves [...] La violence de l’attaque survenue dimanche l’a rendu méconnaissable, selon plusieurs témoignages.
Honorables sénateurs, voici le point que j’aimerais faire. Dans le cas où un détenu a des antécédents judiciaires en lien avec des crimes violents, en plus de présenter des problèmes de santé mentale, et que son transfèrement est autorisé, il est fort à craindre que nos hôpitaux et nos établissements psychiatriques ne soient pas en mesure d’assurer adéquatement la sécurité de leur personnel et des personnes y recevant des soins.
L’autre point que je souhaite aborder concerne l’article 5 du projet de loi. Cet article crée une obligation pour Service correctionnel Canada d’obtenir l’autorisation d’une cour supérieure afin de prolonger la durée d’une incarcération au sein d’une unité d’intervention structurée pour une période supérieure à 48 heures. À mon avis, cet article vient créer trois problèmes majeurs, soit la création de délais urgents pour obtenir des ordonnances judiciaires, l’alourdissement du travail des cours supérieures qui, faut-on le mentionner, sont déjà surchargées et enfin, cette obligation aura pour effet de créer une nécessité de ressources supplémentaires pour Service correctionnel Canada pour gérer ces procédures.
La sénatrice Pate, lors de son discours en troisième lecture, a affirmé :
« Les tribunaux sauront se montrer à la hauteur. »
Ces propos me laissent perplexe. À mon avis, la sénatrice Pate banalise les problèmes qu’occasionnera ce projet de loi, d’autant plus que ce projet de loi est mal rédigé. Les acteurs du milieu judiciaire concernés n’ont pas été consultés. S’ils avaient été consultés, ils auraient assurément dit que nos cours supérieures ne sont pas bien outillées pour faire face à une hausse de demandes d’ordonnance urgentes dans des délais aussi courts.
Décidément, ce projet de loi a une vision en tunnel. Il ne voit que le droit des détenus. Il fait abstraction de tout ce qui peut venir confirmer que ce projet de loi n’est pas raisonnable, en plus de nier les droits des victimes.
Même l’avocat de la défense Michael Spratt, qui témoigne souvent au comité, admet qu’il y a un manque de ressources. Je le cite :
Je serai franc, je pense que cela serait un fardeau pour les cours supérieures. Nous manquons déjà de ressources, et nous surchargeons les ressources que nous avons.
Prenez un instant pour imaginer le nombre de dossiers qui seront présentés devant les cours supérieures. J’utilise les chiffres donnés par la sénatrice Pate lors de son discours en troisième lecture :
[...] deux personnes sur cinq placées dans les unités d’intervention structurée sont considérées par le Service correctionnel du Canada comme ayant des problèmes de santé mentale. Plus de la moitié des personnes mises en isolement dans ces unités sont identifiées ainsi à au moins cinq reprises. Selon le Service correctionnel, les périodes passées dans les unités d’intervention structurée sont « pour la propre sécurité de la personne », même s’il a été totalement impossible de la transférer dans un établissement de soins de santé approprié.
Même si, selon la loi, les séjours en unités d’intervention structurée doivent être aussi brefs que possible, il y a autant de personnes gardées dans des unités d’intervention structurée pendant plus de 60 jours et 120 jours que sous l’ancien système d’isolement préventif.
Donc, pensez-y bien : 60 jours. Toutes les 48 heures, en vertu du projet de loi, il faudra demander à une cour supérieure l’autorisation de prolonger la durée de l’incarcération dans l’unité d’intervention structurée. Toutes les 48 heures. Je suis convaincu que le projet de loi S-230 causera bien des problèmes importants et qu’il est inapplicable en pratique. C’est une illusion de penser que le système judiciaire peut répondre à l’afflux de demandes que le projet de loi causera et que le système de santé peut se permettre d’admettre autant de détenus dans nos hôpitaux provinciaux.
Finalement, je souhaite aborder avec vous un dernier point qui fait en sorte que je ne donnerai pas mon appui au projet de loi. C’est celui de l’article 11. L’article 11 a pour but de permettre à toute personne condamnée à une période d’incarcération dans un établissement fédéral de demander au tribunal qui a imposé la peine de réduire cette période au motif d’une injustice dans l’administration de la peine. Je suis évidemment contre cette disposition qui contredit le principe fondamental du caractère définitif des jugements, ainsi que des règles du Code criminel qui ne permettent pas à un tribunal de réexaminer ou de modifier une sentence rendue, une responsabilité qui est réservée aux cours d’appel.
De plus, cette disposition pourrait être contestée devant les tribunaux, rendant son application irréaliste et, en plus, des recours juridiques et constitutionnels existent déjà pour répondre aux objectifs visés par cet article sans nécessiter un tel mécanisme.
En résumé, ce projet de loi a été mal rédigé dès le départ et contient de nombreuses lacunes. En plus de celles mentionnées précédemment, j’ai noté d’autres manquements dans ce projet de loi.
À titre d’exemple, dans l’article traitant de la réduction de la peine :
Toute personne condamnée à une période d’incarcération ou assujettie à une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle peut demander au tribunal qui a imposé la peine de rendre l’ordonnance de réduction de cette période qu’il estime convenable et juste dans les circonstances [...].
L’emploi des termes « convenable et juste » risque de causer bien des maux de tête aux tribunaux. En plus, que dire du fait que cette même procédure de réduction de la peine ne prévoit aucune obligation de consulter les victimes.
Pour conclure, chers collègues, pour toutes les raisons que je viens de vous mentionner, je ne peux donner mon appui au projet de loi S-230 et je vous invite à voter contre à l’étape de la troisième lecture.
Merci.
J’ai une question.
Sénateur Carignan, je vous remercie de votre discours. Merci aussi d’avoir assumé le rôle de porte-parole quand le sénateur Boisvenu a pris sa retraite. J’aimerais vous poser quelques questions.
Vous avez parlé de l’incident du 1er décembre dernier. Il s’agissait d’une personne en attente d’un procès, qui ne serait donc pas touchée par le projet de loi. Est-ce ce que vous avez compris également?
Le problème est de traiter avec des gens qui ont des problèmes de santé mentale, qui ont des armes et qui peuvent être à risque. Peu importe son statut juridique au moment où il commet des crimes, il y a des gens qui ont des problèmes de santé mentale sérieux. Si on les admet dans des hôpitaux, on est à risque pour la sécurité du personnel soignant.
Merci. Il s’agit d’une personne qui n’a pas encore été jugée et qui se trouve dans une prison provinciale.
Par ailleurs, la plupart des choses qui vous posent problème ont déjà été examinées au Sénat dans divers contextes. Vous avez parlé du témoignage de M. Spratt. Dans la même citation, il a ajouté que l’on parle beaucoup de dissuasion. Il a également déclaré : « Je pense [...] que, avec de l’expérience, les cours pourront traiter ces dossiers de manière efficiente. » Il a ensuite comparé cela à ce que font les tribunaux au chapitre du cautionnement.
En fin de compte, il était en fait en faveur du projet de loi. Est-ce ce que vous avez compris également?
Écoutez, je pense que oui. Il y a des gens qui peuvent être en accord avec ce projet de loi, sauf que d’un point de vue pratique, il a admis — avec raison, je partage son avis — de grandes difficultés pratiques que cela apportera.
Imaginez une période de 60 jours. Toutes les 48 heures, tous les deux jours, on doit se présenter devant un juge d’une cour supérieure pour renouveler l’autorisation de détention de 48 heures. C’est voué à l’échec. Comme c’est voué à l’échec, que va-t-il se produire? Le détenu va utiliser cela en disant : « Je suis détenu illégalement ou d’une façon trop longue dans une unité. Je ne suis pas transféré dans un centre hospitalier et je veux réduire ma peine. » Il y aura une grande quantité de requêtes pour que le détenu puisse diminuer sa peine. En fait, cela va faire sortir les criminels beaucoup plus rapidement.
Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Que les sénateurs qui sont en faveur de la motion veuillent bien dire oui.
Des voix : Oui.
Son Honneur la Présidente : Que les sénateurs qui sont contre la motion veuillent bien dire non.
Des voix : Non.
Son Honneur la Présidente : À mon avis, les oui l’emportent.
Votre Honneur, nous aimerions reporter le vote à la prochaine séance du Sénat, s’il vous plaît.
Conformément à l’article 9(10) du Règlement, le vote est reporté à 17 h 30 le prochain jour de séance du Sénat, et la sonnerie retentira à compter de 17 h 15.