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Projet de loi sur la prestation canadienne pour les personnes handicapées

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Débat

7 mars 2023


Il y a 6,2 millions de Canadiens qui vivent avec un handicap. Nous représentons 22 % de la population du pays. Pourtant, nous continuons d’être tenus à l’écart et sous-représentés.

Les Canadiens handicapés ne sont certes pas un groupe homogène et ils ne le seront jamais. Au contraire, ils sont l’incarnation même de la diversité. Leur handicap peut être, entre autres, une perte auditive, un trouble de la vision, une cécité ou encore une perte de mobilité temporaire ou permanente. La réalité quotidienne des personnes handicapées est influencée par toutes sortes d’autres facteurs.

Bien que de nombreux obstacles subsistent, nos capacités sont également diverses, et les personnes handicapées sont plus que jamais visibles dans le Canada d’aujourd’hui. Nous sommes présents dans les arts, les universités et les sports. Nous sommes avocats, médecins, enseignants, entrepreneurs, députés, ministres et sénateurs.

Cependant, ces réussites ne doivent pas masquer le fait que, de ces 6,2 millions de personnes handicapées, une sur quatre n’a pas les moyens de se payer des soins, une assistance, des appareils ou des médicaments sur ordonnance. Sur ces 6,2 millions de personnes, 41 % de celles qui sont en âge de travailler sont au chômage. Lorsqu’elles ont un emploi, elles gagnent moins. Les personnes handicapées ont toutes en commun d’être confrontées à des obstacles et à des difficultés pour obtenir ce à quoi elles ont droit.

Il nous incombe, en tant que société, de contribuer à l’élimination de ces obstacles, un par un, chaque fois que nous en avons l’occasion. Voilà pourquoi je tiens aujourd’hui à appuyer le projet de loi C-22, Loi visant à réduire la pauvreté et à renforcer la sécurité financière des personnes handicapées par l’établissement de la prestation canadienne pour les personnes handicapées et apportant une modification corrélative à la Loi de l’impôt sur le revenu.

C’est avec beaucoup d’espoir et quelques questions que je parlerai de ce projet de loi.

Plusieurs l’ont mentionné avant moi. Ce projet de loi, qui est en fait un cadre d’élaboration de l’indemnité future, nous laisse dans l’inconnu quand il s’agit de savoir certaines choses : combien, quand et comment? Ce sont des questions essentielles, car on attend de nous que nous prenions position avec des faits, pas juste avec de l’espoir.

Commençons par la question que tout le monde se pose : à combien cette indemnité s’élèvera-t-elle?

La réponse rapide est que l’on n’a vu aucun chiffre. Nous avons cependant quelques indices, comme le nom du projet de loi et son préambule, qui met en lumière son objectif : réduire la pauvreté, assurer une sécurité financière et respecter nos engagements internationaux envers les personnes en situation de handicap.

À la Chambre et au comité, la ministre Qualtrough a été claire quand elle a affirmé ce qui suit, et je la cite : « Aujourd’hui, j’amorce mon discours en déclarant ceci : au Canada, nulle personne handicapée ne devrait vivre dans la pauvreté. »

Au Sénat, le parrain du projet de loi, le sénateur Cotter, a dit que le quatrième pilier de la mesure législative est :

[...] la sécurité financière, pour réduire la pauvreté et améliorer la sécurité financière de centaines de milliers de personnes en situation de handicap.

Il n’en reste pas moins que nous ne savons pas quel sera le montant de la prestation, et nous devrons voter avant de le savoir.

Le paragraphe 11(1.1) du projet de loi prévoit que, dans tout règlement concernant le montant de la prestation, le gouvernement « tient compte du seuil officiel de la pauvreté au sens [...] de la Loi sur la réduction de la pauvreté ». Cette disposition a été ajoutée à la suite d’un amendement proposé par la députée Bonita Zarrillo. Je remercie la députée et les autres membres du Comité des ressources humaines de la Chambre des communes d’avoir fait cet ajout au projet de loi qui nous donne une orientation concrète.

Je dois toutefois dire que viser le seuil de pauvreté ne suffira pas pour sortir de la pauvreté les personnes en situation de handicap. Chers collègues, permettez-moi de commencer par une dure réalité : vivre avec un handicap coûte cher, beaucoup plus que ce que la majorité peut s’imaginer.

Dans son évaluation du panier du consommateur, le calcul de Statistique Canada prend en compte les besoins de base : alimentation, vêtements, logement et transport. Cependant, une personne en situation de handicap doit débourser des montants importants en plus de ces besoins de base, et ce, peu importe les services offerts dans sa province. Je côtoie plusieurs personnes en situation de handicap, et je peux vous le garantir : tout est plus cher, peu importe vos revenus. Les logements accessibles, les transports, les loisirs et le matériel adapté, bien sûr : tout est plus cher.

Prenez simplement un coussin comme celui qui se trouve sur mon fauteuil roulant et qui est couramment utilisé par les blessés médullaires : ce coussin peut coûter jusqu’à 800 $. J’en ai besoin pour des raisons médicales. Donc, pour l’obtenir, je dois me déplacer chez mon médecin, qui me fera une ordonnance que je devrai payer. Je dois me déplacer par la suite chez un vendeur ou dans un centre de réadaptation. Ensuite, je dois attendre de quatre à cinq mois pour le recevoir, car il est fait sur mesure.

Ce coussin, la province de Québec en couvre les frais tous les deux ou trois ans. Toutefois, comme il est gonflé, il ne dure jamais trois ans. Un coussin gonflé, cela signifie qu’il peut y avoir des crevaisons; après un an, le coussin a déjà été rapiécé deux ou trois fois, et en fin de compte, je dois m’en acheter un avec mes propres sous ou restreindre les périodes pendant lesquelles je peux être assise dessus.

J’ai le privilège de pouvoir me payer ce coussin, mais ce n’est pas le cas de tous. Ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Même les choses de base peuvent engendrer de bien plus grandes dépenses. Par exemple, une personne en grande perte d’autonomie n’aura pas la liberté ou la capacité de faire son épicerie et de cuisiner avec des produits moins chers; il faudra peut-être qu’elle s’achète des repas tout prêts, et elle devra payer plus cher.

Je ne parle même pas des traitements. Les programmes offrent un nombre limité de traitements, alors que l’individu en requiert bien davantage pour sa santé, son autonomie et son bien-être. En situation de pauvreté, où la personne va-t-elle couper pour s’offrir ces soins? Ce sera bien souvent dans les besoins de base.

Si nous tenons réellement à sortir de la pauvreté les personnes en situation de handicap, nous devons comprendre que viser le seuil de la pauvreté n’est ni suffisant ni adéquat. J’espère que l’on tiendra compte de cela dans le processus de réglementation.

Je ne comprends toujours pas pourquoi le gouvernement refuse de divulguer son estimation. Bien sûr, je suis consciente que ce projet de loi vise à établir un cadre, mais le gouvernement y travaille depuis trois ans. Je suis convaincue que quelqu’un quelque part a une idée du montant qu’un gouvernement actuel ou futur devra prévoir dans son budget pour offrir cette mesure de soutien. Je suis impatiente de pouvoir poser la question au comité.

Qu’en est-il de la récupération de la prestation? Comment pouvons-nous nous assurer que cela ne se produise pas?

Lors de l’étude du comité de l’autre endroit, on a entendu les témoignages de 3 individus et de 17 organisations et on a reçu 153 mémoires. La très grande majorité de ces témoins ont exprimé une grande inquiétude face à de possibles dérapages et récupérations. C’est aussi ce que les organisations à qui j’ai parlé m’ont dit. Je partage leurs craintes.

Comment nous assurer que les provinces ne profiteront pas de cette occasion pour réduire ou supprimer d’autres programmes ou aides financières? Pourtant, on demande aux personnes en situation de handicap de faire preuve de confiance, même si l’histoire leur apprend que les programmes sont souvent supprimés lors des changements de gouvernement, que les compagnies d’assurance essaieront toujours d’en donner le moins possible, même si c’est un droit, et que les consultants trouveront toujours un moyen d’utiliser les vulnérabilités pour demander de l’argent pour simplement remplir des documents.

Comment assurer l’efficacité de la mise en œuvre, prévenir les récupérations de prestations, contrôler le système et protéger les personnes en situation de handicap en cas d’échec?

Permettez-moi de vous lire une intervention de John Stapleton dans le Hill Times. Cet ancien fonctionnaire de l’Ontario et expert en politique sociale agit à titre de consultant dans la conception de la prestation canadienne pour les personnes en situation de handicap. Fort de toute son expérience, il nous rappelle que :

Le dossier des personnes en situation de handicap est de loin le plus complexe. Il existe dix régimes différents d’assurance‑invalidité au Canada. Ce n’est pas le cas de l’Allocation canadienne pour enfants. Ce n’est pas le cas pour les personnes âgées.

Toujours selon lui :

Dans le domaine de l’invalidité, nous avons l’indemnisation des accidentés du travail, le Régime enregistré d’épargne‑invalidité, les prestations de maladie de l’assurance‑emploi, le Programme de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada, deux programmes pour les anciens combattants, l’aide sociale, les programmes offerts par les employeurs, l’assurance contre l’invalidité causée par un accident. Tous ces programmes jouent dans le même bac à sable. Puis, voilà que l’on crée la prestation canadienne pour les personnes handicapées. Remplace-t-elle ces programmes? Devrait-elle le faire? Ce sont des questions qui doivent être posées et auxquelles il faut répondre.

Prenons par exemple le Québec, une province où le gouvernement offre, selon l’Office des personnes handicapées du Québec, 248 programmes, mesures et services destinés aux personnes handicapées, à leurs familles et à leurs proches.

Ces programmes et ces mesures, gérés par une vingtaine de ministères, peuvent prendre la forme de prestations directes de services et d’équipements. Cela peut aussi être des mesures fiscales, des crédits d’impôt remboursables ou non, des déductions, des exemptions ou encore des remboursements de frais ou des versements d’allocations directes.

C’est sans compter les personnes en situation de handicap qui reçoivent des rentes à la suite d’accidents de travail ou les indemnités pour les personnes victimes d’accidents de la route. J’en oublie certainement.

Comment fera-t-on pour mettre en pratique un système adéquat pour qu’une personne en situation de handicap ait accès à ces services et bénéfices provinciaux, pour calculer le soutien adéquat de la prestation canadienne et s’assurer que rien n’est récupéré?

Ce qui me fait peur, ce n’est pas qu’une province récupère et supprime une prestation versée directement à des particuliers. Une telle situation ne tarderait pas à être signalée.

Ce qui me préoccupe, ce sont les petits programmes ou services, les personnes ou les organismes qui diraient : « Maintenant que la prestation vous permet de disposer d’un montant que vous n’aviez pas auparavant, nous n’avons peut-être pas besoin de subventionner ce deuxième traitement de physiothérapie par mois. Peut-être n’avons-nous pas besoin de payer le coussin prescrit à 800 $. » Cela sera beaucoup plus difficile à découvrir et tout aussi préjudiciable à la réalisation des objectifs du projet de loi.

La diminution des services obligerait les personnes handicapées à payer ces services avec la prestation, ce qui les ferait retomber dans la pauvreté. Comment s’assurer que tout cela est surveillé adéquatement? Si quelque chose tourne mal, et je soupçonne que ce sera le cas à un moment ou à un autre, comment pouvons-nous garantir pleinement que la personne handicapée ne sera pas responsable de prouver que quelque chose a été récupéré? C’est certainement possible, mais j’entrevois un niveau de complexité qui m’inquiète. Je ne suis pas certaine que nous ayons entendu beaucoup de solutions. Je suis impatiente d’explorer cet aspect de la question en comité, entre autres.

Comment obtenir des engagements de la part des provinces, des compagnies d’assurances et des programmes subventionnés?

Les accords signés vont-ils rester les mêmes si les gouvernements fédéral et provinciaux changent? Comment s’assurer que même au fédéral ce montant ne changera pas avec les gouvernements? Est-ce que les paramètres et les critères à partir desquels les personnes seront admissibles tiendront compte des différentes définitions du terme « handicap » et d’une variété de critères d’admissibilité, non seulement entre les provinces, mais aussi au sein de celles-ci?

Je le disais dans mon introduction : j’ai énormément d’espoir, mais je me pose aussi énormément de questions.

Chers collègues, permettez-moi de vous faire part de quelques réflexions supplémentaires avant de conclure.

Dans notre pays fondé sur le partage des compétences et des responsabilités, ce n’est pas un seul grand projet de loi qui éliminera tous les obstacles et constituera une avancée décisive pour les personnes handicapées. Au contraire, ce sera de nombreuses mesures législatives différentes, comme autant de pièces d’un grand casse-tête, que nous devrons construire ensemble, une pièce à la fois. Ce projet de loi en fait partie. Il a le potentiel de changer les choses, mais il ne suffira pas.

Veillons à ne pas nous reposer sur nos lauriers. Il serait dommage d’utiliser ce projet de loi sur la prestation canadienne pour les personnes handicapées comme une justification ou une excuse pour cesser de travailler fort afin d’éliminer tous les obstacles. Bien que ce projet de loi puisse aider de nombreuses personnes, notre pays doit continuer à s’engager à supprimer les obstacles au travail, à l’éducation et à toutes les sphères de la vie pour les 6,2 millions de Canadiens qui vivent avec un handicap.

Continuons à mettre en lumière les défis, mais aussi les réussites des personnes handicapées au Canada.

Aujourd’hui, mes pensées vont à Judy Huemann, défenseure des droits des personnes handicapées, qui est décédée il y a quelques jours seulement. J’ai eu le privilège et le plaisir de croiser le chemin de cette légende à plusieurs reprises. Jamais victime, toujours pionnière, Judy, l’autoproclamée « guerrière sur roues » a dit :

Pour moi, le handicap ne devient une tragédie que lorsque la société ne nous fournit pas les choses dont nous avons besoin pour mener notre vie [...]

C’est une idée très simple, mais très difficile à mettre en œuvre.

J’espère qu’avec ce projet de loi, nous tâcherons à la fois de sortir des gens de la pauvreté et de leur permettre d’avoir confiance dans l’avenir, car lorsqu’on vit dans une grande pauvreté au quotidien, qu’on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve et qu’on doit choisir entre acheter des aliments et acheter les médicaments dont on a besoin, il est impossible d’envisager l’avenir avec espoir.

En sortant des personnes handicapées de la pauvreté, nous faisons plus que leur offrir une aide concrète. Nous leur offrons enfin de la sécurité et un répit qui les aide à prendre du recul et à réfléchir aux possibilités qui s’offrent à elles. Je peux vous assurer que le potentiel des personnes handicapées surpasse toujours leurs limites, du moins, lorsque les gens au pouvoir font leur travail en éliminant progressivement les obstacles auxquels ces personnes doivent faire face.

Honorables collègues, tâchons de nous attaquer à un obstacle très important, la pauvreté, en renvoyant le projet de loi C-22 à un comité.

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