La Loi sur Investissement Canada
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
12 décembre 2023
Honorables sénateurs, c’est pour moi un plaisir de prendre la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-34, Loi modifiant la Loi sur Investissement Canada.
J’aimerais commencer par remercier le sénateur Gignac du discours qu’il a fait à titre de parrain du projet de loi et le sénateur Gold de sa contribution au débat.
Ce projet de loi a été adopté à l’unanimité par la Chambre des communes, ce qui témoigne certes de son importance aux yeux de nos collègues de l’autre endroit, mais qui devrait aussi nous alerter sur la possibilité que les députés soient tombés dans le piège de la pensée unique, vu la charge émotive de ce projet de loi. Je veux parler ici de l’objectif premier du texte, qui est de moderniser les dispositions de la Loi sur Investissement Canada portant sur la sécurité nationale. Ai-je besoin de rappeler que son titre abrégé est Loi sur la modernisation de l’examen des investissements relativement à la sécurité nationale?
Dans un monde marqué par les conflits meurtriers et où les rivalités géostratégiques ont pénétré toutes les couches de la société, la vigilance en matière de sécurité nationale est primordiale. Il est donc tout à fait indiqué que nous jetions un regard neuf sur les sources de danger susceptibles de perturber la vie des Canadiens, de les empêcher de gagner leur vie, d’affaiblir le tissu social et de ternir notre image sur la scène internationale.
Cet exercice ne doit pas avoir pour seul but de satisfaire l’instinct primal qui nous pousse à grossir les dangers extérieurs à des fins politiques ou plus ou moins viles, mais au contraire à faire en sorte que nous nous sentions en sécurité dans toutes les sphères de notre vie, c’est-à-dire les sphères extérieures autant qu’intérieures.
Il ne faut pas être naïf en ce qui concerne les menaces qui planent sur la sécurité du Canada, car elles viennent à la fois de la multiplication des mesures de protection de la société canadienne et des mesures de protection inadéquates contre les menaces externes. Cela vaut aussi pour la Loi sur Investissement Canada et ce projet de loi visant à la moderniser. Je suis favorable aux dispositions du projet de loi qui portent sur la sécurité nationale, et je suis d’accord pour dire que nous devons constamment adapter notre façon d’appliquer les mesures visant à protéger le Canada et les Canadiens.
Dans un article que j’ai publié il y a 10 ans, j’ai fait valoir que la meilleure façon d’évaluer les investissements des sociétés d’État consiste à les soumettre non pas à un examen spécial, mais plutôt à un examen relatif à la sécurité nationale lorsque c’est nécessaire. J’ai également dit dans cet article que je ne suis pas en faveur :
[...] d’une application plus libérale des dispositions en matière de sécurité nationale, car, dans certains États, de telles dispositions ont servi de prétexte au protectionnisme ou d’excuse au chauvinisme [...]
C’est ce qui me préoccupe au sujet du projet de loi C-34. Faire appel à la sécurité nationale est le dernier refuge d’un nationalisme et d’un protectionnisme économiques néfastes. On observe déjà ce genre d’approche dans d’autres pays du monde, qu’ils partagent ou non nos vues. En effet, pendant l’administration Trump, les États-Unis ont contesté nos exportations d’acier et d’aluminium en invoquant des motifs de sécurité nationale.
Je souligne que l’administration Biden a non seulement poursuivi cette approche de sécurité nationale contre certains pays, mais qu’elle a aussi rejeté quatre groupes spéciaux de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce qui s’étaient clairement prononcés contre les États-Unis. La même chose se produit en République populaire de Chine et chez d’autres grandes puissances qui utilisent leur poids économique et politique pour agir de la sorte.
Nous ne faisons pas partie de ces grandes puissances. Par conséquent, il est à la fois irréaliste et peu judicieux pour nous d’utiliser la sécurité nationale comme moyen d’obtenir un avantage économique. Je ne dis pas que c’est ce que tente de faire le projet de loi, mais je crains que notre intérêt soudain pour la sécurité nationale dans le contrôle des investissements étrangers nuise à nos perspectives économiques.
Permettez-moi de vous expliquer ma préoccupation. À l’étranger, le Canada n’est pas considéré comme une destination attrayante pour les investisseurs et la Loi sur Investissement Canada est une des raisons pour lesquelles nous traînons derrière certains de nos pairs. Selon l’indice de restrictivité de la réglementation applicable à l’investissement direct étranger de 2020 de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE, le Canada est au bas de la liste des pays du G7. Selon cet indice allant de zéro à un — un représentant les conditions les plus restrictives —, le Canada a obtenu l’indice le plus élevé comparativement à l’Allemagne, au Royaume-Uni, à la France, à l’Italie, au Japon et aux États-Unis.
Si on examine d’une façon plus large les pays de l’OCDE, le Canada n’est qu’à quatre places de la dernière position au chapitre de la restrictivité de la réglementation parmi 30 pays. Bien entendu, ces données ne tiennent pas compte des modifications proposées dans le cadre du projet de loi C-34, mais je serais surpris que celui‑ci permette d’améliorer notre classement.
À cette étape, il pourrait être utile de présenter un aperçu de l’examen des investissements au Canada, qui a débuté par la Loi sur l’examen de l’investissement étranger a été adoptée en 1974 en réponse à un sentiment nationaliste des Canadiens et à des craintes par rapport aux effets négatifs à long terme de l’acquisition d’entreprises canadiennes par des intérêts étrangers. En vigueur de 1974 à 1985, cette loi était le reflet d’une attitude réservée, voire hostile, à l’égard des investissements étrangers.
À l’époque du gouvernement du premier ministre Brian Mulroney, la Loi sur l’examen de l’investissement étranger a été abrogée et remplacée par la Loi sur Investissement Canada, qui était également un mécanisme d’évaluation des avantages des investissements étrangers au Canada. Contrairement à la loi précédente, elle reposait sur la prémisse qu’attirer les investissements étrangers était un objectif stratégique louable. Vu cette nouvelle approche, le critère fondamental pour autoriser un investissement, qui était l’existence d’un « avantage important » pour le Canada, a été remplacé par le critère de « l’avantage net ».
Pendant les 22 premières années où elle était en vigueur, la Loi sur Investissement Canada ne faisait aucune distinction entre les investissements d’entreprises d’État et les investissements privés. En 2007, toutefois, une série des lignes directrices spéciales a été émise au sujet de la gestion des entreprises d’État, dont il fallait déterminer dans quelle mesure elles fonctionnaient à titre d’entités commerciales. Ces lignes directrices n’ont pas été mises à l’épreuve jusqu’en 2012, année où deux entreprises d’État ont cherché à faire des acquisitions majeures dans le secteur canadien des hydrocarbures. PETRONAS, une société malaisienne, voulait acheter Progress Energy Resources Corp., et la société chinoise CNOOC Ltd. voulait acheter Nexen Inc.
Les deux transactions ont en fin de compte été autorisées, mais non sans soulever une controverse, et l’autorisation a été accompagnée d’une série de nouvelles lignes directrices concernant l’examen des entreprises d’État en général et plus particulièrement l’examen des investissements des entreprises d’État dans les sables bitumineux. En fait, le gouvernement du jour a publié, après les transactions avec PETRONAS et CNOOC, une déclaration disant que les investissements des entreprises d’État dans les sables bitumineux ne seraient plus acceptés à l’avenir.
La décision de 2012 a été un tournant dans la façon dont la Loi sur Investissement Canada est appliquée aux entreprises d’État. Depuis cette décision, les restrictions imposées aux entreprises d’État ont augmenté, et ce, même si de façon générale le rôle de ces entreprises s’est accru dans les pays industrialisés et émergents. Le projet de loi C-34 intensifie les restrictions imposées sur les investissements entrants provenant d’entreprises d’État. Il s’agit selon moi d’un parti pris que bien peu de données viennent étayer.
En général, les économistes sont favorables aux règlements qui ciblent un comportement indésirable plutôt que la propriété. La Loi sur Investissement Canada semble faire le contraire. J’invite le comité à qui sera renvoyé le projet de loi à se pencher attentivement sur le fait que seules les entreprises d’État doivent se soumettre à un examen spécial en plus de respecter le critère de l’avantage net, qui est déjà exhaustif.
Même si on est convaincu de la nécessité de resserrer la réglementation sur les investissements entrants pour des raisons de sécurité nationale, il faut tout de même être conscient des répercussions. Le resserrement des règles imposées à d’autres pays pourrait avoir des effets sur les investissements directs du Canada à l’étranger.
Après tout, en chiffres nets, le Canada est un investisseur direct à l’étranger, comme en témoignent les sociétés canadiennes de calibre mondial qui se développent dans un marché intérieur relativement modeste. En 2022, la valeur totale des investissements directs du Canada à l’étranger était de près de 2 billions de dollars. En comparaison, la valeur totale des investissements directs étrangers au Canada n’était que de 1,3 billion de dollars. J’espère vraiment que le comité concevra les investissements étrangers directs comme des échanges bilatéraux plutôt que de voir la Loi sur Investissement Canada comme un mécanisme de contrôle des investissements entrants.
J’espère que le comité se penchera aussi sur quelques autres aspects du projet de loi. Premièrement, il doit se pencher sur la disposition qui permettrait un meilleur échange d’information avec d’autres pays, notamment pour s’attaquer aux menaces communes en matière de sécurité nationale.
À première vue, cet amendement est sensé, mais je serais plus à l’aise si le principe qui le sous-tend était d’échanger des renseignements avec des homologues internationaux qui adoptent des pratiques exemplaires dans le cadre de leurs procédures de sélection des investissements plutôt que, par exemple, de partager des renseignements avec des homologues dans une chambre d’écho.
Nous ne devrions pas être naïfs au sujet des intérêts et des motivations de certains homologues internationaux qui pourraient ne pas correspondre aux intérêts du Canada. Par exemple, un pays aux vues soi-disant similaires qui est incapable d’accepter un investissement étranger bénéfique sur son territoire pour des raisons politiques peut être réticent à fournir au Canada des renseignements qui seront favorables à l’entité étrangère.
En ce qui concerne plus précisément la sécurité nationale, le risque de suivre l’exemple d’autres pays, y compris des partenaires aux vues soi-disant similaires, peut nuire aux intérêts canadiens. Notre voisin du Sud, notamment, adopte un point de vue de plus en plus extrême sur ce qu’il considère comme une menace à la sécurité nationale — l’exemple le plus récent étant la suggestion d’un sénateur américain pour que l’importation d’ail en provenance de la Chine entre dans cette catégorie.
Enfin, je vais brièvement me pencher sur les fameuses dispositions de transparence prévues dans le projet de loi C-34. L’article 25.7 sera ajouté pour permettre l’utilisation de renseignements de nature délicate lors d’audiences à huis clos en cas de contrôle judiciaire de décisions. C’est une approche sensée, mais le législateur va loin en qualifiant ces dispositions de mesure de transparence pour autant que le public soit concerné. Je ne réclame pas la publication de renseignements de nature délicate ou confidentielle, mais il existe bon nombre de véritables mesures de transparence concernant la publication des motifs de rejet d’une demande d’investissement aux termes des divers critères d’examen prévus dans la Loi sur Investissement Canada.
Le critère de l’avantage net pose problème parce que sa portée est tellement générale qu’un investisseur pourrait ne pas savoir comment divers éléments seront évalués lors de l’examen de sa demande. Une explication claire de la part du ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie des motifs de rejet d’un investissement contribuerait énormément à améliorer la transparence de la Loi sur Investissement Canada, à accroître la confiance dans le régime et, à mon avis, à faire du Canada un pays encore plus attrayant pour les investissements directs étrangers.
J’ai présenté plusieurs questions que je souhaite voir poser lors de l’étude en comité. J’appuie le renvoi de ce projet de loi au comité. Je suis impatient d’en examiner attentivement les dispositions et je me ferai un plaisir de poursuivre le débat à l’étape de la troisième lecture. Merci, chers collègues.
Honorables sénateurs, je propose l’ajournement du débat.
L’honorable sénatrice Martin, avec l’appui de l’honorable sénatrice Seidman, propose que le débat soit ajourné à la prochaine séance du Sénat.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?