Projet de loi sur l'apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada
Troisième lecture--Débat
5 décembre 2023
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-35, Loi sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada.
Comme les sénateurs le savent sans doute, dans ce dossier, le gouvernement fédéral a conclu avec toutes les provinces et tous les territoires des ententes qui s’appliqueront jusqu’au 31 mars 2026. Le projet de loi C-35 vise à établir les paramètres des futures ententes sur l’éducation préscolaire et les services de garde, entre le gouvernement fédéral et les diverses administrations provinciales et territoriales, en inscrivant dans la loi le financement et les principes directeurs des services d’éducation préscolaire et des services de garde au Canada.
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, auquel je siège, a été chargé d’étudier ce projet de loi. Nous avons consacré 12 heures à entendre une diversité de témoins, notamment des représentants des gouvernements fédéral et provinciaux, des chercheurs et des parties prenantes, entre autres de la communauté des personnes handicapées, des représentants des communautés de langues officielles et des dirigeants autochtones.
Mes observations porteront principalement sur trois questions soulevées dans le cadre de notre étude du projet de loi. Premièrement, l’absence de définition des concepts d’éducation préscolaire et de services de garde; deuxièmement, le manque de cohérence en ce qui concerne les groupes minoritaires de langue officielle; et, troisièmement, la nécessité d’inclure davantage d’exigences en matière de données.
Le comité a questionné la ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social, Jenna Sudds, au sujet du fait que le terme « apprentissage et garde des jeunes enfants » n’est pas défini dans le projet de loi C-35. En effet, le gouvernement n’y indique pas ce qu’il entend par ce terme. Pour justifier ce choix, il soutient qu’on disposera ainsi de plus de souplesse pour adapter les ententes à chaque province et qu’il préfère ne pas se montrer prescriptif dans la mesure législative.
Par contre, de nombreux témoins ont dit trouver préoccupant que le projet de loi C-35 ne définisse pas clairement ce qu’on entend par « apprentissage et garde des jeunes enfants ». Sans arriver à un consensus autour d’une définition possible, la plupart des témoins s’entendaient sur les éléments nécessaires. Premièrement, la définition devrait concorder avec la Classification internationale type de l’éducation de l’UNESCO. Deuxièmement, elle devrait inclure les termes « agréés et réglementés », qui figurent déjà dans les accords en vigueur. Troisièmement, la définition devrait être inclusive, de manière à englober le mieux possible le contexte de l’apprentissage et de la garde des jeunes enfants d’un océan à l’autre.
Comme l’a dit Taya Whitehead, de la Fédération canadienne des services de garde à l’enfance :
Une définition bien formulée pourrait jouer un rôle important dans le soutien et la protection des programmes d’apprentissage et de garde des jeunes enfants à l’avenir.
Chers collègues, il me serait impossible de dire quelle serait la meilleure façon de définir l’apprentissage et la garde des jeunes enfants dans le projet de loi C-35. Étant donné les témoignages que nous avons entendus en comité, je dois toutefois me ranger à l’avis des experts : l’ajout, dans le projet de loi, d’une définition du terme « apprentissage et garde des jeunes enfants » pourrait à la fois éliminer toute ambiguïté et offrir la souplesse dont tous ont besoin.
En ce qui concerne l’incohérence au sujet des langues officielles minoritaires dans le projet de loi, au cours de l’étude article par article, le comité a examiné une série d’amendements concernant les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Le Comité des ressources humaines de l’autre endroit a accepté d’amender l’article 7 en ajoutant un engagement de financement pour les langues officielles. Cet amendement visait simplement à déclarer que les accords de financement doivent se fonder sur les engagements énoncés dans la Loi sur les langues officielles.
François Larocque, professeur, chercheur et avocat travaillant dans le domaine des droits linguistiques, a informé le Comité des affaires sociales de la nécessité d’amender également l’article 8 du projet de loi. L’amendement qu’il a proposé protégerait le financement à long terme des programmes et des services d’apprentissage et de garde des jeunes enfants pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire partout au pays.
Chers collègues, en tant que membre de la minorité anglophone du Québec, je suis très bien placée pour comprendre l’importance de l’amendement à l’article 8 afin de garantir un financement à long terme. Depuis la création de la Loi sur les langues officielles au Canada, les communautés de langue officielle en situation minoritaire sont prises dans une boucle sans fin où elles doivent recourir aux tribunaux pour faire valoir leurs droits. Les communautés de langue officielle en situation minoritaire ont besoin de notre aide en tant que législateurs pour que nous veillions à ce que le gouvernement fédéral donne suite à ses engagements et à ses obligations et à ce qu’il y ait une référence explicite dans la loi lorsqu’elles plaident leur cause devant les tribunaux.
Le professeur Larocque a déclaré ceci au Comité des affaires sociales :
[…] si l’article 8 ne mentionne pas explicitement les programmes destinés aux communautés de langue officielle en situation minoritaire, il est plus que vraisemblable qu’un tribunal conclurait que le gouvernement n’est pas obligé de leur garantir un financement à long terme.
Malgré cela, le gouvernement n’a pas inclus cette mention dans l’article 8, et le Comité des affaires sociales n’a pas reçu d’amendement pour en insérer une.
On a également avisé le Comité des affaires sociales d’une autre incohérence dans la mesure législative. L’article 7(1)c) du projet de loi fait explicitement référence aux « minorités linguistiques francophones et anglophones » alors que l’article 11(1) fait référence aux « communautés de langue officielle en situation minoritaire ». Cette incohérence aurait pu être corrigée si le gouvernement s’était montré plus ouvert aux amendements.
En ce qui concerne la nécessité de disposer de davantage de données, les témoins qui ont comparu devant le Comité des affaires sociales ont été clairs : pour mettre en œuvre une politique sociale nationale comme celle qui vise l’apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada, il est essentiel de disposer de données solides. On a informé le comité de l’importance de recueillir des données afin de comprendre l’impact et l’efficacité de ces investissements.
Lors de la réunion du comité du 16 octobre, la ministre a confirmé que Statistique Canada avait récemment lancé une nouvelle enquête qui fournirait des renseignements dans différents domaines. La ministre a également mentionné que les accords actuels prévoient déjà des exigences en matière de rapports.
Cependant, nous avons également entendu des témoins qui étaient préoccupés par le fait que les provinces ne transmettaient pas les données comme prévu. Le professeur Gordon Cleveland, président du Groupe d’experts fédéral sur les données et la recherche sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants du Conseil consultatif national sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants, nous a dit : « […] le problème, c’est que bon nombre de provinces et de territoires n’ont pas la capacité » de recueillir des données robustes.
[ou ils] n’ont pas rangé cette activité dans leurs priorités. Les rapports qu’ils produisent ne sont pas conformes à ce que prévoyaient les accords. Ils ne fournissent pas d’informations en temps opportun comme nous nous y attendions, et lorsqu’ils le font, il y a des problèmes majeurs de comparabilité.
Martha Friendly, fondatrice et directrice générale de Childcare Resource and Research Unit, ou CRRU, a dit au comité :
Le CRRU recueille et rend certaines formes de données aussi comparables que possible entre les provinces [...] Mais ce n’est pas une stratégie statistique [...]
Elle a également déclaré: « Nous avons besoin d’une stratégie statistique qui nous permette de recueillir officiellement certains types de données. »
On nous a dit aussi qu’un manque de données complique la défense des droits des enfants de groupes méritant l’équité. Krista Carr d’Inclusion Canada a dit au comité :
Du côté des groupes de personnes handicapées, il est très difficile d’obtenir des données exactes et à jour, surtout à propos de l’inclusion des enfants handicapés, peu importe si c’est à l’école ou dans les systèmes d’apprentissage et de garde de jeunes enfants.
Ces renseignements sont extrêmement importants pour défendre nos arguments à l’égard des politiques ou des mesures législatives, car toutes les instances gouvernementales provinciales, territoriales ou fédérales demandent ces données.
Les témoignages que nous avons entendus de la part d’experts concernant l’absence de mécanismes de cueillette de données dans le projet de loi confirment mes préoccupations. Comment pouvons‑nous investir correctement et à long terme dans un système canadien d’éducation préscolaire et de garde des jeunes enfants si nous n’avons pas de données pour orienter les investissements futurs? Il est inconcevable de lancer un projet aussi important sans avoir des données de base pour guider les ententes futures.
En tant que fière Québécoise, je suis consciente des avantages que présentent des services de garde abordables et accessibles pour les mères et les familles. Le Québec s’est doté d’un programme universel financé par le gouvernement il y a plus de 25 ans. Le taux de participation au marché du travail des mères d’enfants âgés de 3 à 5 ans est passé de 67 % en 1998, lors du lancement du programme, à 82 % en 2014. De plus, une étude de Statistique Canada menée en 2018 a confirmé les avantages de ce régime pour les Québécoises au sein de la population active :
Par rapport à l’Ontario, la récente augmentation du taux d’activité des femmes au Québec est survenue essentiellement chez les femmes pour lesquelles les services de garde d’enfants d’âge préscolaire et de garde d’enfants avant et après l’école sont les plus pertinents, c’est-à-dire celles ayant de jeunes enfants. Au Québec, l’activité sur le marché du travail des femmes dont le plus jeune enfant était âgé de moins de 13 ans et qui n’avaient pas de diplôme universitaire s’est également accrue, ce qui laisse entendre que les politiques familiales de la province font en sorte qu’il est économiquement avantageux pour celles qui gagneraient probablement un salaire moins élevé d’entrer sur le marché du travail et d’y rester.
Selon l’économiste Pierre Fortin de l’Université du Québec à Montréal, en 2008, l’accès universel à des garderies à frais modiques a permis à près de 70 000 mères de plus d’occuper un emploi que si un tel programme n’avait pas existé; le PIB du Québec a augmenté d’environ 5 milliards de dollars en conséquence; et le rendement des transferts d’impôt que les gouvernements fédéral et québécois obtiennent grâce au programme dépasse largement son coût.
Chers collègues, nous convenons de l’importance d’avoir des garderies de qualité qui sont abordables et accessibles pour tous les Canadiens, mais nous avons besoin de définir plus clairement les services d’éducation préscolaire et de garde d’enfants et de faire preuve d’un meilleur leadership pour appliquer une stratégie nationale de collecte de données. Les Canadiens ont besoin d’aide pour accéder à des garderies abordables et de qualité. Nous manquons de places, il y a des listes d’attente partout au Canada et nous avons besoin d’un plus grand nombre d’éducateurs de la petite enfance qualifiés. Espérons que les investissements fédéraux aideront les familles canadiennes. Toutefois, sans données appropriées, il sera difficile d’évaluer les répercussions de l’investissement et d’adapter les futurs accords aux défis auxquels sont confrontés les Canadiens.
Merci.
Sénatrice Moodie, avez-vous une question?
Sénatrice Seidman, je voudrais simplement vous poser une question au sujet du point que vous avez soulevé au sujet de la définition. Je sais qu’au comité, la Fédération canadienne des services de garde à l’enfance a été l’un des principaux groupes à soulever ce point. Récemment, soit au cours des trois ou quatre derniers jours, nous avons tous reçu une lettre de la part de la part de 20 parties prenantes clés dans ce domaine, dont la Fédération canadienne des services de garde à l’enfance. Dans cette lettre, elles retirent toute demande de changement à la définition.
Qu’avez-vous à dire au sujet du fait que ces parties prenantes étaient déterminées, mais que maintenant elles se rétractent?
Comme je l’ai dit dans la première partie de mon discours, en tant que fière Québécoise, je comprends les avantages associés au fait de bénéficier de services de garde abordables et accessibles. C’est vraiment le cas. Je l’ai constaté dans ma province. Je comprends donc le sentiment d’urgence qui habite des parties prenantes ailleurs au pays.
La sénatrice Seidman accepte-t-elle de répondre à une autre question?
Bien entendu.
Sénatrice Seidman, votre plaidoyer en faveur des données probantes s’avère constant pour tous les textes législatifs que nous étudions. Je pense que c’est vraiment important et je vous en félicite.
Cette mesure législative prévoit une stratégie en matière de données, mais elle ne dispose d’aucun moyen — d’aucun levier — pour la mettre en œuvre, car la stratégie est entre les mains des gouvernements provinciaux. Devons-nous en conclure que nous allons errer en terrain inconnu ou avons-nous des instruments que nous pouvons utiliser pour obtenir les données des provinces d’une manière cohérente et standardisée? Ou suis-je en train de poser l’éternelle question canadienne?
C’est l’éternelle question canadienne. Les questions de compétence sont en cause. On le constate dans le domaine des soins de santé et on le voit tout le temps au sein du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, en particulier. Nous étudions de nombreux textes législatifs relatifs aux soins de santé et à la politique sociale et, inévitablement, nous nous retrouvons dans un bourbier de compétences.
Il m’est arrivé à plusieurs reprises de prendre la parole dans cette enceinte pour demander des données durant la pandémie, et nous avons eu de sérieuses difficultés à obtenir des données cohérentes et homogènes de la part des provinces, parce qu’elles ne recueillent pas le même type de données et, par ailleurs, elles ont pour principe de ne pas divulguer toutes les données qu’elles recueillent.
C’est un véritable défi, j’en conviens. Je pense que mon temps de parole est écoulé.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-35, Loi relative à l’apprentissage et à la garde des jeunes enfants au Canada.
Je tiens à souligner que les terres à partir desquelles je m’adresse à vous font partie du territoire traditionnel non cédé de la nation algonquine anishinabe.
Je remercie la marraine du projet de loi, la sénatrice Moodie, et mes collègues du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie d’avoir étudié ce projet de loi avec la plus grande considération.
En bref, le projet de loi C-35 vise à enchâsser dans un cadre législatif l’engagement financier du gouvernement envers les systèmes d’apprentissage et de garde des jeunes enfants au Canada.
Il importe de mentionner, chers collègues, que, dans sa version initiale à l’étape de la première lecture à l’autre endroit, ce projet de loi n’assurait aucune prise en considération des communautés de langue officielle en situation minoritaire. En conséquence, certains ajouts ont été effectués sur le plan des principes directeurs à l’article 7 et du Conseil consultatif national sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants à l’article 11 lors de l’étude article par article.
Je tiens à préciser que, lors de son étude à l’autre endroit, l’article 8 n’a pas fait l’objet d’un examen rigoureux afin d’en assurer la cohérence avec les ajouts visant les communautés de langue officielle en situation minoritaire, les CLOSM. Rappelons que l’article 8 est au cœur de ce projet de loi et qu’il codifie l’engagement financier à long terme du gouvernement fédéral.
Considérant ce qui précède, l’étude du projet de loi dans sa forme actuelle par le Comité des affaires sociales a révélé d’importants écueils quant à la terminologie utilisée et au manque de cohérence et de précision eu égard aux communautés de langue officielle en situation minoritaire.
Chers collègues, comme l’a mentionné la sénatrice Seidman, il y a une incohérence dans la terminologie du projet de loi. L’alinéa 7(1)c) fait référence aux « […] minorités linguistiques francophones et anglophones […] », tandis que le paragraphe 11(1) fait référence aux « […] communautés de langue officielle en situation minoritaire […] ».
Par ailleurs, des organismes et des experts des communautés de langue officielle en situation minoritaire ont exprimé, lors de l’étude en comité, de sérieuses préoccupations quant au manque d’engagement financier à long terme envers les communautés de langue officielle en situation minoritaire à l’article 8.
En outre, les témoins qui ont comparu devant le comité ont démontré un lien de causalité clair entre la mise en œuvre de l’engagement financier prévu à l’article 8 et la vitalité des garderies dans les communautés linguistiques en situation minoritaire. Permettez-moi de rappeler la situation du fait français au Canada et de décrire la réalité des garderies en milieu linguistique minoritaire.
Comme vous le savez peut-être, chers collègues, il a été reconnu maintes fois lors de l’étude du projet de loi C-13, qui a modernisé la Loi sur les langues officielles, que le français est en déclin au Canada. C’est un fait incontestable, une réalité incontournable dont nous devons tenir compte dans tout notre travail de législateur.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que l’apprentissage de la langue minoritaire — le français à l’extérieur du Québec et l’anglais au Québec — dès le plus jeune âge est essentiel au maintien de nos deux langues officielles et à la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire.
Il est évident qu’un jeune né dans une famille où le français est la première langue parlée et qui fréquente par la suite une garderie francophone a beaucoup plus de chances de poursuivre ses études primaires, secondaires et postsecondaires en français. Cependant, chers collègues, ce jeune doit d’abord avoir accès à des garderies francophones.
Par ailleurs, faut-il ajouter qu’il a été prouvé que l’apprentissage et le développement d’un français de haute qualité à l’étape préscolaire ont une incidence directe sur les compétences académiques ultérieures d’un jeune qui poursuivra ses études dans un milieu scolaire francophone?
Bien qu’imparfait, le cadre législatif fédéral actuel fournit des outils pour protéger la continuité et la qualité des services d’éducation qui sont offerts aux minorités linguistiques afin d’assurer leur développement et leur épanouissement, ce qui est appelé le « continuum ».
Comme la sénatrice Moncion nous l’a rappelé dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, et l’accès à des services de garde dans la langue de la minorité est essentiel à la mise en œuvre de ces droits prévus dans la Charte.
De plus, comme l’indique la Loi sur les langues officielles :
Le gouvernement fédéral s’engage à renforcer les possibilités pour les minorités francophones et anglophones de faire des apprentissages de qualité, en contexte formel, non formel ou informel, dans leur propre langue tout au long de leur vie, notamment depuis la petite enfance jusqu’aux études postsecondaires.
Étant donné la réalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire, le risque de compromettre l’accès à des services de garde dans la langue de la minorité et le cadre législatif existant qui reconnaît ce fait en établissant les droits à l’éducation dans la langue de la minorité et les engagements du gouvernement, nous pouvions espérer un projet de loi clair et robuste qui refléterait tout cela. Cependant, je dois dire avec respect que ce n’est pas le cas avec le projet de loi C-35.
Dans la structure du projet de loi C-35, l’article 7 énonce des principes directeurs guidant les investissements fédéraux ayant trait à l’établissement et au maintien d’un système d’apprentissage et de garde des jeunes enfants à l’échelle du pays.
Pour sa part, l’article 8 comporte un engagement financier contraignant et constitue, par le fait même, le cœur du projet de loi C-35. Autrement dit, c’est l’élément concret de mise en œuvre du continuum en éducation pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Voilà pourquoi je nous interpelle tous à ce sujet aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture.
Dans sa forme actuelle, la première phrase de l’article 8 énonce ce qui suit, et je cite :
Le gouvernement du Canada s’engage à maintenir le financement à long terme des programmes et services d’apprentissage et de garde des jeunes enfants, notamment ceux destinés aux peuples autochtones.
La deuxième phrase de cet article prévoit ce qui suit, et je cite :
Ce financement doit être accordé principalement dans le cadre d’accords avec les gouvernements provinciaux, les corps dirigeants autochtones et autres entités autochtones [...]
Textuellement, cet article semble viser deux objectifs précis. Il précise à la fois l’engagement financier à long terme du gouvernement fédéral et le mécanisme par lequel il accordera ce financement.
Considérant l’importance de bien soutenir le continuum en éducation, il va sans dire que la mise en œuvre de l’article 8 aura un impact considérable sur la vitalité des CLOSM. Me Michel Bastarache, ancien juge à la Cour suprême du Canada et sommité en matière de droits linguistiques, a affirmé ce qui suit dans un message envoyé au Comité des affaires sociales, et je cite :
À l’article 8, il me semble que l’intention est de garantir un financement continu pour les groupes faisant face à l’assimilation, les Autochtones et les francophones hors Québec.
Chers collègues, l’article 8 demeure cependant muet quant à l’engagement du gouvernement fédéral envers les communautés de langue officielle en situation minoritaire.
En comité, on nous a dit que l’article 8, sous sa forme actuelle, pourrait donner l’impression à un juge qui entend une affaire que son silence par rapport aux communautés de langue officielle en situation minoritaire constitue un choix intentionnel délibéré de la part du législateur. Autrement dit, il donne l’impression que le législateur voulait implicitement exclure les communautés de langue officielle en situation minoritaire de la portée de l’article 8, puisqu’elles sont explicitement incluses ailleurs dans le projet de loi, notamment à l’article 7.
Ce principe d’exclusion implicite est appuyé par des travaux réalisés par la distinguée professeure Ruth Sullivan. En bref, on nous a expliqué que les principes de l’interprétation des lois, de même que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière de droits linguistiques — notamment dans l’affaire Caron c. Alberta — laissent croire que le projet de loi doit être clair et explicite si l’on veut que les droits des communautés de langue officielle en situation minoritaire soient dûment respectés.
Chers collègues, par le passé, des ambiguïtés dans les lois ont entraîné bien des préjudices pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire, et trop souvent, ce sont elles qui ont dû assumer le fardeau de défendre leurs droits devant les tribunaux. Un article 8 qui énonce explicitement l’engagement du gouvernement fédéral envers les communautés de langue officielle en situation minoritaire éviterait essentiellement aux organismes de défense de ces communautés de devoir assumer le fardeau de tout litige éventuel dans le but de faire reconnaître leurs droits.
J’aimerais remercier la sénatrice Moodie d’avoir déclaré officiellement que l’article 8 inclut implicitement une garantie de financement pour les garderies destinées aux communautés de langue officielle en situation minoritaire, mais cette déclaration n’est pas juridiquement contraignante.
Lors de l’étude article par article du projet de loi au comité, j’ai présenté un amendement visant à ajouter les termes « communauté de langue officielle en situation minoritaire » à la première phrase de l’article 8, après les mots « notamment ceux destinés aux peuples autochtones ». Cet amendement visait à corriger l’absence de mention explicite des CLOSM, précisant ainsi l’intention du législateur à ce que le gouvernement fédéral s’engage notamment à maintenir le financement à long terme destiné à ces communautés linguistiques. Cet amendement a, malheureusement, été rejeté au comité.
Je réitère qu’un tel ajout n’aurait pas créé un nouveau mécanisme de négociation obligeant le gouvernement fédéral à négocier directement avec les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Une telle interprétation repose sur des témoignages d’experts entendus par le comité.
Selon le professeur François Larocque, avocat-conseil chez Juristes Power, et je cite :
L’article 8 spécifie que le financement est transmis dans le cadre d’ententes entre le fédéral, les provinces et territoires, et pas directement aux communautés, et ce n’est pas ce qui est demandé et reflété dans l’amendement suggéré.
Afin de préciser clairement cette intention de ne pas créer de nouveau mécanisme de financement avec les CLOSM, mon amendement scindait d’ailleurs l’article 8 en deux paragraphes distincts.
Chers collègues, comme nous l’avons entendu au comité, il y a consensus entre les communautés anglophones au Québec et les communautés francophones hors Québec quant au caractère essentiel de l’amendement à l’article 8 qui a été rejeté. Ces communautés considèrent toutes que l’article 8 manque de clarté et que l’engagement du gouvernement fédéral envers les communautés de langue officielle en situation minoritaire doit être précisé.
Le commissaire aux langues officielles du Canada, un mandataire indépendant du Parlement, affirme que si un financement adéquat n’est pas accordé aux CLOSM dans le contexte du plan d’apprentissage et de garde des jeunes enfants, les capacités du secteur de la petite enfance dans les communautés de langue officielle en situation minoritaire continueront d’être compromises. Il est aussi d’avis que l’article 8 doit être modifié afin d’inclure explicitement les CLOSM.
Manifestement, le gouvernement ne partage pas nos préoccupations quant aux effets potentiels de l’omission d’une référence explicite aux CLOSM à l’article 8, même s’il se dit le champion des langues officielles, notamment dans le cadre du processus de modernisation de la Loi sur les langues officielles.
Lors de l’étude article par article du projet de loi au comité, nous avons entendu, de la part des représentants du gouvernement, des propos peu nuancés quant au bien-fondé de mon amendement sollicité à l’article 8. Je vais donner des précisions.
Ces représentants ont affirmé que l’inclusion explicite des provinces et des peuples autochtones à l’article 8 est un choix délibéré, car ils sont responsables de la conception et de la prestation des programmes et des services de garde d’enfants. En d’autres mots, selon leurs propos, l’article 8 ne concernerait que le mécanisme financier par lequel le gouvernement fédéral accorde des fonds aux partenaires qui sont responsables de la conception et de la prestation des programmes et des services de garde d’enfants.
Or, toujours selon les représentants du gouvernement qui se sont exprimés au comité, l’inclusion des CLOSM à l’article 8 ferait en sorte de créer une attente vis-à-vis d’un financement accru, exclurait le soutien fédéral à d’autres groupes systématiquement marginalisés et soulèverait des questions quant à l’appui aux langues autochtones. Chers collègues, en tout respect, ce raisonnement me semble bien incohérent.
Par ses propos, le gouvernement admet implicitement que la portée de l’article 8 est beaucoup plus large que la simple codification d’un mécanisme de négociation avec certains partenaires clés. En effet, le gouvernement concède que cet article entraîne des répercussions financières sur de nombreux groupes minoritaires et autochtones au pays.
Je veux clarifier ceci : il n’y a rien dans le libellé de l’amendement rejeté par le comité qui aurait créé des attentes quant à une augmentation du financement pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire ou qui aurait reconnu à ces communautés linguistiques le même statut que les provinces ou les peuples autochtones en ce qui a trait à la conception et à la prestation des programmes et services de garde d’enfants.
Par conséquent, pour les raisons que je viens d’évoquer, considérant le rôle que joue le Sénat du Canada en tant qu’organe législatif complémentaire à la Chambre des communes chargé du second examen objectif qui vise à éviter que des communautés minoritaires soient laissées pour compte, je dépose un amendement qui ajoute les mots « et aux communautés de langue officielle en situation minoritaire » à la première phrase de l’article 8, après « aux peuples autochtones », et qui scinde l’article 8 en deux paragraphes. Le premier paragraphe décrit l’engagement financier du gouvernement. Le deuxième paragraphe décrit les mécanismes que le gouvernement emploiera pour accorder le financement.