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Les préoccupations continues concernant l'agriculture canadienne, les milieux humides et la réaffectation des terres forestières

Interpellation--Suite du débat

21 mars 2024


Honorables sénateurs, je souhaite intervenir au sujet de l’interpellation du sénateur Black portant sur l’utilisation des terres. Cela m’a rappelé une journée, quand j’étais une jeune écolière, où le professeur nous avait promis une surprise. Il a installé une bobine sur le vieux projecteur à l’arrière de la classe pour nous montrer qui nous étions et l’endroit où nous habitions.

Les images de mauvaise qualité défilaient en noir et blanc. C’était le premier long métrage de l’Office national du film. Il s’intitulait Un autre pays, et il mettait en vedette Frances Hyland — une célébrité à l’époque.

Nous étions en 1963, mais l’histoire se déroulait en 1907. Le film racontait la saga d’un ancien combattant de la guerre des Boers et de son épouse. Ils étaient originaires de Montréal et avaient entendu l’appel d’un nouveau départ : la promesse de 160 acres de terres agricoles en Saskatchewan pour seulement 10 $.

Pour ceux qui ne savaient pas à quoi s’en tenir, c’était une offre irrésistible, mais la vie des colons était austère et brutale. On les appelait les « drylanders » parce qu’ils tentaient de cultiver des terres arides. Ils ont survécu à des situations inimaginables: une alternance d’étés suffocants et d’hiver au froid polaire. Puis, la crise des années 1930 a frappé, avec une période de grande sécheresse.

Ces images sont gravées dans ma mémoire et dans celle de milliers de jeunes enfants des Prairies. L’an prochain, peut-être que la pluie sera au rendez-vous. L’an prochain, peut-être qu’il n’y aura pas de grêle. L’an prochain, peut-être que la récolte sera exceptionnelle. C’était le « pays de l’an prochain. »

Nous connaissions ce refrain familier, car nos grands-parents et nos parents nous avaient raconté les mêmes histoires; ils les avaient vécues. C’est la raison pour laquelle nous sommes tous intimement liés à la terre, que nous voyons se faire emporter par le vent et tout étouffer dans son sillage. Il y a eu le froid blanc de l’hiver, puis l’éclatement du vert et les champs dorés qui ont suivi.

Cela vous fait respecter et craindre, mais inévitablement aimer la terre.

Quoi qu’il en soit, un fait demeure : un pays qui détruit son sol se détruit lui-même. Il faut mille ans pour créer trois centimètres de terre arable. Les gens des terres sèches ont vu 100 fois cette quantité disparaître en quelques jours.

La préservation et l’utilisation judicieuse de nos terres agricoles sont fondamentalement liées à notre capacité non seulement à produire des aliments en grandes quantités, mais aussi à assurer la stabilité de notre économie nationale.

La Saskatchewan compte peut-être moins de 7 % de la population canadienne, mais elle possède 40 % des terres agricoles du pays, soit environ 61 millions d’acres de terres cultivées.

Au début du XXe siècle, on ne parlait que de blé et d’avoine. Nous étions, et nous sommes toujours, le grenier du Canada. Cependant, de nos jours, ce sont les lentilles et les pois qui sont à l’honneur, et la culture la plus importante, et de loin, c’est le canola. Chaque année, des millions d’acres de terres agricoles, dont 12 millions rien qu’en Saskatchewan, prennent une teinte jaune vif lors de la floraison du canola. C’est quelque chose à voir.

La question qu’il faut se poser aujourd’hui, c’est de savoir comment protéger toutes ces belles terres afin que l’on puisse continuer à nourrir la planète. Dans l’ensemble, 95 % des agriculteurs de la Saskatchewan cultivent déjà le sol sans ou avec très peu de labour, ce qui contribue à une meilleure préservation et à une meilleure santé des sols. Soit dit en passant, cela représente une réduction des émissions de carbone si importante que l’on s’approche de la carboneutralité.

Ce n’est pas surprenant que la Saskatchewan ait le taux le plus élevé d’utilisation et d’adoption d’un grand nombre de technologies qui changent la donne, et qu’elle soit à l’avant-garde en matière d’agriculture durable. On a créé des aires de conservation des terres et des eaux dans toute la province : des parcs, des réserves écologiques et des habitats pour la faune. On préserve même des zones pour leurs panoramas et leur topographie unique, comme des chutes d’eau, des bad-lands et des dunes. On protège des terres à des fins récréatives et éducatives, ainsi que pour la recherche.

Il s’agit de trouver un juste équilibre. Nos collectivités ont besoin de croître, et la croissance de nos villes est inévitable. Il est donc important de négocier l’utilisation des terres.

En 2023, la valeur des terres a augmenté, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Il est plus facile de vendre dans ce contexte, et les grands agriculteurs peuvent devenir plus gros. Par contre, ces terres sont aussi vendues à des étrangers et à des promoteurs. On perd quelque 320 acres chaque jour parce qu’ils vont à des investisseurs non agricoles. Au cours des 20 dernières années, nous avons perdu l’équivalent d’environ sept fermes par jour.

Le système agroalimentaire du Canada est l’un des plus grands de la planète. Il emploie 2,5 millions de personnes, représente un emploi sur neuf au pays, et génère 145 milliards de dollars, soit 7 % du PIB du Canada. Comme le Canada est un pays exportateur, les agriculteurs et les producteurs d’aliments ont besoin de gagner leur vie; ils ont besoin, eux aussi, que les gens de la ville achètent leurs produits.

Il faut coordonner les besoins des régions urbaines et des régions rurales. Nous avons un immense pays dont de grandes parties sont vides, mais l’étalement urbain menace certaines des terres les plus précieuses en périphérie des villes. Les grandes villes du pays continuent de grandir. La population est à la hausse, l’immigration atteint des niveaux records et le nombre de migrants augmente. Tous ces facteurs exacerbent la crise du logement et créent une demande pour plus de logements, n’importe où, de n’importe quelle façon.

Cela dit, on ne devrait pas toujours choisir l’étalement urbain comme solution. Les villes doivent croître vers le haut au lieu de s’étaler. La densité a de l’importance. Les règles et les règlements doivent être modifiés pour permettre ces changements.

Le développement urbain des 70 dernières années, en particulier dans les régions comme l’Ontario, s’est caractérisé par l’expansion de zones d’habitations et de commerces de détail à faible densité, de domiciles où il vous faut une voiture et des commerces de détail séparés par d’énormes distances. Ce phénomène est en grande partie responsable de l’incroyable consommation de précieuses terres agricoles.

Les trois ordres de gouvernement commencent à apporter des changements. Certains ont mis un terme au zonage réservé aux maisons individuelles et supprimé les exigences minimales en matière de stationnement.

Dans le rapport du Comité des banques, nous citons des témoins qui ont fait des recommandations très sensées. Ottawa pourrait assortir le financement municipal des transports en commun de conditions exigeant la densité et la renonciation aux frais. Nous pourrions encourager les programmes visant à accroître la productivité dans le secteur de la construction et faire en sorte que les besoins de ce secteur se reflètent dans nos exigences en matière d’immigration. La Société canadienne d’hypothèques et de logement, ou SCHL, doit rationaliser ses multiples processus de demande afin d’encourager la construction de logements.

La conciliation des intérêts, des besoins, des pouvoirs et des habitudes n’est pas chose aisée, mais elle est possible et nécessaire. Il faut que tous les ordres de gouvernements s’informent des enjeux et que les politiques reflètent les besoins nationaux.

L’agriculture n’est pas un travail comme les autres. Les exploitations agricoles fonctionnent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, peu importe le temps qu’il fait. Il faut nourrir les animaux et faire les récoltes. Des connaissances informatiques sont nécessaires. Il faut payer les factures même avant d’avoir reçu de l’argent. Il n’y a pas d’aide ou d’allégement fiscal pour le chauffage des bâtiments ou le séchage du grain. On peut y voir le point de vue urbain qui prédomine dans les deux Chambres, ce qui mène à des choses comme des taxes sur le carbone et des allégements réservés à certains groupes à des fins électoralistes.

La chaîne d’approvisionnement est truffée de gaspillages, de pertes et d’inefficacités, notamment en raison d’un régime de réglementation à outrance — pendant ce temps, 1 milliard de personnes souffrent de faim chronique et 1 milliard de personnes font de l’embonpoint. En fait, les pays avancés se livrent maintenant à des jeux de guerre sur ce à quoi l’insécurité alimentaire peut ressembler.

Attaquons-nous à cette situation. La consilience est le nouveau principe directeur en agriculture. Par le passé, j’ai eu l’occasion d’interviewer Edward O. Wilson, un grand biologiste. Il venait décrire son ouvrage révolutionnaire intitulé L’unicité du savoir. C’était en 1998. Il défendait une pensée scientifique fondée sur l’observation du monde. C’est ainsi qu’il faut aborder l’agriculture, et c’est ce qu’ont toujours fait les agriculteurs : tenir compte de l’histoire, des sciences, de l’économie, des affaires et des technologies alors que nous envisageons l’avenir de la production alimentaire et des terres qui la permettent.

En 2024, l’agriculture demeure un gagne-pain difficile. Cette situation s’explique par une série de nouvelles raisons, en plus des caprices de Dame nature, des forces du marché, des guerres ou des taxes discriminatoires. Les agriculteurs sont des chefs de file de l’innovation et de la résilience aux changements climatiques. Ils sont les intendants naturels des terres. Leur réussite assure notre subsistance. Évitons de détruire les terres nécessaires à notre avenir. Merci.

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