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Projet de loi sur le Mois du patrimoine ukrainien

Deuxième lecture--Suite du débat

31 octobre 2023


Honorables sénateurs, le débat sur cet article est ajourné au nom de l’honorable sénateur Plett, et je demande le consentement du Sénat pour qu’il reste ajourné à son nom après mon intervention d’aujourd’hui.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Le consentement est-il accordé?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Il en est ainsi ordonné.

Je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi S-276, Loi instituant le Mois du patrimoine ukrainien. Après tout, je viens d’Edmonton, où l’on rend hommage au patrimoine ukrainien presque tous les mois de l’année.

La raison en est bien simple : c’est au nord-est d’Edmonton que les premiers Canadiens d’origine ukrainienne se sont établis.

Le 7 septembre 1891, Iwan Pylypow et Wasyl Eleniak ont débarqué à Québec pour entamer un périple au Canada, à la recherche d’un endroit où des pionniers ukrainiens pourraient s’installer pour cultiver la terre. Ils ont sillonné les Prairies afin d’évaluer la possibilité de s’y installer. Ils ont fait étape à Winnipeg, à Langenburg, dans ce qui est aujourd’hui la Saskatchewan, et à Calgary. Finalement, ils ont décidé de suivre l’exemple de certains de leurs amis et voisins mennonites du vieux continent et ont fondé une colonie au nord-ouest d’Edmonton, près de l’actuelle ville de Lamont.

C’est en juin 1892 que le premier groupe de six familles — les tout premiers pionniers ukrainiens à venir au Canada — est arrivé à Edmonton. Ils ont fondé ce qui est devenu la plus grande colonie agricole ukrainienne au Canada. En 1914, celle-ci s’étendait sur 110 kilomètres d’est en ouest, et sur 70 kilomètres du nord au sud.

La vie n’a pas été facile pour ces premiers colons ukrainiens, qui ont dû défricher leurs terres et se construire des abris contre le froid rigoureux de l’hiver tout en s’efforçant de conserver leur langue et leurs croyances face aux forces xénophobes et assimilatrices.

Cependant, ils ont persévéré.

En 1914, lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté, le gouvernement du Canada a invoqué la Loi sur les mesures de guerre et, en vertu de ses pouvoirs, a emprisonné des milliers d’hommes ukrainiens en tant que sujets d’un pays ennemi dans des camps d’internement partout au pays. Beaucoup d’entre eux ont été contraints d’effectuer des travaux forcés, travaillant sur des projets comme la construction du parc national de Banff et dans des exploitations minières et forestières. Un autre groupe de 80 000 « sujets d’un pays ennemi », dont la plupart étaient Ukrainiens, devaient conserver des pièces d’identité avec eux et se présenter régulièrement à la police locale.

Paradoxalement, le territoire que nous appelons aujourd’hui l’Ukraine était divisé à l’époque entre l’Empire russe, qui était un allié de guerre de la Grande-Bretagne et du Canada, et l’Empire austro-hongrois, qui se trouvait dans le camp adverse.

Alors que des milliers d’Ukrainiens étaient internés, des centaines de Canadiens d’origine ukrainienne se sont portés volontaires pour servir pendant la guerre. Les Ukrainiens, par exemple, formaient l’un des plus importants contingents du 218e bataillon d’infanterie outre-mer canadien d’Edmonton, qui s’est donné le surnom assez inexact de gardes irlandais canadiens.

Parmi ceux qui se sont enrôlés dans ce bataillon se trouvait Andrew Shandro, le premier député d’origine ukrainienne de l’Alberta et la première personne de cette origine à être élue député d’une assemblée législative provinciale au Canada. Il faut dire, cependant, que la décision de M. Shandro de s’enrôler n’était peut‑être pas entièrement désintéressée. Il était déjà député provincial en 1914, mais il était accusé d’avoir soudoyé des électeurs pour gagner son siège, ce qui, compte tenu de la politique albertaine de l’époque, n’était sans doute pas si inhabituel. Toutefois, au début de la guerre, l’Alberta a modifié sa loi électorale pour que tout député s’enrôlant dans l’armée soit autorisé à être réélu par acclamation lors des élections de 1917. Le lieutenant Shandro a donc fièrement porté son uniforme à l’assemblée législative, même si on lui avait dit que cela contrevenait aux règles.

Andrew Shandro a laissé un héritage partagé au sein de l’assemblée législative mais, en 1926, Michael Luchkovich, un professeur et un activiste communautaire de l’Alberta, est devenu le premier député fédéral d’origine ukrainienne. Il représentait la circonscription de Vegreville et les Cultivateurs unis de l’Alberta. Il a rempli deux mandats avec distinction, a défendu avec passion les droits des Ukrainiens au Canada et en Europe et est devenu l’un des fondateurs de la Fédération du commonwealth coopératif, l’ancêtre du Nouveau Parti démocratique.

William Hawrelak, qui, incidemment, était le beau-fils d’Andrew Shandro, est devenu le premier maire d’Edmonton d’origine ukrainienne en 1951 et le premier Canadien d’origine ukrainienne à devenir maire d’une grande ville canadienne. Il a exercé ses fonctions jusqu’en 1959, puis de 1963 à 1965 et encore une fois de 1974 jusqu’à son décès, en 1975.

D’une certaine façon, il a été le plus grand maire d’Edmonton, celui qui a été responsable de l’édification de notre ville moderne dans l’après-guerre. Cependant, ses mandats ont été controversés, puisqu’il a été accusé à répétition d’avoir commis des actes contraires à l’éthique et illégaux. Il a été contraint de démissionner deux fois. Or, sa popularité était telle qu’il réussissait à se faire élire de nouveau, notamment en 1963, après une campagne qui a culminé par une véritable émeute entre les partisans et les opposants d’Hawrelak.

Malgré tout, après le décès de William Hawrelak en plein mandat, la Ville a décidé de renommer son plus important parc en bordure de rivière en son honneur.

Aujourd’hui, l’influence de la culture et du patrimoine ukrainiens est partout à Edmonton et dans les environs. Certains de ces symboles sont empreints de créativité : une immense statue d’un œuf de Pâques pysanka à Vegreville; une immense statue d’une saucisse kubasa à Mundare; un pérogie et une fourchette géants à Glendon. D’autres symboles sont plus terre à terre, comme les pérogies Cheemo, qu’on trouve dans les congélateurs de toutes les épiceries.

D’autres éléments de cet héritage sont probablement plus subtils. Les Ukrainiens ont non seulement été parmi les premiers colons à labourer la terre. Ils ont aussi travaillé dans les mines et les usines d’empaquetage. Ils ont construit les chemins de fer et fait partie des équipes de la voirie. Les Ukrainiens ont aussi bâti des immeubles, comme la mosquée Al Rashid, la première au Canada. Celle-ci a été conçue et réalisée par Mike Dreworth, un Canadien d’origine ukrainienne, qui a créé une mosquée avec une ambiance orthodoxe orientale unique. C’est un exemple additionnel de la présence de la culture ukrainienne dans la ville.

L’histoire de la famille Holowach fait aussi partie de l’héritage culturel. Sam Holowach a été le premier à arriver en Alberta et il est devenu agriculteur dans les zones de peuplement. Toutefois, il a quitté la vie rurale pour ouvrir un magasin de confection sur mesure et de nettoyage à sec au centre-ville d’Edmonton, où il a été l’un des premiers entrepreneurs ukrainiens. Son fils, Walter, était un musicien talentueux. Après avoir étudié le violon à Vienne, il a été premier violon, puis soliste de l’Orchestre symphonique d’Edmonton.

Avec son jeune frère Ambrose, Walter a cofondé l’Empire Opera Company, à Edmonton, en 1940. Avec son penchant pour le sens du drame de l’opéra, qui sait, Ambrose s’est ensuite présenté en politique. Il a été élu député fédéral en 1953 puis député à l’assemblée provinciale. Dans les deux cas, il représentait le Parti Crédit social.

À la Chambre des communes, au début des années 1950, Ambrose Holowach a fermement défendu les droits des Autochtones sur leurs territoires et dénoncé leurs conditions de vie dans les réserves. Dans ses discours, il a aussi parlé de l’importance de financer les arts.

En 1959, il s’est présenté aux élections provinciales et est devenu le premier membre du Cabinet d’origine ukrainienne en Alberta. Il a été le moteur de la création du musée provincial de l’Alberta, maintenant le Royal Alberta Museum. Il en a choisi l’emplacement, a embauché l’architecte et a fait pression pour que le projet soit mené à bien.

Cependant, d’une manière tout aussi étrange que poétique, on se souvient surtout de la famille Holowachs pour son magnifique arbre, un marronnier commun que le père, Sam, avait planté en 1920 à partir d’une graine que Walter, le violoniste, avait rapportée d’Europe. Aujourd’hui, l’entreprise familiale des Holowachs n’est qu’un souvenir, mais l’arbre, qui a plus de 100 ans et 30 pieds de haut, est toujours debout dans le centre-ville d’Edmonton, un glorieux symbole de beauté et de survie dans l’adversité.

Je pourrais vous en dire encore beaucoup sur le patrimoine et l’héritage ukrainiens d’Edmonton et de l’Alberta. Je pourrais vous parler des splendides écrits de l’historienne populaire Myrna Kostash et du romancier Todd Babiak; du glorieux tourniquet des danseurs Shumka; des œuvres d’art de William Kurelek et de Ron Kostyniuk; de la cuisine acclamée des chefs Brad et Cindy Lazarenko, aux racines métisses et ukrainiennes; du courage remarquable de l’activiste transgenre Marni Panas.

Les leaders culturels ukrainiens d’Edmonton et de l’Alberta ont joué un rôle essentiel dans la coalition des Canadiens de la troisième force, qui ont transcendé la structure binaire du Canada comme pays bilingue et biculturel. Ils ont contribué à créer le modèle du multiculturalisme, qui a permis à toutes les autres communautés culturelles de se tailler une place dans la mosaïque canadienne.

Je vais vous donner un exemple concret. Prenons Mike Strembitsky, le premier directeur d’origine ukrainienne des écoles publiques d’Edmonton. Pendant son enfance à Smoky Lake, en Alberta, il a été battu parce qu’il parlait l’ukrainien à l’école. En tant que directeur, dans les années 1970, il a instauré des programmes d’immersion ukrainien-anglais dans les écoles publiques d’Edmonton. Ces programmes ont connu un tel succès que les écoles publiques d’Edmonton ont élargi leurs programmes de langues ancestrales pour y inclure un enseignement bilingue immersif en arabe, en mandarin, en allemand, en hébreu et en espagnol, alors que le Conseil des écoles catholiques d’Edmonton, pour leur emboîter le pas, a mis en place des programmes en ukrainien, en tagalog et en cri. Toutefois, cette philosophie éducative multiculturelle révolutionnaire lancée à Edmonton n’a été possible que parce que Mike Strembitsky a ouvert la voie.

Pendant plus de 130 ans, les Canadiens d’origine ukrainienne ont préservé leur culture et leur langue au Canada, y compris à l’époque où l’Union soviétique cherchait à les détruire. Ce même dévouement envers leur patrie explique pourquoi tant d’Albertains ont ouvert leur maison, leur cœur et leur portefeuille pour soutenir la nouvelle vague de réfugiés et de colons ukrainiens.

Je ne suis pas ukrainienne, mais j’ai grandi enveloppée dans la culture ukrainienne parce que ma famille allemande et ma famille juive ont toutes deux quitté l’Ukraine pour venir au Canada. Les relations entre ces communautés n’ont pas toujours été faciles sur le vieux continent, pas plus qu’ici d’ailleurs. Il s’agit d’histoires complexes, interreliées, et parfois extrêmement douloureuses, mais ensemble, les Allemands, les Juifs et les Ukrainiens ont laissé le vieux continent derrière eux et ont voyagé jusque dans les Prairies afin d’y bâtir ensemble une nouvelle communauté où nous pourrions tous être égaux et acceptés. Ce fut un long voyage, et il n’est pas encore terminé.

Dans mon enfance, en Alberta, j’ai grandi enveloppée dans le récit triomphant et mythique du premier établissement ukrainien, celui de ces vaillants pionniers ukrainiens qui avaient quitté la pauvreté et l’oppression dans leur pays natal et qui sont venus s’établir dans les Prairies, où ils se sont heurtés au racisme de leurs voisins anglo-saxons et à la rigueur des éléments en Alberta. Ils se sont accrochés à leur culture et à leur langue et ils ont triomphé en tant que défenseurs du multiculturalisme. C’est une grande histoire qui mérite d’être célébrée.

Pendant ma jeunesse en Alberta, toutefois, je n’ai jamais réalisé combien ce récit sur ces pionniers effaçait celui des peuples qui ont été les premiers à habiter cet endroit et combien la glorification officielle que notre province faisait de ces pionniers ukrainiens reposait sur l’oubli officiel de la triste vérité des Premières Nations et des Métis, dont les cultures avaient pratiquement été anéanties.

C’est pourquoi je veux terminer mon discours en vous racontant l’histoire d’Ancestors and Elders, un travail vraiment remarquable de théâtre de danse cocréé par les troupes de danse Shumka Dancers et Running Thunder Cree Dancers, d’Edmonton.

J’ai vu ce spectacle pour la première fois au Northern Alberta Jubilee Auditorium d’Edmonton au printemps 2019. Ce fut une révélation, et j’aimerais pouvoir vous le montrer. Ce spectacle réunissait les traditions de danse de l’Europe de l’Est et des Autochtones dans une pièce de théâtre qui explorait la réconciliation, la résilience et la préservation culturelle — les douleurs du racisme et les parallèles entre deux cultures menacées et luttant pour leur survie. Cela a fait de la danse folklorique ukrainienne traditionnelle quelque chose de tout à fait nouveau et contemporain — fraîche et ardente, politiquement pertinente et absolument canadienne. Cette œuvre m’a remplie d’espoir pour le pays que nous nous efforçons de bâtir ensemble.

Par conséquent, lorsque j’exprime mon appui à l’égard du mois du patrimoine ukrainien, je ne parle pas seulement de la préservation du passé; je parle de la tâche ardue de créer notre avenir — un pays où nous reconnaissons toute l’histoire douloureuse que nous partageons, mais où nous travaillons ensemble avec joie et persévérance pour faire du Canada un meilleur pays pour tous les Canadiens.

Merci, hiy hiy et spasibo.

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