Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Suite du débat
1 novembre 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-48, Loi modifiant le Code criminel (réforme sur la mise en liberté sous caution).
Je voudrais commencer par vous raconter l’histoire de Shawn Rehn et vous avertir que les histoires que je vais raconter aujourd’hui seront difficiles à entendre.
Shawn Rehn n’avait que 15 ans lors de sa première condamnation au criminel pour agression. Il avait 18 ans quand il a purgé sa première peine d’emprisonnement : 60 jours pour introduction par effraction et vol. Au cours des 16 années suivantes, son casier judiciaire s’est considérablement alourdi : conduite dangereuse; possession de biens volés; vol avec effraction; entreposage négligent d’une arme à feu; conduite pendant interdiction; refus de fournir un échantillon d’haleine; évasion d’une garde légale. On parle ici de dizaines d’inculpations et de dizaines de condamnations.
Or, la peine d’emprisonnement la plus longue que M. Rehn ait jamais reçue était de cinq ans. Il en a seulement purgé trois parce qu’on a défalqué le temps passé en détention sous garde. Sa dernière condamnation était en 2013. Il a été reconnu coupable d’agression, mais il est seulement resté une journée derrière les barreaux, car il avait passé presque deux semaines en détention avant son procès.
Pourtant, la Commission des libérations conditionnelles du Canada ne se faisait certainement pas d’illusions au sujet de M. Rehn. Je la cite :
La commission estime que vous êtes une personne dangereuse qui a fait preuve d’un mépris flagrant à l’égard du système de justice pénale et d’un manque de respect à l’égard du public en général […] Vous commettez continuellement des crimes, qui deviennent de plus en plus graves et qui, souvent, font subir à vos victimes des préjudices psychologiques, des souffrances émotionnelles et des pertes financières graves.
Vos attitudes, vos valeurs et vos croyances vous portent à la criminalité et elles sont profondément ancrées. […] Les peines préalables n’ont eu aucun effet pour vous réadapter ou vous dissuader de perpétrer d’autres crimes.
Puis, par un froid samedi de janvier 2015, Shawn Rehn, un criminel de 34 ans en liberté sous caution, a fait feu sur David Wynn, un agent de la GRC de 42 ans, et Derek Bond, un agent auxiliaire de 49 ans, au casino Apex de St. Albert, une banlieue paisible au nord d’Edmonton. L’agent Bond s’est rétabli physiquement, mais il a souffert d’un grave traumatisme émotionnel qui l’a rendu inapte au travail pendant des années par la suite. L’agent Wynn est décédé le jour même, à l’hôpital.
Qu’a fait Shawn Rehn après avoir perpétré ces crimes? Il s’est enfui à toute vitesse au volant d’un véhicule volé, est entré par effraction dans une résidence inhabitée et s’est suicidé.
Pourquoi une mise en liberté sous caution avait-elle été accordée à Rehn au départ? C’est la réponse que tout le monde exigeait. Dans la foulée de cette tragédie épouvantable, le gouvernement de l’Alberta a lancé une enquête publique sur le système de libération sous caution de la province. Cette enquête a été présidée par Nancy Irving, ancienne avocate générale du Service des poursuites pénales du Canada.
En 2015, les audiences pour les enquêtes sur le cautionnement se déroulaient habituellement sans avocat, en Alberta. Des policiers n’ayant pas la formation d’un avocat jouaient le rôle de procureurs dans 99 % de toutes les demandes de mise en liberté sous caution. L’accusé n’était pas représenté par un avocat. Dans son rapport d’enquête, Nancy Irving avait conclu que seulement de 7 % à 10 % des contrevenants arrêtés par le service de police d’Edmonton étaient représentés par un avocat lors de leur audience devant un juge de paix pour demander une mise en liberté sous caution.
À l’époque, en Alberta, il n’y avait pas d’aide juridique pour les audiences initiales de libération sous caution, alors 90 % des personnes arrêtées devaient se défendre elles-mêmes.
Pire encore, en 2015, les policiers chargés de la présentation des cas n’avaient pas de moyen fiable d’accéder au casier judiciaire de l’accusé. Le policier présent lors des audiences de libération sous caution de Shawn Rehn n’avait pas accès au dossier de l’accusé. Cette situation n’était pas rare. Selon le rapport Irving, dans bien des situations, les policiers chargés de la présentation des cas, qui n’avaient pas de formation d’avocat, ne savaient même pas qu’ils pouvaient exiger la révocation de la libération sous caution pour une personne comme M. Rehn, que l’on soupçonnait d’avoir commis d’autres crimes pendant qu’il était en liberté sous caution.
Après la publication du percutant rapport Irving, en avril 2016, le gouvernement Notley a apporté de véritables changements dans le système de libération sous caution. On a alors cessé de faire appel à des policiers pour s’opposer aux demandes de libération sous caution, et on a confié ce rôle aux procureurs. On a commencé à mettre un avocat de l’aide juridique à la disposition de toute personne demandant une libération sous caution, et ce, partout dans la province. Ainsi, la Couronne et l’avocat de service étaient assurés d’avoir accès aux casiers judiciaires.
Ce sont des changements concrets et pleins de bon sens qui ont contribué à mieux protéger la collectivité ainsi que les droits de l’accusé. Ils ont contribué à faciliter l’administration du système de libération sous caution et à le rendre plus transparent et plus équitable pour toutes les personnes concernées. Bref, ils ont servi la cause de la justice en général. Pourtant, si vous demandez aujourd’hui à des Albertains ce qu’ils retiennent vraiment de toute cette affaire, la plupart vous diront qu’un policier a été tué dans l’exercice de ses fonctions par un homme ayant été mis en liberté sous caution. C’est le genre de souvenir sombre qui hante notre société. Quels que soient les changements positifs apportés subséquemment, il subsiste dans l’esprit des gens cette impression que notre régime de mise en liberté sous caution est défaillant et qu’il rend notre pays plus dangereux.
Par conséquent, sur quoi devrions-nous mettre l’accent en matière de politiques publiques : des changements qui améliorent notre régime de mise en liberté sous caution et le rendent plus sûr, ou des changements qui donnent l’impression que nous serrons la vis aux criminels, mais qui, en réalité, ne font rien pour mieux nous protéger? Chers collègues, voilà le problème en ce qui concerne le projet de loi C-48. Il ne s’agit pas d’une réforme du régime de mise en liberté sous caution. C’est du cinéma pour faire croire qu’on sévit contre la criminalité. Certes, les 10 provinces et les trois territoires appuient le projet de loi à l’unanimité. Certes, la Chambre des communes l’a adopté par consentement unanime. Hélas, cela n’en fait pas une bonne politique publique.
Comme nous l’avons entendu, le projet de loi renverse le fardeau de la preuve dans les demandes de mise en liberté sous caution pour une poignée de crimes et de circonstances que le gouvernement a jugés particulièrement odieux. Que signifie ce renversement du fardeau de la preuve? Normalement, les gens se voient accorder une mise en liberté sous caution, souvent assortie de conditions strictes, et il revient traditionnellement à la Couronne de prouver pourquoi une personne devrait se voir refuser la mise en liberté sous caution. La Couronne dispose de toutes sortes de ressources pour faire valoir ses arguments. C’est la Couronne qui doit présenter ces arguments et assumer la responsabilité de les faire valoir.
Renverser le fardeau de la preuve signifie que les défendeurs doivent prouver pourquoi ils méritent une libération sous caution, et ils ne seront pas libérés jusqu’à ce qu’ils puissent le faire. Cela met le fardeau sur les personnes qui n’ont pas le pouvoir et les ressources de l’État derrière elles. Le résultat final sera de faire peser le poids de la justice contre les personnes qui ne sont peut‑être pas équipées pour se défendre elles-mêmes, ce qui, vraisemblablement, fera en sorte qu’un plus grand nombre de personnes se verront refuser la mise en liberté sous caution et seront détenues dans des centres de détention provisoire surpeuplés en attendant leur procès.
Pas plus tard que cette semaine, le Globe and Mail a publié une enquête peu réjouissante qui portait exactement sur ce problème L’enquête a révélé que, en Ontario, seuls 15,9 % des détenus des établissements carcéraux provinciaux avaient été reconnus coupables d’un crime, que 80,4 % étaient en détention provisoire et que 3,7 % étaient en détention pour des motifs liés à l’immigration ou en garde à vue. En Alberta, les choses n’étaient guère mieux. Là‑bas, 77 % des détenus des établissements carcéraux provinciaux n’avaient pas été reconnus coupables ou condamnés. En Colombie‑Britannique, ce pourcentage atteint 74 %. La situation a complètement changé comparativement à il y a 25 ou 30 ans, où le pourcentage de détenus en détention provisoire au Canada oscillait entre 23 % et 30 %.
Le projet de loi C-48 ne fera qu’empirer les choses, en particulier pour ceux — souvent des Autochtones ou des personnes racialisées — qui n’ont pas l’argent ou qui n’ont pas une vie assez stable pour obtenir une mise en liberté sous caution ou pour respecter les conditions d’une telle mise en liberté.
Dans le contexte du système de mises en liberté sous caution actuel, les juges de la paix et les juges ont déjà la possibilité de refuser une mise en liberté sous caution lorsque l’accusé risque de tenter de s’enfuir ou représente un risque pour la sécurité publique ou lorsqu’une telle mise en liberté serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Concrètement, le projet de loi C-48 n’accorderait aux juges de la paix et aux juges aucun nouveau pouvoir et il ne rendrait pas les rues et les quartiers du pays plus sûrs.
Néanmoins, une véritable réforme de la mise en liberté sous caution est nécessaire au Canada. Nous devons veiller à ce que les personnes libérées sous caution bénéficient du soutien et de la surveillance dont elles ont besoin pour respecter les conditions de leur mise en liberté sous caution et qu’elles ne représentent pas un danger pour l’ensemble de la collectivité. D’un point de vue pratique ou constitutionnel, nous ne pouvons pas refuser la mise en liberté sous caution à toutes les personnes accusées d’un crime ou susceptibles de représenter une menace. Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’un système de mise en liberté sous caution efficace qui garantit que les personnes en liberté sous caution respectent les conditions de leur libération et qu’elles ne représentent pas un risque pour le public ou leur famille.
Laissez-moi vous raconter une autre histoire, plus récente.
Le 29 avril 2022, un jeune homme nommé Justin Bone a été libéré sous caution du Centre de détention provisoire d’Edmonton. Il avait été accusé d’introduction par effraction. Entre 2005 et 2018, M. Bone avait accumulé plus de 30 condamnations, allant du non‑respect d’ordonnances du tribunal à l’évasion d’une garde légale, en passant par l’agression armée, le vol qualifié et les contacts sexuels.
Selon les conditions de sa mise en liberté sous caution, il devait vivre à Alberta Beach, un petit village à l’ouest d’Edmonton, avec son répondant, un ami de la famille qui avait accepté de le superviser. Les conditions de sa mise en liberté sous caution précisaient qu’il ne devait jamais se trouver à Edmonton sans surveillance. Il était également censé fréquenter un centre de traitement de la toxicomanie, mais il n’a apparemment pas pu le faire parce qu’on n’acceptait plus personne dans le programme faute de places.
Le 15 mai, l’ami avec qui Bone vivait — son garant — a appelé le détachement de la GRC de Parkland pour signaler que Bone était devenu menaçant et violent. Le garant a dit que Bone ne pouvait plus rester chez lui. La GRC aurait pu arrêter Bone de nouveau et l’accuser d’avoir enfreint les conditions de sa mise en liberté sous caution. Au lieu de cela, des agents de la GRC ont fait une virée de 70 kilomètres en voiture pour conduire Bone à Edmonton, où ils se sont contentés de le déposer.
Trois jours plus tard, le 18 mai 2022, deux hommes qui travaillaient dans le quartier chinois d’Edmonton, Hung Trang, 64 ans, et Ban Phuc Hoang, 61 ans, ont été agressés et brutalement battus lors de deux attaques distinctes. Hung Trang avait travaillé dans un atelier de carrosserie local bien connu. Ban Phuc Hoang était propriétaire d’un magasin d’électronique. M. Hoang est mort sur les lieux de l’agression. M. Trang est décédé le lendemain à l’hôpital. Justin Bone a été arrêté et a été l’objet de deux chefs d’accusation de meurtre au deuxième degré.
Après la tragédie survenue à Edmonton, le maire de la ville, Amarjeet Sohi, a déclaré ceci :
Cette personne n’aurait jamais dû être libérée du centre de détention provisoire sans qu’un plan adéquat ait été mis en place en matière de logement et d’accès aux services de traitement.
Ce sont des mots qui s’appliquent dans toutes les collectivités du Canada, grandes et petites. Notre système de mise en liberté sous caution ne peut pas fonctionner si on libère des gens en leur imposant des conditions qu’ils ne peuvent pas respecter.
Pas plus tard qu’en juillet dernier, Rukinisha Nkundabatware, un homme de 52 ans, père de sept enfants, a été poignardé à mort à la station de train léger Belvedere, à Edmonton. Le service de police d’Edmonton a arrêté Jamal Joshua Malik Wheeler, âgé de 27 ans, et l’a accusé de meurtre au deuxième degré. Les dossiers des tribunaux montrent que M. Wheeler avait un lourd casier judiciaire, y compris des condamnations pour voies de fait, prise de possession par la force et vol qualifié.
Selon une lettre ouverte que le maire Sohi a adressée au ministre de la Justice de l’époque, David Lametti, l’accusé était en liberté sous caution à la condition d’être en détention à domicile sans possibilité de sortie. Selon le maire, le suspect était plutôt sans abri et il vivait dans des conditions difficiles, dans une tente non loin de la station de train léger. Je cite à nouveau le maire Sohi :
J’ai du mal à comprendre pourquoi une personne susceptible de représenter un risque pour autrui a été relâchée dans notre ville sans qu’aucun plan ait été mis en place pour s’assurer qu’elle ne récidive pas.
Si nous voulons vraiment réformer la mise en liberté sous caution, nous devons mettre en place des systèmes qui garantissent que les personnes libérées sous caution — en particulier celles qui ont de graves problèmes de santé mentale et de toxicomanie — ne sont pas simplement abandonnées au milieu d’une ville sans soutien, sans surveillance et même sans endroit où dormir. Nous devons veiller à ce que les personnes mises en liberté sous caution ne soient pas vouées à l’échec ou laissées sans surveillance au risque de blesser quelqu’un. Nous devons veiller à ce que les centres de traitement et les places pour les personnes en liberté sous caution soient correctement financés. Nous devons veiller à ce que les procureurs de la Couronne, les avocats de l’aide juridique, les juges de paix et les juges des tribunaux disposent des ressources nécessaires pour bien faire leur travail. Nous devons restaurer la confiance du public dans notre système de mise en liberté sous caution, en commençant par mieux expliquer pourquoi les gens sont libérés sous caution. L’administration de la justice ne doit pas être une sorte de concours de popularité où nous adoptons des politiques douteuses simplement parce que les gens sont en colère, et nous ne devons pas non plus faire adopter des projets de loi en exploitant les craintes des Canadiens.
Aujourd’hui, je vous ai raconté trois histoires terribles et à glacer le sang concernant des mises en liberté sous caution qui ont mal tourné. Par contre, vous n’entendrez jamais parler des milliers d’histoires de personnes qui ont été mises en liberté sous caution sans problème, qui se sont présenté au tribunal lorsqu’elles devaient le faire et qui ont été acquittées ou ont purgé leur peine. Nous nous souvenons des histoires d’horreur parce qu’elles sont la source de nos cauchemars. Si nous devons nous fonder sur ces terribles exceptions pour élaborer nos politiques publiques, faisons en sorte d’en tirer les bonnes leçons, et non les mauvaises.
Au Canada, nous nous souvenons probablement de lord Sankey pour sa décision dans l’affaire « personne », lorsqu’il a déclaré que les femmes étaient des personnes et que la Constitution du Canada était comme un arbre vivant, capable de croissance et de changement. Il vaut aussi la peine de répéter les remarques de lord Sankey au sujet du renversement du fardeau de la preuve en common law :
Peu importe la nature de l’accusation ou le lieu du procès, le principe obligeant la poursuite à prouver la culpabilité du prévenu est consacré dans la common law d’Angleterre et toute tentative d’y porter atteinte doit être repoussée.
Bien entendu, une audience sur le cautionnement n’est pas un procès. Les seuils ne sont pas les mêmes, mais le principe qui est au cœur de notre système de justice demeure. Le projet de loi C-48 édulcore légèrement notre traditionnelle et chère présomption d’innocence. Il effiloche le fil d’or qui sert de trame à la common law. Et il fait tout cela sans fournir au Canada la réforme dont il aurait besoin, en matière de mise en liberté sous caution, pour assurer la sécurité au pays. Merci, hiy hiy.