La Loi sur les compétences linguistiques
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
2 juin 2022
Je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-220 au moyen duquel le sénateur Carignan nous invite à faire en sorte que la maîtrise du français et de l’anglais soit une condition préalable à la nomination de notre gouverneur général.
Outre notre responsabilité d’examiner ce projet de loi, j’y vois une occasion importante de réflexion sur le bilinguisme officiel au sein du Canada d’aujourd’hui, la protection des langues autochtones et, dans ce contexte, nos engagements envers la réconciliation.
Avant d’entrer au cœur de mon discours, je tiens à remercier la sénatrice McCallum et le sénateur Francis, dont les interventions et les réserves qu’ils ont exprimées sur ce projet de loi m’ont beaucoup fait réfléchir.
Soyons honnêtes, j’en ai plus appris de tous les sénateurs autochtones en six ans de présence au Sénat que dans le reste de ma vie. Grâce à vous, je suis exposée comme jamais à la réalité historique et contemporaine des peuples autochtones. Vous m’obligez à réfléchir, à sortir d’une certaine zone de confort, à questionner des référents que j’ai depuis toute petite et qui ne sont plus adéquats. Toutefois, le changement, même quand on le choisit, qu’il soit nécessaire et positif, n’est jamais simple ou facile.
Notre collègue le sénateur Christmas m’a dit un jour : « La réconciliation est un chemin que nous devons parcourir tous ensemble. » Honorables sénateurs, ce pays que nous appelons maintenant le Canada s’est engagé sur ce chemin, tout comme le Sénat et chacun d’entre nous. Je veux poursuivre mon chemin vers la réconciliation avec humilité. Je sais que ce sera parfois difficile, mais je m’engage à apporter ma contribution.
C’est dans cet état d’esprit que j’ai voulu prendre la parole aujourd’hui.
Vous l’aurez compris, mon intervention va bien au-delà de la personne de la très honorable Mary Simon, une femme inspirante au parcours exceptionnel, une battante, survivante des pensionnats autochtones, qui a réussi à conserver sa langue maternelle, malgré les politiques assimilatrices en vigueur dans ces pensionnats. Son expérience nationale et internationale est impressionnante.
L’ancien premier ministre Paul Martin résume ici ce que plusieurs ont dit, et je le cite :
S’il y a bien une personne qui peut aider le pays à panser ses plaies et à faire progresser le processus de réconciliation, c’est Mary Simon […]
Lors de sa nomination, dans le contexte très difficile de la découverte de tombes anonymes sur des sites d’anciens pensionnats autochtones, j’ai été saisie d’une grande fierté. Quelle nomination historique, qui symbolise une avancée importante sur le plan de la réconciliation!
Cependant, chers collègues, ma fierté était accompagnée d’un malaise, puisque je suis francophone. Je vous le dis presque comme un aveu, car je sais qu’il s’agit là d’un point très délicat et d’un sentiment que plusieurs ont partagé. Cependant, dans tout processus de réconciliation, qu’il soit personnel ou historique et national, il faut oser avoir des réflexions et des conversations inconfortables pour aller de l’avant.
Dans ce cas, autant je suis fière que l’on ait enfin une personne autochtone en tant que représentante de la reine, autant le débat suscité par son manque de maîtrise du français ne m’a pas laissée indifférente; ce sont des sentiments qui coexistent encore chez plusieurs Canadiens.
Le Canada, c’est cette identité unique composée de 70 langues autochtones et de plus de 200 langues maternelles immigrantes. C’est également deux langues officielles, l’anglais et le français, qui sont reconnues par la Loi sur les langues officielles et protégées dans la Charte canadienne des droits et libertés, elle-même enchâssée dans la Loi constitutionnelle de 1982. D’ailleurs, dans un article paru en 2019, les sénateurs Cormier et Poirier ont affirmé ceci, et je les cite :
[…] la dualité linguistique […] est au cœur du contrat social de notre pays et renforce les relations entre tous les Canadiens et Canadiennes.
Toutes ces langues sont au centre de nos vies, de notre quotidien, autour d’une table dès le réveil, dans nos communautés, au travail.
À ce sujet, la ministre Petitpas Taylor, en déposant le projet de loi C-13, a dit comprendre :
[…] l’importance de pouvoir grandir, travailler et vivre dans sa langue maternelle.
Elle reconnaît aussi ce qui suit :
[…] la fragilité de nos communautés de langue officielle en situation minoritaire.
Enfin, elle précise que :
[…] le français connaît un recul important au pays et qu’il faut agir de manière concertée pour renverser cette tendance.
Cette fragilité du français existe, et il faut s’en préoccuper. En fait, l’histoire nous enseigne qu’il serait irresponsable de tenir les choses pour acquises quand il s’agit du français. L’actualité, au contraire, nous incite à rester vigilants.
Tout récemment — comme le sénateur Carignan l’a souligné —, une enquête de Radio-Canada nous révélait que plus de quatre sous-ministres ou sous-ministres adjoints de la fonction publique fédérale sur cinq sont anglophones.
Je vous épargnerai un retour sur les récentes controverses liées au président d’Air Canada ou encore à celui du CN, où il n’y a aucun francophone au conseil d’administration. Ce sont des exemples révélateurs de la situation préoccupante du français, et il y en a beaucoup d’autres. Au Québec, selon des projections de l’Office québécois de la langue française, le français connaîtra progressivement un recul comme langue d’usage à la maison. Les milieux de travail québécois ne sont pas épargnés non plus, tout comme les milieux francophones ailleurs au Canada. Le Campus Saint-Jean, par exemple, où j’ai eu le plaisir de faire mes études universitaires en Alberta, est menacé de disparition.
Il est bien documenté que les populations francophones en situation minoritaire n’obtiennent pas toujours des services dans leur langue, et que l’identité linguistique de certaines communautés est menacée par des taux d’assimilation assez inquiétants.
Pour reprendre une expression de Raymond Théberge, commissaire aux langues officielles, il y a :
[…] plus de 8 millions de francophones du Canada dans une mer de plus de 300 millions d’anglophones de l’Amérique du Nord.
L’univers numérique, majoritairement en anglais, accroît cette vulnérabilité et rend encore plus urgente l’attention qui doit être accordée à la défense du français.
D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’aller bien loin. Ici même, dans la pratique de nos fonctions parlementaires, il serait naïf de croire qu’il n’y a pas de défis pour les unilingues francophones. Cette fragilité du français coexiste avec la lutte pour la survie de plusieurs langues autochtones. C’est une réalité que je comprends, puisque j’en ai été témoin.
Lorsque j’étais athlète, j’avais le soutien d’une compagnie établie au Saguenay—Lac-Saint-Jean. Dans ce contexte, j’ai eu le privilège de visiter la belle communauté de Mashteuiatsh. J’ai ce souvenir d’une visite à l’école du village, où on m’avait présenté une classe d’enfants en processus de réappropriation de leur langue. Ce qui m’avait frappée, outre la fierté des enfants à m’apprendre quelques mots de nehlueun, c’était le regard des aînés, émus aux larmes à entendre les jeunes parler la langue de leur enfance, cette langue qui avait presque disparu et qui reprenait vie grâce à leurs efforts. Ce passage à Mashteuiatsh, je ne l’ai jamais oublié.
Revenons maintenant au projet de loi qui est devant nous. Au moyen de son projet de loi, le sénateur Carignan propose de modifier la Loi sur les compétences linguistiques afin de faire en sorte que la capacité de parler et de comprendre nos deux langues officielles soit requise lors de la nomination des prochains gouverneurs généraux.
Comme athlète, cheffe de mission et Compagnon de l’Ordre du Canada, j’ai eu ce grand privilège de rencontrer à plusieurs reprises cinq de nos gouverneurs généraux. Cette expérience m’a fait réaliser que représenter la reine comporte une forte dimension protocolaire : les réceptions, les remises de récompenses et le soutien à des causes. Un rôle exigeant, certes, mais qui, chaque fois où j’ai eu la chance d’être invitée, m’a touchée profondément. Chacune à leur façon, ces personnes avaient en commun une capacité extraordinaire de se connecter avec nous, de nous interpeller et d’exacerber notre fierté d’être Canadien. J’en parle et j’ai des souvenirs en rafales : de belles conversations avec Mme Clarkson sur l’activité physique avec nos paralympiens de partout au pays, une longue soirée culture et musique dans les salons de Mme Jean où le français et l’anglais alternaient au plus grand plaisir de tous, et j’en passe. Un des moments qui m’avaient le plus touchée, alors que j’étais cheffe de mission de l’équipe canadienne, était le bel accueil dans le jardin de M. David Johnston, qui avait accepté de participer au relais du flambeau, entouré d’enfants des écoles anglophones et francophones du quartier. Dans la générosité qu’on lui connaît, il avait passé de longues minutes à leur parler, à leur poser des questions — à être avec eux.
Soyons lucides, cette responsabilité d’exercer pleinement un rôle de représentation, cette spontanéité d’entrer en communication avec les Canadiens de tous les âges, dans tous les contextes, dans les deux langues officielles, ne peut pas exister sans une bonne maîtrise des deux langues.
Est-ce dramatique? Peut-être pas, mais pour moi, c’est pour le moins inquiétant, même si, pour un jeune Autochtone, cette nomination est une promesse, un espoir, une inspiration. Pourtant, pour un jeune francophone, c’est quand même un message qu’on lui envoie; un message qui dit qu’au fond, ce n’est pas si grave que la personne qui assume le rôle de chef d’État du Canada ne peut pas s’exprimer dans sa langue maternelle.
Ce message est aussi celui qu’on envoie à tous les Canadiens, jeunes et moins jeunes : au fond, on n’est pas obligé de parler français, puisqu’on peut toujours « s’arranger », et c’est ce qui me trouble.
Je l’avais déjà demandé au sénateur Carignan et je me pose encore la question aujourd’hui : comment se fait-il que dans plusieurs domaines, publics et privés, de nombreux candidats très qualifiés, notamment des gens d’affaires, des juges, le gouverneur général, soient, au moment de leur nomination, incapables de maîtriser les deux langues officielles? Cela, sans compter qu’ils doivent ainsi faire face à une vague de critiques.
Pas plus tard que mardi matin, dans le journal La Presse, Agnès Whitfield, professeure au Département d’études anglaises de l’Université York, se posait la question suivante :
[...] pourquoi devons-nous nous préoccuper des plans de carrière des juges anglophones unilingues? On ne se fait pas nommer à notre plus haute Cour en sortant de la faculté de droit. Selon le Commissariat à la magistrature fédérale, l’âge moyen des avocats à leur première nomination à la magistrature est de 52-53 ans. Minimalement, ils ont donc 20 sinon 30 ans pour apprendre le français. Les magistrats ont aussi accès gratuitement à des cours de français. Que faudrait-il déduire du fait qu’ils persistent à ne pas apprendre le français?
Cela trahit assurément d’importantes lacunes quant à la pratique du bilinguisme dans les institutions canadiennes, quant aux outils qui sont à la portée de ces individus dans leur cheminement et, tristement, cela est révélateur de l’importance de l’apprentissage des deux langues officielles dans certains milieux. Le faire sous pression, par obligation, n’est pas la même chose que de le faire par choix, en pensant aux postes que l’on convoite dans le futur.
Si on se trouve dans cette situation où le français reste fragile, c’est quand même symptomatique d’obstacles au bilinguisme canadien. Il faut donc creuser et se questionner. Dans un monde idéal, on ne devrait pas avoir besoin de la Loi sur les compétences linguistiques.
Le sénateur Dalphond se demandait d’ailleurs si la Loi sur les compétences linguistiques est le meilleur outil pour corriger le problème structurel créé par cette nomination. C’est une question intéressante, comme d’autres. Est-ce que ce projet de loi va nous aider à atteindre l’objectif? Est-ce qu’on assisterait à une remise en question du bilinguisme canadien dans la forme qu’on lui connaît? Est-ce qu’il y a des risques à ce précédent en ce qui concerne cette nomination? Est-ce qu’on devrait comprendre mieux les mécanismes et les réalités qui font obstacle à l’apprentissage des deux langues officielles?
Ce sont toutes des questions cruciales et déterminantes, et il faut, chers collègues, avoir le courage d’aller au fond de ces questions. C’est pour cela, honorables sénatrices et sénateurs, que je propose que l’on confie ce projet de loi à un comité pour qu’il fasse l’objet d’une étude.
Merci.